Synonymes du Nouveau Testament

12.
Ἀγαπάω, φιλέω
Aimer

Le rapport entre ces deux mots ressemble beaucoup à celui qui existe en latin entre « diligo » et « amo ». Aussi avoir compris l’exacte distinction entre ces deux mots latins, c’est avoir beaucoup fait pour saisir la nuance entre les mots qui sont plus immédiatement l’objet de notre étude. Pour l’intelligence des mots latins, nous possédons d’abondants matériaux dans Cicéron, qui souvent nous instruit par le jeu antithétique auquel il soumet l’un et l’autre terme.

C’est ainsi, qu’écrivant à un ami où il parle de l’affection qu’il porte à un autre, il dit (Ep. fam. 13.47) : « Ut scires illum a me non diligi solum, verum etiam amari » ; et encore (Ad Brut, i) : « L. Clodius valde me diligit, vel, ἐμφατικώτερον dicam, valde me amat ». D’après ces passages et d’autres encore au même effet (il y en a une ample collection dans Dœderlein, Latein. Synon., vol. iv, p. 98 sq.), nous pourrions conclure que « amare », qui correspond à φιλεῖν, est plus énergique que « diligere », qui correspond, comme nous le verrons, à ἀγαπᾶν. Dans un certain sens, cela est très vrai ; cependant ce n’est point l’idée d’une plus ou moins grande force ou intensité qui explique l’emploi respectif des deux mots. Ernesti a heureusement saisi la loi qui préside à leurs divers emplois, quand il dit : « Diligere magis ad judicium, amare vero ad intimum animi sensum pertinet ». En sorte que Cicéron, de fait, dans le passage cité en premier lieu, nous dit : « Je n’estime point l’homme simplement, mais je l’aime ; il y a quelque chose de la passion de l’affection dans le sentiment que j’éprouve pour lui ».

Cependant, tandis qu’un ami peut désirer plutôt « amari » que « diligi », il y a des cas où « diligi » est quelque chose de plus élevé que « amari », ἀγαπᾶσθαι que φιλεῖσθαι. Le premier exprime un attachement où la raison a présidé au choix, à la préférence (« diligere » ou « deligere »)d et où elle a découvert dans l’objet aimé ce qui est digne d’estime ; où règne le sentiment que cette estime est juste et due à la personne, à titre de bienfaiteur ou autre ; tandis que le second terme, sans exprimer nécessairement un attachement d’où la raison soit bannie, exprime une relation moins réfléchie, plus instinctive, qui appartient plutôt au sentiment ; ainsi Antoine, dans l’oraison funèbre au peuple romain, en face du cadavre de César (Dion Cassius, xliv, 48), s’écrie : ἐφιλήσατε αὐτὸν ὡς πατέρα καὶ ἠγαπήσατε ὡς εὐεργέτην.

d – Diligo c-à-d dis-lego, choisir entre plusieurs dans des sens divers. A. Schéler.

On lit dans Xénophon (Mem. vii, 7, 9, 11) un passage très utile par rapport à la relation entre ces deux mots, et qui nous montre comment les notions de respect et de révérence sont constamment impliquées dans ἀγαπᾶν, notions qui, sans être exclues, il va sans dire, de φιλεῖν, n’y sont pourtant pas strictement renfermées. D’après ce qui vient d’être dit, on peut expliquer ce fait que, tandis que les hommes sont constamment requis d’ἀγαπᾶν τὸν Θεόν (Matthieu 22.37 ; Luc 10.27 ; 1 Corinthiens 8.3) et que les âmes pieuses le font (Romains 8.28 ; 1 Pierre 1.8 ; 1 Jean 4.21), jamais il ne leur est commandé de φιλεῖν τὸν Θεόν. Le Père cependant, ἀγαπᾷ τὸν Υἱόν (Jean 3.35), et aussi φιλεῖ τὸν Υἱόν (Jean 5.20). On peut rapprocher Matthieu 3.17, du premier passage, et Jean 1.18 ; Proverbes 8.22, 30, du second.

Dans presque tous ces passages du N. T., la Vulgate, au moyen de « diligo » et de « amo », a conservé et marqué la distinction que, dans l’un et l’autre cas, nos traductions négligent forcément. Il est surtout à regretter que dans Jean 21.15-17, nous n’ayons pas pu la reproduire, car l’emploi alternatif des deux mots y est singulièrement instructif, et, si nous voulons tirer du texte toute sa signification, nous ne devrons pas le laisser passer inaperçu.

Dans ce triple « M’aimes-tu ? » que le Seigneur ressuscité adresse à Pierre, il lui demande d’abord, ἀγαπᾷς με ; mot trop froid en ce moment, alors que toutes les pulsations du cœur de l’apôtre repentant sont les indices d’une sérieuse affection pour son Seigneur ! Mot qui n’exprime pas assez la chaleur de l’âme de Pierre pour Jésus ! A part la question qui en elle-même attriste et blesse l’apôtre (v. 17), une nouvelle douleur s’y ajoute par la forme que prend cette question, car elle a l’air de placer l’apôtre à une distance comparativement éloignée de son Seigneur et de l’y tenir ; ou du moins, elle ne lui permet pas de s’approcher si près de lui qu’il le voudrait bien. Aussi, dans sa réponse, Pierre substitue à ἀγαπάω le mot qui indique un amour plus personnel : φιλῶ σε (v. 15) Quand Christ répète la question dans des termes exactement semblables, Pierre, dans sa réplique, remplace encore son φιλῶ par l’ἀγαπᾷς de son Seigneur (v. 16). Mais enfin Pierre a vaincu ! En effet, lorsque son Maître, pour la troisième fois, lui pose la question, il la pose, non plus au moyen d’ἀγαπᾷς, mais de φιλεῖς, en se servant du mot qui seul peut exprimer tout ce qui est dans le cœur du disciplee. La question, pénible dans tous les cas, puisqu’elle implique un doute à l’endroit de l’amour de l’apôtre, cesse d’être rendue plus pénible encore par la forme particulière qu’elle avait revêtuef. Tout ce jeu délicat du sentiment disparaît nécessairement quand on ne reproduit pas la variation dans les termesg.

e – On remarquera que l’explication donnée par Trench de l’alternance des deux verbes, est exactement l’inverse de celle donnée en général par les pasteurs qui ne connaissant pas le grec, apprennent à leur auditoire combien le verbe ἀγαπάω est spirituellement élevé au-dessus de φιλέω, au point qu’il est impossible de trouver son équivalent en français…

f – Bengel a généralement l’honneur « rem acu tetigisse » ; mais ici il manque singulièrement son point et donne tout à fait à gauche : « ἀγαπᾶν, amare, est necessitudinis et affectus ; φιλεῖν, diligere, judicii. »

g – La version de Lausanne a traduit à contre-sens ἀγαπᾶν par aimer et φιλεῖν par affectionner. F. de R.

Remarquons en concluant qu’ἔρως, ἐρᾶν, ἐραστής, ne se rencontrent jamais dans le N. T., mais les deux dernières formes se retrouvent parfois dans les Septante ; ἐραστής y est d’ordinaire employé dans un sens déshonorable comme en français, un « amant » (Ézéchiel 16.33 ; Osée 2.5) ; cependant on le trouve une ou deux fois (Sagesse 8.2 ; Proverbes 4.6) dans un sens plus honorable, non comme « amasius », mais comme « amator ». L’absence de ces trois vocables est significative ; sans doute, on peut l’expliquer par le fait que, grâce à la corruption des mœurs, ils étaient tellement saturés de passion sensuelle et basse, ils transportaient avec eux une telle atmosphère de souillures (voir Origène, Prol. in Cant. Op., tom. iii, pp. 28-30), que la vérité divine refusa tout contact avec eux. Il y a plus : elle inventa un nouveau terme pour elle-même, plutôt que d’avoir recours à l’un d’eux. Car on ne devrait jamais oublier que c’est dans le sein de la religion révélée qu’est né le mot ἀγάπη ; on le trouve dans les Septante, mais il n’y a point d’exemple de son emploi chez aucun écrivain païen quelconque ; les dernières limites qu’atteignît la littérature païenne fut φιλανθρωπία et φιλαδελφία, et quant à ce dernier mot, elle ne s’en servait jamais que pour marquer l’amour entre frères du même sang. Mais il faut creuser plus avant pour découvrir la vraie raison de ce fait. Ἔρος, comme tant d’autres mots, aurait pu être élevé à des usages plus nobles ; il aurait pu être consacré de nouveau, en dépit de la profonde dégradation de son histoire passéeh ; et l’on faisait déjà des efforts de ce côté dans l’usage platonique du mot, servant à signifier cette langueur passionnée après l’invisible mais éternelle Beauté, et dont on peut découvrir partout ici-bas quelques aspirationsi. Mais dans le fait même qu’ἔρως exprimait cet ardent désir (Euripid. Ion. 67), cette soif après ce qu’on ne possède point (voir le charmant mythe de Platon, Symp. 203 b, où Ἔρως est l’enfant de Πενία), dans ce fait gît la vraie impuissance du mot à enfanter cet amour chrétien, qui n’est pas simplement le sentiment du besoin, du vide, de la pauvreté, la passion de la plénitude, ou l’aspiration après une invisible Beauté, mais l’amour pour Dieu et pour l’homme, conséquence de l’amour de Dieu, déjà répandu dans le cœur de son peuple. La simple sollicitude, l’anxiété de posséder (et ἔρως dans sa meilleure acception n’est rien de plus), a fait place, depuis l’Incarnation, à l’amour qui n’est point dans le désir seulement mais encore dans la possession. Au reste, qu’ἔρως n’exprime rien de plus que le désir, c’est ce que Grégoire de Naziance (Carm. ii, 34, 150, 151) a très bien exprimé dans ces vers :

h – Voir Augustin, De Civ. Dei, xiv, 7, sur les efforts tentés par quelques écrivains chrétiens pour distinguer entre « amor » et « dilectio » ou « caritas. » « Nonnulli arbitrante aliud esse dilectionem sive caritatem, aliud amorem. Dicunt enim dilectionem accipiendam esse in bono, amorem in malo ». Par bien des exemples où « dilectio » et « diligo » sont employés dans un mauvais sens dans les St. Écritures en latin et où « amor » et « amo » le sont dans un bon sens, Augustin montre bien l’impossibilité de maintenir aucune distinction de ce genre.

i – Je ne saurais considérer comme un pas fait dans cette direction les autres paroles d’Ignace, Ad Rom. 7 : ὁ ἐμὸς ἔρως ἐσταύρωται. Il est bien plus conforme au génie des épîtres d’Ignace de comprendre ici ἔρως subjectivement, « mon amour du monde est crucifié », à savoir, avec Christ, plutôt qu’objectivement, « Christ, l’objet de mon amour, est crucifié ».

Πόθος δ᾽ ὄρεξις ἢ καλῶν ἢ μὴ καλῶν
Ἔρως δὲ θερμὸς δυσκάθεκτός τε πόθος

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