Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

2. Données bibliques. — Objections

Données bibliques

1° La disposition anormale est nommée « la loi du péché et de la mort ». — 2° Tout ce qui est contre la loi est péché. — 3° Tout aurait péri sans la dispensation de grâce. — 4° Tous les péchés entraînent une peine, même ceux d’ignorance et d’inadvertance. — 5° La souffrance et la mort viennent du péché et sont partout.
Objections

La souffrance moyen d’amendement. — Enfants dont il est dit qu’ils ne connaissent ni le bien ni le mal et proposés comme modèles. — Ces textes, pris rigoureusement, iraient au Pélagianisme. — Innocence relative. — Leçon d’humilité.
Résolution

La question, qui est « abstraite » et « concrète », est résolue par la Bible au second point de vue ; elle ne l’est pas en entier au premier. — La disposition anormale n’est point « péché » au même sens et au même degré que les actes volontaires. — Vérité complexe.

1° La disposition anormale, appelée dans l’Ecriture chair, convoitise, vieil homme, etc., est partout flétrie sous ces diverses dénominations et d’une manière absolue. Elle est nommée « péché » sans aucune des distinctions et des limitations sur lesquelles se fondent les opinions que nous avons exposées (Romains 7.7-23). L’Apôtre affirme bien positivement, Romains 7.7, que la convoitise est péché avant d’être reconnue comme telle par la conscience ou la raison (νους) à la lumière de la loi : « Je n’ai connu le péché que par la loi, car je n’eusse pas connu la convoitise (c’est-à-dire, évidemment, je n’eusse pas connu que la convoitise est péché) si la loi n’eût dit : Tu ne convoiteras point. » L’Apôtre ne peut vouloir dire qu’il n’aurait eu ni désir ni penchant anormal, si la loi ne l’avait éclairé ; ce qu’il affirme, c’est ce fait d’expérience commune qu’avant l’éveil du sens moral et la vraie notion du commandement, on se livre à ces penchants et à ces désirs sans remords, sans scrupules, faute d’en apercevoir la criminalité ; ils sont morts à l’égard de la conscience qui ne se les impute pas, et la conscience est morte à leur égard ; mais ce n’en est pas moins un péché, le péché, η αμαρτια: « Je n’aurais pas connu le péché. » Il est dit qu’elle donne la mort ou qu’elle est la mort (Romains 8.6-8), car c’est bien elle que l’Apôtre désigne là sous le nom de φρονημα σαρκος. Elle est appelée d’un seul mot : la loi du péché et de la mort (Romains 8.2). Ne paraît-il pas évident, par ces seules expressions, qu’elle constitue en soi un état réel de culpabilité et de pénalité ?

Ces déclarations sont d’ailleurs confirmées par les principes et les faits généraux de l’enseignement biblique.

2° La loi, selon l’Ecriture, ne saurait tolérer sa violation en aucun cas ni en aucun sens (Galates 3.10 ; Jacques 2.10 ; Matthieu 5.18), et la conscience et la raison nous le disent comme l’Ecriture. (Dans la législation humaine le droit de dispense ou de grâce est placé entre les mains du souverain, censé en dehors et au-dessus de la sphère légale.) Or, il y a ici un état moral absolument opposé a celui que la loi exige ; les tendances qu’elle veut tenir assujetties dominent et règnent, celles à qui doit appartenir l’empire sont comme atrophiées. C’est un désordre profond ; c’est une ανομια bien positive, et nous pouvons dire, en renversant les termes de saint Jean et sans altérer sa pensée, que toute ανομια est αμαρτια (1 Jean 3.4) ; car la loi, expression de la volonté divine, est la règle suprême du juste et de l’injuste. Le péché est ce qui est contre la loi ; la disposition qui nous occupe est au dernier point contraire à la loi, elle est donc péché. L’état du cœur, la disposition intérieure, constitue, en réalité, le bien et le mal : « Garde ton cœur, etc. » (Proverbes 4.23). « C’est du cœur, etc. » (Matthieu 15.19 ; Marc 7.21). Un état du cœur vicié est donc un état moral essentiellement vicieux. La loi est spirituelle (Romains 7.14) ; elle juge des intentions et des inclinations aussi bien que des actions (Hébreux 4.12), c’est en ce sens que Jésus-Christ et les apôtres l’ont constamment interprétée (Matthieu 5.21-22, 27-28, etc. ; 1 Jean 3.15) ; elle doit donc frapper les affections désordonnées comme les mauvaises œuvres. Le dernier des dix commandements interdit la convoitise, comme pour révéler le véritable esprit de tous les autres. Aussi les sentiments et les actes criminels sont-ils partout condamnés ensemble. (Matthieu 5.21 et tout le Sermon de la Montagne, qui relève la vie intérieure, la spiritualité de la loi) ; Romains 1.28-32 ; Galates 5.19-21 ; Colossiens 3.5-8 ; 1 Jean 2.16 ; 3.15. Ces déclarations, qu’il serait aisé de multiplier, renferment une sentence de réprobation bien formelle contre toutes les dispositions anormales. Et cette sentence est sans restrictions. En condamnant les inclinations déréglées, l’Ecriture ne dit point qu’elle n’entend parler que de celles qu’on a fait naître, ou laissé naître, ou négligé de combattre quand on pouvait les détruire ; elle les condamne purement et simplement, toujours et partout, parce qu’elles sont une déviation de la loi morale, règle éternelle, base immuable de l’ordre et du bien, et que pour l’Ecriture toute αταξια, interne ou externe, est un péché. Ne sort-il pas encore delà une preuve que le penchant au mal (l’αταξια naturelle et primitive) entraîne avec soi une coulpe réelle et par conséquent un péril ?

3° Dans l’état moral que crée la disposition vicieuse ou qu’elle constitue, les enfants d’Adam sont indignes et incapables d’avoir part au royaume des Cieux ; nul d’entre eux ne peut y entrer s’il ne change intérieurement (Jean 3.3-6). Ils sont tous sous la condamnation et dans la mort (Romains 3.19,22 ; 5.12-19 ; Éphésiens 2.1-3 : φυσει). Ceux qui marchent maintenant dans le sentier de la vie ont tous été une fois, comme les autres, dans la voie de la perdition (Colossiens 1.21 ; 2.13 ; 3.7 ; Tite 3.3). Il a fallu pour les sauver une intervention surnaturelle de la miséricorde divine (Jean 3.16,36 ; Actes 4.12). L’image divine, privilège supérieur de la création, s’est altérée, effacée, perdue, et doit être rétablie par la régénération (Colossiens 3.10 ; Éphésiens 4.22-24). Ce sont là des faits qui se manifestent, si je puis dire ainsi, à la surface même du Nouveau Testament, qu’on peut essayer d’interpréter dans l’intérêt de tel ou tel système, mais qu’on ne saurait révoquer en doute sans mettre en question l’Evangile tout entier, et dont l’universalité se concilie mal avec l’innocuité absolue de l’αταξια naturelle, où ils ont leur racine, leur cause véritable. Ce suprême besoin de pardon et de régénération que le christianisme pose à sa base, et qu’il fait universel, implique que le Ciel est fermé pour toute âme d’homme, puisque les deux grandes grâces évangéliques peuvent seules le lui ouvrir.

J’ajouterai quelques autres considérations, moins décisives que les précédentes, mais qui les éclairent et les confirment.

4° A l’assertion que tous les hommes pèchent, est jointe dans la Bible la déclaration que tous les péchés doivent être punis (Galates 3.10), même les plus légers (Matthieu 5.22 ; Jacques 2.9-11), sans réserve d’aucune espèce en faveur de ceux qui sortent fatalement du penchant au mal, avant que la raison ait pris assez de forces pour le combattre et le vaincre, ni en faveur de ce penchant lui-même.

La loi est si sainte que les Ecritures attachent une sorte de coulpe à ses violations purement matérielles, aux fautes d’ignorance et d’inadvertance par exemple (péché objectif). Que l’on considère les expiations prescrites pour les fautes de ce genre (Lévitique 4.2-3,22,27 ; 5.15-19)g. La prière de David pour la rémission de ses péchés cachés (Psaumes 19.12). Celle de Jésus-Christ en faveur des Juifs (Luc 13.34 ; Actes 3.17). La déclaration de saint Paul relativement à lui-même (1 Timothée 1.13) et la parole du Sauveur (Luc 12.47-48). Textes qui attachent tous un caractère positif de culpabilité et de pénalité à ce qui s’écarte de la loi divine, quelque circonscrit qu’il puisse être, alors même que, par erreur, on se figure obéir (Juifs — Saul persécuteur). En face de cette idée biblique du péché, est-il possible de croire que la disposition anormale, source première des volitions et des actions vicieuses, soit entièrement innocente ? Y aurait-il réath dans ce qui n’est que matériellement, accidentellement contre la loi, et non dans ce qui est contre elle formellement et intrinsèquement ? L’amour dominant du devoir peut subsister et régner avec l’erreur ou la faute involontaire, avec le péché de faiblesse ou d’ignorance, tandis qu’il périt dans la disposition vicieuse.

g – Les expressions de Moïse vont au delà des péchés d’ignorance et d’inadvertance ; elles embrassent toutes les faiblesses des enfants de Dieu en opposition avec les révoltes des enfants du monde ; mais elles s’appliquent aussi aux transgressions involontaires, et c’est tout ce qu’il faut pour légitimer l’induction que nous en tirons.

h – Du latin reatus, état d’accusation (ThéoTEX).

5° La Bible représente la souffrance et la mort comme la suite et la peine du péché (Genèse 3.17-19 ; Romains 5.12-14 ; 6.23). C’est l’impression générale qu’elle laisse, et que la théologie et la religion, la science et la foi ont érigée en principe ou en dogme. La pensée qui règne dans les trois- premiers chapitres de la Genèse, et qui se montre fréquemment ailleurs, est que la souffrance est née de la révolte. La désobéissance amène la misère et la mort ; elle change le travail de la femme comme celui de l’homme en pénalité. Auparavant tout était très bon. Le bonheur s’unit en Eden à l’innocence, aussi longtemps qu’elle dure, de même que la félicité parfaite doit s’unir à la parfaite sainteté dans le Ciel. C’est bien là une des données fondamentales de l’enseignement sacré. Or, tous les êtres humains souffrant, tous subissant la mort, et le mal physique étant, d’après la doctrine scripturaire, la conséquence du mal moral, il faut donc, ce semble, que, d’après la même doctrine, le péché existe chez tous à certains égards ; tous étant mortels et à quelque degré misérables, tous doivent être en quelque manière αξιωθανατοι. C’est le raisonnement de saint Paul, Romains 5.12-14 : tous meurent parce que tous sont pécheurs, et tous sont pécheurs puisque tous meurent.

Objections. — Ici se présentent des objections que nous avons déjà rencontrées et qu’il est nécessaire de reprendre.

On nous dit que, selon la Bible, les souffrances sont des épreuves, des moyens de relèvement, une sorte de système pénitentiaire providentiel, par conséquent une dispensation de bienveillance et non de justice. — Nous leur reconnaissons ce caractère et ce but, mais ils sont secondaires, ils tiennent à l’économie de grâce où nous sommes maintenant placés ; l’objet naturel, direct, primitif des souffrances est le châtiment. Elles ne seront pas autre chose dans le monde à venir, lorsque le Fils aura remis le royaume au Père. Le principe scripturaire que le mal physique n’existe et ne peut exister que là où se trouve le mal moral (histoire de la chute) reste dans sa généralité, et avec lui se maintient l’argumentation dont ce principe ou ce fait forme la base.

Une des objections les plus communes contre l’opinion qui se fonde sur l’Ecriture pour qualifier de péché la disposition anormale, considérée en elle-même, se puise dans les passages relatifs aux enfants. Je diviserai ces textes en deux classes : — 1° Ceux où il est dit que les enfants ne savent pas distinguer le bien et le mal (Deutéronome 1.39 ; Ésaïe 7.15-16 ; Romains 9.11), rapprochés de ceux qui affirment qu’il n’y a péché que là où il y a connaissance de la loi (Romains 4.15). — 2° Ceux où les enfants sont proposés comme modèles de ce qu’il faut être ou devenir pour entrer dans le royaume des Cieux.

Les passages de la première classe s’expliquent par une distinction, sur laquelle j’aurai occasion de revenir, entre le péché dans le sens large, comprenant tout ce qui est contre la loi, quelle qu’en soit la nature ou l’origine, et le péché dans le sens strict, désignant des actes faits sciemment et volontairement. C’est du péché dans cette dernière acception qu’il s’agit dans nos passages, et il est bien clair que les enfants à la mamelle ou dans le sein de leur mère n’en sauraient être coupables : ils ne connaissent ni ne font le mal en ce sens-là.

Les textes que l’objection prend dans saint Paul, tels que Romains 4.15 : Là où il n’y a point de loi, il n’y a point de transgression ; et Romains 5.13 : Le péché n’est point imputé, etc., ne peuvent avoir la signification et la portée qu’elle y attache, puisque la disposition anormale qu’elle leur fait innocenter est représentée par l’Apôtre comme le péché lui même, η αμαρτια (Rom. ch. 7), comme la loi du péché et de la mort (Romains 8.2, 6). Et puis, pour se convaincre que l’objection lui prête une autre pensée que la sienne, on n’a qu’à considérer l’argumentation dans laquelle se trouve Romains 5.13 et qui a pour but d’établir l’universalité du ; péché par l’universalité de la mort, la mort étant le signe du péché ou de l’état de péché, parce qu’elle en est la suite et la peine. Il veut prouver que le péché est partout, par le fait que la mort est partout. Sans doute, s’il n’y avait point de loi, il n’y aurait point de péché, puisque le péché est ce qui est contre la loi. Mais la loi, règle éternelle de l’ordre et du bien, a été inscrite dans les cœurs (Romains 2.14-15) avant de l’être sur les tables du Sinaï ; elle tient à la nature même de l’homme ; elle est toujours là pour le juger, et partout où est la mort, qu’elle dénonce là, est en quelque sens la transgression ou la déviation. Voilà, par delà les diversités d’interprétation, l’évidente pensée de l’Apôtre : on la fausse, par conséquent, en poussant à outrance une de ses expressions, qui irait à l’encontre de sa thèse.

Les passages de la seconde classe (enfants donnés comme modèles) sont, au premier abord, plus difficiles et plus embarrassants (Matthieu 18.3 ; 19.14 ; Marc 10.13 ; Luc 9.48 ; 18.15 ; 1 Corinthiens 14.20) ; mais la difficulté disparaît quand on les examine avec quelque attention. Ce qui frappe aussitôt, c’est qu’ils ne peuvent être entendus rigoureusement, du moins par les personnes qui admettent avec nous le péché originel, car ils porteraient contre l’existence de la disposition vicieuse autant que contre sa criminalité ; ils pourraient, par une interprétation littérale et absolue, servir d’argument à la thèse que l’homme est naturellement bon. On sait que les tendances pélagiennes ont toujours essayé de s’en faire un appui. Cette seule considération démontre que l’innocence attribuée là aux enfants ne peut être que relative. De plus, à l’âge ou Jésus-Christ les prend (on les lui amène, ou bien il les appelle ; il les place au milieu de ses apôtres, etc.) les enfants manifestent déjà des défauts volontaires : le mensonge, l’indocilité, la vengeance, l’égoïsme sous ses diverses formes. Et si, contrairement aux faits d’observation, on soutient que ces défauts ne sont pas des vices, parce que, à cette époque de la vie, on ne distingue pas encore réellement le bien du mal, et qu’on est dépourvu d’empire sur soi-même, alors les enfants ne sont pas même des êtres moraux, puisqu’ils manquent d’intelligence et de liberté. Or, comment des êtres qui n’ont pas atteint la moralité seraient-ils des types du juste, du chrétien, de l’héritier du Ciel ? Il est clair que ces locutions, de même que bien d’autres, ne doivent pas être trop rigoureusement pressées. Les enfants sont purs comparativement ; en eux, les germes du mal ne se sont pas développés et n’ont pas porté leurs fruits comme ils le feront plus tard ; les passions charnelles et malveillantes n’ont pas atteint le degré où elles arrivent dans l’homme. Sous ce rapport et en ce sens restreint, les enfants peuvent en effet être offerts pour modèles. C’est la pensée de 1 Corinthiens 14.20 : A l’égard de la malice, soyez des enfants, etc.

Mais c’est à un point de vue différent et tout spécial que Jésus-Christ les propose en exemple ; c’est dans un sens encore plus étranger à notre question. Les apôtres discutent entre eux pour savoir lequel sera le plus grand dans le royaume du Messie, ils empêchent qu’on amène les enfants à leur Maître, ils reprennent les personnes qui les lui présentent, sans doute parce qu’ils jugent indigne de Celui dont ils étaient les disciples, de descendre à de pareils soins : Jésus veut leur donner une leçon d’humilité et leur apprendre que le plus grand dans le royaume des Cieux, c’est le plus petit (Luc 9.48). La pensée du Seigneur est manifestement celle-ci, qui existe d’ailleurs au fond de la doctrine évangélique : il faut faire abnégation de soi, renoncer à tout orgueil de la raison et du cœur, sacrifier toute volonté comme toute justice propre, en un mot s’abaisser à tous égards comme un petit enfant pour entrer dans le royaume des Cieux, et plus on se dépouille ainsi de soi-même, plus on participe aux dons de la grâce et de la gloire. C’est le principe que nous trouvons dans cette sentence souvent répétée parle Seigneur et par ses apôtres : Celui qui s’élève, etc. C’est le principe constitutif du grand dogme de la justification par la foi ; et c’est ce principe que reflètent les textes dont il s’agit. De plus, les enfants ont en général un caractère de docilité, de confiance, de candeur, qui les porte à croire et à se soumettre, disposition si essentielle vis-à-vis de la Parole de Dieu et malheureusement si rare parmi les hommes. Ces passages, considérés à la lumière du contexte et de l’enseignement général de l’Ecriture, ne disent donc pas ce qu’on veut leur faire dire, ils sont étrangers à la question qu’on veut leur faire décider.

D’ailleurs, nul être humain n’est admis dans le Ciel que par Christ, en vertu de son sacrifice et de la rédemption qu’il nous a acquise. C’est la doctrine constante de l’Evangile, les enfants ont aussi besoin de participer à cette œuvre de grâce, parce qu’ils participent à la souillure originelle (Ce qui est né de la chair est chair. Nul, s’il ne naît de nouveau, ne etc.) ; et s’ils en ont besoin, comme l’implique la terminologie générale du Nouveau Testament, comme le reconnaissent les théologiens qui nous combattent, la disposition vicieuse crée donc, par elle-même, un état tellement anormal et périlleux qu’il exclurait des demeures célestes, si la dispensation de grâce n’en avait arrêté les suites ; elle est donc mauvaise et fatale de sa nature, indépendamment de ses manifestations ; elle est un désordre qui fait perdre ipso facto les prérogatives de l’ordre.

L’opinion qui, distinguant radicalement entre l’état conscient et l’état inconscient de la viciosité, ne veut reconnaître le péché que dans le premier de ces états et en quelque sorte dans l’acte volontaire, s’éloigne visiblement de l’Ecriture qui appelle mal tout ce qui est contre la loi, et qui place essentiellement le caractère moral dans la disposition intérieure. L’Ecriture condamne tout ce qui est anormal ; si elle y relève des circonstances atténuantes dans certains cas, elle ne l’innocente jamais.

En résumé, selon les Ecritures, la loi étant la norme suprême du bien et du mal, la base éternelle de l’ordre et du bonheur, toute déviation de la loi, de quelque nature qu’elle puisse être (pensée, inclination ou acte), produit le malheur, parce qu’elle produit le désordre. La loi étant spirituelle (Romains 7.14), elle condamne l’état vicieux aussi bien que l’acte vicieux ; c’est même l’état vicieux qu’elle condamne spécialement, parce que devant Dieu les actes moraux ne sont bons ou mauvais que par leur principe : Dieu a égard au cœur. La disposition anormale, constituant un état essentiellement vicieux, porte donc en soi des caractères de culpabilité et de pénalité. Aussi est-elle nommée dans un sens spécial le péché, η αμαρτια (Romains ch. 7) et appelée la mort (Romains 8.6), la loi du péché et de la mort (v. 2).

Quelles que soient les répugnances intellectuelles et morales que cette doctrine rencontre au premier abord, elle ne saurait être douteuse, selon nous, pour le disciple de l’Ecriture. Et puis, rappelons qu’il s’agit ici du fait considéré à la lumière de la loi, en dehors des correctifs qu’a pu y porter la miséricorde. Rappelons, de plus, qu’innocenter la disposition anormale, c’est aboutir à enlever le péché-principe au compte de l’homme, pour le mettre au compte de Dieu.

La question, prise simplement au point de vue de la révélation, semble donc décidée ; elle ne l’est pourtant pas entièrement. Il importe de la diviser pour y appliquer avec plus d’exactitude les données scripturaires et pour arriver à un ; résultat plus précis. Il y a là une question abstraite (métaphysique, théologique) : La disposition anormale est-elle péché par elle-même, l’est-elle lorsqu’elle n’existe encore que latente (in potentia), antérieurement à toute participation de l’intelligence et de la volonté ? et une question concrète (religieuse, pratique) : La disposition anormale est-elle péché dans l’homme doué de ses facultés intellectuelles et morales, quand il l’a reconnue et qu’il peut y céder ou y résister ? C’est cette seconde question que traite directement la Bible, car la Bible répond, non aux curiosités de la science, mais aux réclamations de la conscience, et elle la décide formellement, selon nous, en opposition avec l’opinion catholique et pélagienne, rationaliste et philosophique, qui range le penchant au mal dans les pura naturalia, en faisant la condition du bien, le principe du développement spirituel. Pour l’être en possession de lui-même (compos sui), la prava concupiscentia, l’affection de la chair est bien décidément imputable selon l’Ecriture, elle est le péché et la mort. Elle l’est dès qu’elle existe et partout où elle existe, sans aucune des limitations que sont forcés d’établir les systèmes susmentionnés. Ces systèmes ne rendent donc pas la donnée biblique, qui par cela même les frappe à leur base.

Reste la première question, la question abstraite, et par conséquent l’opinion des théologiens qui reconnaissent le penchant au mal comme une disposition anormale, venue d’Adam et exposant à une condamnation certaine dont on n’est sauvé que par Jésus-Christ, mais qui se refusent à le qualifier du nom de péché avant qu’il se soit produit dans ses actes volontaires (Zwingle, qui l’appelait « morbum non peccatum », M. Stuart, J. Muller, etc.)i. Cette question-là, l’Ecriture ne la discute ni ne la pose, je le répète, car l’Ecriture ne portant ses lumières que sur ce qui intéresse réellement la foi et la vie, n’a pu s’occuper de l’être moral abstrait, du sort des enfants et des idiots dont elle laisse le secret à Dieu. Cependant les principes qu’elle proclame, les faits qu’elle contient, semblent donner sur ce second point, comme sur le premier, une solution positive quoique implicite. L’Ecriture condamne d’une manière générale et absolue les inclinations charnelles, égoïstes, anormales, quelles qu’elles soient et à tous leurs degrés ; elle les qualifie du nom de péché, sans réserve d’aucune espèce en faveur de la disposition originelle, non plus que des sentiments et des actes qu’elle produit fatalement. Elle représente les hommes comme étant tous assujettis à la mort, parce que tous sont pécheurs, comme étant tous naturellement (φυσει) dans un tel état moral qu’ils devaient périr si la dispensation de grâce ne fût intervenue, ce qui serait inexact dans l’hypothèse que la disposition anormale ne devient imputable qu’au moment où elle reçoit un assentiment quelconque de l’intelligence et de la volonté, puisqu’un grand nombre d’êtres humains n’arrivent point là, et qu’il est pourtant dit de tous qu’ils sont dans la mort et qu’ils n’ont la vie que par Christ. La disposition anormale est donc criminelle partout où elle se rencontre, puisqu’elle est partout funeste et partout condamnée ; elle est donc péché en soi, formaliter et causaliter. C’est la conclusion à laquelle conduisent le langage et l’esprit de l’Ecriture. D’après elle, toute ανομια est αμαρτια, et le désordre intérieur est la grande anomie, car c’est au cœur que Dieu regarde. Encore une fois, dans cette généralité, la doctrine scripturaire ne saurait être douteuse ; et l’humble disciple de la révélation ne peut hésiter, selon nous.

i – Cette opinion se sépare de l’idée rationaliste ou philosophique, de même que de l’idée pélagienne ou socinienne, en ce qu’elle reconnaît dans l’état moral de l’homme un désordre, résultat de la chute.

Mais on peut demander, et l’on demande souvent, en effet, si avant toute manifestation, avant tout acquiescement, la disposition anormale est péché dans la signification rigoureuse que la Bible et le langage commun donnent à ce mot, en d’autres termes, si elle l’est au même degré et au même titre que les sentiments et les actes volontaires ? — A la question ainsi circonscrite, nous n’avons plus qu’une réponse négative. Quoique la Bible appelle péché tout ce qui, dans la vie intérieure et extérieure, s’écarte de la volonté divine, règle souveraine du bien et du mal, et qu’elle étende, par conséquent, ce nom à l’αταξια naturelle, elle le donne pourtant dans une acception spéciale à ce qui se fait sciemment et librement en désharmonie avec la loi ; on peut dire que c’est là le sens propre et plein du mot, dans le langage de l’Ecriture comme dans celui de l’Eglise et du monde. — (Et ici viennent se toucher les opinions contraires ; elles peuvent y trouver leur principe de conciliation, par cela même qu’elles y ont leur point de séparation. Qu’on note bien ce fait). — Dans sa signification rigoureuse, le péché, soit interne, soit externe, se distingue de la simple convoitise. Jacques 1.14-15 en donne un exemple remarquable : « Chacun est tenté quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise ; et après que la convoitise a conçu elle enfante le péché, et le péché étant consommé engendre la mort. » Il y a là plusieurs états ou plusieurs moments :

  1. Existence latente de la convoitise, avant la tentation. Elle est alors non seulement inactive, mais ignorée ; elle est encore comme n’étant pas, les dispositions intérieures ne se révélant que par leurs actes, de même que les causes par leurs effets (Cf. Romains 7.7).
  2. Son entrée en exercice : elle conçoit ; elle jette dans l’âme la pensée du mal, mais sans que l’âme y acquiesce et y obéisse encore (tentation).
  3. Consentement du cœur ou de la volonté ; elle enfante le péché (acquiescement).
  4. Consommation du péché (acte).

De ces quatre moments, les deux derniers reçoivent seuls la qualification de péché ; encore même le péché n’est-il représenté comme complet qu’au quatrième. L’acquiescement est bien déjà péché, mais il ne l’est pleinement que lorsqu’il a produit l’acte ; de la même manière que les mouvements de foi, de repentir, de charité n’ont leur réalité ou leur valeur complète que par les œuvres (Jacques 2.22,15-18 ; Matthieu 3.8). Sans doute, en certains cas, le péché interne est considéré et traité comme aussi criminel que s’il eût donné le péché externe (Matthieu 5.28 ; 1 Jean 3.15). C’est lorsque la réalisation en est empêchée par des causes étrangères à l’état religieux et moral, par impossibilité ou par calcul. Mais dans d’autres cas le mouvement désordonné se distingue de l’acte lui-même, et quant à la criminalité et quant à la pénalité ; c’est lorsque l’attrait ne va pas jusqu’au consentement, c’est-à-dire lorsque l’âme ne s’est pas encore rendue ou livrée tout entière. Voilà pourquoi saint Jacques distingue l’« enfantement du péché » de la « consommation du péché », attachant la mort (peine complète) au dernier fait qui achève tout. Les mêmes distinctions sont impliquées, sinon nettement accusées, dans bien des textes. Ainsi Romains 6.12 : « Que le péché ne règne point dans votre corps mortel pour lui obéir en ses convoitises. » Le chrétien n’est point affranchi des mauvais penchants, des désirs déréglés, aussi longtemps qu’il est dans ce corps ; mais il peut leur résister ; et s’il le fait, le péché ne règne point en lui. Il a en cela, comme en tout, son parfait modèle en Jésus-Christ, tenté de même que nous en toutes choses, sans péché.

Notons cette double face de l’enseignement ou du langage biblique. Sous un rapport, l’affection de la chair, la convoitise elle-même est péché. Sous un autre rapport, il n’y a péché proprement dit, péché formel que par l’acquiescement et l’acte volontaire. Admirable et profonde simplicité du Livre divin qui, se tenant aux faits, condamne le mal en soi, sous quelque forme qu’il existe, quelle qu’en puisse être la nature ou l’origine ; mais qui y porte les correctifs de la justice en même temps que les libres dons de la miséricorde ! Ces faits qu’il atteste, les uns ici, les autres là, prenons-les dans leur ensemble pour avoir sa doctrine réelle. D’un côté, toute disposition ou action anormale, consciente ou inconsciente, est péché, puisqu’elle est en désaccord avec l’éternelle règle du bien ; d’un autre côté, le péché est l’acte fait sciemment et volontairement contre la loi ; celui qui pèche, c’est celui qui sait faire le bien et qui ne le fait pas (Jacques 4.17). Le mot péché est donc employé chez les auteurs sacrés en deux sens différents : un sens large et un sens strict.

Cette simple remarque peut nous expliquer l’opinion opposée à la nôtre ; car il y a toujours une raison à des opinions aussi sincères et aussi persistantes que l’est celle-là. Ne discernant pas suffisamment la double acception scripturaire du terme de « péché », et voyant que ce terme s’applique d’ordinaire à des actes libres, elle se refuse naturellement à s’en servir pour un état où la connaissance et la volonté font défaut, et auquel il ne convient point, en effet, tel qu’elle l’entend. L’erreur consiste en ce que des deux moitiés de la doctrine biblique on n’en reconnaît réellement qu’une seule : erreur d’autant plus facile que la distinction que nous relevons n’est nulle part catégoriquement formulée dans les Saintes Ecritures. Ce sont, en quelque manière, les faits qui la donnent plutôt que les enseignements ; ou, pour mieux dire, c’est sur ce point comme sur une foule d’autres un enseignement à faces multiples, qu’il faut réunir pour avoir la vérité complète, la vérité vraie, cette vérité presque toujours complexe, et par cela même presque toujours faussée dans les systèmes unitaires.

Ne nous étonnons pas des diversités de signification ou d’application du mot « péché ». Il en est ainsi d’une foule d’autres et des plus importants, tels que celui de « justice » (δικαιοσυνη) qui marque tantôt la rectitude morale, tantôt l’acte ou le sentiment de la justification, celui de « rédemption » qui d’une part embrasse l’œuvre de Christ tout entière, et de l’autre se restreint au fait fondamental de l’expiation, etc., etc.

Au premier des sens scripturaires, c’est-â-dire en tant que désordre inconscient, le péché est moins grave. Les fautes d’ignorance ou d’erreur, par exemple, sont plus facilement expiées (Lévitique ch. 4 et 5 ; Nombres 15.24-31) ou plus aisément remises (Luc 23.34 ; Actes 3.17 ; 1 Timothée 1.13) ou moins sévèrement punies (Luc 12.47-48). Là-dessus repose le principe que la culpabilité et la pénalité sont proportionnelles au degré de connaissance (Rom. ch. 2). Par là s’expliquent des passages en apparence contradictoires, comme Genèse 8.21 ; Psaumes 51.5 ; Ésaïe 48.8 (Cf. Deutéronome 1.39 ; Romains 9.11 ; Ésaïe 7.15-16), dont les uns affirment que le péché existe dès le premier âge, tandis que les autres disent que l’enfant est étranger au bien comme au mal.

Quoique constituant, par elle-même, un état de désordre et de péril, la disposition anormale s’aggrave infiniment lorsque l’homme, n’employant pas à la combattre les lumières et les forces qu’il a reçues, en demeure volontairement l’esclave et la laisse s’invétérer et se développer. Alors seulement elle est criminelle et punissable dans le sens usuel de ces mots, alors seulement il y a péché formel : Celui-là pèche qui, etc. Il en est, redisons-le, de la disposition vicieuse comme des dispositions vertueuses, qui ne sont complètes (ou parfaites, τελειαι) que lorsqu’elles produisent les œuvres : la foi, la charité, la repentance restent nulles devant Dieu quand elles restent stériles (mortes : Jacques 2.17, 20, 26). On connaît l’expression proverbiale que « l’Enfer est pavé de bonnes intentions. »

En dernier résultat, d’après l’Ecriture la disposition anormale entraîne par elle-même une coulpe et une peine. Elle est péché sans l’être pourtant comme le sont les sentiments et les actes volontaires. En un sens, le mot est étendu à tout ce qui est en désaccord avec la loi, quel qu’en soit le principe ou le caractère propre ; dans un autre sens, il est restreint à ce qui se fait sciemment et volontairement contre la loi. En dehors de la ligne du bien, tout est mal par la nature même des choses, mais tout ne l’est pas au même degré, parce qu’il ne l’est pas au même titre : distinction capitale, qui ressort du fond général des Ecritures et qu’on perd trop souvent de vue.

Peut-être conviendrait-il, dans cette discussion, de substituer le mot désordre à celui de péché. Le second de ces termes, emportant dans son acception commune une intervention quelconque de l’intelligence et de la volonté, s’applique mal à la question générale, et soulève par là des préventions et des objections nombreuses. Le premier, ne renfermant pas les mêmes idées, n’a pas les mêmes inconvénients. Ceux qui se refusent à qualifier de péché la disposition anormale, prise en elle-même et antérieurement à tout libre acquiescement, ne peuvent s’empêcher d’y reconnaître une désharmonie avec la règle éternelle, c’est-à-dire un désordre qui doit porter ses conséquences naturelles et en quelque manière fatales, s’il n’y est paré par la céleste miséricorde.

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