La Théologie de Wesley

2.4 Sotériologie ou doctrine du salut

2.4.1 La personne de Christ

Wesley n’a pas écrit un exposé de théologie systématique. Il n’a traité avec quelque étendue que les doctrines sur lesquelles il jugeait nécessaire de ramener ses contemporains à l’enseignement évangélique. Nous devons donc, sur des points capitaux de doctrine, nous attendre à ne rencontrer chez lui que des aperçus rapides et un peu maigres. Bien des questions se posent aujourd’hui, qui ne se posaient pas alors. D’ailleurs, pour Wesley, les doctrines expérimentales du christianisme l’emportaient en importance sur les doctrines métaphysiques. Aussi a-t-il donné de bien plus grands développements à ce qui touche à l’application du salut à l’individu qu’à sa théorie métaphysique.

Sur la personne de Christ, Wesley accepte sans réserve les vues orthodoxes. Pour lui, l’homme Jésus est le Fils éternel de Dieu incarné. Il admet donc pleinement sa préexistence. « Il se manifestait, dit-il, aux habitants du ciel, antérieurement à la création, comme le Fils unique engendré de Dieu, égal au Père en gloire. Tous les fils de Dieu chantèrent de joie, lorsqu’ils l’entendirent dire : Que la lumière soit ! La foi universelle de l’ancienne Église a été que nul n’a jamais vu, ni ne peut voir Dieu le Père, qui, de toute éternité, habite dans une lumière inaccessible ; et que c’est seulement dans et par le Fils de son amour qu’il s’est, en divers temps, révélé à ses créatures. » C’était sans doute déjà sous une forme humaine que le Fils se révélait à nos premiers parents, et plus tard aux patriarches et à Moïse. Wesley se refuse toutefois à admettre l’idée de Watts, que le Fils aurait possédé une nature humaine avant la création de l’homme ; cette idée lui paraît inconciliable avec la notion de la divinité du Fils.

Cette divinité, Wesley l’affirme dans les termes de l’Écriture, notamment dans son sermon sur ce texte : « C’est lui qui est le vrai Dieu et la vie éternelle » (1 Jean 5.20). Il fait remarquer que les Écritures donne au Fils tous les titres qui appartiennent à Dieu. Elles le désignent sous le nom incommunicable de Jéhovah, qui n’est jamais attribué à une créature. Elles lui reconnaissent tous les attributs et toutes les œuvres de Dieu. Il est la Cause unique, le Créateur suprême de toutes choses. Après avoir tout créé, c’est lui qui supporte et préserve toutes choses.

Sur l’incarnation et l’humanité du Fils de Dieu, Wesley ditb : « En lui a habité corporellement toute la plénitude de la divinité. C’est par lui, en sa qualité de Parole de Dieu, que toutes les communications sont venues de Dieu à l’homme… Au commencement, l’homme fut fait à l’image de Dieu ; mais en péchant il devint mortel et fut privé de l’Esprit. Pour le relever de sa déchéance, la Parole devint homme, afin que l’homme, en recevant l’adoption, pût devenir de nouveau un fils de Dieu, et afin que la lumière du Père pût rayonner jusqu’à nous, à travers la chair du Seigneur. Et ainsi l’homme a pu être enveloppé dans la lumière divine et devenir immortel. Par son incarnation et en devenant homme, le Fils de Dieu a résumé en lui-même toutes les générations de l’humanité, et s’est fait le centre de notre salut, afin que, par lui, nous retrouvions l’image et la ressemblance de Dieu, perdues en Adam. »

b – Vol. VII, p. 512. Sermon sur le Saint-Esprit.

« Quand, les temps furent accomplis, dit ailleurs Wesley, le Fils de Dieu se fit homme et devint le nouveau Chef de l’humanité, le second Parent et Représentant de toute la race humainec. »

Wesley relève avec raison le fameux passage de l’Épître aux Philippiens (Philippiens 2.5-8), sur lequel s’appuie la théorie moderne dite de la kénose. Et voici comment il commente ce texte :

« Ayez en vous les mêmes sentiments qui étaient en Jésus-Christ, qui, étant en forme de Dieu, — ayant la nature incommunicable de Dieu dès l’éternité, — n’a pas regardé comme une proie à ravir, — c’est-à-dire comme une usurpation des droits d’autrui, mais comme sa prérogative indiscutable, — d’être égal à Dieu. Ce mot implique à la fois la plénitude et la suprême élévation de la Divinité, auxquelles sont opposés les termes se vider et s’humilier. Il s’est vidé lui-même (c’est le sens du mot rendu ordinairement par dépouillé) ; il s’est vidé de cette plénitude divine ; il l’a voiléed aux yeux des hommes et des anges, ayant pris la forme de serviteur, devenant semblable aux hommes, c’est-à-dire un homme réel, semblable aux autres hommes. Et, étant revêtu de la figure d’homme, — un homme ordinaire, sans beauté ou supériorité apparente, — il s’est abaissé lui-même à un degré plus bas encore, en se rendant obéissant à Dieu, quoique son égal, jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix : et il nous a ainsi donné le plus grand exemple à la fois d’humiliation et d’obéissance. »

2.4.2 L’œuvre de christ

Dans un sermon sur l’Amour de Dieu envers l’homme déchu, Wesley défend cette thèse que l’homme a gagné plutôt que perdu par suite de la chute de nos premiers parents. C’est l’idée exprimée dans la parole bien connue de saint Augustin : « Heureuse faute, qui nous a valu un si grand Rédempteur. »

« Dieu eût pu, sans doute, dit-il, empêcher la chute de se produire. Mais il savait que, tout compté, il était avantageux de ne pas l’empêcher. Il savait qu’il n’en serait pas de même du péché et du don gratuit, et que le mal résultant du premier n’était pas à comparer au bien résultant du second. Il vit que permettre la chute du premier homme serait avantageux pour l’humanité et qu’en somme la postérité d’Adam aurait en partage beaucoup plus de biens que de maux, par le fait de sa chute ; que, si le péché abondait sur la terre, la grâce y surabonderait d’autant plus, et cela en faveur de tout homme, à moins qu’il ne la repousse. »

Cette thèse, qui semble paradoxale, Wesley l’appuie sur un certain nombre de considérations qu’il convient de résumer. Il cherche à établir d’abord que « l’humanité a gagné, par la chute d’Adam, la capacité d’atteindre ici-bas à plus de sainteté et plus de bonheur que cela n’eût été possible si Adam n’était pas tombé. Car, dans ce cas, Christ ne serait pas mort, il n’aurait pas eu à venir dans ce monde. Il n’y aurait donc pas lieu d’avoir cette foi spéciale qui a pour objet le Dieu qui a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils, et qui s’attache au Fils lui-même comme à notre justice, notre sanctification et notre rédemption. Notre amour serait également rétréci. Nous pourrions sans doute aimer Dieu, comme Créateur et Providence ; mais nous ne pourrions pas l’aimer dans cette relation qui est la plus intime et la plus douce, comme Celui qui a livré son Fils pour nous. L’amour fraternel lui-même eût manqué de son suprême type, tel que l’indique cette parole : « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons nous aimer les uns les autres. » Nous ne comprendrions pas une parole comme celle de notre Sauveur : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. »

La souffrance nous serait inconnue, si Adam n’eût pas péché. Mais nous serions étrangers, du même coup, aux grâces et aux bénédictions qui résultent pour nous de la souffrance, telles que le support, la résignation, la patience, la douceur ; en tout cas, ces grâces n’auraient pas l’occasion de s’exercer et de se fortifier.

Wesley va plus loin encore, et essaie d’établir que, si grandes que soient les bénédictions que nous a valu la chute de nos premiers parents, l’éternité en a en réserve de plus grandes encore. S’il est vrai, comme l’Écriture l’affirme, que « comme une étoile diffère d’une autre étoile en gloire, il en sera de même à la résurrection », il est permis de penser que les étoiles les plus glorieuses seront les hommes parvenus au plus haut degré de sainteté, ceux qui auront le plus travaillé et le plus souffert pour le Seigneur. Or, la vie présente, avec ses luttes et ses souffrances, aura contribué à développer ces vertus plus hautes et cette sainteté plus parfaite. Une félicité supérieure sera la récompense d’une sainteté supérieure. L’état de déchéance produit par la chute aura fourni l’occasion à la grâce de Dieu de déployer en l’homme des énergies qui n’eussent pas été requises sans cela. Il y aura une abondante récompense dans le ciel, non seulement pour ceux qui auront fait la volonté de Dieu, mais aussi pour ceux qui auront souffert à cause d’elle. « La légère affliction du temps présent produira en nous le poids éternel d’une gloire infiniment excellente. »

« Tout ce que nous avons dit, conclut Wesley, tout ce que nous pourrions dire, se résume en ceci : La chute d’Adam nous a valu la mort de Christ. Cieux, écoutez ! et toi, terre, prête l’oreille. Si Dieu eût empêché la chute de l’homme, la Parole n’aurait pas été faite chair, et nous n’aurions pas vu sa gloire, une gloire telle qu’est celle du Fils unique du Père. Ces mystères, que les anges cherchent à sonder, n’auraient pas été manifestés. Cette considération suffirait au besoin et ne doit jamais être oubliée. Si, par un homme, le jugement de condamnation n’était pas venu sur tous les hommes, ni les anges, ni les hommes n’auraient jamais connu les richesses insondables de Christ. »

Il est pourtant une considération qui affaiblirait la portée de ce point de vue. « S’il était démontré, dit Wesley, que Dieu a décrété, avant la fondation du monde, que des millions d’hommes seraient condamnés au feu éternel, parce que Adam a péché des centaines ou des milliers d’années avant leur naissance, je ne vois pas qui pourrait lui rendre grâce à sujet, à moins que ce ne soit le diable et ses anges, qui, seuls, pourraient se réjouir à la pensée de ces millions d’êtres misérables plongés en enfer par le péché d’Adam. Mais, Dieu soit béni ! tel n’est pas le cas : un tel décret n’a jamais existé. Au contraire, tout homme, né de femme, se trouve placé, par le fait même de sa naissance, dans une situation incomparablement avantageuse, et nul ne sera, ou n’a été, la victime de cette situation que par son libre choix. »

Wesley conclut cet intéressant discours comme suit :

« Dieu fit l’homme à son image : un esprit intelligent et libre. L’homme, abusant de sa liberté, fit le mal et amena dans le monde le péché et la souffrance. Dieu permit cela, dans le but d’amener une manifestation plus complète de sa sagesse, de sa justice et de sa miséricorde, en accordant à tous ceux qui voudraient l’accepter, une somme de bonheur infiniment plus grande qu’ils n’auraient pu l’atteindre, si Adam n’eût pas péché. O profondeur des richesses, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Bien que, sur mille points, ses jugements nous soient impénétrables, et dépassent notre entendement, nous pouvons en discerner le plan général qui s’étend du temps à l’éternité. Conformément au dessein de sa volonté et au plan tracé par lui avant la fondation du monde, il créa à son image le père de la race humaine, et il permit que, par la désobéissance de cet homme, tous les hommes fussent faits pécheurs, afin que, par l’obéissance d’un autre homme, tous ceux qui acceptent le don gratuit de Dieu soient éternellement plus saints et plus heureux ! »

Sur la doctrine de la Rédemption, Wesley reste pleinement d’accord avec toute la tradition de l’Église ancienne et ne songe pas à innover. On chercherait vainement dans ses écrits un exposé systématique du dogme. Il n’y a touché que dans sa polémique avec le docteur Taylor, sur le péché originel, et dans sa lettre à William Law, en réponse à quelques-uns de ses écrits, et toujours d’une façon assez sommaire. Law, qui avait exercé une influence heureuse sur le développement religieux de Wesley, avait versé dans les erreurs mystiques de l’Allemand Bœhme, et s’en était fait l’apologiste en Angleterre. Wesley, qui craignait d’autant plus le mysticisme qu’il avait failli se laisser entraîner pas ses décevantes langueurs, prit sa bonne plume pour réfuter son ancien ami. Celui-ci en était venu à volatiliser la doctrine de la Rédemption, comme les autres. « La Rédemption, disait-il, n’est rien d’autre que la vie de Dieu dans l’âme… La seule œuvre de Christ comme Rédempteur, consiste à ressusciter l’étincelle céleste dans l’âme… L’expiation et l’extinction du péché en l’homme, ce sont deux termes pour une même chose. » Law objectait surtout à ce qu’il appelait la « folie qui fait de Dieu un créancier et de l’homme un débiteur ».

Wesley répondit que parler ainsi, c’était vouloir être plus sage que le Fils de Dieu qui, dans l’oraison dominicale et dans la parabole du Débiteur insolvable, s’est servi de cette comparaison. « L’homme, dit-il, n’y est-il pas représenté comme ayant contracté envers Dieu une dette qu’il ne peut payer, et Dieu comme ayant le droit d’insister sur le paiement, et celui de le livrer au châtiment, s’il ne paie pas ce qu’il doit ? Et n’y est-il pas clairement affirmé que Dieu usera, dans certains cas, de ce droit, et en usera jusqu’au bout ? »

Law réduisait la mort de Christ à n’être qu’une manifestation et qu’un exemple et lui enlevait tout caractère expiatoire. Il disait cependant que « cette mort était le seul moyen possible de vaincre le mal qui existe dans l’homme déchu. » Wesley lui répondit : « Cela est vrai, seulement dans le cas où Christ a expié nos péchés. Mais si cela n’était pas, on ne voit pas pourquoi sa mort eût été le seul moyen de vaincre le mal. »

C’est dans son sermon sur la Justification par la Foi, que Wesley parle, avec quelque étendue, sur le sujet de la rédemption :

« Quand les temps furent accomplis, dit-il, le Fils de Dieu se fit homme et devint le nouveau chef de l’humanité, le second Père et Représentant de la race humaine, et c’est comme tel qu’il porta nos douleurs, l’Éternel ayant fait venir sur lui l’iniquité de nous tous. Il fut alors navré pour nos forfaits et froissé pour nos iniquités. Il mit son âme en oblation pour le péché ; il versa son sang pour les transgresseurs ; il porta nos péchés en son corps sur le bois, afin que, par ses meurtrissures, nous puissions être guéris. Et, par cette oblation de lui-même, offerte une fois, il m’a racheté, moi et tous les hommes, ayant ainsi fait un sacrifice et une satisfaction pleine, parfaite et suffisante pour les péchés de tout le monde.

C’est en considération de cette mort, soufferte par le Fils de Dieu pour tous les hommes, que, maintenant, Dieu a réconcilié le monde avec lui-même en n’imputant point aux hommes leurs péchés passés. Comme donc c’est par un seul péché que la condamnation est venue sur tous les hommes, de même c’est par une seule justice que tous les hommes recevront la justification. Ainsi, à cause de son Fils bien-aimé, à cause de ce qu’il a fait et souffert pour nous, Dieu veut bien maintenant, à une seule condition, que lui-même aussi nous rend capables d’accomplir, nous délivrer de la punition due à nos péchés, nous réintégrer dans sa faveur, et rendre nos âmes à la vie spirituelle, gage de la vie éternelle. »

On le voit, Wesley s’en tient aux termes mêmes de l’Écriture, et ne tente pas d’expliquer l’inexplicable. La mort de Christ est pour lui le sacrifice pour le péché. Ce sacrifice, c’est la justice de Dieu qui l’a rendu nécessaire, et c’est son amour qui l’a rendu possible. Il a le caractère d’une satisfaction offerte à la justice divine, d’une propitiation, d’une rédemption.

C’est là l’enseignement de Jésus-Christ, qui affirme que « le Fils de l’homme est venu pour donner sa vie en rançon pour plusieurs » (Matthieu 20.28). Il « donne sa vie pour ses brebis » (Jean 10.15). En présentant la coupe de la Cène à ses disciples, il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance répandu pour plusieurs en rémission des péchés » (Matthieu 26.28).

C’est l’enseignement apostolique. L’idée de substitution est impliquée dans des passages tels que Romains 5.6-8 ; 2 Corinthiens 5.14-15, 21 ; Galates 3.13 ; 1 Pierre 3.18 ; Jean 10.15 ; Tite 2.14 ; Hébreux 2.9. L’acte de Christ, mourant pour nous, est comparé à celui d’un homme mourant à la place d’un autre. C’est cette même idée que renferme l’expression « Christ a porté nos péchés » (Hébreux 9.28 ; 1 Pierre 2.24 ; 1 Jean 3.5). Ce terme « porter le péché » est emprunté au culte lévitique (Lévitique 10.17 ; 19.8 ; 22.9 ; 24.15-16), et assimile le sacrifice de Christ à ceux de l’ancienne loi. C’est là d’ailleurs l’idée fondamentale de l’Épître aux Hébreux. Les sacrifices anciens y sont présentés comme des types imparfaits et provisoires du sacrifice de Christ. Cette assimilation résulte également des nombreuses mentions du sang de Christ, faites dans le Nouveau Testament. Elles ne s’expliquent que par le rôle du sang dans les holocaustes.

Quant aux effets du sacrifice de Christ, ils se ramènent à trois : 1° la propitiation (ἱλαστήριον), qui a Dieu pour objet ; 2° la rédemption (ἀπολύτρωσις), dont l’homme est l’objet ; 3° la réconciliation(καταλλαγή), dont Dieu et l’homme sont les objets.

C’est cette doctrine biblique, dans sa simplicité ; qui est le fond de l’enseignement wesleyen. Pas plus que les réformateurs, Wesley ne s’est préoccupé de systématiser cette doctrine. Il ne faudrait pas lui attribuer les idées bizarres ou excessives de certains pères et de certains docteurs, qui tantôt considèrent la rédemption comme une rançon payée à Satan, tantôt comme une transaction purement juridique, où Christ aurait payé à Dieu l’équivalent des châtiments mérités par les hommes, et aurait souffert en son âme les tourments de l’enfer. On peut affirmer que le sage esprit de Wesley n’a pas accepté de pareilles théories et ne s’est pas troublé l’esprit avec les spéculations des théologiens.

2.4.3 Universalité de l’œuvre de Christ

En faveur de qui Jésus-Christ est-Il mort ? L’œuvre de la rédemption est-elle restreinte à une partie de l’humanité ou s’étend-elle à tous les hommes ? Cette question est une de celles qui ont le plus sérieusement préoccupé et divisé les théologiens. Saint Augustin, pour réagir contre l’enseignement relâché de Pelage, affirma la prédestination, sous sa forme la plus absolue, et enseigna que Dieu destine une partie des hommes au salut et les autres à la perdition. Ses vues extrêmes sur le péché originel l’amenèrent, par une nécessité logique, à soutenir que l’homme ne peut être sauvé que par un acte souverain de la puissance divine, sans aucune intervention de sa part et sans un acte de sa volonté. Les réformateurs adoptèrent les vues de saint Augustin ; Calvin surtout mit la doctrine de la prédestination à la base de tout son système. Il enseigna que Jésus-Christ n’est mort que pour les élus. Les Églises du type calviniste furent prédestinatiennes. En France, cependant, il y eut quelque résistance, et, au xviie siècle, Moïse Amyraut et l’Académie protestante de Saumur enseignèrent, contrairement à Calvin, que la vertu rédemptrice de la mort de Christ s’étend à tous les hommes.

Ce fut surtout dans les Pays-Bas que se produisit l’opposition au dogme de la prédestination. Elle prit le nom d’arminianisme, d’après Jacques Arminius, qui en fut le principal organe. Quoique officiellement condamnée au fameux Synode de Dordrecht, l’arminianisme se répandit peu à peu. L’Église anglicane s’y rallia, tandis que les puritains, les indépendants, les presbytériens et les baptistes demeuraient fidèles aux vues de Calvin.

Wesley adopta, de bonne heure, les vues arminiennes. Dans sa correspondance avec sa mère, pendant son séjour à l’Université d’Oxford, il manifestait une vive répulsion pour la doctrine de la prédestination absolue, qu’il trouvait « impie et blasphématoire ». Sur cette question, le Méthodisme se divisa dès 1741 ; Wesley se prononça pour l’arminianisme, tandis que Whitefield fut calviniste. L’esprit logique de Wesley n’admettait pas les subtilités de raisonnement, au moyen desquelles son ami essayait d’abord de voiler certaines conséquences de la doctrine :

« Vous pouvez, dit-il, employer des termes plus doux, la signification est la même, et le décret de Dieu concernant l’élection de grâce, tel que vous le représentez, n’est ni plus ni moins que ce que d’autres nomment le décret de réprobation. Donnez-lui le nom que vous voudrez, élection, prétérition, prédestination ou réprobation, cela revient absolument au même. Le sens est simplement celui-ci : en vertu d’un décret éternel, immuable, irrésistible, une partie du genre humain est infailliblement sauvée, et le reste infailliblement damné ; il est impossible qu’aucun des élus soit damné, et qu’aucun des réprouvés soit sauvé. »

Contre ce qu’il appelait « l’horrible doctrine des décrets », Wesley publia, en 1740, son fameux sermon La Libre Grâce, qui fut le coup de clairon qui ouvrit cette controverse. C’est un écrit éloquent et incisif qui dénonce avec véhémence les dangers et les méfaits de la prédestination. Voici les reproches qu’il lui adresse :

1° Elle rend inutile la prédication ; il ne sert de rien ; en effet, de prêcher à ceux qui sont élus, puisqu’ils seront infailliblement sauvés, et il ne sert pas davantage de prêcher aux non-élus, puisqu’ils seront damnés, quoi qu’on fasse.

2° Cette doctrine tend à détruire cette sainteté qui est le but de Dieu, en détruisant les motifs d’être saints que l’Écriture fait valoir si souvent : l’espérance d’une récompense future et la crainte du châtiment.

3° Elle tend à détruire les consolations et le bonheur que la religion apporte aux hommes, en jetant dans le désespoir ceux qui se croient réprouvés, et en portant les autres à se contenter de leur orgueilleuse assurance.

4° Cette doctrine tend à nous détourner des bonnes œuvres et à nous rendre insensibles aux misères morales des hommes.

5° Elle a une tendance directe et évidente à renverser la révélation chrétienne, en lui enlevant sa nécessité.

6° Elle méconnaît les affirmations les plus positives des Écritures. Voyez notamment Romains 10.12 ; 14.15 ; Jean 1.29 ; 4.42 ; 1 Jean 2.2 ; 1 Timothée 4.10 ; Hébreux 2.9 ; 2 Pierre 3.9 ; etc.

7° C’est une doctrine blasphématoire, car elle tend à démentir les plus solennelles affirmations de Jésus sur son œuvre, et à Le représenter comme disant d’une façon et pensant d’une autre.

8° Cette doctrine déshonore le Père, en faisant de lui un être partial et cruel.

Wesley, dans les développements qu’il donne de ses arguments contre « l’horrible décret » de la prédestination calviniste, fait preuve d’une véhémence qu’on lui a parfois reprochée, et qui n’est que le cri de sa conscience chrétienne contre une théologie barbare et sans entrailles. Si on lui objecta que quelques textes de l’Écriture semblent favoriser cette doctrine, il s’écrie hardiment : « Ce que je sais, c’est qu’il vaudrait mieux dire que ces textes n’ont aucun sens que de leur attribuer celui-là. Quelle que soit leur signification, ils ne peuvent pas enseigner que le Dieu de vérité serait menteur et le Juge de toute la terre injuste. Aucun texte de l’Écriture ne peut signifier que Dieu n’est pas amour, ou que sa miséricorde n’est pas sur toutes ses œuvres. »

Ce pamphlet, que Wesley ne se décida à publier qu’après avoir consulté Dieu par le sort (coutume qu’il avait apprise des Moraves, et à laquelle il renonça plus tard), ce pamphlet amena une réponse de Whitefield, où il déclarait : « J’avoue franchement que je crois à la doctrine de la réprobation, en ce sens que Dieu n’a voulu donner la grâce qui sauve qu’à un certain nombre d’hommes, et que le reste de la race humaine, après la chute d’Adam, étant abandonnée justement par Dieu pour continuer dans le péché, subira finalement la mort éternelle, qui est le salaire mérité du péché. » Il ajoutait qu’il n’y avait pas d’injustice en Dieu à condamner des millions d’hommes au feu éternel, puisque Dieu eût pu justement, à cause du péché d’Adam, les y envoyer tous. Il mettait Wesley au défi de maintenir que Christ est mort pour ceux qui périssent, sans en tirer cette conséquence que les damnés sortiront un jour de l’enfer.

Les faits ont répondu à ce défi. Wesley n’a cessé d’affirmer que la Rédemption est universelle en droit, mais qu’en fait ceux-là seuls seront finalement sauvés qui auront accepté librement le salut qui leur est offert en Jésus-Christ. L’Église, fondée par Wesley, maintient à la fois l’universalité de la rédemption et l’éternité du châtiment de ceux qui auront définitivement refusé d’en profiter.

Une rupture se produisit entre Wesley et Whitefield sur la question de la prédestination, et leurs partisans formèrent deux camps hostiles. La réconciliation s’accomplit entre les chefs du mouvement, mais non entre leurs disciples. A la mort de Whitefield (1770), la controverse se réveilla avec une grande intensité. On en trouvera la récit détaillé dans notre Vie de Wesley. Elle eut pour champions, du côté calviniste, Toplady, Shirley, les frères Hill, et du côté arminien, Wesley et surtout La Fléchère, qui fut le saint Jean du Méthodisme, réunissant en sa personne la douceur et la véhémence de son modèle, et étant tout ensemble le fils du tonnerre et l’apôtre de l’amour. Deux écrits virulents de Toplady, en faveur des vues les plus extrêmes sur la prédestination décidèrent Wesley à élever la voix. Il le fit, non par amour pour la controverse ; son âge — il était presque septuagénaire — l’eût disposé à éviter toute polémique ; mais par un sentiment très vif du devoir. Le calvinisme aboutissait, sous ses yeux, à l’antinomisme. A force de se répéter à eux-mêmes qu’ils étaient les élus de Dieu, choisis de toute éternité, à l’exclusion des autres hommes, et qu’ils seraient sauvés, quoi qu’ils fissent, les calvinistes anglais en arrivaient à prendre leur parti du péché et à en atténuer la gravité. De graves désordres moraux se produisirent et scandalisèrent les faibles. Les sociétés rattachées à Wesley étaient elles-mêmes fortement atteintes par l’antinomisme, qui s’y était répandu comme la flamme d’un incendie, d’après La Fléchère. Il fallait décidément combattre une doctrine dont les conséquences pratiques étaient pernicieuses.

Wesley le fit par une déclaration émanée de la Conférence de 1770. Il y déclarait la guerre à la notion du salut qui, en séparant les œuvres de la foi, méconnaît une part importante de la vérité et ouvre la voie aux erreurs antinomiennes. On avait trop exclusivement appuyé sur l’enseignement de Paul ; il fallait le compléter par celui de Jacques. Wesley donna un coup de barre énergique dans cette direction. On l’accusa alors, avec une violence inouïe, de pélagianisme et de papisme ; on le désigna comme « le pape Jean ». Il y eut, sur ce sujet, une production considérable de livres et de pamphlets, et, pendant quelques années, la controverse calviniste, comme on l’appela, prit un très grand développement. Wesley n’y prit lui-même qu’une part restreinte. Il eut en La Fléchère un champion qui combattit le calvinisme, dans une série de pamphlets, intitulés Checks to Antinomianism, qui sont des spécimens remarquables de théologie polémique. Par la puissance de son argumentation, la vivacité, l’éloquence et la simplicité lumineuse de son style, comme aussi par sa charité et sa courtoisie envers ses adversaires, La Fléchère donna à cette controverse un grand éclat et une efficacité décisive.

Cette controverse ne fut pas un stérile tournoi théologique. Elle prouva que la doctrine wesleyenne était en état de se justifier dans la lutte des idées comme sur le terrain de l’évangélisation pratique. Le calvinisme, régnait en maître incontesté, depuis que le synode de Dordrecht avait condamné les vues arminiennes. Celles-ci n’étaient représentées que par des minorités suspectes de pactiser avec des hérésies redoutables. Elles semblaient mises au ban de la chrétienté évangélique et conquérante. Wesley et ses amis prouvèrent qu’elles ne méritaient pas ces dédains, et que l’Église pouvait trouver un renouvellement de vie et de puissance spirituelle dans l’affirmation que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes et que le salut est offert à tous.

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