Arnold Bovet, sa vie, son œuvre

V.
Voyages et consécration

Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut.

Colossiens 3.1

Les grands solitaires de Port-Royal-des-Champs, hommes de l’étude et de la prière, déconseillaient les voyages à toute personne désireuse de conserver sa piété. Dans une certaine mesure, ils avaient raison ; car la foi est une plante délicate, qui ne supporte pas aisément le mouvement, les secousses et les trop fréquentes transplantations. Elle aime le silence, la solitude, le recueillement. À voir trop de gens et trop de choses, à surprendre les misères des chrétiens et les vertus des incrédules, à constater dans l’extrême variété des cultes, l’identité du phénomène religieux et de ses manifestations, le voyageur risque de devenir, sinon sceptique, du moins dilettante ; beaucoup d’explorateurs se déclarent amis du paganisme et adversaires des missions ; toutes les religions leur apparaissent comme également bonnes ou également mauvaises. Voir toujours plus, c’est s’exposer à croire toujours moins. Voulez-vous conserver la foi ? Demeurez dans le sanctuaire.

C’est vrai. Mais il y a là une exagération. Si les voyages mettent en péril une foi encore faible ou déjà languissante, on peut dire qu’ils enrichissent et fortifient celle qui a de profondes racines. En éclairant l’esprit, ils ne rétrécissent pas toujours le cœur, et il arrive, au contraire, qu’ils deviennent pour une piété trop étroite et dogmatique, un aliment nouveau qui la nourrit, la rend plus pratique, plus humaine, plus sociale, et, partant, plus vivante.

Les voyages, en développant l’homme, le révèlent aux autres et à lui-même. La multiplicité des circonstances et des changements qu’ils amènent donne au voyageur l’occasion de connaître et de découvrir tous les côtés, mauvais ou bons, de son caractère.

Le mouvement haletant des gares et de la locomotion moderne, l’affluence des touristes, le conflit des intérêts dans le mélange obligatoire font des voyages, surtout en certains pays et en certaines saisons, une vraie lutte, sinon pour la vie, du moins pour la meilleure place ; et la fraternité, déjà malade, achève d’y mourir. Dans cette bataille, l’homme n’a pas le loisir de se composer une attitude, comme dans un salon, comme dans une église. L’incognito et l’intérêt immédiat l’amènent à étaler son vrai moi ; les spectacles qu’il cherche, le livre qu’il lit, les propos qu’il hasarde, décèlent le fond de son cœur et, mieux qu’un passeport, donnent son signalement. En voyage, les yeux cherchent et trouvent ce que le cœur désire. Pour qui s’observe soi-même et étudie son prochain, il y a là l’occasion de faire de tristes découvertes ; mais il arrive aussi, grâce à Dieu, que dans l’atmosphère d’égoïsme et de convoitise qui se dégage de la multitude affairée, la piété et l’altruisme du chrétien véritable rayonnent d’un éclat tel qu’on en est tout réconforté.

Nous allons contempler ce spectacle bienfaisant, en suivant Arnold Bovet dans la période de sa vie qui va d’avril 1867 à mars 1868, pendant laquelle il a complété ses études par des séjours en Allemagne, en Angleterre et à Paris, et qui aboutit à ses grands examens et à sa consécration.

Sa correspondance de cette époque contient, sur les hommes et sur les choses, des jugements qui ont l’exactitude et la sincérité d’une photographie instantanée sans aucune retouche. On nous permettra de reproduire, sous leur forme originale et parfois humoristique, les impressions du voyageur, comme, par exemple, lorsque, racontant qu’il s’est fourvoyé dans une grande soirée très mondaine, il avoue s’y être trouvé « comme un chien dans un jeu de quilles », ou « comme Adam, quand Dieu fit passer devant lui tous les animaux ».

En voyant dans quels lieux son cœur se dilate, dans quels milieux il se resserre, devant quels spectacles il saigne, nous apprendrons à mieux connaître son âme, admirablement large parce qu’elle cherchait et trouvait partout les traces de l’œuvre de Dieu, et saintement étroite parce qu’elle ne se passionnait plus pour autre chose.

Après des séjours à Grandchamp, aux Ormonts et Francfort où il laissa sa mère, le jeune théologien, muni, mais non esclave de son Baedecker, entreprit son tour d’Allemagne, lequel devait être, plus tard, suivi de tant d’autres ; et son premier arrêt fut pour la Wartbourg. Cet antique château, si pittoresquement campé à l’entrée de la forêt de Thuringe, est peut-être unique en son genre, par l’extrême variété et l’incomparable grandeur des souvenirs qu’il rappelle. Dans ces vieilles murailles palpitent encore deux âmes : celle du moyen âge et celle de la Réformation. Arnold appelle ce lieu « le nœud de l’Allemagne ». On pourrait même dire que les secousses parties de là-haut ont dépassé de beaucoup, en leur ébranlement, les frontières d’un seul pays : la terre entière les a senties et en vibre encore.

Accompagné d’un cicerone qui savait son affaire par cœur, notre voyageur subit, plutôt qu’il ne goûta, la description détaillée des peintures qui immortalisent les luttes des Minnesänger et la piété de Sainte Élisabeth de Hongrie. Son âme se dilate moins aux souvenirs du moyen âge catholique et à l’antique poésie germanique, que dans l’humble cellule où travailla Luther et d’où jaillit, pour le monde entier, une si grande lumière. Il faut le reconnaître, Arnold Bovet n’était pas un très bon luthérien, et bien souvent il ose souligner ce qui le sépare des disciples du grand réformateur. Mais n’y a-t-il pas plusieurs manières d’être luthérien ? Un arbre géant peut voir sortir de ses racines et abriter sous son ombre des rejetons bien divers. Tel fut Martin Luther. Certains de ses disciples ont recueilli et gardent précieusement l’héritage de la Wartbourg et des débuts de la Réformation : ce sont les hommes de la Bible rendue au peuple, et de « la liberté chrétienne » ; d’autres, descendant du Luther de Marbourg, veillent après lui sur l’intégrité et le mystère du sacrement. Qui dira lesquels de ces fils sont les plus légitimes ? Arnold Bovet était des premiers, et, dans la cellule de la Wartbourg, où la Parole de Dieu fut « déliée », l’homme de Männedorf se sentit luthérien d’une manière qui n’est peut-être pas la seule bonne, mais qui n’est certes pas la plus mauvaise.

D’Eisenach, il se rendit à Weimar. Une promenade au clair de lune, dans le parc tranquille, l’enivra un instant de l’intense et capiteuse poésie que fait rayonner là le souvenir de Goethe. Dans ces sentiers et sous ces arbres séculaires, il «&nbs;se sent allemand » ; il comprend qu’un homme jouisse à fond dans ce sanctuaire de culture artistique, du moment qu’il ne craint pas le péché esthétique ; mais il ajoute aussitôt : « Pour moi, tout cela contient un fiel amer ; et les noms de ces hommes illustres, que l’on proclame et admire, me semblent ravir à Dieu sa gloire et me blessent profondément. Quelle différence avec l’humble et ferme attitude de « Junker Georg » ! »

De Weimar, il se dirigea vers Halle, où il entendit Julius Müller, Schlottmann l’orientaliste, Tholuck, Beyschlag, etc., et où il eut d’intéressants entretiens avec Mme de Niebuhr. Il y resta peu et partit pour Berlin.

Dans ce centre de vie politique, artistique et intellectuelle, nous le voyons se mouvoir plus à l’aise que nous n’aurions cru. Ses relations de famille lui ouvraient bien des portes. Il visita Lepsius, Wichern, Hengstenberg. Il subit le charme d’une société extrêmement cultivée et d’un centre qui attire tant de grands esprits. Comme il advient toujours dans une capitale, le temps s’envole ; quand, chaque soir, l’étudiant fait le compte de sa journée, il doit constater qu’il n’a plus rien d’un bénédictin, et il exhale cette plainte : « Je n’ai jamais mené une vie aussi dissipée. »

Tout au fond de son âme, nous discernons un vide, une blessure saignante. Le jeune chrétien parcourait Berlin un peu comme Paul Athènes, et il s’irritait à la vue de cette cité, non point pleine d’idoles, mais pauvre au point de vue religieux. Il se lamente sur « cette confusion déplorable de christianisme et d’État, qui se retrouve partout, et nuit énormément à l’avancement de l’Évangile », et surtout, sur l’abandon des classes populaires, dont seuls des hommes tels que Kögel et Wichern paraissaient alors s’inquiéter. Comme on pouvait s’y attendre, c’est vers les délaissés et les petits que son cœur le poussa. Il se lia d’amitié avec un pasteur des faubourgs dont la paroisse comptait 36,000 âmes et qui, pour une semblable tâche, n’avait que deux auxiliaires. Le fils de ce pasteur avait annuellement 280 catéchumènes et baptisa, en une seule fois, soixante-trois enfants !

Arnold souffrait de voir si peu d’églises et, surtout, de ce que, malgré leur petit nombre, il y avait encore trop de places ! Lui même a prêché son sermon sur « les afflictions », à l’église française, devant une trentaine d’auditeurs. Il eut la joie, par la suite, de constater que la situation religieuse de Berlin s’était grandement améliorée.

Très mauvais touriste, toujours occupé à dénicher les réunions et les chrétiens, il faisait preuve d’une impardonnable négligence à l’endroit des attractions de la capitale. Sommé par ses amis de ne pas s’en aller sans avoir visité telles ou telles curiosités militaires ou artistiques, il expédia, en bloc, le tout à la fin de son séjour, et une fois de plus cet homme étrange fit par devoir ce que d’autres font par plaisir, et par plaisir ce que d’autres font par devoir.

Certain jour, un compatriote neuchâtelois lui tomba dessus, célèbre partout par une originalité, égale à son ardente piété, et qui, aussitôt arrivé à Berlin, se mit à prêcher « en temps et hors de temps ». Il attaquait, dans un allemand qui devait étonner, les cochers et les passants et il aurait voulu « purifier » les Musées. Au lieu de se défaire d’un compagnon aussi encombrant et même compromettant, Arnold le prit dans son logement, puis l’emmena avec lui à Leipzig, d’où il lui facilita le retour au pays.

Le niveau de son luthéranisme monta beaucoup à Wittemberg, mais baissa quelque peu à Leipzig. Dans cette dernière ville, il entra en relation avec Luthardt, Ahlfeld, etc. Il assista à une fête de la Société des Missions qui l’amena, entre autres réunions, dans une grande soirée au Schützenhaus. Là, assis autour d’une multitude de petites tables, pasteurs, missionnaires et laïques écoutèrent force allocutions, en buvant de la bière. Ce n’est pas cela qui déplut à l’étudiant suisse. Non. Sa bonhomie ne lui inspire que la remarque suivante : « C’est très joli, ce genre allemand, qui réussit à amener la bière jusque dans les réunions d’appel ! Plus difficile à accepter est l’absence de la doctrine de la conversion. On s’occupe là beaucoup trop de l’Église et pas assez de l’âme. Une fois qu’ils ont dit Luthertum, ils croient avoir tout dit ; mais cela laisse des idées et des principes vagues. Ces chers luthériens oublient beaucoup le centre des choses, pour s’attacher aux formes et aux moyens extérieurs. »

S’il y a, en Allemagne, une ville aimable et attirante, c’est bien Dresde. Arnold Bovet la visita consciencieusement, mais tant de trésors artistiques ne le détournèrent pas de la poursuite des chefs-d’œuvre de Dieu.

« Décidément, écrit-il en sortant du « Grüne Gewölbe », je commence à croire que je ne marche pas sur les traces de mon père, car rien ne m’ennuie plus au monde que de regarder un Boulle ou un meuble incrusté ; j’aime mieux le moindre brin d’herbe. » Il résume toutes les jouissances que lui a données la capitale artistique de l’Allemagne par ces mots, qui le peignent bien : « C’est difficile de vivre sans un devoir précis à remplir. J’ai décidément plus de chance chez les frères que dans les musées. »

En quittant Dresde, il retrouva sa chance à Herrnhut, au milieu des frères. Il reçut un chaud accueil dans l’humble foyer de l’Église morave où il se sentit en famille, et où il découvrit des traces du passage de son père, jadis en pension dans cet établissement. Quelques personnes, d’un âge très respectable, réveillant leurs souvenirs du temps où elles faisaient attention aux jeunes gens, s’enhardirent à lui demander s’il était vraiment le fils du « beau Bovet ». Il s’en montra très flatté et il ajouta : « Par malheur ou par bonheur, je n’ai pas marché, à cet égard, sur les traces paternelles. » Plus encore que la beauté de son père, le livre de son beau-frère sur le Comte de Zinzendorf, lui ouvrit tous les cœurs. En cette occasion, comme en bien d’autres, il jouit de recevoir sur lui-même le reflet de la gloire de Félix.

Voulez-vous voir Arnold tout à fait heureux ? Il faut le suivre un peu plus loin. Le pittoresque de la Suisse saxonne l’a peu ému, mais il s’est hâté de visiter et, avec quelle joie ! d’autres curiosités, négligées de Baedecker : les petites communautés protestantes du Nord de la Bohême. Près de la frontière saxonne, au XIXe siècle, à Ronndorf, des catholiques trouvèrent, par hasard, et lurent quelques feuilles éparses du Nouveau Testament. Avides d’en apprendre davantage, ils se rendirent à un grand marché des environs, où ils eurent le bonheur de découvrir un vieillard, ami de Herrnhut, qui leur donna des Bibles et les encouragea à compléter leur instruction en fréquentant les frères Moraves. La distance était de quinze lieues, mais ces hommes altérés de vérité n’en tinrent pas compte, et firent joyeusement le chemin ; parfois, on se donnait rendez-vous dans la forêt, sur la frontière, car il y avait alors grand péril, pour les catholiques de Bohême, à se déclarer ouvertement protestants ; les malheureux étaient contraints d’user de toutes sortes de ruses, pour se trouver et se fréquenter sans se trahir.

Une plus grande liberté de conscience leur ayant été accordée, ils purent enfin passer ouvertement à l’Église évangélique, et même avoir des pasteurs. C’est au milieu de ces humbles chrétiens que nous retrouvons Arnold. Son âme s’épanouit à l’aise. Il n’y a rien de politique dans ce mouvement de los von Rom ; tout y est biblique, travail de l’Esprit dans le cœur et dans la vie ; et quel contraste avec l’Église dont ces gens sont sortis ! Le curé de l’endroit, grand ami de l’auberge et joueur intrépide, encourage le péché « pour avoir plus à pardonner et devenir ainsi toujours plus nécessaire et important. » Invité à dîner chez un cordonnier, Arnold y tutoya bientôt ses nouveaux amis, et le candidat en théologie se trouva plus honoré à cette humble table, que bien d’autres à celle d’un roi.

Le voilà à Prague, « la ville aux cent tours », noble cité qui a conservé, malgré l’écrasement brutal de son indépendance et l’invasion des mauvais styles des XVIIe et XVIIIe siècles, quelque chose de sa splendeur passée. De l’époque glorieuse de Charles IV (XIVe siècle), on est heureux d’y retrouver la cathédrale, la Teynkirche, le Pont Charles, flanqué de ses tours si fières, et combien d’autres vestiges d’une puissance disparue ! Même pour le voyageur que l’histoire du passé laisserait froid, quel spectacle que celui du fameux « Hradschin », splendide entassement d’églises, de couvents et de palais !

Malgré « l’ennui mortel et le sentiment de vexation et de mécontentement que produisaient sur lui l’examen et l’étude d’une ville où il n’a que faire, » Arnold Bovet a consciencieusement rempli, à Prague, son devoir de touriste, et il en a été récompensé. Obéissant à Baedecker, il résolut, un soir, d’aller, en se promenant, jusqu’au « Baumgarten », pour y souper. C’était beaucoup plus loin qu’il n’avait pensé. Il y arriva à dix heures et quart, pour apprendre qu’il n’y avait plus rien, ni à boire ni à manger. La faim donne des ailes. Il reprit sa course, et à onze heures et demie il était de retour à son hôtel. Là il constata, qu’en comptant quelques courts arrêts dans divers monuments, il avait marché quatre grandes heures. « Je n’y comprenais rien, écrit-il, tout cela à pied ! j’en étais radieux, et le suis encore plus, maintenant que je n’en ai senti aucune suite fâcheuse. »

Le 1er juillet, il arriva à Erlangen, tout heureux, après tant de courses, de pouvoir de nouveau « raper&nnbsp;» les bancs d’une Université. Son amitié pour Samuel Berger l’entraîna à prendre part à une « Kneipe » des Wingolfites. Rassurons-nous, il n’y prit qu’un goût plus que modéré, et ceux qui l’ont connu, même avant sa conversion à l’abstinence totale, ne seront pas étonnés de l’entendre exprimer ses impressions comme suit : « Je comprends qu’on participe à ces assemblées enfumées et bruyantes, quand on est à côté d’un très bon ami, dont la conversation vous isole du reste ; mais c’est pourtant, théoriquement parlant, peu esthétique que cette manière de passer sa soirée, surtout pour des gens qui sont disciples de Saint Paul et de Jésus. C’est aussi un peu une affaire de mœurs ; mais la Société de Zofingue, qui a un but réel de patriotisme et de culture, et non pas seulement ce but de réunion, me plaît singulièrement mieux. »

Toute notre affection est nécessaire pour pardonner à l’original voyageur d’avoir pu n’accorder qu’un seul jour à ce joyau de l’Allemagne centrale qui s’appelle : Nuremberg. « En courant comme un chat maigre, avec un connaisseur enthousiaste », il prétend avoir tout vu. Quelle préoccupation pouvait donc détourner son cœur et ses regards de la poétique cité ? On devine qu’il devait y avoir, non loin de là, des pierres vivantes, des fruits de l’Esprit, des « frères », en un mot. Et, en effet, le touriste, à qui quelques lignes suffisent pour raconter sa visite à Nuremberg, remplit des pages entières du récit de son séjour à Neuendettelsau.

Qu’est-ce que Neuendettelsau ? Un établissement de diaconesses, un pensionnat, un asile pour enfants idiots, un foyer ardent de vie religieuse et aussi de Luthéranisme intransigeant ; le tout, au moment de notre récit, était sous la direction du pieux pasteur Löhe.

Arnold y demeura plusieurs jours, avec un intérêt intense, mais passant perpétuellement par des alternatives d’enthousiasme et de désapprobation. Au culte, il goûta fort l’extrême beauté du service liturgique, lu par Löhe, et il critiqua vivement le sermon d’un petit suffragant, « composition fort bien étudiée et disposée, mais nullement inspirée, ni prophétique. » Au catéchisme, il fut profondément touché en entendant Löhe lui-même prendre la peine d’expliquer avec patience et amour, à des enfants presque idiots, le mystère de la Trinité ; par contre, il dut faire des réserves graves sur la manière dont se disaient les prières du soir. La Bible y est lue avec réponse de l’assemblée, par deux petites filles « Levitinnen » admirablement stylées, le tout très artistique et soigné. « C’est tellement joli, écrit-il, qu’on aimerait se lever et embrasser ces charmantes lectrices » ; mais, aussitôt, le huguenot se révolte en lui, contre tant d’art dans les choses de l’âme ; il se demande ce que devient, dans tout cela, le vraie édification, et l’homme de Männedorf, endormi un instant par l’exquise musique, les chants et les ornements, se réveille avec ce cri : « J’ai apprécié là la bosse, les dents cassées et la grosse voix zurichoise de notre Mütterli chérie ! »

À la fin de juillet, il était de retour à Tubingue, où il comptait passer quelques bonnes semaines aux pieds de Beck, avant de reprendre le chemin de Grandchamp pour les vacances ; mais devenu incorrigiblement nomade, il se décida à entreprendre immédiatement le voyage en Angleterre qu’il avait projeté pour plus tard, parce que ce nouveau plan le faisait passer par Amsterdam, où devaient se tenir les réunions de l’Alliance évangélique et où il se réjouissait de trouver son beau-frère Félix et sa sœur.

Le voilà donc en route vers de nouveaux rivages, les yeux, l’esprit et le cœur bien ouverts, toujours affamé des mêmes choses, toujours altéré de vérité et de vie.

Après Heidelberg et Francfort, il s’arrêta au Johannisberg. Quelqu’un de sa famille pensa le flatter agréablement en lui disant qu’on y approuvait fort son genre, et qu’on ne le trouvait pas du tout « Kopfhänger ». Ce compliment troubla notre ami ; il se demanda jusqu’à quel point et en quoi il avait pu se montrer lâche ou infidèle et il se promit « d’être sur ses gardes ».

Les rives tant vantées du Rhin ne lui firent pas l’impression qu’il en avait attendue ; il se figurait la « Loreley » plus sombre et plus effrayante. Après un arrêt à Neuvied (un autre nid de frères Moraves), il arriva à Cologne. Voici enfin le fameux dôme, « le seul monument que, depuis longtemps, il se réjouissait de voir. » Malgré une légère déception, comme il arrive presque toujours en pareil cas, il admira de toute son âme. « Un édifice pareil dénote de grandes pensées, et une force qui a quelque chose d’inspiré. »

Sans s’arrêter aux autres curiosités de la métropole rhénane, il se hâta vers Amsterdam, non pas, toutefois, sans avoir passé par Barmen, où l’attiraient une conférence pastorale et un travail sur « la justification par la foi ». À Elberfeld, il s’entretint avec le prédicateur calviniste Kohlbrügge. Il y retrouva son ami Samuel Berger, en compagnie de qui il visita les établissements de Kaiserswerth, qui lui plurent mieux que ceux de Neuendettelsau, parce qu’on y trouve plus de simplicité et moins de liturgie.

Le 21 août, il atteignit Amsterdam où il serra enfin dans ses bras son beau-frère et sa sœur, sous les portiques de la Salle du Parc, où se tenaient les conférences de l’Alliance évangélique.

L’Alliance évangélique ! Quels que soient les misères, les malentendus, les rivalités et les divisions qui, trop souvent, se cachent derrière ce beau nom, il contient assez de réalité présente et de promesses d’avenir, pour captiver un cœur large et chaud. Arnold Bovet se mouvait comme un poisson dans l’eau au milieu de la bigarrure extrême des noms, des églises, des nationalités réunis à Amsterdam ; cette diversité elle-même le charmait, car elle lui donnait des sensations de Pentecôte. Avec son inépuisable bienveillance et son jugement très fin, il appréciait et dépeignait, dans ses lettres, en quelques touches légères, la figure et le talent des nombreux orateurs qui défilaient devant lui. Les noms qui reviennent le plus souvent sous sa plume sont ceux de MM. Rosseuw-Saint-Hilaire, Bersier et de Pressensé. Il ne sait lequel il admire le plus. Bersier « a quelque chose de très persuasif dans sa mâle et sérieuse éloquence. » Quant à de Pressensé, « malgré ses idées un peu trop lâches sur l’inspiration, il a un amour et un respect profonds pour la Bible. » Dans une réunion, grande discussion sur la Réformation, entre ceux qui veulent la conserver et ceux qui veulent la réformer. De Pressensé est du parti progressiste. En somme, Bersier força l’admiration d’Arnold, de Pressensé son affection. Pour lui, le point culminant du Congrès de l’Alliance évangélique, fut le service de sainte Cène qui le couronna.

Le Congrès terminé, notre voyageur, oubliant les curiosités artistiques de la Hollande, se hâta de s’embarquer sur le Kinghorn pour se rendre en Écosse.

Voici Arnold Bovet à Édimbourg. Nous le connaissons maintenant assez, comme voyageur, pour prévoir de quel côté vont se tourner ses regards et ses pas. Selon son habitude, il rejette pour la fin de son séjour la visite obligatoire aux monuments. Le fameux château qui, du haut de son gigantesque rocher, domine et protège les deux villes dont Édimbourg est formé, l’antique et pittoresque High street qui les sépare, le romantique palais de Holyrood qui les termine, dans son âpre solitude au pied d’Arthurs’seat, les souvenirs de John Knox et de Marie Stuart, tout cela est pour plus tard : ce sont des pierres mortes. Ce qui plus que jamais attire et occupe le jeune chrétien, ce sont les pierres vivantes, ce sont les croyants et les Églises, c’est l’évangélisation des masses et l’avancement du règne de Dieu.

Tout lui plaisait à Édimbourg, tout, même et surtout le dimanche écossais, les usines et beaucoup de magasins fermés dès le samedi à midi, les rues presque désertes, sauf aux heures où l’entrée et la sortie des cultes les fait fourmiller, les églises innombrables et remplies, malgré la saison d’été, la tenue sérieuse, décente, un peu austère de toute la cité. Le dimanche écossais où tel étranger, égoïste et flâneur, profane et jouisseur, ne sait voir qu’ennui mortel et haïssable hypocrisie, apparaît aux yeux du futur pasteur comme une immense bénédiction.

Un ami, M. Davidson, lui avoue avec tristesse qu’à l’égard de « l’observation du sabbat », on discerne, à Édimbourg, quelques symptômes de relâchement : la fidélité fléchit. Il est vrai que, chez ce rigide calviniste, on ne plaisante pas sur ce chapitre. Mme Davidson, ne permet pas qu’on joue, même un choral, sur le piano, le dimanche ! Il faut chanter sans accompagnement. Songez donc : si on autorise le piano pour les cantiques du dimanche, on glisse doucement vers l’harmonium, de l’harmonium on arrive à l’orgue, et de l’orgue on tombe dans les « citernes crevassées du papisme ».

Arnold Bovet était moins pessimiste, et son enthousiasme pour le dimanche écossais ne l’empêchait pas de trouver qu’il y avait peut-être excès dans le nombre des cultes, surtout pour les enfants du peuple, qui n’ont que ce jour-là pour respirer, à la campagne, un peu de bon air.

Assez maître de la langue anglaise, Arnold se lança joyeusement dans le labyrinthe des œuvres religieuses et des Églises d’Édimbourg.

Plus encore que par les Églises, notre futur pasteur fut captivé par les œuvres d’évangélisation. Dans une salle pouvant contenir plus de 2500 personnes, il assista à une réunion de Réveil (Revival meeting). De nombreuses et pressantes allocutions y préparèrent un grand « after-meeting », c’est-à-dire le moment où l’on tire le filet. Les Anglo-saxons n’aiment pas à travailler sans résultats visibles. C’était là, pour Arnold, une absolue nouveauté, et la première impression qu’il en ressentit fut naturellement très mélangée. À Tubingue, il avait, en faisant allusion à un réveil, écrit ces mots : « Que tout se passe dans le silence et dans la retraite. Je suis toujours plus convaincu que c’est là un grand élément de salut pour un réveil. Que la conduite luise comme une lumière, mais que les paroles ne soient pas tant avec les hommes qu’avec Dieu ! »

Dans les réunions avec after-meeting, on ne peut pas dire que tout se passe en conformité à cette règle ; les entretiens en public, les résolutions subites, les adhésions bruyantes, tout cela ne laissa pas de déconcerter un peu le disciple de Männedorf ; une sorte de combat se livra en lui entre l’homme du recueillement qui réclamait le silence et l’homme pratique qui désirait des résultats, et c’est seulement plus tard, aux réunions de Moody, que la paix se fit, par une sage application du principe paulinien — « Examinez toutes choses… et retenez ce qui est bon ! »

Une petite fugue du côté du Loch-Katrine et du Loch-Lomond, ces lacs romantiques dont la poésie un peu triste réveille tant de souvenirs et conserve tant de légendes, une visite à Glasgow, cette métropole de l’industrie et du commerce écossais, dont la vieille cathédrale est si fière dans son dépouillement, tout cela ne fit que mettre le sceau sur les impressions favorables déjà accumulées dans l’âme du voyageur. Décidément, en Écosse, « tout a l’honneur de lui plaire », et il exprime, sur cette noble nation, ce jugement, dont il serait difficile de contester la justesse : « Les Écossais me font l’effet d’un peuple fort et conscient de sa force, mais pas orgueilleux ni vain. Ils ne demandent le secours de personne, et jouissent sagement de leur indépendance. Ils ne sont nullement dédaigneux et critiques pour ce qui se passe ailleurs, mais ils ne semblent pas beaucoup s’en inquiéter. Ils se suffisent à eux-mêmes, et sont plutôt heureux de leurs privilèges que fiers de leurs vertus. »

Cette première partie du voyage d’Arnold Bovet dans les îles britanniques a surtout éveillé et nourri dans son âme ce qu’on pourrait appeler « l’évangéliste »; la deuxième va contribuer à faire apparaître en lui ce que nous appellerons plus tard « l’homme social ». Il semble que Dieu ait dirigé dans ses pérégrinations son jeune serviteur, de manière à développer, en une sainte harmonie, tous les côtés de sa riche nature.

À Belfast, où un ami l’avait invité, il entendit Lord Dufferin sur la question si épineuse des rapports entre « landlords » (propriétaires) et fermiers. Une autre réunion enfonça dans son âme, comme un clou, la haine de l’alcoolisme. On y étala les ravages que ce fléau exerce dans la population de l’Irlande et qui compromettent irrémédiablement, à eux seuls, toute tentative de relèvement pour cette infortunée nation. Près de Belfast, il visita une mine de sel. À Liverpool, il explora, avec quel intérêt, on le devine, les docks immenses et le fameux « Great Eastern ». À Manchester, il voulut descendre au fond d’une mine de houille, et, dans ce centre de l’industrie anglaise, il assista à une réunion où furent agitées, entre patrons, pasteurs et ouvriers, la question des grèves et celle de la lutte des classes, et la suppression des conflits par la création d’entreprises industrielles dans lesquelles l’ouvrier serait l’associé du patron. Il entendit là le témoignage de deux fabricants qui, après avoir essayé ce système, s’en déclaraient satisfaits, et celui de quelques ouvriers qui osèrent raconter le changement que cette amélioration de leur vie avait apporté dans leur âme.

Combien cette exploration, au sein des ténèbres des mines et des questions sociales, eût été plus agréable et utile, si Arnold avait su qu’en même temps que lui, se trouvait à Manchester son ancien ami de Lausanne, pour lequel son affection égalait son admiration: T. Fallot ! Il était là, le futur apôtre du christianisme social, emplissant son âme de la lave brûlante qui plus tard devait produire de si belles éruptions. Les deux amis auraient pu se faire mutuellement beaucoup de bien ; hélas ! ils ne se rencontrèrent pas, et ce n’est qu’en arrivant à Londres, qu’Arnold apprit ce qu’il avait manqué.

Il se consola par la rencontre d’un autre ami, son ancien précepteur, William Petavel, alors pasteur de l’Église française de Londres, qui le fit prêcher dans sa chaire. À propos de ce sermon, le futur pasteur de Berne laisse échapper un cri qui deviendra, de plus en plus, l’expression de toute son homilétique : « O que cela doit être beau, de n’avoir pas le temps de penser à soi, mais seulement à Christ, et aux âmes auxquelles on l’annonce ! »

Arnold Bovet avait visité Londres, douze ans auparavant. Pour lui, comme pour d’autres, se produisit, même dans cette immense cité, le phénomène de désillusion et de désenchantement que chacun constate quand il revoit, homme, ce qu’il a contemplé enfant. Les choses perdent tout ce que nous avons gagné. Cette remarque s’applique surtout aux monuments. La Tour, la fameuse Tour, que notre imagination, excitée par quelques lectures ou quelques récits, voit sinistre et noire au milieu de choses claires, se trouve être presque claire au milieu d’un quartier sombre… comment être encore effrayé ? Et puis, quand on vient d’Édimbourg, le brouillard et la boue de Londres paraissent, par contraste, plus odieux qu’ils ne sont en réalité.

De tout cela, Arnold prit aisément son parti. Les choses lui importaient peu ; ce qu’il cherchait, c’étaient les hommes, et surtout les hommes de Dieu. À cet égard, il n’eut point de déception. Son beau-frère Félix, le sensitif, le délicat, le lettré, avait osé lui dire, qu’en plusieurs choses il trouvait les Anglais encore barbares. Cette accusation, où il découvrit, pendant un séjour ultérieur, une parcelle de vérité, apparut à Arnold, lors de cette visite, une pure et simple injustice. Ce qu’il admire surtout chez les fils d’Albion, c’est leur énergie indomptable, leur fier individualisme et leur absolue obéissance à une loi inflexible, librement acceptée. L’homme d’action qui est en lui trouve des frères dans ces travailleurs qui font plus de besogne que de phrases, plus de progrès que de compliments. Une chose pourtant le blesse légèrement quand il entend ou lit les rapports des œuvres religieuses. Il reproche doucement aux chrétiens de Londres d’y donner trop de place, non aux faits, mais aux personnes et surtout aux « pounds ». C’est là une petite tache qui dépare très peu la beauté de l’ensemble, et l’ardent chrétien, le futur pasteur, jouit étrangement de respirer dans l’immense métropole, une atmosphère bienfaisante et saine où l’on sent l’action indéniable de la piété des chrétiens.

Il arrive presque toujours qu’un candidat en théologie, frais émoulu de l’Université, n’éprouve qu’un superbe dédain pour tous les ouvriers de Dieu, dont les études ont été plus sommaires que les siennes. À cet égard, Arnold se montre très mauvais universitaire. À Londres, il fit la connaissance de jeunes pasteurs, plus ardents que savants, et qui travaillaient à évangéliser le peuple des docks. Trois choses avaient constitué leur préparation au ministère : 1° Le mariage ; 2° une activité immédiate ; 3° quelques heures réservées, chaque soir, pour l’étude. Au risque de faire un peu crier, nous déclarons que cette manière de concevoir le pastorat ne rencontra chez notre théologien que la plus complète approbation. « Cela vaut mieux, écrit-il, que les bourrées de Schelling et de Schleiermacher qu’on donne aux pauvres «&bsp;Stiftler » (étudiants) du Wurtemberg, lesquels, une fois pasteurs, ne voient rien au-dessus de leur bibliothèque, et sont manchots et paresseux quand il s’agit de soigner leur troupeau. »

De Spurgeon, nous le devinions d’avance, Arnold fut absolument satisfait, comme nous le sommes toujours quand nous voyons un grand homme, une autorité, appuyer ou appliquer les idées qui nous sont chères. Il paraît que, comme professeur, le pasteur du Tabernacle scandalisa l’étudiant de Tubingue, en faisant un peu trop rire ses élèves pendant les cours ; mais comme prédicateur il lui plut sans réserve ; après l’avoir entendu, Arnold écrivit : « Sermon tout simple et populaire, qui me fit plaisir, en me prouvant, une fois de plus, que l’essentiel est de dire ce qu’on pense, sans grandes phrases et sans pathos qui entourent le prédicateur d’une espèce de brouillard. »



Charles-Haddon Spurgeon (1834-1892)

De Londres, le voyageur infatigable se rendit à Bristol, où il assista à des réunions analogues à celles de Perth, mais un peu moins vivantes, parce qu’un peu trop ecclésiastiques. Il visita naturellement les orphelinats de Georges Müller, et son admiration intense se partagea entre l’homme de Dieu et son travail, entre la foi et les œuvres.



George Müller (1805-1898)

Qui voyage beaucoup et veut tout voir, s’expose à de petits conflits de devoirs et de principes. Ce fut le cas d’Arnold. Sa passion pour l’évangélisation lui fit accepter l’invitation du capitaine Trotter, homme de Dieu plein de vie et saintement agressif, qu’il avait entendu en Écosse. Le voilà, lui, l’homme passionné de simplicité, et adversaire du luxe, installé pendant plusieurs jours, au sein du confort le plus large et le plus raffiné. Son âme souffre et jouit en même temps. Elle souffre, parce que dans cette demeure aristocratique, il y a dix-sept domestiques ! Elle jouit, parce que tout ce peuple de serviteurs s’agenouille avec la famille entière pour les prières quotidiennes. Au milieu de toutes ces richesses, il n’est question que de l’œuvre de Dieu et du salut des âmes, nul ne vit pour le monde, ni pour lui-même… Au total, chez le visiteur, la jouissance surpassa la souffrance, la beauté du tableau fit pardonner celle du cadre.

Autre jolie inconséquence : Nous avons trop souvent constaté avec mortification l’indifférence de notre ami pour les vieilles pierres et les vestiges du passé. Ces témoins, délaissés par lui, des gloires d’autrefois, eurent aussi leur petite revanche. La chose eut lieu à Oxford. Grâce au clair de lune, qui s’en mêla comme à Weimar, Arnold Bovet fut subjugué par l’intense poésie de ces vieilles murailles crénelées que revêt le lierre et qu’abritent les arbres séculaires ; il s’avisa que, pour les études et le recueillement, un tel cadre avait sa valeur, et une profonde pitié le saisit pour le pauvre Stift de Tubingue. Dans cette occasion passagère, il se réconcilia avec l’archéologie et son cœur se mit d’accord avec ses yeux.

De retour à Londres, il y trouva un voyageur venu de Francfort, dont la rencontre lui inspira la petite phrase suivante : « Sans le vouloir, je lui fais un peu la cour… » Une lumière plus grande sera jetée plus tard, sur ces quelques mots, encore un peu énigmatiques.

Au milieu d’octobre, Arnold Bovet arrivait à Paris où sa mère l’avait précédé.

♦ ♦ ♦

Dans beaucoup de pays, et surtout dans les pays protestants, il est d’usage d’appeler Paris « la grande Babylone ». Elle est « la prostituée qui abreuve les nations du vin de son impudicité » ; c’est sur elle que, pour la délivrance du monde, doivent, une fois ou l’autre, s’abattre les justes jugements d’un Dieu qui n’est si patient envers elle que parce qu’il est éternel !

Les Pharisiens qui parlent ainsi, s’éloignent autant de la vérité et de la justice, que les naïfs ou les chauvins, quand ils osent encore appeler Paris : « la Ville lumière. »

Plusieurs de ceux qui attendent et réclament son châtiment ne se doutent peut-être pas qu’une bonne part de sa culpabilité leur revient de droit, et leur sera comptée.

Combien d’étrangers, quand ils vont à Paris, se croient autorisés à tous les écarts qu’ils s’interdiraient chez eux ! Ils n’y cherchent et n’y visitent guère que les lieux de plaisirs, vers lesquels les pousse une mauvaise curiosité. Ils ne font aucun effort pour savoir si, dans cette Sodome moderne, il n’y a pas quelques justes ; et quand ils ont contribué, par leur présence, à encourager ce que leur conscience condamne, ils se croient quittes envers « la grande Babylone », en lui laissant leur argent et leur mépris ; et puis, dans des cercles plus vertueux, on les entendra flétrir « la légèreté des Français et la corruption de Paris ».

Tout autres étaient les pensées d’Arnold Bovet quand ses pieds foulèrent l’asphalte des boulevards. Certes, il connaissait le danger que court un jeune homme livré à lui-même, dans l’immensité de Paris, où l’incognito couvre une multitude de péchés. Mais c’est précisément parce qu’il avait depuis longtemps, dans son cœur, une saine et vigoureuse haine pour le vice, qu’il n’éprouvait pour les pécheurs que compassion et miséricorde. L’homme tendre pour le péché est presque toujours sévère pour ses victimes, et l’homme sévère pour le péché est presque toujours compatissant pour le pécheur.

Le premier mois de son séjour à Paris ayant été passé avec sa mère, nous ne possédons pas de lettre nous renseignant sur ses impressions ; mais, en vérité, la chose n’est pas nécessaire. Tel que nous avons appris à le connaître, nous pouvons aisément nous le figurer allant immédiatement où son cœur le menait toujours, c’est-à-dire vers les œuvres et les serviteurs de Dieu.

Ce n’est pas qu’il ait méprisé les rayons lumineux qui, même en dehors des choses religieuses, se dégagent d’un foyer comme celui-là. On peut dire, au contraire, qu’à part les attractions que la conscience condamne, il a largement ouvert son âme, encore si jeune et si réceptive, à tout ce qui pouvait l’enrichir et la développer.

Il faut connaître son talent à utiliser les minutes, pour comprendre que, sans posséder le don d’ubiquité, il ait pu être un peu partout à la fois, accumulant, dans une seule journée, des promenades successives ou même simultanées, dans Paris politique et artistique, scientifique et littéraire, catholique et protestant. On concevra, qu’après quelques mois de ce régime, sa tête, autant que son cœur, ait réclamé le repos.

Suivons-le d’abord à la Sorbonne. Il y entendait assidûment Laboulaye, Perraud, Janet, Caro. Il est intéressant pour les Français, de recueillir sur ces hommes si différents, les impressions d’un chrétien suisse. Laboulaye lui plaisait infiniment. Parlant, à ses auditeurs frivoles, des origines de la tolérance, « il en attribue la paternité à Milton et aux Quakers, et il a montré quel contraste il y a entre la tolérance d’un Voltaire, fille de l’indifférence, et celle de notre temps, fille du respect ». Caro, qui parlait des protestants à un auditoire catholique, inspirait moins d’admiration au futur pasteur : « C’est curieux quel rôle immense la phrase joue dans l’argumentation catholique ! Une comparaison, une supposition, un rapprochement qui ne prouvent rien et sont démentis par les faits, pour peu qu’ils soient énoncés dans une période un peu longue, et finissant bien, attirent des applaudissements frénétiques. »

Dans les quelques moments libres qui lui restaient, Arnold s’adonnait à la lecture, et il ne nous cache pas que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il menait « une vie dissipée ». La littérature française semble avoir produit en ce temps-là, sur son âme, une sorte de fascination dans le genre de celle que Célimène exerçait sur le Misanthrope. Comme Alceste, il aurait dit d’elle :

En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer.
Sa grâce est la plus forte…

Au surplus, laissons-le se confesser lui-même : « Je me suis amusé à lire un roman d’Edmond About, qui m’a beaucoup intéressé par la peinture de deux caractères très nobles, et encadrés d’une manière naturelle et vraie. Je ne sais trop que penser quand je lis pareilles choses et que je trouve de bons côtés dans la littérature. C’est contre mes principes ; mais il y a une distinction entre jouir et s’instruire, qui sauve du moins les apparences de la logique intérieure. Tout cela me rend sceptique, et quand il en faut venir à des distinctions si subtiles (quoique celle-ci me paraisse encore bien réelle), on risque bien de se mettre sur le dos Pascal, armé d’une bonne Lettre provinciale, autrement dit, on devient casuiste, c’est-à-dire Jésuite. »

Arnold Bovet s’est trouvé mal à l’aise dans ses velléités de casuiste. Ses fugues dans la littérature ne lui ont point ôté sa simplicité et sa droiture de cœur. On en jugera par un petit incident qu’il nous racontera lui-même :

«Mardi, j’attendais A., et en passant devant l’Odéon (il demeurait Hôtel Corneille, rue Corneille), je vis qu’on y jouait « Polyeucte ». J’eus bien envie de l’y conduire, pour lui faire un grand bien, l’édifier à fond, lui montrer, non pas noir sur blanc, mais en chair et en os, la force dont nous remplit la foi vivante. Mais cela n’allait pas. Mes préjugés et mon aversion piétistes, et surtout l’abus d’âmes humaines que le théâtre actuel nécessite, ne me le permettaient pas. Du reste, A. ne vint pas, et je me suis pleinement dédommagé de « Polyeucte » qui m’aurait fait du bien (abstraction faite du cadre), par un air délicieux de la « Pilgerharfe » : « Ach mein Herr Jesu, wenn ich dich nicht hätte !… »

Ce jeune chrétien, sur le point de conduire son ami au théâtre pour travailler à sa conversion, renonçant à voir jouer « Polyeucte » et s’en consolant avec un cantique… en vérité, s’il n’était ici question de l’Odéon, on ne se croirait pas à Paris.

Pour l’Église réformée, l’année 1868 fut signalée par l’ardente bataille électorale entre orthodoxes et libéraux. La lutte fut à la fois grande et petite : Grande par la gravité des questions engagées, par l’émotion qu’elle souleva, par les conséquences qui en pouvaient résulter ; petite aussi, il faut le dire, à certains moments, par le ton de la polémique, par la place qu’y tinrent les questions de personnes et, ici et là, par les moyens employés. Un douloureux écho de cette mêlée se retrouve dans les lettres du futur pasteur. Tout en prenant carrément parti pour les orthodoxes et se réjouissant de leur victoire, il souffre de voir ce que peuvent amener, dans l’Église, les luttes électorales ; il déplore amèrement que, grâce au système multitudiniste, la dignité et la sainteté de l’Église de Christ soient, dans ces disputes, livrées à la merci des meneurs et des profanes, et gravement compromises dans le désordre, les cris et les moqueries d’une salle de vote. Écœuré de tout cela, il va jusqu’à écrire ces mots : « Je t’assure qu’on devient séparatiste et disciplinaire dans l’âme, quand on voit des choses semblables ! »

Il y avait des sujets de tristesse, alors, dans les Églises de Paris, mais les rayons de lumière y abondaient aussi. Chaque dimanche, quand il était libre, notre ami n’avait que l’embarras du choix entre les prédicateurs les plus éminents. Dans l’Église réformée, son affection allait à MM. Grandpierre, Dhombres et Guillaume Monod ; dans les Églises libres, à MM. Edmond de Pressensé, Bersier et Roger Hollard. Bersier surtout l’a profondément ému par ses discours si puissants et alors si nouveaux, sur la solidarité. Arnold, tout « séparatiste » qu’il se disait, ne put pas lui pardonner son refus d’entrer alors dans l’Église réformée, où il eût pu faire tant de bien.

L’Église luthérienne est peut-être celle qui donna le plus à Arnold Bovet, encore qu’il ne fût pas très favorablement prédisposé à son égard. Mais c’était le temps où les représentants du Luthéranisme s’appelaient Meyer, Berger, Vallette. Sous le ministère de ces hommes pleins du Saint-Esprit et de sagesse, l’Église de la Confession d’Augsbourg avait atteint un admirable développement. Elle ressemblait à un corps jeune, au sang chaud, aux mouvements vifs. Elle n’avait pas encore été séparée des églises d’Alsace, on ne l’avait pas encore amputée.

Indépendamment de l’influence exercée par les circonstances, ce qui faisait pour Arnold l’attrait des cultes luthériens, c’est que, dans ce temps-là surtout, ils donnaient à l’adoration, à l’intimité, au recueillement, une place dont le culte réformé n’avait pas alors senti le besoin et qu’il abandonnait encore à l’encombrante personnalité du prédicateur.

C’est à l’Église des Billettes qu’Arnold Bovet allait prendre la Cène ; et il est curieux de trouver, sous la plume d’un homme aussi individualiste que lui, la remarque suivante : « Le culte fut très sérieux et béni, et je suis très heureux d’avoir été là. J’ai un grand besoin de me faire beaucoup de bien, et quand je veux faire le grand et m’édifier tout seul, je m’en trouve quelquefois mal. Les moyens de grâce, tout simples et normaux, que Dieu met à notre portée, sont pourtant, en temps ordinaire, ce qu’il y a de mieux. »

Heureux et reconnaissant de l’aliment spirituel qu’il trouvait dans les Églises, le jeune chrétien n’aurait pu s’en contenter. À l’affût de tout ce qui tient en haleine et nourrit la piété, il courait aux assemblées religieuses du soir, comme d’autres au spectacle. Dans une réunion familière d’études bibliques, chez M. Keller, il fut tout heureux de retrouver quelque chose qui lui rappelait les « Bible-classes » d’Angleterre, chères à son cœur. Il fréquentait assidûment les réunions de Lord Radstock, et celles de Mme André, à Versailles, où il se lia d’étroite amitié avec un homme qui lui allait particulièrement bien : le pieux pasteur Paul. Pendant la veillée de l’an, on le trouve en prières chez les Méthodistes, et la piété juvénile et agressive de Paul Cook, lui fait pousser ce cri : « Vivent les sectes ! »

Au milieu de la multitude bigarrée des chrétiens et parmi les figures particulièrement sympathiques qui forçaient l’entrée de son cœur, il en est une dont le rayonnement domina toutes les autres, et laissa sur son âme une empreinte profonde : celle de Mme Edmond de Pressensé. Cette attraction n’est pas pour étonner ceux qui ont eu le bonheur de connaître ces deux cœurs d’un or d’Ophir, si rare et si pur. On ne peut pourtant pas dire qu’il y eût entre eux parité de caractère, de principes et de foi. En Mme de Pressensé frémissait une hérétique, une enfant terrible, une révolutionnaire, dont les boutades et les manifestations cadraient peu avec l’orthodoxie et la sage pondération d’Arnold. L’idée que cette chrétienne était « si peu piétiste, » lui causait une peine infinie ; et puis, on parlait un peu de tout, dans cette maison ; le sérieux y était perpétuellement coudoyé par le plaisant et le profane ; on y étalait, sans pédanterie mais sans retenue, une culture littéraire qui mettait mal à l’aise l’étudiant suisse, dont le bagage, en fait de romans lus, se réduisait à presque rien… Sortant de ce salon, il était à la fois charmé et inquiet ; il lui semblait qu’il avait, avant tout, « cherché à plaire et à trouver grâce », alors qu’il aurait dû plutôt s’efforcer de « rendre témoignage ».

Néanmoins, les invitations de la famille de Pressensé lui devinrent de plus en plus précieuses. Acceptées au commencement, désirées dans la suite, elles finirent par être presque sollicitées par lui. À quoi tenait donc le charme enveloppant qui l’attirait tant ? Le plus simple est de le laisser nous le dire :

« Tu t’étonnes que ce soit là que je me plaise le plus ? Mais j’ai, de tout temps, eu un grand faible pour les gens distingués, dans quelque domaine que ce soit ; et une chose qui m’est particulièrement sympathique, c’est que Mme de Pressensé aime tellement les pauvres et hait tellement le luxe. Elle voit, comme idéal, une simplicité extrême. C’est un thème que j’aime beaucoup, et qui offre abondamment matière à gémir, à pester et à espérer. Enfin, elle est tellement bonne et affectueuse, qu’il serait difficile de ne pas être gagné au fond du cœur. Ses grands yeux interrogateurs, profonds et vagues, expriment énormément de choses délicieuses ! »

« L’âme bienfaisante sera rassasiée et celui qui arrose sera lui-même arrosé. » Arnold Bovet connaissait ce proverbe depuis longtemps, et, pour conserver à sa piété toute sa fraîcheur, il sut non seulement recevoir, mais encore donner. Pendant son séjour à Paris, il avait accepté d’être le collaborateur du pasteur Vallette et, deux fois par semaine, il consacrait une partie de sa journée à visiter les malades de l’Hôtel-Dieu. Il consentait aussi volontiers à prêcher, et il lui arriva, certain dimanche, de répondre à trois appels.

Son extraordinaire rapidité de mouvements et son talent d’utiliser les minutes n’empêchaient pas que ses journées, prolongées bien au delà de minuit, ne s’écoulassent sans qu’il eût pu faire le quart de ce qu’il s’était proposé. Devant lui se dressait une tâche qui risquait de devenir une sorte d’épouvantail : ses grands examens et sa thèse. Les voyages sont peu favorables à ce genre de travail. On y apprend une foule de choses utiles et intéressantes, mais pas précisément celles sur lesquelles les professeurs ont l’habitude de vous interroger.

Arnold comprit que, dans la fièvre de Paris, sa thèse ne pourrait que bien difficilement arriver à terme. Son âme aussi commençait à éprouver le vide que laisse toujours une existence trop bariolée ; une sorte de nostalgie s’empara de lui et le fit soupirer après un peu de bonne et sérieuse tranquillité. Dans la lutte que se livraient en lui l’homme de société et l’homme de Männedorf, celui-ci parla toujours plus fort et finit par être écouté.

Décidé à consacrer trois mois au moins de travail effectif et ininterrompu à l’achèvement de sa préparation, il résolut de les passer à Lausanne, et le 18 mars 1868, ayant fui « la Grande Babylone », sans toutefois secouer la poussière de ses pieds, Arnold Bovet se retrouvait avec délices dans le vieux nid de Grandchamp.

Avant de quitter la France, il avait fait, lui aussi, un pèlerinage à Port-Royal-des-Champs. Que dirent les âmes des grands solitaires à ce jeune voyageur qui venait de parcourir le monde, pendant une année entière ? Nous l’ignorons, mais on peut presque le deviner. « Mon fils, a dû murmurer la voix du sanctuaire, tu as vu bien des hommes et bien des choses… mais tu as su chercher, saisir et conserver la seule chose nécessaire. Si tous les chrétiens voyageaient comme toi, nous ne condamnerions plus les voyages ! »

♦ ♦ ♦

Les examens, préparés soigneusement dans la retraite de la maison Bridel, à Lausanne, furent heureusement traversés, et le 10 juin 1868, Arnold Bovet soutint sa thèse qu’il avait intitulée : « Étude psychologique de la foi considérée comme condition de la vie de l’homme. »

Il reçut une double consécration. D’abord celle des hommes. Elle lui fut administrée, le 7 octobre, par l’imposition des mains du professeur Frédéric Godet, en même temps qu’à six de ses amis : Alex DuPasquier, Charles Porret, Georges Godet, Louis Lagier, Jules Gindraux, Édouard Rosselet. Avec eux il promit, par serment :

1° D’avancer l’honneur et la gloire de Dieu avant toute chose.
2° D’exposer sa vie, corps et biens, s’il est requis, pour maintenir sa Parole.
3° De renoncer à tout profit particulier empêchant le Saint-Ministère.
4° D’être uni avec les frères dans le Saint-Ministère, en la doctrine de piété.
5° D’éviter toute secte et toute division dans l’Église.

Le lendemain, le jeune pasteur reçut une autre consécration. Le professeur Godet avait prêché, la veille, sur « la Prière, âme du ministère chrétien ». Arnold n’avait pas attendu la suprême exhortation de son maître terrestre pour se préparer, dans l’oraison, au service de son maître céleste ; mais on comprend que la solennité du moment l’y ait poussé encore davantage.

À une heure extrêmement matinale, il était en prière avec sa sœur Hélène. À genoux, le jeune pasteur se sentit pénétré d’une joie telle, qu’aucun homme ne peut ni la donner, ni la décrire. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait cette expérience. Déjà à Männedorf, après un entretien avec Samuel Zeller, il avait reçu cette ineffable visite du Saint-Esprit ; plus tard, à Berne, il devait en éprouver une autre manifestation, un peu différente. Ce matin-là, à Grandchamp, l’effusion d’en-haut fut comme l’imposition des mains du Roi, ratifiant celle de ses serviteurs. « Même les personnes qui n’en savaient rien, nous raconte Ch. Porret, purent constater qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Cela se traduisit, chez le jeune consacré, par une joie profonde qui rayonnait de tout son être, mais qui pourtant n’avait rien d’exalté, et était plutôt étonnamment contenue et calme. Il parlait plus bas, comme s’il avait craint d’éloigner l’hôte béni dont il sentait la présence. »

Consacré de la vraie manière, Arnold Bovet était « bon pour le service ». Celui qui lui avait donné la force lui avait aussi préparé sa tâche. Le pasteur de Sonvillier, dans le Jura bernois, M. Empeytaz, ayant pris la résolution d’aller évangéliser l’Espagne, Arnold fut appelé à le suppléer d’abord, à lui succéder ensuite. Il s’y rendit au mois de décembre 1868.

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