Théologie Systématique – IV. De l’Église

3. Infaillibilité : argument rationnel

Double base : 1° nécessité d’une autorité et d’une règle vivante (forme positive) ; 2° dangers du jugement particulier (forme négative). — L’argument se ramène à ce principe : « Cela doit être, donc cela est ». — Distinction entre l’« autorité d’ordre » et l’« infaillibilité ». — C’est le principe « a priori » dans le jugement des faits, principe sans cesse démenti. — C’est le principe général de l’incrédulité. — Il conduirait à l’infaillibilité de la Synagogue, de chaque pasteur, de chaque fidèle. — Contradiction du Catholicisme : Il maintient « l’autorité et l’examen » comme le Protestantisme.– Argument de Mœhler.

La preuve extranaturelle manquant aux catholiques, ils se réfugient généralement dans la preuve rationnelle qu’ils déduisent de la nature de l’Église et de sa mission. Nous pourrions la déclarer d’avance inadmissible ou inadéquate, suivant une remarque déjà faite, puisque pour des prérogatives divines il faut évidemment des garanties divines ; voyons cependant.

A priori, et préalablement à la discussion des faits, toutes les présomptions sont en faveur de l’opinion protestante, qui veut que nous arrivions à la foi par l’examen et le travail, au lieu de la recevoir d’autrui toute formulée. C’est la règle commune dans l’ordre général des choses, des lois du monde, des dispensations de la Providence. Dieu place la vérité à la portée de l’homme, il lui fournit les moyens de la trouver, et il lui laisse ensuite le soin ou, pour mieux dire, il lui impose le devoir de la chercher et de la suivre. Les facultés dont nous sommes doués, la responsabilité qui pèse sur nous, nous donnent le droit d’examiner les doctrines religieuses qu’on nous propose ; les erreurs qui ont régné jusqu’ici dans le monde et dans l’Église nous en font une nécessité, et la Bible, lue simplement, nous y autorise ou, pour mieux dire, nous y oblige …

A première vue, je le répète, tout est en faveur du système protestant, qui veut que chacun puise sa foi dans la Parole de Dieu, et contre le système catholique, qui veut qu’on la reçoive toute faite du corps enseignant, dépositaire de la vérité ; tout se réunit pour poser le principe d’examen comme un droit et un devoir tout ensemble, la voix de la Bible et celle de la raison. Il faut, certes des titres, bien positifs pour démontrer que ce droit, ce devoir, ont été, sinon entièrement abolis, du moins profondément restreints. Or, au lieu de titres valables, tels que des déclarations scripturaires ou des manifestations providentielles non équivoques, au lieu de ces titres qui manquent, on nous présente des raisonnements sur la nécessité d’une autorité permanente et infaillible, et sur les dangers du jugement individuel.

On dit que l’établissement d’un interprète vivant des Ecritures, d’un juge souverain des controverses, d’un arbitre suprême des questions dogmatiques, morales, disciplinaires, est une institution absolument indispensable pour maintenir la vérité et l’unité ; et l’on conclut de là que Dieu l’a donné à son Église. Cet argument a été présenté sous des formes innombrables et infiniment spécieuses ; voici comment l’expose Fénélona : « Tous les hommes, et surtout les ignorants, ont besoin d’une autorité qui décide, sans les engager dans une discussion dont ils sont visiblement incapables. Comment voudrait-on qu’une femme de village ou qu’un artisan examinât le texte original, les éditions, les versions, les divers sens du texte sacré ? Dieu aurait manqué au besoin de presque tous les hommes, s’il ne leur eût pas donné une autorité infaillible pour leur épargner cette recherche impossible. L’homme ignorant, qui connaît la bonté de Dieu et qui sent sa propre impuissance, doit donc être persuadé que cette autorité a été donnée de Dieu et la chercher humblement pour s’y soumettre sans raisonner. Où la trouvera-t-il ? Toutes les nouvelles sectes, suivant leur principe fondamental, lui crient : lisez, raisonnez, décidez. La seule ancienne Église lui dit : ne raisonnez, ne décidez point ; contentez-vous y d’être docile et humble ; Dieu m’a promis son esprit pour vous préserver de l’erreur. Qui voulez-vous que cet ignorant suive ? D’un autre côté, les savants mêmes ont un besoin infini d’être humiliés et de sentir leur incapacité. A force de raisonner, ils sont encore plus dans le doute que les ignorants… ils ont donc souvent autant besoin que le peuple le plus simple d’une autorité suprême qui rabaisse leur présomption, qui corrige leurs préjugés, qui termine leurs disputes, qui fixe leurs incertitudes, qui les accorde entre eux et qui les réunisse avec la multitude. Cette autorité supérieure à tous les raisonnements, où la trouverons-nous ? Elle ne peut être dans aucune des sectes qui ne se forment qu’en faisant raisonner les hommes et qu’en les faisant juges de l’Ecriture au-dessus de l’Église ; elle ne peut donc la trouver que dans cette ancienne Église qu’on nomme catholique. »

a – « Lettres sur la religion ».

Nous avons eu occasion de dire plus haut que les principaux apologistes modernes du Catholicisme, tout en faisant toujours leur fort de cet argument, l’ont cependant modifié pour l’adapter davantage au point de vue dominant de notre époque, et qu’ils l’ont présenté sous une forme plutôt politique que religieuse, plutôt ecclésiastique ou gouvernementale que théologique. Partant du principe d’unité, qu’ils exaltent comme la base de la doctrine et de l’association catholique, ils disent qu’il faut pour le maintien de l’Église un organe suprême de la vérité, une autorité souveraine, dont les décisions soient la dernière règle de la foi et de la discipline, comme les arrêts de la Cour supérieure le sont dans la société civile ; ils réclament la soumission des peuples au nom de l’ordre plus encore qu’au nom de la conscience ; mais ils passent insensiblement du domaine politique, du point de vue gouvernemental au domaine et au point de vue religieux.

Telle est en substance, nous l’avons vu, la théorie de de Maistre et de Lamennais. C’est aussi celle de M. Bautainb : « L’union des intelligences, l’union dans la foi et la charité est impossible là où chaque individu prétend au droit de juger du sens des Ecritures et de les expliquer à son gré. Une société chrétienne ainsi divisée est un corps malade, à qui il arrive, avec le temps et par la nécessité des choses, ce qui se manifeste plus promptement dans la famille en désunion ; elle se désorganise, se dissout, se corrompt… Voyez ce que deviendrait un État où les citoyens prétendraient chacun n’obéir qu’à lui-même, n’écouter que sa raison propre… Le désordre ne prend-il pas aussitôt la place de l’ordre ?… Et vous voudriez qu’il en fût ainsi dans l’Église de Dieu ! Non, cela ne se peut. L’Église doit subsister, et elle subsistera tant qu’il y aura des hommes sur la terre… Et puisqu’elle doit subsister, il faut qu’il y ait dans son sein une autorité reconnue et respectée par tous les fidèles, etc. »

bPhilosophie du Christianisme T. I, p. 123.

Ainsi raisonne M. Maretc : « L’Ecriture séparée de l’Église qui en perpétue le sens légitime, est une lettre morte, susceptible de plusieurs interprétations diverses… seule, elle serait un brandon de discorde jeté dans la société religieuse… tel ne peut être le plan d’une sagesse et d’une bonté infinie. Il faut donc que le sens des Ecritures soit conservé par l’Église. »

cThéologie Chrétienne, p. 14

Nous avons vu la naïve assurance avec laquelle de Maistre dit : « Il ne s’agit pas seulement de savoir si le Pape est infaillible, mais s’il doit l’être. »

Quelque caractère que revête l’argumentation catholique, quelques variations qu’elle éprouve dans le changement continuel des idées et des choses, elle est toujours la même au fond ; elle prétend toujours arriver de la convenance ou de la nécessité morale d’une autorité infaillible à son existence réelle ; toujours elle dit : l’Église a besoin d’une règle supérieure autre que les Saintes Ecritures, qui maintienne dans son sein la vérité et l’unité ; donc elle l’a. Voilà le principe de l’argument catholique ; voilà le fondement sur lequel tout porte ; c’est donc ce qu’il convient surtout d’examiner.

Ce principe, c’est le procédé aprioristique porté dans le domaine des faits, avec la prétention de juger de leur réalité par leur vraisemblance ou leur invraisemblance. Il peut s’employer sous forme positive ou sous forme négative, et se ramener à cette maxime générale : il faut que cela soit, donc cela est ; cela ne doit pas ou ne peut pas être, donc cela n’est pas.

Les catholiques présentent leur argument sous les deux formes. A côté du tableau des avantages d’une autorité vivante et permanente, sauvegardant la vérité, l’unité et l’ordre, ils tracent celui des abus et des dangers du jugement privé. Le principe d’examen nourrit, disent-ils, l’esprit d’orgueil et d’indépendance, il menace incessamment la paix et l’union, il livre le Christianisme à tous les écarts et à tous les caprices de la pensée, il intronise le règne d’un individualisme sans frein ; il est impossible par conséquent que le Seigneur en ait fait la loi de l’Église. Voilà l’argument sous forme indirecte ou négative : cela ne peut pas être, donc cela n’est pas. Mais il s’offre plus communément sous forme directe ou positive. L’Église a pour mission de maintenir pure jusqu’à la fin des temps la doctrine sainte, ce que ne saurait faire la révélation laissée à elle-même, la lettre morte des Ecritures, que chacun tire à son sens particulier. Or, cette haute mission, l’Église est hors d’état de la remplir sans un pouvoir extranaturel qui garde dans son sein la vérité divine, la proclame quand elle est méconnue, la rétablisse quand elle est altérée, la définisse quand elle est douteuse, et la sépare incessamment des erreurs que l’homme tend constamment à y mêler. Dès qu’il est nécessaire que l’Église possède un tel pouvoir, il est nécessaire aussi de le lui reconnaître, il est certain qu’elle l’a, car la sagesse divine proportionne les moyens à la fin : cela doit être, donc cela est.

Ce genre d’argumentation est fort usité en philosophie et en théologie ; il peut s’étendre a la plupart des questions. Il a sa légitimité et son utilité ; mais il exige une extrême circonspection, car il ne donne, au fond, que des probabilités et souvent que des possibilités, dont le vrai mérite est plutôt de provoquer que d’éclairer les recherches : il devrait être dans les sciences métaphysiques, ce que la force des choses l’a fait dans les sciences physiques où ses résultats, même les plus spécieux, sont tenus pour de pures hypothèses jusqu’à ce qu’ils aient été vérifiés. Mais en général il n’en est point ainsi. La haute spéculation place à la suite d’un raisonnement un « il faut, » et elle se figure élucider et déterminer par là les plus profonds mystères ; elle s’imagine constater en construisant. Nous pourrions citer mille exemples de ce procédé dialectique, et sur tous les points de la théologie chrétienne ; car, sur tous, on a érigé la conception logique ou mystique fournie par l’esprit du moment, en principe d’explication et de démonstration ; sur tous, on a tantôt nié, tantôt affirmé au nom d’une idée préconçue. Pendant plus d’un siècle, la théodicée philosophique qui, exagérant la transcendance de Dieu, la plaçait en quelque sorte hors du monde, créait des oppositions presque invincibles au mystère de l’incarnation, et par suite à tout le fond vital de l’Évangile. La notion de l’immanence divine, relevée dans l’opinion par un courant philosophique opposé, et devenue également universelle et souveraine, a paru rendre évident, en le rendant concevable, ce qu’on jugeait auparavant impossible ; la maxime accréditée de l’« union substantielle de l’humain et du divin » et de leur « pénétration réciproque » a semblé porter la lumière jusque dans les dernières profondeurs du dogme chrétien, qui se légitimait ainsi par une aperception directe, par une sorte d’intuition ou d’expérimentation, prêtant à la Bible sort autorité propre, plutôt que de l’appuyer comme auparavant sur la sienne. — A d’autres époques et dans d’autres directions de la pensée générale, la doctrine de l’« inspiration plénière » reposa sur cet axiome : l’Ecriture, donnée de Dieu pour règle suprême de la foi, ne peut l’être qu’avec une complète théopneustie, réelle et verbale. On prétendait déterminer ce qu’était en fait la règle de foi, par l’idéal qu’on s’en formait et qui semblait révéler et constater ce qu’elle devait être. Il faut que la Bible soit cela, donc elle l’est. C’était, de point en point, le raisonnement catholique sous sa double forme. — On en étendit le bénéfice jusqu’au style des Livres saints. Tout y étant divin, disait-on, tout y est nécessairement parfait, et c’est une hérésie d’y supposer des défectuosités ou des erreurs grammaticales. — Ainsi sans fin.

Mais nous n’avons à discuter ici que l’argument du Catholicisme. Distinguons bien le procédé spéculatif qui est le sien, du procédé inductif auquel il va toucher. Dans ce dernier, on s’élève des faits aux principes, des phénomènes à leurs lois, comme des effets à leurs causes ; dans le raisonnement spéculatif au contraire, on conclut de certaines notions idéales à la réalité des choses, on prétend déterminer rationnellement ce qui est en le déduisant de ce qu’on croit devoir être ; c’est-à-dire en mettant la logique à la place de l’expérience, l’intuition à la place de l’attestation ; marche aventureuse, où peut se rencontrer çà et là la vérité, mais qui mène généralement à l’erreur.

L’argument catholique aurait un fondement solide s’il était inductif. ainsi qu’on le dit et qu’on le croit bien souvent, s’il inférait le fait qu’il proclame d’autres faits bien avérés où il se trouvât contenu, tels, par exemple, que des pouvoirs miraculeux et prophétiques, des dispensations providentielles d’un ordre exceptionnel, des caractères particuliers d’évidence et de certitude attachés aux décisions de l’Église et garantissant qu’elle ne participe pas à la faillibilité humaine. Alors on irait des signes manifestes de l’intervention divine à cette intervention elle-même ; les privilèges externes révéleraient le privilège interne. Il en serait comme de l’Ecriture dans l’apologétique commune, où le fait de l’inspiration se constate par d’autres faits qui l’attestent ou qui l’impliquent. On essaie bien ailleurs, dans l’intérêt du Catholicisme, cette méthode inductive. Mais c’est justement la méthode inverse qu’on suit ici. On cherche à montrer par des considérations métaphysiques sur les voies de la Providence, que l’Église doit avoir reçu des prérogatives supérieures, censées nécessaires à sa mission et impliquées dans le plan divin, et l’on conclut de là qu’elle les possède en effet.

Cette argumentation est-elle valable ? De ce qu’une chose nous paraît devoir être, de ce que nous en établissons ou croyons en établir la convenance morale, la nécessité logique, s’ensuit-il qu’elle existe réellement ? de ce qu’une autre nous semble improbable ou même impossible, en résulte-t-il qu’elle n’est pas ? C’est évidemment une marche pleine d’illusions et de périls. Les faits ne se démontrent ni ne se renversent par le raisonnement a priori ; ils ne se préjugent point, ils se constatent. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ; la Bible le déclare, et l’étude de la nature le montre de mille manières.

Considéré en lui-même, le principe que nous examinons n’est au fond qu’un paralogisme. On suppose ce qui est en question sous prétexte qu’il doit être, et l’on érige ensuite la supposition en fait, l’hypothèse en thèse ; on transforme l’idéal en réel par une pure assertion ; et l’on se figure avoir démontré ou constaté. Parce qu’on a prononcé, d’après telle idée, qu’une chose est ou nécessaire ou impossible, on conclut qu’elle est ou qu’elle n’est pas, comme si la déduction logique équivalait à l’opération divine, comme si la pensée de l’homme était la loi du monde et la mesure des choses, ainsi que le transcendantalisme allemand a été conduit à l’affirmer (Schelling, Hegel).

Considéré à la lumière de l’expérience, jugé par ses résultats généraux, le principe dont il s’agit est frappé d’incertitude, si ce n’est d’absolue stérilité. Les théories qu’il a enfantées dans les divers domaines de la science se sont écroulées sans fin les unes sur les autres. L’observation, quand sa lumière décisive est enfin venue, a presque constamment démenti la spéculation. Mille fois elle a dit : Cela n’est pas, là où la spéculation disait cela doit être ou cela est ; et mille fois aussi elle a dit : Cela est, lorsque la spéculation disait cela ne peut être. Le monde, à mesure qu’il se laisse voir tel qu’il est, se trouve tout autre que ne l’avaient fait ou supposé les présomptueuses anticipations de la logique. Là est la condamnation du principe et de l’argument dont nous avons à nous rendre compte ; car ce qui est vrai jusqu’à devenir en quelque sorte palpable dans l’ordre naturel, l’est aussi nécessairement et, à plus forte raison, dans l’ordre spirituel et surnaturel. Si le procédé est généralement illégitime et le résultat illusoire dans un cas, que vaut-il dans l’autre ? s’il se trouve porter à faux là où il peut être contrôlé, comment s’y fier là où il échappe à la vérification positive ? Au lieu de dire avec Hegel, et avec les directions théologiques et philosophiques qui le suivent de près ou de loin, que « le rationnel est le réel », il faut dire qu’il n’est qu’« un pur idéal », et qu’il n’aboutit qu’à des constructions logiques, c’est-à-dire à des hypothèses, et, par suite, à des utopies. C’est la poésie de l’intelligence, et elle vit de créations fictives comme celle de l’imagination.

En Dieu, sans doute, ce qui doit être ne fait qu’un avec ce qui est, parce que sa pensée est la mesure et la cause effective des choses. Mais pour les esprits créés, et en particulier pour l’homme, avec ce principe : « Cela doit être, donc cela est », et son contraire : « Cela ne doit pas ou ne peut pas être, donc cela n’est pas », on arriverait aux conséquences les plus étranges : on s’inscrirait en faux contre les données les plus positives de la nature et de l’histoire, on mettrait de pures idéalités, et par conséquent des chimères, à la place des réalités. Ainsi, par exemple, l’être qui antérieurement à la création adamique eût voulu, d’après ses vues de la sagesse, de la sainteté, de la bonté de Dieu, juger d’avance de ce que serait notre monde, en aurait certainement banni le mal physique et le mal moral, c’est-à-dire qu’il l’aurait fait tout autre qu’il n’est. Ainsi le solitaire, étranger aux découvertes de notre temps, mais accoutumé à tout apprécier par sa notion des choses ou, en d’autres termes, par ses principes rationnels, reléguerait parmi les contes fantastiques ce qui pourrait lui revenir des merveilles de la science et de l’industrie moderne. Parmi les faits naturels les plus simples en apparence, il n’en est peut-être pas un qui, jugé uniquement a priori et en dehors de l’observation, ne parût étrange, incroyable, impossible, et qui, par conséquent, ne dût être logiquement rejeté au tribunal des principes. On connaît ce trait d’un roi de Siam qui, après avoir longtemps écouté avec un vif intérêt ce que l’ambassadeur hollandais lui racontait de l’Europe, l’interrompit avec colère, et comme s’il eût craint d’être pris pour dupe, lorsqu’il l’entendît dire que dans son pays l’eau se durcissait, à certaines époques, de manière à porter hommes, chevaux et voitures. Ce roi suivit la méthode que nous discutons quand, sur la foi de ses principes, il refusa de croire au témoignage de l’ambassadeur dès que ce témoignage alla heurter toutes les lois à lui connues de la vraisemblance et de l’analogie.

Dans ces exemples, qu’on pourrait multiplier sans fin, le principe ou le procédé aprioristique est appliqué, à la vérité, sous forme négative. Mais il n’a certes pas plus de valeur, il ne mérite pas plus de crédit sous sa forme positive ; car il y reste absolument le même dans ses éléments constitutifs. Il ne donne, sous ses deux formes, que des anticipations idéales, qui peuvent être vraies, mais qui peuvent aussi être fausses.

Examinez-le, je ne dirai pas dans les anciennes cosmologies philosophiques et populaires, qui se sont évanouies comme des ombres ou des rêves à la lumière de l’observation, mais dans l’école ontologique moderne, qui en a fait les plus grandioses applications en s’aidant de tous les travaux antérieurs. Accordez à Fichte, à Schelling, à Hegel leur point de départ, leur principe d’explication et de démonstration, et ils vous décrivent le mouvement universel des choses ; le mystère des origines et des existences s’ouvre devant vous, vous assistez au « devenir éternel ». Mais alors même qu’ils vous font dire avec eux : « Cela doit être », pouvez-vous affirmer, pouvez-vous croire que cela soit ? Constructions logiques, univers imaginaires, vains mirages du monde réel, qu’en est-il déjà ? Bacon compare à des toiles d’araignée ces œuvres de l’intelligence ainsi repliée sur elle-même et prétendant tout tirer de son propre fondsd.

d – « Si ipsa (mens humana), in se vertatur, tanquam aranea texens telam,… parit telas quasdam doctrinæ, tenuitate fili operisque mirabiles, sed quoad usum frivolas et inanes. » Que de toiles de ce genre la philosophie et la théologie ont tissées et tissent encore, pour avoir dédaigné l’avertissement de Bacon !

Que penser donc de l’application de ce procédé à la question chrétienne, quand les sciences en constatent de tant de manières les dangers et les écarts ? L’homme, incapable de préconnaître les faits au milieu desquels il vit, est-il compétent pour préjuger les voies de Dieu ? Et s’il le tente, ne s’expose-t-il pas à déraisonner, avec toute sa logique, en refusant de croire ce qui est ou en croyant ce qui n’est pas, sur l’autorité de ses principes, c’est-à-dire, la plupart du temps, sur de pures suppositions ?

On ne voit pas pourquoi nous devrions plus de confiance aux théories théologiques qu’aux théories philosophiques du même genre, à celle, par exemple, qui a servi pendant des siècles à expliquer le rapport de l’âme et du corps, et en particulier l’acte de la perception. L’esprit et la matière, disait-on, sont des substances tellement diverses qu’il est impossible qu’elles agissent directement l’une sur l’autre, il faut nécessairement un intermédiaire qui fonde leur communication réciproque : cet intermédiaire existe donc. De là le système des « espèces » ou « images », celui des « causes occasionnelles », celui de « l’harmonie préétablie », du « médiateur plastique », etc., etc. Il y avait là une nécessité logique jugée évidente, le principe et la conséquence étaient tenus pour incontestables ; au point de vue idéal ou rationnel tout paraissait certain ; on ne mettait point en doute l’existence de l’intermédiaire supposé ; on ne discutait que sur sa nature. Et pourtant, une observation attentive a prouvé que c’était une hypothèse sans réalité et sans base ; que cet intermédiaire cherché avec tant de persistance et de foi est une pure imagination ; la conscience psychologique atteste que la perception est immédiate.

Entre cette théorie, ou cette argumentation, et celle que nous avons à juger, l’analogie est manifeste, malgré la différence des objets sur lesquels elles portent. Une supposition logique, une nécessité idéale leur sert également de fondement et de facteur ; même marche et même prétention. Le procédé est identique des deux parts ; et s’il mène d’une prévention à une erreur dans l’une de ses applications, est-il bien sûr qu’il donne la vérité dans l’autre ?

Cet argument, qui conclut de la destination providentielle de l’Église à son infaillibilité, ou du but au moyen, peut être rendu très spécieux, mais il n’est que cela. Les voies de Dieu ne se jugent pas ainsi, redisons-le. Lorsqu’elles brisent incessamment les prétendues démonstrations ontologiques dans l’ordre naturel, que vaut l’a priori dans l’ordre surnaturel ? Quand reconnaîtra t-on simplement, pleinement, universellement, que dans les questions de fait, la preuve de fait est sinon la seule légitime du moins la seule décisive !

L’argument catholique peut être invalidé de mille autres manières. — Il faut, dites-vous, pour le maintien de la vérité et de l’unité, pour la réalisation du plan divin, une règle supérieure, une autorité vivante et infaillible. — Oui, selon vous ; mais le faut-il selon Dieu ? Cela entre-t-il dans l’ordre de son gouvernement moral, dans ses desseins envers ses créatures libres et responsables ? Cela est-il conforme à la marche générale de sa Providence ? Cela est-il d’accord avec la grande loi de l’épreuve, qui s’étend à la recherche de la vérité comme à la pratique de la vertu ? Toute l’économie sous laquelle nous vivons paraît fondée sur ce principe, si souvent invoqué par Pascal : « Assez de lumière, pour que ceux qui veulent sincèrement le bien puissent découvrir le sentier de la vie ; assez d’obscurité, pour que ceux qui aiment l’erreur et le mal puissent se faire illusion à eux-mêmes. ». Cette sorte d’inévidence, ce mélange d’ombre et de clarté fait partie de notre épreuve religieuse, comme la lutte entre le penchant et le devoir, entre la chair et l’esprit fait le fond de notre épreuve morale ; dispensation mystérieuse autant que certaine, qui tient en activité l’intelligence et la conscience tout ensemble, et manifeste les secrets des cœurs. Dieu nous offre sa Parole et sa grâce pour l’œuvre de la foi et pour l’œuvre de la sanctification. Il y a identité entre l’épreuve morale et l’épreuve religieuse. Ce sont, des deux parts, mêmes secours, parce que ce sont mêmes devoirs et mêmes dangers ; des deux parts, nous sommes à la fois conduits de Dieu et laissés entre les mains de notre propre conseil. On ne voit pas, en effet, pourquoi nous aurions été empêchés, par une institution spéciale, de tomber dans l’erreur, plutôt que de tomber dans le mal. Et puis, l’Évangile respire un esprit de liberté et de spontanéité qui se concilie peu avec une autorité directrice de tous nos actes et de toutes nos pensées, telle qu’elle s’est constituée dans les Ordres religieux, qu’on peut considérer comme l’expression la plus complète du principe catholique (images du bâton, du cadavre). L’Évangile, veut que chacun reste lui-même et suive sa conscience propre, sous l’action de la Parole et de l’Esprit de Dieu (Romains 14.23 ; Philippiens 3.15-16) ; il implique des développements libres et divers. Aussi, rien n’y est-il rigoureusement déterminé ni dans les préceptes, ni dans les dogmes ; il donné des principes plutôt que des formules et des règlements. Il se borne presque à ouvrir devant nous la source des lumières et des forces spirituelles, en nous invitant à y puiser. La responsabilité reste, aux deux égards, avec l’épreuve. Il est dit de Jésus-Christ : « Voici, il est mis pour être une occasion de chute et de relèvement à plusieurs en Israël et pour être en butte à la contradiction, en sorte que les pensées des cœurs seront manifestées » (Luc 2.34-35). Le Christianisme doit être, jusqu’à la fin des temps, ce que fut son divin Fondateur en Israël. Ce caractère de l’économie chrétienne permet bien peu de croire à une institution extranaturelle, dont le but serait de rendre l’erreur impossible dans l’Église et de dispenser les fidèles du travail de la foi. Toutes les analogies conduisent à penser au contraire que Dieu, après avoir donné ses révélations au monde, a laissé à chacun le devoir d’y chercher par soi-même la voie du salut, c’est-à-dire qu’elles conduisent au point de vue protestant.

De plus, si, de la convenance, de l’utilité, de la nécessité présumée] d’une dispensation divine, on pouvait conclure à sa réalité, où cela mènerait-il ? Ne serait-il pas infiniment avantageux que Dieu accordât de loin en loin des dons miraculeux et prophétiques, ou qu’il intervint par d’autres manifestations providentielles, pour légitimer sa Parole et son Église aux yeux du monde, pour faciliter la propagation de l’Évangile, pour ranimer et raffermir la foi ? Inférera-t-on de là qu’il le fait ? Et à combien d’égards ne pourrait-on pas faire le même raisonnement ? N’aurait-il pas été bon, n’aurait-il pas été, ce semble, conforme aux vues de la céleste miséricorde que le Sauveur vînt immédiatement après la chute, — que les hommes ne fussent pas abandonnés à l’erreur et au mal pendant quatre mille ans, — que la révélation leur fût donnée en même temps à tous, — qu’elle se montrât si éclatante d’évidence que nul n’en pût méconnaître ni le caractère, ni le contenu divin ? Pourtant, rien de tout cela n’a eu lieu. Quel fondement reste-t-il donc à l’argumentation qui nous occupe, quelle certitude et quelle valeur au principe sur lequel elle repose ?

L’incrédulité s’est armée de ce principe et l’a retourné contre le Christianisme. L’appliquant aux faits que nous indiquions, elle a dit : Une révélation du Père des hommes doit s’adresser à tous les hommes ; son universelle bienveillance et son impartiale équité le garantissent également ; or, non seulement le Christianisme n’est venu que fort tard, mais il n’est encore connu que de la moindre partie des habitants de la terre ; donc, il ne peut être ce qu’il se dit. — L’incrédulité a dit encore : Une révélation devrait porter des caractères si manifestes de vérité et de divinité que personne ne put échapper à leur évidence, sans quoi le but de Dieu ne serait point atteint ; or, ces caractères manquent au Christianisme, dont les doctrines et les preuves restent exposées à de nombreuses difficultés ; donc, etc. On a tourné en mille sens ce genre d’argumentation contre l’Évangile. Il faut donc que les catholiques reconnaissent que Dieu ne donne pas toujours ce qu’il nous semblerait convenable ou nécessaire qu’il donnât, et qu’ils confessent, par cela même, que leur argument croule avec le fondement qui le porte ; ou bien qu’ils s’arrangent avec l’incrédule, en lui prouvant que les prémisses dont ils partent valent bien pour eux, mais qu’elles ne valent pas pour lui ; car ces prémisses sont les mêmes des deux parts, seulement on les emploie dans un cas sous forme négative, dans l’autre sous forme positive ; ici, on s’en sert pour édifier, là pour ruiner ; ce n’est qu’une différence de direction.

Ajoutons que le principe, poussé logiquement, peut servir à renverser le dogme qu’on lui fait fonder. Car, si l’on en déduit que Dieu a dû donner une autorité infaillible, on peut en déduire également qu’il a dû la légitimer par des témoignages ou des signes manifestes que, décidément, le Catholicisme ne possède pas.

Le principe catholique fait plus qu’éveiller par contre-coup les attaques de l’incrédulité. C’est le principe de l’incrédulité lui-même. Sondez les objections de l’incrédulité, et vous y trouverez presque toujours le procédé aprioristique que nous y indiquions. C’est par cette méthode qu’elle a généralement battu en brèche soit les faits, soit les dogmes chrétiens ; c’est par des notions préconçues de théodicée, d’anthropologie ou de cosmologie qu’elle a essayé de démontrer l’impossibilité de la doctrine et de l’histoire évangélique. La chaîne des causes et des effets est indissoluble, a-t-elle dit, les lois de la nature sont immuables, l’ordre universel des choses ne souffre pas d’interruption ; donc, il ne peut y avoir ni miracle, ni révélation au sens propre ; donc, le Christianisme, qui a pour base une intervention divine immédiate, exceptionnelle, surnaturelle, ne saurait être admis, du moins tel que l’ont fait les Ecritures et que l’a cru l’Église. — Il est impossible, a-t-elle dit encore, que Dieu se soit fait homme, — que l’innocent ait été substitué aux coupables devant la justice céleste, — qu’une dispensation aussi extraordinaire que la rédemption par l’incarnation et la passion du Fils de Dieu ait eu lieu en faveur d’un monde tel que le nôtre, qui n’est pas dans l’immensité de l’univers ce qu’est un grain de sable sur les rivages de l’Océan, etc., etc. ; donc, l’Évangile, dont ces doctrines constituent le fonds essentiel, ne saurait être une réalité.

Ce que nous relevons dans cette argumentation de l’incrédulité, portée tantôt sur un point tantôt sur l’autre, selon l’esprit du temps, mais toujours essentiellement la même, ce qui la place dans la même catégorie que l’argumentation catholique, dont elle devient ainsi la mesure, c’est la prétention de juger de ce qui est par ce qu’on juge devoir être ou ne pas être, d’établir ou d’invalider les faits par des spéculations sur la nature des choses, c’est-à-dire par des conceptions idéales qui ne sont que de pures présuppositions, oubliant que les faits ne se créent ni ne se renversent par le raisonnement, qu’ils se constatent par l’observation ou par le témoignage, témoignage humain dans l’ordre naturel ou historique, témoignage divin dans l’ordre surnaturel. Ce n’est pas seulement chez l’incrédulité savante que règne le principe aprioristique, il domine également chez l’incrédulité populaire. Approchez les esprits forts de cette classe, ces philosophes de village ou d’atelier, aujourd’hui si nombreux, écoutez les raisons d’après lesquelles ils rejettent les croyances évangéliques comme des contes ou des duperies, vous trouverez presque toujours que c’est quelque idée qu’ils se sont faite, dans leur philosophie de bas étage, et qu’ils opposent aux Ecritures avec une confiance absolue. Une pauvre femme me disait à Monoblete, dans une de ces réunions qui se formaient le soir à la porte de la maison que j’habitais, qu’elle ne pouvait croire à la résurrection des morts, ni par conséquent à la Bible qui l’annonce, parce que si les morts revenaient, il n’y aurait pas de place pour tous ; et l’argument paraissait péremptoire à plusieurs des assistants. J’essayai de leur faire comprendre ce qu’est ce Ciel étoilé qui brillait devant nous, en les renvoyant à cette parole du Seigneur : « Il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père ». Bien des systèmes de la haute spéculation théologique et philosophique m’ont rappelé le mot de cette brave femme. On se fait son monde à côté du monde de Dieu ; et l’on nie dans le monde de Dieu ce qu’on ne peut placer dans son monde propre, ou, par une opération inverse, on y insère ce qu’on a besoin d’y trouver.

e – Petite Église du Gard qui eut les prémices du ministère de P. F. Jalaguier, en 1819. (Edit.)

Pour juger le principe catholique, on n’a qu’à l’envisager dans toute l’étendue de ses applications ; pour lui enlever sa base et sa valeur, on n’a qu’à le généraliser. Ramené à ses éléments constitutifs, il se trouve que c’est le principe favori de l’incrédulité ; avec cette différence que l’incrédulité l’emploie sous forme négative, tandis que le Catholicisme s’en sert communément sous forme positive. L’un dit : cela ne peut être, donc cela n’est pas ; l’autre dit : cela doit être, donc cela est. Mais, répétons-le, le mode d’application ne change pas la nature du principe ; il reste essentiellement le même dans les deux cas, et -la valeur de l’argument qu’on en déduit reste aussi la même. Rappelons d’ailleurs que la forme négative n’est point étrangère à la démonstration romainef.

f – Voyez ci-dessus la citation de Fénelon.

Supposez le catholique et l’incrédule placés vis-à-vis d’un indigent pieux qui leur demande du pain, et rigoureusement fidèles l’un et l’autre à leur principe. L’incrédule dirait à l’indigent : Mon ami, vous invoquez Dieu comme votre Père, vous croyez qu’il vous entend et qu’il vous exauce, et pourtant vous manquez de ce pain quotidien que vous lui demandez ; désabusez-vous donc, votre Dieu n’existe pas. Le catholique lui dirait, du moins s’il raisonnait envers le fidèle comme il raisonne envers l’Église : Dieu n’oublie point ses promesses, sa Providence répond aux prières de ceux qui se confient en lui, donc vous avez certainement le pain de votre ordinaire, car il faut, en bonne logique, que vous l’ayez, et la logique catholique (terme qui a eu son moment de vogue) ne trompe point. Il est bien clair que dans cette application, un peu vulgaire si l’on veut, mais tout expérimentale et parfaitement légitime du principe, l’induction positive et l’induction négative portent également à faux.

Adorons la sagesse, infiniment diverse, du Dieu de la nature et de la grâce, et en toutes choses constatons ses dispensations au lieu de les préjuger.

On pourrait soumettre le principe catholique à une autre épreuve, où l’analogie serait plus prochaine et notre conséquence plus évidente et plus sensibleg. On pourrait s’en servir pour démontrer l’infaillibilité de l’Église judaïque, quoiqu’elle ne se soit jamais attribué cette haute prérogative. La preuve rationnelle est tout aussi forte en sa faveur qu’en faveur de l’Église romaine, et la preuve biblique l’est bien davantage. Si l’Église doit posséder le don de l’infaillibilité, elle a dû l’avoir dans tous les temps. Le peuple ancien, gardien des oracles, dépositaire de la vérité et de la promesse, en avait tout autant besoin que le peuple nouveau. La prophétie, qui pouvait la suppléer, fut temporaire, occasionnelle, et elle se tut pendant de longs intervalles, comme par exemple durant les quatre cents ans qui ont séparé Malachie de Jean-Baptiste. Les raisons de convenance et de nécessité étaient alors ce qu’elles sont aujourd’hui ; les considérations aprioristiques prouvent dans le premier cas aussi bien que dans le second, ou elles ne prouvent dans aucun.

g – Je m’arrête à ces questions, quoiqu’elles préoccupent peu aujourd’hui (1864), parce qu’elles resteront toujours entre le catholicisme et le protestantisme. La chute du pouvoir temporel de la Papauté, si elle s’accomplit, n’entraînera point celle de son pouvoir spirituel, ni, par conséquent, celle du dogme ou du principe sur lequel ce pouvoir repose.

Quant aux témoignages scripturaires, tandis que le catholique ne peut en alléguer aucun de spécial à l’Église romaine, et qu’il est réduit à lui appliquer arbitrairement des promesses faites à l’Église générale, ou au collège apostolique, ou à saint Pierre, le juif présente des déclarations directes et positives en faveur de l’institution Lévitique, comme Deutéronome 17.12 ; 19.17. « Si les catholiques, dit Withby, concluent l’infaillibilité de leurs conciles ou de leurs papes, des quelques passages douteux qu’ils allèguent, quoiqu’il n’y soit pas dit un mot de pape, ni de concile, ni d’infaillibilité ; combien n’eussent-ils pas triomphé s’il eût été dit expressément de leurs pontifes, ou de leurs cardinaux, ce qui est dit des sacrificateurs, qu’ils sont établis pour le jugement, si Dieu eût fait reposer sa présence et sa gloire à Rome comme à Jérusalem ? »

L’argument, dans ses deux branches (rationnelle et biblique), étant aussi fort, ou même plus fort en faveur de l’Église judaïque qu’en faveur de l’Église romaine, les catholiques doivent confesser ou qu’il est nul contre le Protestantisme ou qu’il porte contre le Christianisme tout entier, et, par conséquent, contre le Catholicisme lui-même, puisque, si la Synagogue était infaillible Jésus-Christ et les apôtres eurent tort contre elle, et l’Évangile, qu’elle condamne, est une imposture.

Nous pourrions même pousser plus loin les inductions du principe ou de l’argument catholique. S’il a la valeur et la portée qu’on lui attribue, il conduit à revêtir de l’infaillibilité non seulement le Pape, ou le concile, ou le corps des premiers pasteurs uni au Pape et au concile, mais chaque pasteur, jusqu’au plus humble desservant de village, et même chaque fidèle ; logiquement, il mène à un illuminisme absolu et universel.

On nous dit : La parole des prophètes et des apôtres ne saurait suffire, parce qu’il s’y trouve des difficultés, des obscurités, des incertitudes, et que livrée à l’examen et au jugement individuel, elle pourrait être mal comprise et mal exposée ; il faut par conséquent un interprète infaillible des Ecritures, sur les lèvres duquel repose la science, et qui rétablisse la vérité sainte et la foi pure, à mesure qu’elles s’altèrent au sein des peuples ; et de la nécessité de cette institution nous avons le droit de conclure que Dieu l’a réellement accordée à son Église. Mais les décisions des conciles, mais les bulles et les décrétales des papes, abandonnées à des hommes sujets à l’erreur, peuvent aussi être mal entendues et mal expliquées ; il faut donc, d’après le principe, que le corps enseignant tout entier soit infaillible comme le Souverain pontife ou l’assemblée des évêques, sans cela le but ne serait point rempli. Si l’argument est bon dans le premier cas, il doit l’être également dans le second, car la même nécessité existe dans les deux. — Bien plus, la parole du prêtre peut être à son tour mal saisie, mal retenue, mal appliquée par chaque fidèle, et, comme dans l’économie de la grâce Dieu fait pour chaque fidèle en particulier ce qu’il fait pour l’Église, il faudra croire qu’il accorde à chacun d’eux, non pas seulement le secours ordinaire de son Saint-Esprit, mais le don prophétique, et qu’il le préserve d’erreur, par cette direction surnaturelle sous laquelle on place l’Église ; et si elle est chez les fidèles elle n’est plus dans l’Église, qui n’en a pas besoin. L’inspiration étant partout nécessaire, elle doit se trouver partout ou n’être nulle part. Le principe une fois posé, il faut, s’il est fondé, qu’il prenne tous ses développements ; il faut qu’il donne tous ses résultats ; nul n’a le droit de l’arrêter à moitié chemin. Outre les conclusions que vous en tirez, il en renferme que vous refusez d’en déduire ; elles en sortent toutes au même titre ; dès lors, elles sont vraies les unes et les autres, ou elles ne le sont ni les unes ni les autres. Soyez conséquents et choisissez.

Terminons sur ce point par un mot de Lamennais, qui porte au moins autant contre l’argumentation catholique que contre l’argumentation philosophique, à laquelle il l’applique : « Véritablement la philosophie a quelquefois une logique bizarre ; cela est ainsi parce que je l’affirme, et je l’affirme parce qu’il me semble que cela ne peut être autrement. Ne voilà-t-il pas une puissante démonstration ? »h.

hEssai sur l’indifférence.

Revenons à l’observation fondamentale de cet article : le raisonnement ne saurait ni créer ni anéantir les faits. On ne peut donner l’infaillibilité à l’Église ou au clergé en s’évertuant à montrer combien elle lui serait utile ; on ne peut pas davantage détruire, par la considération de ses périls, le droit et le devoir de l’examen particulier, s’il constitue, en fait, une des lois de l’Église et du monde. Nos regrets ou nos vœux ne sauraient changer ce qui est.

En dernière analyse, nous devons savoir nous contenter et profiter avec une humble gratitude des dons de Dieu. L’institution que propose le Catholicisme pourrait être fort précieuse ; mais à quoi sert de l’exalter, si elle n’existe pas ? L’examen privé, le jugement individuel peuvent avoir de graves inconvénients, même à côté de la révélation, mais il faut bien accepter ce guide si nous n’en avons pas d’autre. Et les catholiques eux-mêmes sont forcés d’en appeler aussi au jugement particulier, ne fût-ce que quand il s’agit d’établir l’autorité de l’Église, c’est-à-dire leur dogme fondamental, car quelle autre ressource ont-ils que le raisonnement pour le légitimer ou pour le défendre ?

Ceci mérite d’être éclairci par quelques remarques, quoiqu’il ne touche qu’indirectement à notre étude actuelle.

Il y a moins d’opposition qu’on ne se le figure généralement entre la méthode catholique et la méthode protestante. Il est reçu de dire que le Protestantisme repose sur l’examen et le Catholicisme sur l’autorité. Cette assertion a de la vérité ; mais c’est une vérité relative, ce n’est pas la vérité absolue qu’on y attache. Au fond, les deux communions portent à la fois et sur « le principe d’autorité » et sur « le principe d’examen ». Le point fondamental de leur séparation est le siège de l’autorité devant laquelle elles s’inclinent. Les catholiques la placent dans l’Église ; les protestants dans la Bible, (que du reste les catholiques ne rejettent pas). Les protestants arrivent à la Bible par l’examen ; et c’est par la même voie, malgré qu’ils en aient, que les catholiques arrivent à l’Église ; puisqu’il faut bien, avant de croire a ses décisions et de se soumettre à ses directions, qu’ils se démontrent qu’elle possède les prérogatives d’infaillibilité qu’elle s’attribue. Ils ne peuvent recevoir son enseignement et son gouvernement comme divins, sans s’être assurés, d’une ou d’autre manière, que l’Esprit de Dieu l’éclaire et la dirige par une intervention exceptionnelle et surnaturelle. Ils ne peuvent attirer à leur croyance, ni se légitimer à eux-mêmes que par ce moyen. Nous parlons des hommes qui ont besoin de se rendre compte de ce qu’ils sont, et non des masses qui, dans les deux églises comme partout, se confient et s’abandonnent à la religion traditionnelle.

Ainsi, des deux parts on commence par vérifier les titres de crédibilité que présente l’autorité à laquelle on doit obéir. C’est la même marche logique. La différence est dans le résultat plus que dans la méthode. D’un côté, on est conduit à chercher la règle suprême de la foi et de la vie dans le corps hiérarchique ou dans son Chef, parce qu’on y voit l’organe permanent de la vérité divine ; de l’autre côté on ne la cherche que dans les Saintes Ecritures, parce qu’on reconnaît là, et là seulement, la Parole de Dieu. Il existe donc des deux parts examen et autorité.

Les catholiques nous accusent, il est vrai, de soumettre à notre jugement personnel l’enseignement des Ecritures, et par conséquent de ne conserver qu’une autorité apparente et de ne croire en réalité qu’à nous-mêmes. Il y a là une confusion qu’il importe de démêler, car elle est aujourd’hui partout : elle nous attire des blâmes et des éloges que nous récusons également. Nous examinons, pour constater l’enseignement des Ecritures comme pour constater leur divinité ; mais, cet enseignement reconnu, nous l’admettons par cela seul qu’il est de Dieu ; notre compréhension n’est pas la mesure de notre foi ; les mystères font partie de la dogmatique protestante. Du reste, les catholiques doivent examiner, et examinent, en effet, de la même manière, l’enseignement de l’Église, car pour le croire et le suivre il faut bien qu’ils sachent ce qu’il est. Sans doute, on peut examiner, non seulement pour constater l’enseignement de la Bible mais pour le juger, en s’attribuant le droit de ne l’admettre qu’autant et en tant qu’on l’approuve. Ce fut le principe socinien ; c’est le principe rationaliste. Ce n’est pas le principe protestant ; et l’on a tort de nous l’imputer comme s’il constituait réellement notre maxime théologique et notre règle religieuse. Le vrai Protestantisme est vis-à-vis de la Bible ce qu’est le Catholicisme vis-à-vis de l’Église. L’autorité est la même dans son essence, car c’est, des deux parts, celle qui naît d’une révélation divine ; et la foi qu’on lui accorde est la même en principe, car c’est, des deux parts, la soumission de l’esprit et du cœur à la Parole d’En Haut. Ce qui est en cause, c’est, ainsi que nous le disions tout à l’heure, le siège réel de la révélation.

Notons un des mille revirements de la polémique romaine.

Nous avons à nous défendre contre elle d’être des absolutistes non moins que des radicaux, et des obscurantistes non moins que des rationalistes. De même qu’en abandonnant l’ancienne tactique (plus de pape, plus de rois) on a soutenu, en ces derniers temps, que le Catholicisme seul pose et garantit chez les peuples le vrai principe de liberté, et que le Protestantisme n’engendre que la servitude (Lamennais, Balmès, etc.), on a soutenu aussi que l’Église catholique pose seule le vrai principe d’examen. Les bras vous tombent devant de telles assertions ; mais il ne faut s’étonner de rien dans le pêle-mêle où nous sommes. « Les seules religions qui existent à côté du catholicisme, dit de Genoudei, sont le mahométisme, le protestantisme et le judaïsme. Et ces religions exigent une foi aveugle à leurs fondateurs. Mahomet disait : Crois ou meurs ; Luther s’écriait : Sit pro ratione voluntas mea ; et les églises qu’ils ont fondées ont des rois pour chefs. C’est une maxime établie parmi les Juifs que si un rabbin dit que la main droite est la gauche et la gauche la droite, on est obligé de le croire. Le catholicisme seul soutient l’examen, et dit avec saint Paul : Que votre obéissance soit raisonnable. » A l’ouïe de telles déclarations, ne dirait-on pas que le Catholicisme a répudié ses vieilles prétentions et que les autres cultes s’en sont partagé l’héritage ? Cela prouve du moins qu’on voudrait bien changer les rôles, à mesure que les temps changent. On a dit, durant de longues années : ou le catholicisme, ou le déisme (Bossuet, etc.). On a dit ensuite : ou l’athéisme (Lamennais, etc.), ou le panthéisme, ou le socialisme (M. A. Nicolas), marquant au front le Protestantisme du signe de la Bête et de l’épouvantail du moment. Il est, certes, curieux que les apologistes de l’infaillibilité montrent des uns aux autres une telle inconstance et de telles contradictions !

i – « Du Dogme catholique. » Et de Genoude n’est là que l’écho d’une opinion qui se produit de bien des côtés et en bien des sens.

Mais revenons, et redisons qu’en un sens le Catholicisme en appelle à l’examen comme le Protestantisme, et le Protestantisme à l’autorité comme le Catholicisme. L’un et l’autre doivent établir les bases de leur foi, et ils ne le peuvent qu’à la lumière qui éclaire tout homme venant au monde, celle de la conscience ou de la raison. Si les investigations conduisent à reconnaître la seule autorité divine dans la Bible, on est protestant ; si elles aboutissent à la voir dans l’Église, on est catholique. La différence essentielle est donc, pour le répéter, dans le résultat plus que dans la méthode. Le catholique éclairé dit comme le protestant : « J’ai cru, parce que j’ai examiné. » (Laharpe).

Il y a donc, des deux parts, examen et autorité ; autorité reçue sur preuve par le savant, acceptée de confiance par le peuple.

Cependant, et il faut bien le dire aussi, dans un autre sens également vrai et plus vrai peut-être, le Catholicisme repousse et anathématise l’examen. Il le déclare souvent lui-même ; et l’une des grandes accusations qu’il nous a constamment adressée, c’est de tout compromettre en livrant la foi au jugement individuel. En principe, il veut que son autorité soit reconnue par elle-même, comme un fait évident en soi, qui se légitime en se manifestant ou en s’affirmant. Il la pose et l’impose. Il dit avec Fénelon : « Ne raisonnez, ne décidez point, contentez-vous d’être dociles et humbles : Dieu m’a promis son Esprit pour vous préserver de l’erreur. » Voilà pourquoi il parle, d’ordinaire, de ses marques plutôt que de ses preuves. Le Catholicisme a deux faces, fort distinctes, que nous avons eu occasion de signaler à divers égards, l’une sacerdotale, l’autre théologique, auxquelles correspondent ses deux méthodes opposées. Mais, au fond, la première représente sa tendance réelle, son véritable esprit, ce qu’il voudrait être et paraître ; la seconde n’est guère qu’un effet de la nécessité, une concession que lui arrachent la nature et la marche des choses. Mais c’est une pente irrésistible qui l’entraîne, et le fait passer, malgré qu’il en ait, sous l’empire du principe protestant. L’examen qu’il réprouve en théorie, il est forcé d’y recourir et de s’y appuyer de plus en plus en pratique.

Aux anciens arguments rationnels dont s’étaye toujours le dogme de l’infaillibilité, se joignent ceux que peut fournir à chaque époque le courant des idées. En voici deux ou trois, pris dans la Symbolique de Mœhler :

« L’Église est l’incarnation permanente de Jésus-Christ. Elle a, par conséquent, comme Jésus-Christ, un côté divin et un côté humain ; les deux natures se communiquent leurs prérogatives. L’Église est Jésus-Christ lui-même, vivant éternellement sur la terre, et accomplissant son œuvre de rédemption. Il est manifeste, dès lors, que l’infaillibilité lui appartient. » —

Ce principe, emprunté à la philosophie alors dominante, une fois admis, le dogme catholique est expliqué et justifié, nous le reconnaissons. Mais qu’est-ce qui garantit le principe ? Sur quoi repose-t-il, que sur des doctrines métaphysiques, où l’on cherche des armes sans s’y fier, ni s’y abandonner, parce qu’elles ouvrent des abîmes derrière l’appui ou l’abri apparent qu’elles présentent. La question n’est que déplacée ou reculée ; elle passe du dogme au fondement ou au support qu’on veut lui donner.

Un autre argument de Mœhler est celui ci : La vie dans l’Église développe un sens spirituel qui saisit la vérité sans altération essentielle ; de sorte que lorsqu’il s’élève des erreurs, c’est la croyance commune qui décide contre le jugement privé. — Mais ce sens spirituel se développe uniquement chez les fidèles, dans les âmes pénétrées des principes évangéliques, ainsi que le reconnaît Mœhler. Dès lors, comment la conclusion sort-elle des prémisses, à moins de supposer, contrairement à l’expérience et à l’Ecriture, que c’est le grand nombre et non le petit nombre qui vit de la vie de Christ ?

Mœhler dit encore que la doctrine de l’infaillibilité n’est que l’application à l’Église d’une des grandes lois du monde moral. Chaque nation a sa vie propre, parce qu’elle a son idée propre ; c’est cette idée qui la caractérise et la constitue ; c’est le développement de cette idée qui fait son progrès. Ce principe suprême s’empreint en toute chose ; il anime et régit tout ; il fond les diversités dans une unité générale ; il crée ces personnalités collectives que nous désignons sous le nom de « nationalités » et qui, comme les personnes individuelles, conservent leur identité essentielle à travers leurs incessantes transformations. Ainsi en est-il des sociétés religieuses, et de la société chrétienne comme des autres. —

Nous ne contestons point la donnée ou la loi qu’on invoque ; mais en sort-il le fait d’infaillibilité tel qu’il se discute entre le Catholicisme et le Protestantisme ? Ne réclame-t-on réellement pour l’Église romaine d’autre spécialité que celle que porte en elle-même toute association politique et religieuse ? Alors la question s’évanouit. A force d’humaniser le dogme pour le rendre intelligible et acceptable, on finit par l’anéantir ; le privilège rentre dans le droit commun. Observons seulement que l’esprit des peuples avance et par le développement des idées anciennes et par l’avènement d’idées nouvelles, qui modifient les premières, et souvent les dominent et les supplantent. Ce fait-là doit être mis aussi en ligne de compte.

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