Théologie Systématique – III. Dogmes Purs

I
Aperçu historique

Trois systèmes

dès que la controverse s’engage : Pélagianisme, Augustinisme, Semi-Pélagianisme — Leur retour à la Réformation, sous d’autres noms et avec quelques différences : Socinianisme, Calvinisme (supralapsaires et infralapsaires), Arminianisme (Luthéranisme). — Les trois systèmes en philosophie. — Leur maxime fondamentale et distinctive. — Leurs avantages et leurs dangers respectifs.

Jusqu’au ve siècle, ces questions attirèrent faiblement l’attention ; elles ne furent pas l’objet des investigations et des déterminations théologiques. On admettait la liberté et la grâce, sans s’occuper beaucoup de les définir ou de les coordonner. On exaltait ou le fait humain ou le fait divin, selon le besoin du moment, sans prendre garde aux contradictions dans lesquelles on pouvait se jeter ou paraître se jeter. S’arrêtant au côté religieux et moral qui dominait tout, l’intérêt théorique du sujet disparaissait devant l’intérêt pratique. Il eût été bon qu’on s’en tint là et qu’on laissât tout au moins les faits primer les systèmes.

Basnaged range en trois classes les Pères antérieurs à Pélage : — 1° Ceux qui furent au fond pélagiens, c’est-à-dire qui, exagérant les forces morales de l’homme, atténuèrent dans la même proportion l’action de la grâce. — 2° Ceux qui se contredirent, parlant tantôt en pélagiens, tantôt en augustiniens. — 3° Ceux qui restèrent incertains et flottants. — Sans nier ce qu’il y a de vrai dans cette classification, le fait est, autant que je puis le voir, qu’en thèse générale les premiers Pères reconnaissaient à la fois et le décret de Dieu pour le salut du monde, et l’action du Saint-Esprit, et la liberté de l’homme. Mais, ne s’étant pas formé une vue d’ensemble, présentant leur opinion sans les distinctions et les précautions nécessaires, étendant ou restreignant outre mesure tantôt un point, tantôt l’autre, suivant leur but spécial, dépourvus de ce langage technique qui fait ressortir les nuances et prévient les méprises, il leur arriva, en accentuant trop tel ou tel article de leur foi, de paraître en renier ou en contredire d’autres.

dHist. de la Religion, T. I, p. 163.

Dès que la controverse s’engagea, on vit se trancher trois systèmes, qui se sont constamment reproduits sous les couleurs de chaque époque ; l’un, parlant de la liberté et aboutissant à la négation de la prédestination et de la grâce ; l’autre, partant de la grâce ou de la prédestination et annihilant la liberté ; et un système intermédiaire qui veut retenir les trois faits, qu’il conçoit et coordonne diversement. C’est d’ordinaire dans les deux partis extrêmes que se jettent les fortes intelligences qui, poussées par un principe une fois admis, en viennent à confondre la vérité réelle avec la vérité logique ou l’unité systématique. Dans le parti intermédiaire, domine cette défiance de soi, cette retenue d’esprit et de cœur, qui préfère laisser un problème irrésolu que d’en altérer un seul élément essentiel. Mais cela même n’a rien d’absolu dans les faits.

Au ve siècle, les trois systèmes sont le Pélagianisme, l’Augustinisme et le Semi-Pélagianisme. En voici un aperçue :

e – Voy. Théol. générale, Doctrine du péché.

Pélage enseignait que l’homme naît dans son état normal ; qu’il était avant la chute ce qu’il est aujourd’hui ; que le péché d’Adam a affecté Adam seul, ou qu’il n’a influé sur sa postérité que comme mauvais exemple ; que la concupiscence (convoitise), partie intégrante de notre nature, n’est point criminelle en soi ; que la liberté, du la puissance de se décider entre le bien et le mal, peut se déployer maintenant dans la plénitude de sa force, non moins qu’en Eden ; que le mot « grâce » exprime tous les dons de Dieu, ceux de la nature (grâce première), ceux de la loi et de l’Évangile (grâce seconde), que, cependant, à cette grâce extérieure, offerte à tous et pleinement suffisante, se joint, en certaines circonstances, une grâce interne et surnaturelle chez les personnes qui font un religieux usage de leurs lumières et de leurs forces ; que la rédemption est universelle et la prédestination conditionnelle, car Dieu voulant que tout le monde soit sauvé, n’élit et ne réprouve qu’en tant qu’il prévoit quels seront, d’un côté ceux qui marcheront dans la voie des commandements, et de l’autre ceux qui résisteront à ses appels. Selon Pélage, la faculté religieuse et morale avec les secours qui l’accompagnent, le don de la loi et de l’Évangile, nous viennent de la grâce du Seigneur, mais l’emploi de ces facultés et de ces dons, la formation de nos dispositions et de nos habitudes, le développement intérieur qui nous porte de plus en plus vers le bien ou vers le mal, en un mot la volonté et l’œuvre viennent de nous et de nous seuls.

La doctrine d’Augustin sur la grâce, la prédestination et la liberté se rattache à son opinion sur le péché originel ; elle y a son principe et son fondement. D’après lui, tous les hommes ont péché en Adam (Ille unus fuimus omnes). De là vient qu’ils naissent absolument corrompus et incapables de tout bien ; et cette dégénération morale est telle qu’elle assujettit à l’éternelle condamnation quiconque n’a pas été purifié par le baptême et par le Saint-Esprit.

Mais dès avant la création du monde, Dieu, par sa grâce libre (indebita), par sa pure miséricorde, sans aucune considération des œuvres, décréta d’arracher des hommes à la corruption et à la misère, et de les appeler à la vie éternelle. Ce décret est nommé élection ou prédestination au salut ; il est l’unique raison de la foi et de l’amendement chez ceux qui en sont les objets ; les effets de la rédemption et les dons de la grâce ne sont que pour eux. Le décret divin assure aux élus la conversion et la persévérance ; si quelques uns d’enter eux tombent, ce n’est que pour un temps, le Seigneur les relève, rien ne pouvant les ravir de ses mains ; de sorte que sa volonté souveraine est la seule cause de leur salut.

En conséquence de l’état où est tombé la race humaine, personne ne peut s’approprier de soi-même le bienfait de Christ ; il faut que Dieu agisse directement dans le cœur des élus, afin de vaincre leurs résistances naturelles ; mais son action sur eux est toujours victorieuse. On peut y distinguer trois degrés : 1° Il les attire et les amène à la foi (grâce prévenante) ; 2° Il incline leur volonté au bien (grâce opérante ou efficiente) ; 3°Il leur fait produire les bonnes œuvres (grâce coopérante). La grâce est aussi dite gratuite et irrésistible, par opposition à Pélage qui soutenait que dans tous les cas on peut y céder ou y résister.

Augustin n’admettait pas le décret de réprobation. Mais il se fait jour dans plusieurs parties de sa doctrine… Du reste, il est difficile de séparer en principe les deux décrets ; l’un paraît entraîner l’autre ; et ils résultent également de la grande maxime d’Augustin que : « L’immuable volonté de Dieu constitue l’immuable nécessité des choses. » Mais en fait, il n’admettait pas le décret de réprobation ; il faut le reconnaître et lui en tenir compte. Dans tous les temps, bien des prédestinatiens ont fait à cet égard comme lui.

Les semi-pélagiens, prenant une voie moyenne entre les deux systèmes antagonistes, enseignèrent que l’homme n’est pas entièrement corrompu, que la grâce est universelle, qu’elle n’agit en nous qu’avec nous, qu’elle est résistible et amissible, que, quoique nécessaire à l’avancement spirituel, elle ne l’est pas aux premiers mouvements de foi et de repentir, selon le mot de Jérôme que « c’est à nous de commencer, à Dieu d’achever ». De là, la prédestination conditionnelle.

A la Réformation, les trois systèmes se reproduisirent sous les dénominations de Calvinisme, Socinianisme, Arminianisme. Cependant, au ve siècle la discussion eut un caractère plus pratique, auxvie un caractère plus métaphysique. Dans la première controverse, le point capital fut la grâce ; dans la seconde, ce fut la prédestination. La grande question entre Augustin et Pélage était celle des forces morales de l’homme ; on remonta du libre arbitre au décret divin ; tandis qu’à la Renaissance, on descendit plutôt de Dieu à l’homme.

Socin renouvela l’opinion de Pélage, et nia de plus la prescience des futurs contingents comme impossible en elle-même, et comme incompatible avec la liberté et la responsabilité morale, rejetant, par conséquent, la prédestination conditionnelle aussi bien que la prédestination absolue.

Calvin reproduisit et développa les principes d’Augustin. Il enseigna qu’en conséquence du péché d’Adam, les hommes naissent totalement corrompus (I.C. 2.1.5-11), qu’ils font le mal nécessairement quoique volontairement (2.2,6,8,27), que Dieu en les créant ordonna les uns à la vie éternelle et les autres à l’éternelle condamnation (3.22.11 ; 23.1,6,7), qu’il a, non seulement prévu la chute d’Adam et ses suites, mais qu’il les a voulues pour sa gloire, pour la manifestation de sa justice et de sa miséricorde (3.23.7-8 ; 24.12-14) ; que la grâce est libre et souveraine ; que Dieu la donne selon son bon plaisir ; qu’elle transforme les élus sans aucune coopération de leur part, mais sans détruire leur volonté qui est seulement changée de mauvaise en bonne (2.3.14), choisissant d’elle-même le bien dans l’état de régénération, comme, dans l’état de corruption, elle choisissait le mal ; que quiconque est appelé sera aussi glorifié, car le décret de Dieu demeure ferme : de là le dogme de la persévérance finale (3.24.6-11).

Calvin rejeta la distinction théologique entre vouloir et permettre, quoiqu’il la ramène au fond pour laisser le mal au compte de l’homme… Pour lui, la prédestination est cet acte de la volonté toute-puissante du Seigneur qui a déterminé éternellement et irrévocablement tout ce qui arrive dans le monde. « Nous appelons prédestination, dit-il, le décret éternel de Dieu par lequel il résolut en lui-même ce qui devait être pour chaque homme, car tous ne sont pas créés pour le même sort ; aux uns, est réservée d’avance la vie éternelle, aux autres, la condamnation éternelle. (I.C. 1.3.22). » C’est un des principes fondamentaux de la dogmatique de Calvin, que le décret divin est absolument inconditionnel. Dieu n’a pas élu parce qu’il prévoyait qu’on serait saint, mais il fait saint parce qu’il a élu.

Les calvinistes se divisèrent de bonne heure en supralapsaires et en infralapsaires ; les uns considérant la chute comme ayant été prédéterminée dans les conseils éternels aussi bien que la rédemption ; les autres la considérant comme ayant été simplement voulue ou simplement permise, et plaçant après elle le décret d’élection et de réprobation, afin de ne pas paraître faire Dieu auteur du mal. Du reste, ils discutaient sur l’ordre des décrets divins, plus que sur le fond même des choses : le Synode de Dordrecht se prononça en faveur des infralapsaires, et en dernière analyse Calvin est aussi pour eux.

Plusieurs théologiens français, tels que Caméron, Amirault, Leblanc, Claude Pajon, etc. (dits théologiens de Saumur), essayèrent d’apporter quelque adoucissement à la doctrine réformée, et de concilier la vocation générale avec l’élection particulière. Ils furent nommés universalistesf.

f – Rappelons qu’au xviie siècle on appelait universalistes les théologiens qui croyaient que Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, quoiqu’ils admissent que tous ne sont pas sauvés, et qu’aujourd’hui on donne généralement ce nom à ceux qui, posant en principe la victoire finale du bien sur le mal, arrivent à nier l’éternité des peines.

Le Calvinisme pur est rare aujourd’hui. En général, ceux qui prennent le nom de calvinistes modifient plus ou moins la doctrine dont ils se disent les adhérents… Le Calvinisme adouci, désigné communément en Angleterre sous le nom de Calvinisme moderne, diffère essentiellement du Calvinisme primitif sur l’article de la réprobation et sur l’étendue de la rédemption… g

g – Edward Williams, Défense du Calvinisme moderne.

La grande opposition au Calvinisme dans les églises réformées fut celle d’Arminius. La différence radicale entre les deux points de vue consiste en ce que l’un fonde le décret d’élection et de réprobation sur la prescience divine, tandis que l’autre fonderait plutôt la prescience elle-même sur le décret. Selon l’Arminianisme, Dieu a de toute éternité préordonné la félicité et la misère des hommes, en considération de leurs œuvres qu’il voyait d’avance : selon le Calvinisme, Dieu a en quelque manière décidé de leur caractère et de leur vie en décidant de leur sort. D’après le premier, le décret dépend de la foi et de la sanctification ; d’après le second, la foi et la sanctification dépendent du décret. Les deux systèmes admettent la corruption de l’homme et la nécessité de la grâce ; mais l’Arminianisme considère la grâce, à tous ses degrés, comme résistive, comme n’agissant en nous qu’avec nous, comme pouvant s’accroître par notre fidélité et se perdre par notre négligence ; au lieu que le Calvinisme, représentant l’homme comme absolument incapable de concourir à sa régénération, enseigne que la grâce est irrésistible quant à son action générale et inamissible quant à son résultat final.

Le Luthéranisme du xviie siècle doit se ranger parmi les systèmes intermédiaires ; il tient une sorte de milieu entre le Calvinisme et l’Arminianisme, quoique, en somme, il penche vers ce dernier. Dans le principe, au contraire, il inclinait vers le premier. Luther, suivant les traces d’Augustin, écrivit son livre : De Servo arbitrio. Mélanchton dit dans ses Loci Communesh : « Spiritus omnia necessario evenire docet juxta predestinationem. » La Confession d’Augsbourg respire la même doctrine, quoiqu’elle n’y soit pas formellement énoncée. Mais la Formule de Concorde, tout en condamnant le synergisme, déclara la grâce universelle et rejeta le décret absolu. L’Église luthérienne ne professa plus que la prédestination conditionnelle, poussée à cela en grande partie par son opposition à l’Église réformée…

h – 1re édit., car ses idées changèrent sur ce point et sur bien d’autres.

On a reproché au Luthéranisme, et à bon droit, d’être moins conséquent, que le Calvinisme et l’Arminianisme. Car la corruption totale de l’homme et son entière adunamie spirituelle une fois posées, comme elles le sont, on ne comprend pas qu’il puisse coopérer avec la grâce ; il ne peut que la repousser jusqu’à ce que ses dispositions aient été changées. Son activité propre est nulle, au moins à ce premier degré de la régénération, duquel dépend tout le reste. Et si ce premier acte est entièrement de Dieu, on ne peut échapper au prédéterminisme théologique. Cette vue de l’état moral de l’homme et de l’action de la grâce aboutit, sinon au Calvinisme rigoureux, du moins au Calvinisme modéré, où le Saint-Esprit agit sans coopération de notre part dans l’œuvre de la régénération, quoiqu’il n’agisse qu’avec nous dans l’œuvre de la sanctification, où la grâce est irrésistible dans le premier cas et résistible dans le second. Mais cette distinction, le Luthéranisme ne la fait pas, et elle mène aussi à la prédestination absolue que le Luthéranisme rejette.

En résumé, le Luthéranisme (dogmatique officielle du xviie siècle, à laquelle revient le haut-luthéranisme actuel) part, quant au péché originel et à la condition morale de l’homme, de principes qui conduisent au Calvinisme, et il arrive à l’Arminianisme, quant à l’élection. Il est augustinien dans ses prémisses et anti-augustinien dans sa conclusion. Pesez cette déclaration de Luther : « L’homme, avant d’avoir été renouvelé par le Saint-Esprit, ne peut ni concourir en rien à sa création nouvelle, ni la désirer ; et, après avoir été renouvelé intérieurement, il ne peut rien non plus pour se maintenir dans cet état nouveaui. »

iRéponse à la diatribe d’Erasme.

Le dogme luthérien, à cet égard, est un composé de plusieurs pièces. Luther fut augustinien à l’article de la prédestination comme à ceux de la corruption humaine et de la grâce divine. Mélanchton, primitivement d’accord avec lui, fléchit à la fin sur les trois points. Plus tard, et par suite des controverses avec le Calvinisme, l’Église luthérienne modifia décidément l’article de la prédestination, tout en retenant les deux autres plus positivement ou plus clairement formulés par ses fondateurs.

Schleiermacher a uni le prédéterminisme et l’universalisme, pour expliquer l’ordre divin des choses. Son opinion, à cet égard et à bien d’autres, a ses véritables racines dans la philosophie du temps, avec laquelle il rompit sans s’en affranchir.

La question, en effet, n’appartient pas uniquement à la théologie révélée ; elle se pose également pour la théologie naturelle ou la philosophie religieuse, qui l’a toujours discutée en la jugeant de son point de vue propre. Les théories philosophiques à ce sujet présentent à peu près les mêmes divergences que les théories théologiques ; il s’y rencontre, soit successivement, soit simultanément, les trois systèmes généraux que nous avons indiqués, quoique sous une forme et une terminologie différentes. La philosophie ne connaît guère le mot évangélique de « grâce », et elle préfère les termes de fatalisme, de prédéterminisme, de nécessité à celui de « prédestination ». Elle ne peut aussi que rester étrangère aux côtés purement chrétiens du problème, tels que ceux qui tiennent ou qui touchent au dogme de la rédemption. Mais le problème lui-même, dans son fond essentiel, lui est commun avec la théologie.

Parmi les philosophies grecques, si nous remontions jusque-là, nous en verrions, comme l’Epicuréisme, qui, sans nier la Divinité, nient la Providence et font tout dépendre de la liberté ou du jeu des événements dans les choses humaines ; d’autres, comme le Stoïcisme, qui soumettent tout au destin ; d’autres, enfin, comme le Socratisme, qui retiennent et la liberté et la Providence. Cette triple solution s’est reproduite, arec des modifications innombrables, dans les temps modernes. « Il y a trois grands systèmes au sujet de la liberté, dit M. Damironj. Le premier, qui pose et conçoit en même temps la prescience divine et le libre arbitre ; le second, qui sacrifie le libre arbitre à la prescience ; le troisième, qui concilie la prescience et la liberté, en établissant que l’une cesse à l’instant où l’autre commence, et que celle-ci à son tour cède ou disparaît devant celle-là. »

jCours de phil., T. I., p. 282.

Il est aisé de comprendre comment on arrive à l’une ou à l’autre de ces trois solutions du problème, selon qu’on se place trop exclusivement en face de l’un ou l’autre des trois faits qui le constituent et dont il s’agit de rendre compte. En s’attachant, par exemple, au fait de liberté, en le prenant pour principe et pour facteur, en s’efforçant d’y coordonner ou d’y subordonner les deux autres, on l’étend outre mesure aux dépens de ce qui semble le contredire ou simplement le limiter ; tout s’abaisse ou s’efface devant lui, et l’on arrive logiquement à nier toute préordination et toute intervention supérieure dans les choses humaines. Ou bien, sans nier formellement la prescience et la providence divines, on les borne arbitrairement, de telle manière que cela revient à une négation ; car que deviennent-elles quand elles sont forcées de s’arrêter devant l’action de l’homme ? Quelle est cette vision de l’avenir en Dieu qui se restreint ou se voile elle-même, afin de laisser libre ce qui doit l’être ; et qui le fait en quelque sorte au hasard, puisque tout ce qu’elle aurait une fois contemplé serait par la nécessité ? Ce système est celui de M. Damiron. Selon lui, la prescience divine ne s’étend qu’aux choses fatales. L’homme est fait pour ordonner lui-même sa vie et sa conduite ; et dès lors ses volontés, ses actes et leurs suites, échappent à toute prévision comme à toute prédétermination. C’était aussi l’hypothèse de Montesquieu dans ses Lettres persanes. En accordant que Dieu connaît tout ce qu’il juge à propos de connaître, on suppose qu’il ne fait pas toujours usage de ce pouvoir ; et cela pour que les êtres moraux restent libres d’agir ou de ne pas agir, et, par suite, capables de bien et de mal, dignes d’être récompensés ou punis. — Cette opinion est une sorte de Socinianisme philosophique.

D’autresk, s’attachant également au fait de liberté et l’analysant pour savoir ce qu’il est, l’ont révoqué en doute par l’impossibilité de le comprendre. Les volitions et les actions de l’homme leur ont paru l’effet nécessaire des causes qui agissent sur lui, et ils n’ont vu dans la vie individuelle, de même que dans l’histoire générale, qu’une série d’événements sortant fatalement les uns des autres. Ainsi, du même point de départ, on arrive à des conclusions inverses, l’étude de la liberté pouvant conduire à la supprimer comme à l’exagérer…

k – Le président Edwards, considéré en Amérique comme le métaphysicien du Calvinisme.

Une autre classe de théoriciens, partant de Dieu, ont conçu l’action successive des causes secondes, des lois et des forces naturelles, soit physiques, soit morales, comme le déploiement des plans du Créateur et de l’Ordonnateur suprême, la réalisation médiate ou immédiate de ses décrets, l’évolution de ses idées éternelles. Ils arrivent, par des considérations théologiques, au système de la nécessité, comme les précédents par des considérations anthropologiques. Leibnitz peut, avec quelques réserves, se ranger dans cette catégorie. D’après lui, Dieu ayant tout vu et tout disposé d’avance, tout ce qui arrive est entré, même avant d’être, comme partie essentielle dans son plan éternel, de sorte que si le moindre événement, et par conséquent le moindre mal, venait à manquer dans l’universalité des choses, ce ne serait plus ce monde que Dieu a voulu et qui, pris dans son ensemble, est le meilleur possible.

Ici viendraient se placer ces idées de fatalisme historique, si communes aujourd’hui, ces doctrines ou tendances panthéistiques semées de si haut et si loin par la philosophie de l’absolu. Les systèmes nés de ce mouvement, à part ce que quelques-uns ont de décidément antireligieux, peuvent être considérés comme une sorte de Calvinisme ou d’Augustinisme philosophique ; car le trait caractéristique de l’Augustinisme et du Calvinisme, leur principe dominant et constitutif, est l’entière dépendance où ils placent les êtres et les choses vis-à-vis de Dieu, dont ils représentent la volonté comme la source immédiate, la cause immanente de tout ce qui a été, est ou sera, selon cette maxime d’Augustin : Dei voluntatem esse omnium rerum necessitatem. On voit combien cela touche de près, malgré la différence des points de vue, à certaines des théories du jour.

Une troisième classe de philosophes, nombreux à toutes les époques, reconnaissant dans l’homme la liberté et en Dieu la prescience et la providence, les font entrer également dans leur système, en cherchant à les coordonner et à les concilier. C’est une sorte d’Arminianisme philosophique. Les théistes l’ont généralement professé. Jouffroy l’a défendu contre M. Damiron. M. Jules Simon le défend vaillamment aujourd’hui.

Il va sans dire que les trois systèmes ont été modifiés ou combinés de mille manières. Le Calvinisme et le Socinianisme se sont souvent rapprochés de l’Arminianisme, en accordant plus ou moins l’un à la liberté, l’autre à la grâce. Cela leur est arrivé toutes les fois qu’ils ont placé les grandes données de la conscience et de la Bible au-dessus des exigences de la logique, c’est-à-dire toutes les fois qu’ils ont consenti à tenir compte de l’ensemble des faits. L’Arminianisme, à son tour, a penché tantôt vers le Calvinisme, en limitant la liberté en faveur de la grâce, tantôt vers le Socinianisme, en limitant la grâce dans l’intérêt de la liberté. Il l’a toujours fait quand il a voulu s’élever à une systématisation tant soit peu sévère, l’unité du système réclamant l’unité du principe ou du facteur. Le détail de ces variétés serait infini et fort peu important. Il suffit de bien saisir le point fondamental, le caractère distinctif de chaque système. Le Socianisme exalte la liberté jusqu’à annuler la grâce ou, ce qui revient au même, à ne retenir comme le Pélagianisme que la grâce extérieure (dons de la nature et de la Révélation) ; sa maxime est : tout à l’homme. Le Calvinisme étend le décret divin et l’empire de la grâce, au point de ne plus laisser de place ni d’action réelle à la liberté ; sa maxime est : tout à Dieu. L’Arminianisme veut conserver à la fois la liberté et la grâce ; sa maxime est : rien sans Dieu, et pourtant rien sans l’homme ; elle peut se ramener à cette sorte d’adage : « Priez, comme si tout dépendait de Dieu ; travaillez comme si tout dépendait de vous. » L’un des systèmes attribue essentiellement le salut à la causalité humaine, l’autre le rapporte à la causalité divine, le troisième unit les deux ordres de causalité. Les deux premiers sont plus logiques, et la science penche tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre (xviiie et xixe siècles : l’un naturaliste, l’autre panthéiste) ; le dernier est plus sage, plus complet, plus d’accord avec l’ensemble des données de la conscience et de la Bible : aussi, la pratique le ramène-t-elle toujours.

Quant à leurs tendances sous le rapport religieux et moral, le Calvinisme a pour objet évident d’exalter la gratuité du salut, de donner gloire à Dieu, source éternelle de tout ce qui est vrai et bon, et de tenir l’homme dans l’humilité et la dépendance (I.C. 2.3.10-11 ; 3.21.1). Mais en magnifiant l’absolue souveraineté du Seigneur il heurte l’idée que nous nous formons spontanément de sa justice, de sa miséricorde, de sa bonté universelle et impartiale : car il le montre retirant quelques élus de l’abîme de la perdition où se débat en vain le reste des enfants d’Adam, sans indiquer le motif de cette préférence, et en affirmant même que dans tous les cas la raison n’en est nullement en nous : un des principes essentiels du Calvinisme étant que nous sommes tous également coupables et indignes, antérieurement à l’acte ou au décret divin. Il blesse aussi le sentiment de notre liberté et de notre responsabilité morales, car il refuse à la masse des hommes la possibilité d’entrer dans la voie de la vie, cette possibilité dépendant entièrement de Dieu, qui ne l’accorde qu’à ceux qu’il a choisis ; ou s’il affirme que nous avons tons la faculté de croire et d’obéir à l’Évangile, dont les promesses sont faites à tous (Calvinisme modéré), et que l’obstacle n’est que dans notre volonté ; s’il distingue entre l’incapacité morale et l’impuissance physique (Président Edwards), alors même il n’atteint pas son but qui est de sauvegarder la liberté et la responsabilité, puisqu’il établit en même temps que l’état de notre cœur est tel, naturellement, que nous ne saurions ni travailler ni aspirer à l’obéissance de la foi, jusqu’à ce que nos dispositions intérieures aient été changées, et que ce renouvellement s’opère par la vertu d’En haut, sans coopération quelconque de notre part : détermination dogmatique où l’être libre et responsable ne se reconnaît plus.

L’objection commune contre le Calvinisme est qu’il paralyse l’énergie morale, en annihilant l’homme devant Dieu… Mais l’histoire ne confirme pas cette accusation. Les églises calvinistes ne l’ont pas cédé aux autres en activité chrétienne ; et dans l’Église catholique on n’a qu’à considérer ce que produisit l’Augustinisme sévère de Port-Royal. C’est qu’il y a au fond un puissant principe de vie spirituelle dans toute doctrine qui fait dominer la pensée du Saint des Saints, et qui abat devant lui des êtres à la fois si coupables et si orgueilleux. Le Calvinisme d’ailleurs éveille à un haut degré le besoin de pardon et de régénération par les idées qu’il donne de notre corruption naturelle. Quelles que soient les conséquences qu’on puisse tirer de quelques-uns de ses dogmes, il a toujours fait en réalité une large place à l’obligation morale, et la conscience qu’il remue à une grande profondeur par sa notion du péché, élevant les âmes au-dessus des théories métaphysiques, les pousse avec force dans la voie de la repentance et de la sanctification. Il y a, de plus, une puissance incalculable d’amour et de dévouement dans ce salut qui nous est donné d’une manière si merveilleuse par la céleste miséricorde, qui nous était destiné dans les décrets éternels, quelque indignes que nous en fussions, qui vient nous chercher à travers les siècles et les obstacles, qui nous est garanti par des promesses immuables et qui ne saurait nous manquer malgré tous les efforts du monde et de l’Enfer. Il sort de là une confiance, une paix, une joie intérieures capables de grandes choses dans des cœurs bien disposés et ouverts au mobile de la reconnaissance, le seul qui reste réellement actif. Mais il est clair qu’il reste, tout à côté, des abus et des dangers terribles. Pour les hommes pris en masse, il n’est pas bon de rompre avec les mobiles d’intérêt et d’obligation que l’Écriture maintient et fait agir avec tant de force ; il ne l’est pas en général même pour les plus pieux. Aussi le Calvinisme, dans ses grandes applications, a-t-il conservé ces mobiles que semble exclure son principe. L’ultra-calvinisme seul les a rejetés.

Le Socinianisme, comme le Pélagianisme de tous les temps, en insistant sur notre force morale, a pour but d’entretenir le sentiment de notre responsabilité et d’exciter notre activité en faveur du bien contre le mal ; en exaltant le « pouvoir », il veut et croit assurer le « devoir ». Mais il se met en opposition avec la notion que la raison et l’Écriture nous donnent du Seigneur, quand il nie la prescience divine pour nier la prédestination ; il se met en opposition avec le Nouveau Testament tout entier quand il rejette le dogme de la chute et, par suite, ceux de la rédemption par le sang de Christ et de la régénération par le Saint-Esprit, sortant ainsi ses disciples de la voie évangélique, où nous sommes introduits, soutenus et constamment accompagnés par la grâce.

L’Arminianisme évite ces divers écueils ; il ne heurte aucune des données fondamentales de la conscience humaine et de la révélation divine, il répond à toutes, mais à la condition de poser simplement les trois grands termes religieux, et de prendre son parti du reproche qu’on lui adresse d’être une agrégation plutôt qu’un système.

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