Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

Préface

Les anciens élèves de l’excellent professeur Jalaguier se font rares dans nos Églises. Etant l’un des derniers survivants, je dois sans doute en grande partie à cette circonstance l’honneur que m’a fait M. Paul Jalaguier, petit-fils du professeur et éditeur aussi intelligent que zélé de sa dogmatique, en m’invitant à écrire une préface pour le dernier volume de ce grand ouvragea. Celui-ci pouvait fort bien, à coup sûr, se passer de ma recommandation, vu ses mérites universellement reconnus et l’accueil fait aux précédents volumes par notre public religieux. Mais moi, je ne pouvais, malgré des occupations nombreuses et pressantes, me dérober à l’occasion qui m’était offerte de rendre hommage à la mémoire d’un maître aimé et vénéré, d’autant plus digne d’éloge que son humilité chrétienne était plus sincère et plus profonde.

a – Je manquerais à un devoir si je n’exprimais ici ma reconnaissance à M. Paul Jalaguier pour les remarques assez nombreuses qu’il a bien voulu faire à propos de divers passages de ma préface, et qui sont d’un esprit très éclairé et bien informé en même temps que du plus respectueux et du plus dévoué des petits-fils. Elles m’ont permis de rectifier mon travail sur quelques points et de le compléter sur d’autres.

I

Il y aura bientôt un demi-siècle que j’étais assis sur les bancs de la Faculté de Montauban, et il me semble que c’était hier. Je vois encore mon vénéré professeur dans sa chaire magistrale ; sa tête encadrée de cheveux blancs, toujours surmontée d’un bonnet de soie notre ; sa belle physionomie respirant la droiture, la paix, la candeur, la bonté, la communion avec l’invisible. Je l’entends encore citer, commenter et discuter Hegel, Schleiermacher, Néander et autres penseurs d’outre-Rhin, dont il prononçait les noms avec un accent français non dissimulé, mais dont il pénétrait et discutait les vues avec une clairvoyance et une compétence très remarquables chez un homme qui ne les connaissait que par des traductions anglaises et françaises, plus ou moins imparfaites et fragmentaires, et par des articles de journaux ou de revues.

J’aime aussi à me transporter en esprit dans cette campagne de Poupel où M. et Mme Jalaguier, dont je vois encore le bon sourire et les yeux noirs, grands et vifs, nous recevaient avec tant de cordialité. En se promenant avec nous dans sa paisible allée de pins et le long du joli ruisseau qui traversait son bois et sa prairie, Jalaguier nous donnait les sages et paternels conseils que lui dictait sa longue expérience de chrétien, de pasteur et de professeur.

Son fils, un chrétien lui aussi, quoiqu’il ait renoncé à être pasteur, Prosper Jalaguier, enlevé trop tôt au service du Seigneur et de nos Églises ainsi qu’à l’affection de sa famille et de ses nombreux amis, m’a raconté plus d’une fois que la dernière parole, ou à peu près, qu’il ait recueillie de la bouche de son père, fut celle-ci : « Souviens-toi que le bonheur est dans l’accomplissement du devoir sous le regard de Dieu. » Par cette suprême recommandation, le professeur Jalaguier avait, sans le savoir, révélé son âme et résumé sa vie. Chez lui, la vieille et saine piété huguenote, sans rien perdre de sa fraîcheur native et de sa robuste virilité, avait reçu du Réveil comme un baptême de ferveur et d’onctionb.

b – On trouvera une belle caractéristique de Jalaguier, tracée par la main d’un collègue et d’un ami, qui est aussi une main de maître, dans les Souvenirs et Etudes de M. Pédézert. On consultera également avec intérêt et avec fruit, sur ce sujet, aussi bien que pour les appréciations qu’elles contiennent, les préfaces des précédents volumes dues à la plume de MM. les pasteurs A. Decoppet, P. de Félice et A. Goût.

Après cette esquisse, que je crois fidèle, il m’en coûte un peu d’ajouter qu’au temps dont je viens d’évoquer le souvenir, tout en éprouvant une affectueuse vénération pour M. Jalaguier, j’étais plutôt son élève que son disciple. Bien que j’appartinsse au groupe d’étudiants qu’on appelait alors les méthodistes, son enseignement, plein de foi, de sagesse, de connaissance des Écritures, provoquait cependant chez moi d’assez vives protestations, parfois même, pour tout dire, certaines impatiences. En expliquer le motif, ce sera laisser entendre que je n’ai pas tout à fait changé d’avis. Sans doute, je suis beaucoup plus frappé et plus touché aujourd’hui que je ne l’étais alors, des mérites de la théologie de Jalaguier, de la justesse et de la richesse de ses expositions de la doctrine biblique, de l’opportunité des avertissements qu il nous prodiguait en nous prémunissant contre les écueils de droite et de gauche, de gauche surtout. Mais maintenant même, je ne suis pleinement conquis, je l’avoue, ni à la méthode apologétique de mon ancien professeur, ni à sa façon d’entendre la tâche et le but de la théologie dogmatique. C’est sur ces deux points, — ne pouvant m’expliquer sur tous, — que porteront mes observations.

Lorsque j’ai accepté d’écrire ces pages, j’ai commencé par réserver toute ma liberté d’appréciation ; elle a été pleinement reconnue et l’on voit que j’entends en user. Ce sera une façon de montrer que je tiens en haute estime, non seulement la personne de mon ancien maître, mais aussi sa pensée. Glisser sur les dissentiments que j’ai indiqués, ou me contenter à ce sujet d’une insinuation vague et prudente, ce serait laisser entendre qu’à mes yeux, au temps où nous sommes, les idées de Jalaguier sont dignes de plus de respect que d’attention. Or, ce n’est pas du tout ce que je pense. Je crois au contraire que nous avons beaucoup à apprendre de ce théologien, à la fois si croyant et si pondéré ; que la publication de sa dogmatique est un service signalé rendu à nos Églises, et que nos jeunes pasteurs en particulier feront bien de se familiariser avec cette théologie tout autrement riche de sève chrétienne que la plupart des systèmes contemporains.

J’essayerai tout à l’heure de justifier cette appréciation ; mais pour en avoir le droit, il faut et il importe que je m’explique avec la même franchise, au moins sur quelques-uns des points qui me séparent de M. Jalaguier. C’est la partie la plus ingrate de ma tâche, j’y vois une raison de l’aborder en première ligne.

II

La méthode apologétiquec recommandée et adoptée par Jalaguier, est celle qui, par les preuves dites externes, à savoir les miracles et les prophéties, établit d’abord la réalité et le caractère surnaturel de la révélation biblique, puis l’inspiration et l’autorité des Saintes Écritures, qui en sont un corollaire ou un aspect. Ce point acquis, pensait-il, tout est gagné. Pour savoir ce qu’il faut penser d’un fait ou d’une doctrine, il n’y a plus qu’à consulter les Livres saints. — Cette question de méthode est à coup sûr fort importante en elle-même et en tout temps ; mais elle était tout à fait sur le premier plan au moment où, après une année d’études préparatoires à la Faculté de Strasbourg (alors Française, hélas !), j’arrivais à Montauban (1856). La crise provoquée par la démission de Schérer était récente ; un étudiant démissionnaire avec le professeur hérétique, Privat entrait en même temps que moi à la Faculté de Montauban pour y faire sa dernière année de théologie. Une énergique réaction se manifestait parmi les théologiens croyants contre les tendances nouvelles, essentiellement subjectives, qui venaient ainsi de s’affirmer avec éclat. Ces circonstances amenèrent sans doute Jalaguier à insister, plus qu’il ne le fit en d’autres temps, et sur le principe d’autorité en matière de foi, et sur la méthode de démonstration qu’il jugeait inséparable de ce principe. « Pour établir des faits divins, disait-il, il faut un témoignage divin ; pour appuyer une révélation surnaturelle, il faut des preuves surnaturelles. » Il répétait souvent, il est vrai, que « la preuve externe et la preuve interne sont destinées à s’appuyer, à se compléter, à se rectifier mutuellement ; qu’elles doivent marcher main à main comme deux sœurs » ; mais il n’en donnait pas moins, d’un bout à l’autre de son cours, la priorité d’ordre et d’importance à la preuve externe.

c – On verra plus loin que pour Jalaguier la dogmatique se confondait presque avec l’apologétique.

Cette partie de l’enseignement du professeur était tellement en évidence, qu’elle reléguait la plupart des autres dans la pénombre, sinon dans l’ombre ; Jalaguier, pour nous, c’était la Preuve externe. Et nous ne pouvions pas nous ranger à son avis, quoique nous n’eussions aucun parti-pris contre le miracle et que nous fussions même des supranaturalistes décidés. Plus d’un d’entre nous se disait : ce n’est pas à cause de l’évidence historique des miracles que je crois en Jésus-Christ. Bien plus, je ne connais aucun chrétien qui soit arrivé à la foi par cette voied. Ce qui n’est, pour ainsi dire, en aucun cas le fondement de la foi du chrétien, peut-il devenir la raison principale de la conviction du théologien ?

d – Pas même Jalaguier, d’après les confidences très sobres, mais d’un haut intérêt, sur sa conversion et son développement spirituel, qu’il lui arrivait parfois de nous faire au cours de ses leçons et dont ou trouvera l’écho dans le présent volume.

Sans doute, — je l’ai déjà fait entendre, — Jalaguier était loin de méconnaître la valeur et l’efficacité des preuves internes, qui résultent des harmonies du Christianisme avec les principes inhérents à la conscience de l’homme et avec les besoins de son âme. Il aurait volontiers admis, je pense, que ce genre de démonstration pénètre plus avant, soit dans le cœur de l’homme, soit dans le cœur de la vérité. Mais il disait : « Prenez garde ! le rationalisme de la preuve conduit au rationalisme de la doctrine. Quand vous aurez cru établir que l’Évangile est divin à force d’être humain, on en conclura que sa prétendue divinité n’est que son humanité elle-même et que l’homme a bien pu le tirer de son propre fonds. »

Je suis loin de prétendre que les craintes qu’exprimait Jalaguier n’aient rien de fondé et ne soient pas justifiées par de nombreux exemples. Il est certain que la preuve interne a quelque chose d’essentiellement individuel, et par conséquent la conviction qu’elle engendre l’est aussi ; c’est son mérite et c’est aussi, si l’on veut, sa faiblesse. Ce genre de démonstration conduit l’un jusqu’ici, et l’autre jusque-là ; à tel esprit, il paraîtra couvrir et consacrer la Bible entière ; à tel autre, seulement les parties pour ainsi dire les plus vivantes de la Bible, et les données fondamentales de son témoignage. Il ne faut rien exagérer cependant. Secrétan a eu raison de dire que, mise en face de l’Évangile, la conscience est satisfaite par ce qui la dépasse ; elle est satisfaite, précisément parce qu’elle se sent dépassée. Un pécheur qui a senti son état de misère et de condamnation, et que la révélation de la grâce de Dieu en Jésus-Christ vient de tirer de la boue et d’arracher au désespoir, ne se hâtera pas de s’ériger en juge de la Parole qui l’a sauvé.

Une conviction fondée principalement et même uniquement sur des preuves internes, est donc parfaitement compatible avec une attitude humble et confiante à l’égard de la révélation divine et des Saintes Écritures qui la contiennent. Quant à une autorité extérieure infaillible, parfaitement définie, rayonnant d’une égale évidence pour tous les hommes, quelles que soient leurs expériences religieuses et leurs dispositions morales, je crois, avec Jalaguier, qu’on ne peut la déduire de la preuve interne. Mais je crois aussi qu’elle ne nous était pas nécessaire, puisque Dieu ne nous l’a pas donnée. Car la preuve externe ne la donne pas non plus. Celle-ci offre trop de lacunes, donne prise à trop d’incertitudes et d’objections, pour engendrer par elle-même une conviction inébranlable. En outre, elle a l’inconvénient grave de ne pas s’adresser directement aux facultés les plus religieuses de l’homme, à celles que l’Évangile paraît considérer partout comme les plus compétentes en cette matière, à savoir la conscience et le cœur.

J’ai signalé un second point sur lequel, étudiant, je ne me sentais pas d’accord avec M. Jalaguier, et pasteur émérite, je me vois encore obligé de me séparer de lui. Sa conception de la théologie et spécialement de la dogmatique, ne répondait pas à des aspirations intellectuelles qui s’éveillaient en moi au temps de ma jeunesse, et auxquelles, vieillard, je ne puis renoncer, tout en sentant vivement combien elles sont loin d’être satisfaites.

Pour Jalaguier, la tâche du dogmaticien consiste : 1° à énumérer les faits de conscience et les faits bibliquese ; 2° à les définir, tels qu’ils résultent de ce double témoignage, intérieur et extérieur, sans y rien ajouter ni en rien retrancher ; 3° à les dégager des altérations ou fausses interprétations, qui malheureusement abondent ; 4° à réfuter les objections qu’ils soulèvent, notamment celles qui naissent des philosophies contemporaines.

e – Il s’agit naturellement de ceux qui intéressent notre salut.

On remarquera que les deux premières tâches sont élémentaires. Chaque chrétien s’en acquitte à sa façon ; le théologien peut se flatter d’y apporter plus de précision et de compétence, à condition qu’il se garde des excès de la logique et des entraînements de la spéculation. Celle-ci, Jalaguier ne l’aime décidément pas ; alors même qu’elle n’est qu’un essai modeste de coordonner ou de systématiser les données expérimentales et bibliques, elle éveille sa défiance ; il y voit plus d’inconvénients que d’avantages. Quant à la troisième et à la quatrième des tâches indiquées plus haut, elles sont essentiellement négatives. Elles n’en sont pas moins importantes aux yeux de notre théologien. Je crois même que c’est sur celles-ci qu’il insiste le plus. Sa grande préoccupation est de dresser des parapets et des garde-fous au bord de la route du théologien, et de barrer tous les sentiers qui pourraient le conduire aux sommets vertigineux de la spéculation. Il est sûr que ces sentiers sont glissants, et que plus l’on tombe de haut, plus la chute est grave.

Mais ne vaut-il pas la peine de s’exposer à quelques risques, pour contempler de plus haut l’Univers, c’est-à-dire l’œuvre de Dieu ?

Un jour, il m’en souvient, au cours d’une leçon, je fis au professeur Jalaguier cette objection (il avait la bonté de nous les permettre) : « Mais, Monsieur le Professeur, la dogmatique ainsi comprise n’est plus que de l’apologétique ». Le sens de sa réponse, que je ne garantis pas textuelle, fut celui-ci : « En effet, en dehors de l’apologétique, la dogmatique n’est pas grand’chose. » J’exagérerais sans doute la pensée de Jalaguier, mais peut-être ne la trahirais-je pas complètement, si je disais qu’à ses yeux la théologie était un mal nécessaire. Si l’homme s’était toujours contenté de recevoir le témoignage divin avec la simplicité du petit enfant, cela eût valu tout autant, mieux peut-être. Mais on a « cherché beaucoup de discours ». La demi-foi a falsifié la vérité ; l’incrédulité l’a combattue. Il fallait bien rectifier et répondre. Voilà l’occasion et voilà le but de la science aux yeux de notre théologien.

Sans doute, la tâche que Jalaguier assigne au dogmaticien, n’a rien d’arbitraire. Elle est nécessaire, elle est fort utile ; il l’a remplie lui-même avec une fidélité et une distinction auxquelles nous nous empressons de rendre justice. Mais est-ce vraiment toute la tâche de la science ou de la pensée chrétienne ? N’a-t-elle pas le droit et même le devoir d’aspirer plus haut ? Je consulte saint Paul, et je constate que, tout en s’interdisant dans certains milieux, à Corinthe par exemple, de « savoir autre chose que Jésus-Christ et lui crucifié », il parle à ces mêmes Corinthiens d’une sagesse profonde, qu’il prêche aux parfaits, c’est-à-dire aux chrétiens plus avancés (1 Corinthiens 2.6-10). Aux Colossiens, il affirme que tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés en Christ (Colossiens 2.3) ; pourquoi le leur dit-il, si ce n’est pour les inviter à les chercher et à les découvrir ? Jésus-Christ lui-même déclare, non seulement qu’il est la Vie, mais aussi qu’il est la Vérité (Jean 14.6). Parce que Jésus-Christ est la Vie, il faut que nous travaillions à nous l’approprier par le cœur et la volonté, jusqu’à ce que la vie de l’individu, de l’Église, de la société civile elle-même, soit pleinement chrétienne. Parce que Jésus-Christ est la Vérité, il faut que nous travaillions à nous l’approprier par l’intelligence, jusqu’à ce que notre pensée soit tout éclairée de sa lumière et que nous trouvions en lui la solution du problème universel. Certes, sur cette seconde voie, nous sommes encore bien loin du but ; mais il en est de même de la première. Des deux côtés le découragement n’est pas permis, l’abdication serait coupable, car ce serait désespérer, sous un certain aspect, de la venue du Royaume de Dieu.

Qu’on ne prétende pas d’ailleurs qu’en ce qui touche l’appropriation intellectuelle de l’Évangile, rien n’a été fait jusqu’à présent, et que tout le travail de la pensée chrétienne est comparable à la toile de Pénélope, toujours à défaire et à recommencer. Les méditations d’un Pascal, montrant dans la chute et dans la rédemption la clef de la destinée humaine ; celles d’un Vinet, contemplant en Jésus-Christ la solution de toutes les antinomies ; d’un Henry Drummond, scrutant les analogies du monde visible et du monde spirituel ; des systèmes comme ceux de Rothe et d’Armand Sabatierf, pénétrés tout à la fois de l’esprit chrétien et. de l’esprit moderne dans ce qu’il a de meilleur, sont certainement des approximations vers le but que je signalais tout à l’heure. Sans doute, la perfection n’est pas de ce monde, pas plus celle de la connaissance que celle de l’amour ; mais si nous n’y tendions pas en ce monde, nous ne l’atteindrions pas dans l’autre.

f – Pour éviter un malentendu, je suis obligé de souligner le prénom. Malgré mon estime pour la personne et le talent d’Auguste Sabatier, j’ai le regret de ne pas pouvoir affirmer qu’à mes yeux sa théologie marque un progrès notable vers l’explication chrétienne de l’Univers.

Certes, je ne puis me flatter, dans ces pages rapides, d’ajouter, ne fût-ce qu’une seule petite pierre, à ces nobles et pieuses constructions. J’essayerai pourtant d’indiquer une voie qui me paraît s’ouvrir aujourd’hui à la pensée chrétienne, heureux si ces suggestions, qu’on trouvera peut-être hasardées, pouvaient stimuler l’ardeur et provoquer la méditation de quelque jeune esprit, ayant sur moi le double avantage d’avoir par devers lui plus de savoir acquis et devant lui plus de temps. Il est une idée encore plus élémentaire, encore plus essentielle à la science moderne que celle d’évolution, c’est celle de loi. On commence bien à s’apercevoir et à confesser que les lois mêmes de la nature n’ont pas toute la rigueur mathématique qu’on leur avait longtemps prêtée, et qu’elles laissent à la spontanéité et à la liberté de la créature une marge qui va s’élargissant à mesure qu’on s’élève dans le domaine de la vie. Mais enfin ces lois existent ; les découvrir et les définir est l’objet propre de la science. Aussi le grand préjugé moderne contre le Christianisme est-il tiré de ce fait, qu’il se présente, ou semble se présenter, sur toute la ligne, comme une exception aux lois de l’Univers.

Est-ce bien là son vrai caractère ? N’y a-t-il pas, à la base de ce préjugé, un malentendu ? La révélation chrétienne ne serait-elle pas plutôt la promulgation et la manifestation de lois supérieures, lesquelles, comme chacun sait, ont le pouvoir de tenir en échec les inférieures et de modifier profondément les résultats que celles-ci, par elles-mêmes, auraient amenés ?

Saint Paul affirme qu’il en est ainsi sur un point, qui est capital : la résurrection de Jésus-Christ. Il dit, en d’autres termes, mais de la façon la plus explicite : « Ou la résurrection de Jésus-Christ n’est pas, n’a jamais existé comme fait, ou elle est l’application d’une loi. » (1 Corinthiens 15.17). Il y a des raisons, faciles à indiquer, pour que cette glorieuse loi de la résurrection se soit réalisée en Jésus-Christ le premier, et même jusqu’à présent, pour autant que nous pouvons le savoir, en Jésus-Christ seul. Mais elle s’étend (pour le moins) à tous ceux qui appartiennent à Jésus-Christ et s’accomplira un jour en eux, aux yeux de l’Univers.

Cette vérification de notre hypothèse, déjà si remarquable, n’est pourtant pas la seule. Jésus-Christ a été oint du Saint-Esprit sans mesure ; mais il a promis ce même Esprit à ses disciples et l’a répandu sur eux après son ascension ; ils sont eux aussi des oints (1 Jean 2.20, 27).

L’exemple de Jésus-Christ est unique par sa perfection ; la vertu de son intercession est incomparable ; mais l’influence de l’exemple, la puissance de l’intercession, sont des lois et des faits généraux, certains aux yeux de tout chrétien et confirmés par son expérience. Par voie d’analogie, ne peut-on pas conjecturer qu’il en est de même des autres aspects de la personne et de l’œuvre du Sauveur, même de ceux qui ont la gloire la plus haute et qui paraissent, au premier abord, n’appartenir qu’à lui ?

Jésus-Christ a expié nos péchés par son sacrifice. Nulle vérité n’est plus essentielle à la foi chrétienne, ni plus fortement attestée dans le Nouveau Testament. Mais son expiation, qu’est-elle ? Est-ce une dérogation unique (mystère et scandale pour la conscience humaine !) au principe de justice rétributive en vertu duquel chacun recueillera ce qu’il aura semé ? Ne serait-ce pas plutôt l’application, unique à coup sûr par son importance et son étendue, mais enfin l’application d’une loi, d’après laquelle les vertus et les souffrances imméritées des justes, compensant et réparant les transgressions des pécheurs, contribuent à leur salut ? — Le second Esaïeg le fait entendre, quand il parle des souffrances et de la mort du Serviteur de l’Éternel ; car, s’il est certain que Jésus-Christ épuisa seul cette sublime idée, il ne l’est pas moins (puisque le prophète le dit expressément (Ésaïe 41.8 etc.), que pour lui le Serviteur de l’Éternel était avant tout le peuple d’Israël, considéré à un point de vue idéal. Saint Paul, à son tour, n’attribue-t-il pas aux souffrances qu’il endure comme apôtre une vertu, bien moindre sans doute, mais analogue à celle des souffrances de Jésus-Christ ?h (Colossiens 1.24).

g – A l’époque de C.-E. Babut la critique biblique était arrivée à la conclusion que le livre d’Esaïe réunissait les écrits de deux auteurs différents. Depuis, notamment grâce à la découverte des manuscrits de la Mer Morte, l’opinion générale est revenue à l’unicité de l’écrivain. (ThéoTEX)

h – Jalaguier lui-même dit, à propos de l’expiation : « Le mystère de la Croix rentre dans une des grandes lois du monde moral. »
Mais c’est là une de ces intuitions fugitives que la sagesse un peu timide de l’excellent théologien ne lui permet pas de pousser plus loin.

Le plus profond et le plus prodigieux de tous les mystères, l’incarnation du Verbe, pour parler avec saint Jean, fait-il exception ? Il semble que non. Si étroit et si divin que soit le rapport du Fils unique avec son Père, il n’est pas absolument incommunicable, puisque Jésus-Christ lui-même assimile si fréquemment et si complètement à cette relation sublime, le rapport où ses disciples entrent et demeurent par la foi et par l’obéissance, soit avec lui-même, soit avec Dieu (Jean 8.29 ; 15.17 ; 17.23 ; Apocalypse 3.21). On peut donc penser que l’incarnation elle-même est l’application d’une loi, la loi de l’humanité divine ou de la communication de Dieu à l’homme. C’est pourquoi les apôtres, fidèles à la pensée de leur Maître, considèrent Jésus-Christ comme le premier-né entre plusieurs frères (Romains 8.29 ; Hébreux 2.10-17) et les chrétiens comme participant à la nature divine (2 Pierre 1.4). A notre surprise, ils nous montrent même Jésus-Christ, à la fin des temps, déposant sa royauté de Médiateur et rentrant dans le rang pour ainsi dire, — le premier rang, sans doute ! — afin que Dieu soit tout en tous.

S’il y a quelque vérité dans ces réflexions, la recherche des lois du Royaume de Dieu, telles qu’elles se manifestent dans les grands faits de la Révélation, est un objet légitime, et à coup sûr le plus élevé, de la dogmatique. Par là elle a vraiment le caractère et peut prétendre à la dignité d’une science, quoique ses résultats ce puissent être démontrés à tous, ni imposés à personne. Par là aussi, elle peut devenir une apologie du Christianisme plus persuasive et plus en harmonie avec l’esprit de notre époque, que celle qui résulte des miracles et de la prophétie, considérés comme faits isolés et exceptionnels. La position du théologien manque-t-elle de force, s’il peut dire à ses contemporains : Respectons les lois de la nature, bénissons le Dieu qui les a établies. Mais n’en ayons pas le fétichisme, comme s’il n’y avait rien au-dessus. L’homme est plus grand que la nature. Il se sent fait pour survivre à la mort corporelle, témoin cet instinct sacré, ce pressentiment presque universel, qu’attestent les religions, les philosophies, les poésies des peuples les plus divers. Il appartient donc aussi à un autre monde, qui doit lui-même avoir ses lois ; ce ne sont pas les savants qui le contesteront. Or, nous pouvons avoir une certaine connaissance de ces lois supérieures ; l’Évangile nous les révèle, en nous mettant en présence d’une série de faits dans lesquels ces lois se sont manifestées comme par anticipation. Je le répète : Ce langage, cette attitude me paraissent dignes de respect. Combien au contraire la théologie ne fait-elle pas pitié lorsque, pour trouver grâce, non pas même devant les sciences, mais devant des préjugés intellectuels, qui, quoique suscités et favorisés par les sciences, sont loin de faire partie de leurs résultats acquis, elle renie son caractère propre, elle se dépouille de ses richesses et de sa gloire, jetant par-dessus bord les faits les mieux attestés et les saintes vérités dont la foi chrétienne s’est nourrie depuis le temps des apôtres ! Tout cela pour n’être payée que d’un équivoque et dédaigneux sourire, sans espoir fondé d’obtenir jamais cette admission « dans le chœur sacré des sciences », qu’elle a vainement sollicitée au prix de si lourds et si humiliants sacrifices.

III

Personne n’était plus ennemi de ces compromis et de ces capitulations que Jalaguier, personne ne les a censurés avec plus de force :

Après avoir fait les réserves que nous commandait notre conscience théologique, il est temps (tâche agréable et facile !) de signaler quelques-uns des mérites de son enseignement.

Le plus grand de ces mérites, à mes yeux, c’est l’esprit religieux et chrétien qui le pénètre. Tandis que chez certains théoriciens de l’expérience chrétienne, l’expérience nous fait, malgré nous, l’impression d’être surtout une théorie ; l’exposition théorique de Jalaguier, quoiqu’elle s’efforce avant tout d’être une interprétation fidèle des Saintes Écritures, est vivante et expérimentale au premier chef. On sent à chaque ligne qu’il vit les vérités dont il parle, et que s’il combat avec insistance certaines idées (sans qu’il y ait jamais chez lui la moindre trace de haine théologique), ce n’est pas au nom d’une logique abstraite et impérieuse ou d’un attachement aveugle à la tradition, mais bien parce que ces opinions et ces tendances lui paraissent mettre en péril la sanctification et le salut des âmesi. Je n’ignore pas que, chez tel autre théologien, la sécheresse apparente du langage, qui lui paraît commandée par le caractère scientifique de son exposition, cache une émotion vraie et une piété profondej. Cependant il semble naturel qu’un homme qui a trouvé en Jésus-Christ son Sauveur, et qui parle de vérités auxquelles le salut de l’humanité, aussi bien que celui de sa propre âme, lui paraît attaché, laisse percer dans son exposé et dans sa discussion quelque chose de ses sentiments. C’est ce qui arrive constamment chez Jalaguier. Voici, par exemple, comment il s’excuse de s’être beaucoup étendu sur l’article de la justification : « C’est du nouveau chemin du Ciel (révélé par l’Évangile) qu’il s’agit. Ceux qui le cherchent sincèrement pour eux-mêmes, ne trouveront pas que nous nous arrêtions trop à le bien déterminer. » Cette préoccupation éminemment pratique donne à la dogmatique de Jalaguier un caractère profondément édifiant. Ce serait une grande erreur de croire qu’elle n’est accessible qu’aux seuls théologiens ou n’intéresse qu’eux seuls. Nulle lecture ne peut être recommandée avec plus de confiance aux laïques instruits de nos Églises qui prennent un intérêt sérieux et personnel aux questions religieuses.

i – Adolphe Monod appelait Jalaguier : une barre de fer recouverte de velours.

j – Rothe dit, dans la préface de son Ethique : « Ce livre est froid, un ouvrage scientifique l’est nécessairement. Mais…, (ici, je ne puis que citer l’allemand que je juge intraduisible)… Die Harmonie zu diesen kalten Begriffen klingt hell und voll in meiner Seele. »

Les lecteurs de cette classe, et d’autres aussi, trouveront, je crois, dans le caractère biblique de la dogmatique de Jalaguier, un motif de plus de l’aimer et de l’apprécier. J’ai déjà fait entendre que je définirais un peu autrement que lui l’autorité religieuse des Saintes Écritures ; ou plutôt, pour parler beaucoup plus exactement, que j’étais hors d’état de la définir d’une façon rigoureuse. Mais je crois, aussi fermement que Jalaguier, que cette autorité existe, et qu’en dehors d’elle il n’y a plus, théoriquement parlant, ni Protestantisme, ni Christianisme. L’aversion excessive et maladive pour l’autorité, même la mieux justifiée, est, à mon avis, une des fâcheuses tendances du temps présent. A l’appui de cette répudiation complète de l’autorité, on cite parfois des autorités fort respectables ; telle phrase de Secrétan, telle autre de Vinet, sont favorables à cette thèse. Mais j’en pourrais citer mille autres, de Vinet surtout, d’où il résulte que pour lui l’autorité religieuse de l’Écriture était un fait aussi réel que considérable.

Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que c’est que l’autorité. Je la définirais volontiers ainsi : Lorsque nous nous approprions l’idée ou la croyance d’un autre, l’autorité est la part qui revient, dans cette attitude et dans cette détermination que nous prenons, à la considération de la personne qui a exprimé cette idée ou cette croyance. Je ne suis pas de ceux qui pensent que cette considération est par elle-même suffisante et décisive, et que nous pouvons et devons adopter une opinion qui bouleverserait nos convictions les mieux établies, par cela seul qu’elle a été énoncée par tel personnage ou qu’elle est écrite dans tel livre.

Mais il serait tout aussi faux de n’accorder aucune valeur à la considération de la personne. Direz-vous : « Lorsque je me trouve en présence dune affirmation religieuse quelconque, ma raison l’apprécie uniquement en elle-même ; il m’est tout à fait indifférent de savoir si elle procède de Jésus-Christ, de saint Paul ou du premier venu ? » Un tel langage ne serait ni humble, ni chrétien, ni raisonnable, ni psychologique, ni humain…, ni vrai par conséquent.

Si Jésus-Christ est le seul Saint et si, dans toute question morale ou religieuse, la sainteté est une lumière et la plus sûre de toutes, comment ne posséderait-il pas pour moi une autorité incomparable ? Et si ses apôtres ont été, comme nul autre n’a pu l’être, initiés à sa pensée et remplis de son esprit, comment ne leur reconnaîtrais-je pas une part de son autorité ? Aussi les adversaires les plus résolus du principe d’autorité finissent-ils par admettre que le Nouveau Testament, en tant que document primitif et authentique du Christianisme, doit servir de pierre de touche et de moyen de contrôle à tous les systèmes subséquents qui s’appellent et veulent être chrétiens. Ce contrôle, n’est-ce pas l’autorité ?

Jalaguier a donc raison de penser qu’à la base de toutes les questions dogmatiques il y a des questions d’exégèse, et de recueillir avec tant de soin, de respect et de piété, sur chaque article, le témoignage et l’enseignement des Livres saints. Peut-être ne fait-il pas la part assez large à l’individualité, et par conséquent à la diversité des auteurs sacrés ; son exposition serait plus intéressante encore, et non moins concluante, si elle était plus historique. Mais il n’a pas tort de croire que, sous cette diversité, il y a l’unité, et que tous ces écrivains, animés du même Esprit rendent témoignage au même Dieu, au même Christ, au même salut. Les magistrales expositions des doctrines bibliques de la rédemption et de la justificationk, que contient le présent volume, peuvent soulever des objections sur tel ou tel point de détail, mais dans leur ensemble, elles conservent leur valeur, une grande valeur, vis-à-vis des négations et des altérations, anciennes et modernes, de l’enseignement apostolique.

k – Ces pages étaient écrites et achevées, lorsque le manuscrit des derniers chapitres de l’ouvrage m’a été communiqué. On ne s’étonnera donc pas que je ne leur aie fait aucune place dans mes observations. Je tiens cependant à signaler comme particulièrement remarquable, pour la forme comme pour le fond, le parallèle établi par l’auteur entre les mystères de la Nature et ceux de la Grâce (Grâce, Prédestination et Liberté : sect. III, § 4).

La Bible est, pour Jalaguier, la seule autorité religieuse extérieure, au sens propre du mot. On ne peut s’en étonner, puisque la tendance confessionaliste, si fortement représentée dans les Églises de Hollande, par exemple, n’existe pas, à proprement parler, au sein du Protestantisme français. Mais tout en étant fort éloignés du confessionalisme, des théologiens comme Schleiermacher et Rothe envisagent la dogmatique comme l’exposé scientifique de la foi d’une Église déterminée, ce qui les conduit à prendre pour point de départ, à propos de chaque article, les définitions dogmatiques des xvie et xviiee siècles, pour les critiquer ensuite. Jalaguier entre, lui aussi, en ce qui touche l’histoire du Dogme, dans des développements souvent assez étendus et que l’éditeur a dû élaguer ou résumer à regret. Mais il ne comprend pas de la même façon que les théologiens que je viens de nommer, sa tâche de, dogmaticien ; son cours est moins un cours de dogmatique, au sens où ils l’entendent, qu’un cours de théologie biblique, et sans doute, au point de vue pratique qui était le sien, c’était ce qu’il y avait de plus important et de plus pressé à faire.

Jalaguier connaît très bien cependant les anciens théologiens, Calvin surtout. A l’égard de Calvin et du Calvinisme, il faut le louer d’avoir su allier l’esprit de conservation à l’esprit d’indépendance. Jalaguier est orthodoxe, j’ai à peine besoin de le dire, au sens général et actuel du mot. Mais, il n’est pas, à proprement parler, calviniste ; je confesse que je lui en sais bon gré. Il n’est partisan, ni de l’inspiration plénière, ni de la prédestination absolue, ni du serf-arbitre ; il combat expressément la doctrine de la corruption totale.

Je trouve une autre preuve, vraiment touchante, de la largeur d’esprit et de cœur de Jalaguier, dans les développements où il entre à propos de la rétroactivité de la rédemption. Il fait remarquer, avec raison, que cette extension des bienfaits de la mort du Christ à ceux qui n’en ont pas entendu parler, ne peut pas être admise par ceux qui ne croient qu’au côté subjectif de la rédemption ; en d’autres termes, qui réduisent toute la vertu du sacrifice du Sauveur à son influence morale. Et il ajoute que « la doctrine biblique, reçue dans sa plénitude, est tout autrement consolante, car elle permet de penser que dans des milieux où l’Évangile demeure voilé, et là même où il est complètement inconnu, la religion de la conscience a pu amener bien des âmes à une disposition morale qui, sans être précisément la foi chrétienne, les fait participer aux bienfaits de la rédemption. Il y aurait ainsi, même en dehors du Christianisme, une sorte de justification par la foi, qui s’ignore elle-même et qu’ignorent les hommes, mais que discerne et couronne Celui qui sonde les cœurs. Bien des païens se seraient trouvés en réalité dans les termes de l’alliance de grâce. Christ est toujours là, et il suffit à certaines âmes de toucher le bord de son vêtement pour être guéries. »

On se rappelle que Zwingle a exprimé des espérances semblables quant au salut des païens vertueux. Mais on est heureux de les retrouver sous la plume de celui qui fut, sur le terrain de la théologie, le représentant le plus distingué de l’orthodoxie évangélique française au xixe siècle. On a dit que Jalaguier fut « le théologien du Réveil » ; il serait intéressant de remarquer comment, tout en bénéficiant de sa ferveur et de sa sève, il a su se garder de ses exagérations et signaler ses lacunes.

Mais nous devons, à regret, passer sur d’autres mérites de notre auteur. Nous nous bornons à indiquer, sans nous y arrêter, la finesse de ses remarques et de ses critiques, la vigueur logique de son raisonnement, la largeur et la loyauté de sa polémique, vis-à-vis de l’Église romaine en particulier. Nous n’insistons pas, d’autre part, sur une lacune qui ne peut manquer de frapper plus d’un lecteur. Dans sa dogmatique, Jalaguier se montre constamment et presque exclusivement préoccupé du salut individuel : l’ordre d’idées qu’on comprend aujourd’hui sous le nom de « christianisme social » y trouve peu de place. Jalaguier n’y était pourtant pas étranger, comme le prouve son excellente brochure intitulée : Le Socialisme et le Christianisme, qui finit par cette remarquable prophétie : « Le Socialisme plus éclairé et le Christianisme mieux compris se rencontreront comme deux alliés naturels, étonnés de s’être pris si longtemps pour des adversaires. » N’oublions pas d’ailleurs que chaque âge a sa mission et ses idées dirigeantes.

Il est un dernier trait que je ne puis m’empêcher de relever en terminant. Jalaguier est un esprit bien français, autant par sa pensée saine, moyenne, ennemie de l’exagération et de la fantaisie, que par l’admirable clarté et l’impeccable correction de son style. C’est vraiment un classique du meilleur aloi et dans le meilleur sens du mot. Je doute qu’il existe dans une autre langue un ouvrage de cette étendue, traitant des matières les plus hautes, parfois les plus abstraites, où il soit impossible de signaler une seule phrase équivoque ou obscure. « La clarté orne les pensées profondes », a dit Vauvenargues. Au reste, ce souci de bien dire, qui est aussi distinct que possible du goût de la phrase, est commun à nos meilleurs théologiens français. Par ce côté du moins, Auguste Sabatier a été fidèle à une tradition qui remonte jusqu’à Calvin.

La simplicité et la sobriété du style de Jalaguier n’excluent pas le trait, c’est-à-dire ce tour particulier et souvent antithétique de la phrase, qui fait ressortir la pensée et la grave mieux dans l’esprit. Voici quelques sentences que j’ai recueillies au cours de ma lecture (il en est que de lointains souvenirs me retraçaient aussi) :

J’aime à clore ces trop longues pages par ces belles citations de Jalaguier, qu’il serait facile de multiplier. J’en ai d’autant plus de satisfaction, que je crains d’avoir donné trop de place à l’expression de mes vues personnelles. A cet égard et à d’autres aussi, je demande l’indulgence de l’Editeur et des lecteurs. J’écrivais une préface, j’aurais dû peut-être me borner à caractériser de mon mieux la place qui appartient à Jalaguier dans notre théologie française et l’influence qu’il mérite d’y exercer. Qu’on me pardonne ; j’aurais aimé être un théologien, moi aussi ; je n’ai pas su l’être ; je me dédommage quand et comme je le peux…

C.-E. Babut

Nîmes, 16 octobre 1905.

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