Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

3. Données rationnelles

1° Toute déviation exclut des prérogatives de l’ordre. — 2° L’expérience montre les suites pénales de l’acte anormal (conscient ou inconscient). — 3° Loi du bonheur subordonnée à celle du devoir. — 4° Innocenter absolument la disposition anormale serait dépouiller la loi de ses caractères d’universalité et d’immutabilité ; faire de chacun son législateur et son juge ; pousser à cet étrange principe que la culpabilité est en raison inverse de la corruption.

La raison ou la conscience morale conduit au même résultat que l’Ecriture. Cette assertion peut sembler paradoxale à l’esprit du temps. Je la crois fondée sur un examen attentif et impartial.

1° Tout être a sa loi qui marque sa place, en même temps qu’elle détermine sa conduite et sa destination ; et il n’est heureux que quand il s’y conforme, parce qu’il n’y a de bonheur que dans l’ordre. (Cela est vrai même dans le règne animal, même dans le monde physique. Supposez la terre sortant de son orbite pour s’éloigner ou se rapprocher davantage du soleil !) Chez l’être moral, toute inclination mauvaise, comme toute action mauvaise, a nécessairement des suites funestes, puisqu’elle est une déviation. L’état anormal, de quelque part qu’il vienne et aussi longtemps qu’il dure, ne peut jouir des prérogatives de l’état normal. Le mal produit le mal, de même que le bien produit le bien ; c’est la règle éternelle. Dès qu’on est sorti de la ligne du devoir, qui est celle du bonheur, on en souffre, quelle que soit la cause de l’écart. Sur ce principe repose la théorie des peines et des récompenses dites naturelles. (Il est une singularité qui mérite d’être notée. La plupart des doctrines avec lesquelles nous discutons ici, n’admettent que cette rétribution naturelle. Elles font du trouble intérieur l’unique châtiment du péché ; elles voient dans le Ciel et dans l’Enfer deux états et non deux lieux ou deux mondes. Elles devraient donc, ce semble, relever encore plus que nous le fait moral que nous cherchons à constater, puisqu’elles y fondent leur notion de la justice rétributive et leur eschatologie tout entière. Cependant elles soutiennent l’innocuité de la disposition anormale, et en voilent les funestes suites, quand elles ne les nient pas absolument. La logique des systèmes est souvent illogique.) Nous pouvons sans doute, quant au vitium originis, nous servir des mots « infirmité » et « malheur », plutôt que de ceux de « péché » et de « peine » ; mais ces distinctions ne sont-elles pas plus apparentes que réelles sous le gouvernement divin ? N’est-ce pas toujours le Législateur suprême qui a voulu que toute disposition anormale amenât par elle-même une souffrance ou une privation proportionnelle de félicité ? Nous pouvons supposer aussi que la justice ou la miséricorde divine arrête, par une intervention spéciale, les conséquences naturelles de cette disposition, là où elle est restée inactive, inconsciente, involontaire. Mais c’est une question différente de celle qui nous occupe, et qu’il n’y faut point mêler.

Bien des personnes attachent de l’importance à qualifier la disposition anormale des noms d’« infirmité » et de « misère », plutôt que de ceux de « péché » et de « châtiment », alors même qu’elles n’en mettent en question ni la viciosité ni le péril (Zwingle, M. Stuart, Haute orthodoxie actuelle). Leur esprit et leur cœur se reposent dans cette distinction. Mais ce n’est au fond, répétons-le, qu’une différence de mots. Rien ne change dans la dispensation divine ni par conséquent dans la réalité des choses. Le penchant au mal, de quelque manière qu’on le nomme, reste le même dans ses caractères et dans ses effets, dans ses origines et dans ses tendances : ses funestes suites n’en tiennent pas moins à une prédétermination providentielle, elles n’en sont pas moins le résultat de la déviation morale. Tout demeure tel quel, soit du côté de Dieu, soit du côté de l’homme. L’état intérieur qu’on innocente par l’expression n’en constitue pas moins la loi du péché et de la mort.

2° L’expérience vient ici à l’appui du raisonnement. La transgression d’une loi quelconque est suivie de sa peine naturelle, que l’acte ait été ou non tenu pour criminel par celui qui s’en est rendu coupable. La violation de la loi de la tempérance, par exemple, qu’elle ait lieu avec ou sans la conscience du péché qu’elle renferme, altère la santé, paralyse les forces intellectuelles et physiques, et abrège souvent la vie. La violation de la loi du travail produit l’indigence ou expose le bien-être. La violation de la loi qui veut que l’enfance et la jeunesse soient la préparation de l’âge mûr, étend ses fatales influences sur l’existence entière. Et cela, qu’on ait eu ou qu’on n’ait pas eu le sentiment de l’obligation à laquelle on manquait. Le simple fait de la déviation entraîne les suites qui lui sont propres. Or, s’il en est ainsi de l’acte anormal, il doit en être de même de l’état anormal : livré à ses tendances naturelles dans le monde spirituel, il doit y développer ce qu’il contient, c’est-à-dire priver du bien qui naît de l’état normal et engendrer le mal dont il recèle le germe vivant.

3° Le sens intime et la pensée réfléchie confirment cette donnée générale de l’Écriture que la souffrance est la suite et la peine du péché. Nous sommes contraints par un sentiment invincible d’associer et de subordonner la loi du bonheur à celle du devoir, ce qui conduit à reconnaître en principe que le mal physique implique à quelque degré et sous quelque rapport le mal moral. Une voix intérieure, qui domine tout, nous dit que, sous le gouvernement du Dieu saint et bon, il ne peut y avoir misère que là où il y a désordre. Or la misère étant partout, le désordre doit aussi être partout à certains égards. Le sentiment religieux et moral porte en soi la grande révélation de l’Ecriture : du péché la mort ; par conséquent, tout ce que frappe la mort est en quelque sens infecté de péché.

Sous un autre rapport encore l’opinion dont nous avons à nous rendre compte, se soutient mal au tribunal de la conscience. La conscience condamne de prime abord, c’est-à-dire déclare coupable et punissable toute disposition ou action reconnue contraire à la loi. Avec la Bible, elle appelle mal tout ce qui est anormal, soit dans les sentiments, soit dans les actes, lorsqu’on ne lui pose pas de ces questions métaphysiques ou casuistiques qu’elle n’a pas mission de résoudre. Loin de justifier la négligence ou l’infraction du devoir par le mauvais état du cœur, elle prononce en thèse générale que cette circonstance est aggravante et non atténuante. Le défaut d’affection filiale, par exemple, loin d’amnistier l’ingratitude des enfants, ne la fait-il pas considérer plutôt comme odieuse ? Laissée à son jugement immédiat, auquel nous devons surtout regarder, la conscience morale réprouve l’inclination vicieuse Comme l’action vicieuse, dès qu’elle les a reconnues ; elle les réprouve à travers ses incessantes défaites, dont elle s’accuse spontanément elle-même, qu’elle s’impute au lieu de s’en décharger sur le penchant.

4° L’hypothèse de la non culpabilité absolue du penchant anormal justifie ce que la loi morale condamne par-dessus tout, savoir l’état vicieux. Elle dépouille la loi de ses caractères essentiels d’immutabilité et d’universalité, et par cela même elle la détrône. Si le penchant au mal n’est, en soi, ni criminel ni imputable, les sentiments et les actes qui en sortent inévitablement lorsqu’il règne, ne le sont pas non plus ; ceux qu’il produit après l’éveil de la conscience, lorsqu’il domine encore, ne sauraient l’être en entier. L’espèce de fatalité, au nom de laquelle on décharge de responsabilité et de pénalité la disposition vicieuse, s’étend ainsi à ses effets, aux uns totalement, aux autres partiellement ; de sorte que, la mauvaise racine excusant les mauvais fruits, le désordre intérieur couvre en mille cas de ses privilèges le désordre extérieur.

Où cela mène-t-il ? La vie de l’homme se diviserait en trois séries distinctes : — domination de la chair, — lutte de la chair et de l’esprit, — victoire de l’esprit sur la chair. Dans la première période, la disposition anormale régnant en souveraine, innocenterait les inclinations et les actions, quelque désordonnées qu’elles fussent, puisqu’elles ne seraient que ce qu’elle est. Dans la troisième période, contre-partie de la première, la conscience religieuse et morale, parvenue à l’empire, aurait complètement vaincu le mal par le bien ; ce serait comme la vie du Ciel. Mais ces deux périodes ou séries, absolument opposées, ne sont guère que des hypothèses ; l’homme n’est jamais ici-bas ni un ange ni un démon. La deuxième position, caractérisée par la lutte de la chair et de l’esprit, du penchant et du devoir, constitue notre état réel : état infiniment divers, depuis l’éveil du sens religieux jusqu’au plus haut degré de sanctification. Ici, pour opérer équitablement, selon l’hypothèse, il y aurait à apprécier chaque acte interne ou externe d’après la force relative des deux principes antagonistes ; il faudrait une sorte d’échelle mobile de la vertu et du vice ; le même fait devrait être marqué tantôt de blanc, tantôt de noir, avec des nuances correspondantes au développement spirituel des différentes personnalités ; ce qui serait mal ici, parce qu’il pouvait être évité ou surmonté, ne le serait pas là ; ce qui le serait au suprême degré chez tel homme, le serait à peine chez tel autre. Rien d’absolu dans la loi. Ses prescriptions se proportionnant aux dispositions et aux forces individuelles, chacun deviendrait en un sens son propre législateur et son propre juge : ayant à décider de ce qu’il doit par ce qu’il peut, il se croirait dispensé dès qu’il aurait dit : Je ne puis pas ! mot qui, en morale, signifie presque toujours : Je ne veux pas. Tel est le terme logique de l’hypothèse ; dès lors aussi son terme final.

Et, pour insister sur un ordre de considérations qui la juge à lui seul, elle absoudrait les êtres les plus dépravés, car elle prononce qu’il n’y a pas de coulpe là où le principe mauvais règne sans partage, par conséquent à cet état de dégradation profonde où l’on appelle le bien mal et le mal bien, chez ces êtres, plus nombreux peut-être qu’on ne croit, qui naissent et vivent dans une atmosphère constante d’impiété et d’immoralité. Le degré de culpabilité serait, non en raison directe, mais en raison inverse de la corruption du cœur ; car le système décharge de responsabilité d’abord cette corruption elle-même ou la disposition vicieuse, ensuite les affections et les actions qui en émanent avant l’éveil des lumières et des forces spirituelles, enfin les sentiments et les actes que la conscience morale, à cause de sa faiblesse relative, n’a pu prévenir et empêcher, tous ceux dont le pécheur a pu dire : C’est plus fort que moi (Romains 7.15, 24) Plus donc vous descendrez l’échelle de la moralité, plus le verdict d’acquittement s’étendra. Il se trouverait qu’au sein de leurs abominations et de leurs souillures, les hommes chez lesquels le sens religieux et moral est demeuré comme atrophié sont plus innocents que le juste. Je ne crois pas exagérer le principe ; je ne fais que le presser. Mais s’il mène là, n’est-il pas jugé par ses conséquences ?

Dira-t-on que la disposition anormale devient imputable, avec tout le mal qu’elle produit, dès que l’homme entre en possession de sa liberté morale ? — Mais comment ce qui n’était pas péché hier l’est-il aujourd’hui, sans avoir changé de nature ? Comment la raison et la volonté, en se développant, rendent-elles responsables d’un état qui leur est intérieur, qu’elles ne sauraient détruire entièrement, et qu’elles ne parviennent à modifier qu’à la longue ? Comment, dès qu’elles entrent en exercice, deviennent-elles solidaires d’un penchant qui n’est pas leur fait ?

Il existe là, reconnaissons-le, des profondeurs que nous ne saurions sonder pleinement, tant l’homme est un mystère pour lui-même. On ne peut pousser rigoureusement ni dans un sens ni dans l’autre, sans arriver à des conséquences où la logique heurte le sentiment et s’y brise par cela même. Innocenter systématiquement la disposition vicieuse, c’est ébranler cet axiome de la science et de la conscience que l’état anormal est pire que l’acte anormal, puisqu’il détériore les sources mêmes de la vie ; c’est pervertir les premiers principes de la moralité. La condamner au même titre, lorsqu’elle est fatale et lorsqu’elle est devenue volontaire, c’est s’inscrire en faux contre une des données les plus invincibles de l’esprit ou du cœur humain. Sachons reconnaître les deux ordres de faits, en laissant à Dieu ses secrets dans ces redoutables questions. Disons avec l’Ecriture : Le péché est ce qui est contre la loi (1 Jean 3.4), tout ce qui est contre la loi ; mais disons aussi avec elle : Celui-là pèche, qui sait faire le bien et qui ne le fait pas (Jacques 4.17)

En définitive, selon la raison ou la conscience, comme selon la Bible, la disposition anormale est un état mauvais en soi qui, laissé à son cours naturel, ne peut qu’entraîner des suites mauvaises. Au fait le penchant au mal est l’amour du mal ou le mal lui-même. Selon la conscience et la raison ainsi que selon la Bible, la loi morale, nécessairement immuable, universelle, éternelle, comme Dieu dont elle exprime la volonté, frappe de sa réprobation et, par conséquent, de sa pénalité tout ce qui s’éloigne de la ligne qu’elle prescris quelle qu’en soit la nature ou l’origine, rien ne pouvant faire que l’écart n’en soit pas un. Cependant, les réclamations qu’élève la théorie que nous discutons en faveur de la disposition anormale, antérieurement à tout libre acquiescement, trouvent de l’écho dans la conscience et dans la raison non prévenues ; c’est que la conscience et la raison font, comme la Bible, la distinction du désordre moral au sens large et au sens strict. Il y a mal pour elles dès qu’il y a déviation de la règle ; mais pour elles aussi il n’y a mal complet, s’il est permis d’ainsi dire, que dans la violation consciente et volontaire de la loi.

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