Méditations religieuses

Notice sur Samuel Vincent

Sa Viea

a – Discours lu en séance publique de l’Académie Royale du Gard, le 29 août 1837.

Après cette impression grave et religieuse que produit toujours la mort d’un homme, surtout quand il a été frappé au milieu de nous, il est naturel à l’esprit humain de se replier sur lui-même pour apprécier cet événement et en peser les conséquences. Les uns, attristés par le spectacle de la tombe, s’arrêtent pensifs et se livrent au pressentiment du monde invisible auprès duquel ils se sentent arrivés ; les autres, plus occupés des choses visibles, regardent à la douleur de la famille affligée, à la place devenue vacante dans la société, aux affaires interrompues. Dans le premier moment, les mille voix de la multitude parlent de celui qui vient de mourir ; bientôt il n’est plus question de lui qu’au foyer domestique ; au dehors, la mort et l’oubli le pressent de tout leur poids.

Mais lorsqu’il s’agit d’un homme qui sort de la foule, d’un homme que ses talents, son influence et sa position distinguaient entre beaucoup d’autres, d’un homme que la mort a tout à coup arrêté au milieu de sa carrière, brisant les liens qui l’attachaient à la vie, et anéantissant les espérances qu’il offrait encore, chacun se sent plus vivement affecté. Les paroles vagues et sans suite de la multitude ne suffisent plus ; on éprouve le besoin de se recueillir auprès de cette tombe à peine fermée, de rappeler les traits honorables, les talents, les services de celui que la cité vient de perdre ; on cherche à recueillir les détails épars de sa vie, pour les mieux comprendre ; on les résume pour les mieux retenir, et en appréciant l’homme remarquable qui a disparu de la scène, on veut lui payer un dernier tribut d’estime et de regrets.

Telle a été sans doute la pensée de l’Académie, lorsqu’elle a décidé qu’un de ses membres parlerait de M. Samuel Vincent dans cette séance publique. Je regrette qu’une voix plus digne d’attention n’ait pas été chargée de dire à M. Vincent un solennel adieu ; mais puisque la tâche m’a été présentée, je ne crois pas devoir refuser de la remplir, et je viens m’acquitter en ce moment d’un devoir à la fois doux et triste pour mon cœur. Ce qui m’encourage à prendre aujourd’hui la parole au milieu de vous, c’est la simplicité du travail qui m’a été confié. Je n’ai pas à faire ici l’éloge de M. Vincent : il était trop modeste pour que personne ait songé à le louer ; je dois seulement, dans une notice, vous raconter une vie que j’ai vue de près, et qui m’a fait beaucoup de bien. Le temps qui m’est donné est court, les développements et les détails trop particuliers me sont interdits ; je me bornerai aux traits les plus caractéristiques, en m’attachant à ceux qui peuvent plus particulièrement vous intéresser.

Jacques-Louis-Samuel Vincent, pasteur de l’Église réformée de Nîmes et président du consistoire, naquit à Nîmes en septembre 1787. Fils de pasteur, petit-fils d’un ministre du désert, il fut destiné au saint ministère. Une mémoire solide, une intelligence facile et étendue, de l’ardeur pour l’étude et des sentiments élevés secondèrent et encouragèrent les vœux de ses parents. De bonne heure, il se montra ami des livres, avide d’apprendre, et l’on s’aperçut, à la suite d’une maladie qui appela sur lui une attention toute particulière, qu’il passait une partie des nuits à lire et à écrire.

Pour commencer des études régulières, il fut mis au collège d’Uzès, puis à celui de Sommières, où un abbé lui enseigna le latin. Il ne l’a jamais oublié ; il se plaisait encore, dans les dernières années de sa vie, à rappeler les principes excellents qu’il avait reçus de lui, et le ministre protestant faisait l’éloge du prêtre catholique auquel il avait voué une juste reconnaissance.

Ses progrès à Sommières furent tels que, placé plus tard à Montpellier, dans l’établissement d’éducation de M. Daniel Encontre, qui l’appela souvent chez lui et lui donna des leçons comme à un ami, il écrivait en latin classique ce qu’on lui dictait en français, quoiqu’il déclarât à son professeur étonné qu’il n’avait jamais fait de thème. Une année, pendant les vacances, il lut l’Enéide en manière de délassement.

Arrivé à l’âge de faire des études plus fortes, il fut envoyé à Genève, où les jeunes protestants se préparaient au ministère évangélique et apprenaient la théologie. En arrivant, son langage modeste, ses manières simples, son accent méridional, sa mise vulgaire, la forme arrondie et vague de ses traits encore peu caractérisés, le firent prendre pour un jeune homme épais et lourd ; mais son esprit pénétrant, son jugement sûr, sa facilité à tout comprendre, à tout saisir, littérature, sciences, histoire, langues vivantes et classiques, l’abondance de ses idées, la promptitude avec laquelle il les liait et en formait des plans d’ouvrages, la quantité de travail qu’il faisait, tout en paraissant ne pas être économe de son temps, changèrent bientôt l’opinion à son égard : chacun reconnut que cet enfant du Midi avait une nature puissante, et il prit rang à la tête de ses condisciples. Il fut très aimé à Genève : ses professeurs, ses camarades, tous ceux avec lesquels il eut des relations s’attachèrent à lui ; tous aimèrent sa modeste simplicité et l’inaltérable bonhomie qui le caractérisaient, malgré les saillies d’un esprit enjoué qui raillait quelquefois, mais avec une parfaite bienveillance.

A travers les études classiques, tout en perfectionnant sa connaissance du latin et du grec, il apprit l’italien et l’anglais ; il fit ses études de philologie et de mathématiques avec une rare facilité. Entré dans l’auditoire de théologie, il prit goût à la critique appliquée à l’origine, à l’authenticité et à l’intégrité des livres saints, devançant les leçons de ses professeurs et travaillant par lui-même entouré de livres. Ses premiers essais de prédication eurent un caractère auquel ceux qui ne l’ont connu que tard ne s’attendent sûrement pas : cet écrivain solide, grave, distingué surtout par le fond de la pensée, par la sévérité du style et une grande sobriété d’ornements, se faisait remarquer par la grâce et la poésie de ses premières compositions, et l’on vit cette âme richement dotée jeter d’abord des fleurs et des parfums, comme plus tard donner des fruits pleins de maturité et de substance.

Il eut de tels succès comme étudiant, qu’il fut consacré avant le temps ordinaire, trois ans après être entré en théologie, et l’Église de Nîmes l’appela, en 1809, comme pasteur catéchiste. Là, il eut à instruire les enfants du peuple, qui n’entendaient pour la plupart que fort mal le français et ne savaient pas lire. Il fallut se plier à ce niveau inférieur, afin d’être utile aux faibles et aux petits. Il le fit ; mais, pour se dédommager, il se mit à lire en grec les histoires d’Hérodote et de Thucydide ; il fit ses délices d’Homère ; il médita les belles pages de Platon, et se nourrit de cette philosophie spiritualiste, en possession depuis tant de siècles de rallier autour de son drapeau les âmes élevées et généreuses. Alors aussi, il traduisit la Philosophie morale de William Paley, et il apprit à vaincre les difficultés de la langue allemande, se préparant aux publications qu’il a faites plus tard. Quand on sait tout ce qu’il a lu dans les huit ou dix premières années de son ministère, tout ce qu’il a extrait, toutes les ébauches d’ouvrages qu’il a faites, toutes les connaissances qu’il a acquises ou étendues et perfectionnées, le trésor immense d’idées et de faits qu’il a recueillis, classés, médités, fécondés, on s’arrête confondu devant cette activité prodigieuse. C’est ainsi que cet esprit supérieur se familiarisa avec toutes les branches des connaissances humaines. Il n’était étranger à rien, soit dans les arts, soit dans les lettres, soit dans les sciences. Avec le médecin, avec le naturaliste, avec le littérateur, avec le mathématicien, avec l’artiste, avec l’ouvrier, il était sur son terrain ; car il connaissait les faits, il comprenait les questions, et il les éclairait des lumières de son esprit toujours droit et sûr.

Mais, après ses travaux de cabinet, il s’occupa des moyens de répandre au dehors les fruits de ses études ; il fit plusieurs publications. Je ne puis, Messieurs, les analyser toutes ici ; à peine vous dirai-je un mot de quelques-unes. Je passe sous silence la traduction de l’ouvrage du docteur Chalmers sur les preuves et l’autorité de la révélation chrétienne ; la réponse au célèbre abbé de Lamennais, et les Vues si larges, si originales,sur le protestantisme ; j’arrive à un de ses ouvrages les plus importants, aux Mélanges de religion, de morale et de critique sacrée, qu’il publia de 1820 à 1825. Le but de ce journal, qu’il rédigea presque seul, faisant lui-même les fonds nécessaires à cette entreprise, et se créant en quelque sorte un public, le but de ce journal était de favoriser les études approfondies sur la religion. Après le xviiie siècle et ses attaques reproduites sous tant de formes, il pensait que l’on ne peut concevoir, exposer, défendre le christianisme exactement comme au xviie siècle, et il demandait qu’on le posât sur une base solidement éprouvée, qu’on le présentât de la manière la plus propre à le faire accepter de nos contemporains ; en un mot, heureux de posséder la perle de grand prix, pour parler avec l’Évangile, il voulait qu’on la montât pour les besoins du temps. Ce recueil, qui résumait les travaux théologiques de l’Angleterre et de l’Allemagne, remua beaucoup d’idées, posa un grand nombre de questions, agita parfois les esprits, en troubla quelques-uns, en éclaira beaucoup d’autres, et imprima un mouvement à la théologie parmi les protestants. Quoique la publication des Mélanges ait cessé depuis douze ans, ils sont restés comme un recueil fondamental de bibliothèque théologique, où le penseur aime à chercher encore des aliments pour ses méditations et d’utiles renseignements pour ses études.

Mais les Mélanges parlaient plus de science que de religion, de sorte que leur public était borné. Pour répandre au loin les idées auxquelles il avait foi, M. Vincent publia, sous forme de Méditations, la substance des discours qu’il prononçait dans les chaires de Nîmes. Là, il jeta les bases d’une véritable philosophie religieuse. Considérant la religion en elle-même, il montra qu’elle a sa source dans les profondeurs de l’âme, bien au delà du point où commence le raisonnement ; il en appela sans cesse à nos tendances primitives, à nos besoins intimes, et, les développant avec habileté, il constata la réalité du sentiment religieux comme celle du sentiment moral. Ces méditations, quelque peu nombreuses qu’elles soient, renferment une mine féconde d’idées neuves, d’aperçus profonds ou ingénieux, et servent de portique au vaste monument que M. Vincent élevait au christianisme.

Pour continuer son œuvre et répondre à divers besoins ecclésiastiques, M. Vincent reprenait, en 1830, une publication périodique dans le but de faire prévaloir de plus en plus le spiritualisme sur le matérialisme, l’esprit sur la lettre, le fond sur la forme, lorsque la révolution de juillet éclata, et le nouveau journal, Religion et Christianisme, dut cesser de paraître au milieu des préoccupations politiques.

Le moment était bien grave, Messieurs : une révolution complète brusquement accomplie, une dynastie nouvelle élevée, toute l’Europe en armes, les questions politiques et sociales agitées avec passion jusque sur la place publique ! M. Vincent crut qu’il ne devait pas se couvrir de sa robe et s’asseoir à l’écart ; il pensa que, plus les temps sont difficiles, plus les amis de la patrie doivent faire de sacrifices personnels. Lorsque le vaisseau est battu par la tempête, tout le monde met la main à l’œuvre pour le sauver du naufrage. Il se joignit en conséquence aux amis de l’ordre et d’une sage liberté pour travailler à éclairer, à calmer, à civiliser les hommes, au risque de déplaire à quelques-uns, au péril de sa popularité et de son repos. Pour lui, les intérêts de l’humanité, les progrès dans l’ordre moral établi par la Providence passaient avant tout, et il s’y livra avec ce courage ferme et modeste qu’il possédait à un haut degré. Avait-il raison ? avait-il tort ? Ce sont des questions que nous n’avons pas le temps de résoudre ; je raconte seulement sa pensée.

Une autre préoccupation a pris, dans la dernière partie de sa vie, une place très grande, trop grande, aux yeux de beaucoup de personnes : je veux parler de l’agriculture. Messieurs, avant de juger un homme aussi distingué, surtout avant de le condamner d’une manière absolue, il faut le comprendre. Des arrangements de famille l’avaient chargé d’un domaine assez considérable pour l’occuper, pas assez pour le dispenser de veiller lui-même à son exploitation ; il dut y donner ses soins. A peu près dans le même temps, sa santé, éprouvée par les travaux du cabinet poussés avec une ardeur extrême, s’ébranla ; plusieurs maladies très graves le frappèrent ; celle dont il est mort quinze ans après s’annonça comme imminente. M. Vincent chercha, dans le grand air et l’activité de la campagne, une ressource précieuse pour rétablir ses forces et prolonger sa vie.

En passant du cabinet dans les champs et se livrant à des travaux d’une nature toute nouvelle, M. Vincent ne trouva point cet embarras, ces difficultés que l’on éprouve d’ordinaire à changer la direction de son esprit. Ce qui aurait été pour un autre un effort pénible, peut-être impossible, devint pour lui un jeu facile et plein d’attraits. L’agriculture s’offrit à cette vaste intelligence comme une nouvelle source d’idées, de faits et de combinaisons. Bientôt au courant des principes de la science, il y apporta ce même besoin de progrès qui le conduisait toujours. Les meilleures méthodes, les instruments perfectionnés, les améliorations les mieux entendues, empruntées aux livres et à d’autres contrées, distinguèrent bientôt les campagnes de M. Vincent. Un temps on crut que cet esprit élevé, concevant tout en grand, n’avait pas suivi la bonne voie, précisément parce qu’il aspirait à faire très bien ; mais les résultats, qui ne marchent pas aussi vite que la pensée, arrivaient enfin, et il commençait à recueillir la récompense de son habileté comme agriculteur, lorsque la mort l’a frappé tout à coup au milieu de sa carrière.

Cependant, quoique occupé de travaux agricoles, il ne cessa point tout commerce avec les lettres : dans un hiver où sa santé avait ressenti quelque atteinte, il se mit à étudier l’espagnol, et, depuis lors, il revint souvent avec délices à la poésie si riche et si brillante de Calderon.

Il y a peu d’années, de 1831 à 1833, vous l’avez vu, Messieurs, faire dans cette même enceinte un cours de littérature comparée de l’Europe moderne. Il commença par établir ce principe si neuf pour nos contrées, si profond et si lumineux, que les plaisirs du goût tiennent bien plus à l’état dans lequel le beau et le sublime jettent l’âme qu’à la nature même des objets qui s’offrent à nous. Puis, après avoir rapidement indiqué la théorie des beaux-arts, il s’occupa de la littérature italienne. Afin de préparer en quelque sorte la scène, il jeta d’abord un coup d’œil sur l’Italie, son climat, ses habitants, leur caractère et leur civilisation, et s’appuyant sur cette base, il passa successivement en revue et apprécia les plus grands écrivains de cette belle contrée de l’Europe : Dante, Pétrarque, Boccace, l’Arioste, le Tasse. Il traça, en outre, une esquisse de la littérature italienne dans les xvie, xviie et xviiie siècles. Ce travail sur l’Italie est à peu près complet ; mais il n’en est pas de même pour ce qu’il a dit de l’Angleterre, malgré quelques belles leçons dont le souvenir est encore présent à la pensée de plusieurs de vous. Ce cours, où chacun admira une connaissance approfondie des littératures de l’Europe, montra combien son goût était délicat et sûr, ses vues larges ; combien il avait le sentiment du beau dans tous les genres. Il l’aimait sous toutes les formes, dans la poésie aussi bien que dans les monuments de l’architecture ; il goûtait avec délices les chefs-d’œuvre de la peinture ; il recherchait les jouissances de la musique et jouait de plusieurs instruments ; il laissa enfin quelques morceaux de poésie fugitive, fruits des loisirs de sa jeunesse.

Arrivé à un âge où le positif de la vie envahit tout et où l’imagination se décolore, M. Vincent aimait toujours la poésie et il en goûtait les charmes. Mûr de bonne heure, ayant épuisé les livres, il croyait toujours au progrès, et il s’y dévouait avec persévérance. On trouvait dans son cabinet les ouvrages nouveaux, ceux où sont consignés les travaux les plus récents sur la chimie, la physique, la minéralogie : il n’y a pas longtemps qu’il s’occupait encore des mathématiques, et qu’il lisait un ouvrage sur le calcul différentiel et intégral. Toutes ces connaissances, cette facilité qu’avait M. Vincent de saisir la vérité partout où elle s’offre à nous, la richesse de son esprit et sa haute raison l’avaient fait remarquer au dehors. On l’appréciait au loin, et notre illustre compatriote, M. Guizot, qui l’honorait d’une estime toute particulière, l’appela auprès de lui lorsqu’il s’occupait, étant ministre, en 1835, des besoins de l’Église protestante sous le rapport de l’enseignement religieux dans les écoles, dans les collèges et les facultés de théologie,

Indépendamment des études auxquelles il se livrait, et qui auraient suffi pour remplir une vie active, Samuel Vincent avait une profession attachante, sacrée, à laquelle il donnait tout le temps qu’elle réclamait. Président du consistoire de l’une des Églises les plus populeuses du royaume, il en dirigeait et soignait les affaires ; pasteur, il montait en chaire presque tous les dimanches, et ne revenait jamais sur les discours qu’il avait déjà prononcés. Depuis un assez grand nombre d’années, il prêchait de méditation. Orateur plein de substance et de sève, il versait avec abondance la lumière et la chaleur vivifiante ; grave et profond, il touchait les ressorts les plus secrets de l’âme, maniait avec délicatesse les sentiments les plus tendres, tout en évitant une sensibilité purement extérieure que l’on confond beaucoup trop avec le véritable sentiment. Malgré une légère imperfection dans l’organe vocal, M. Vincent captivait son auditoire, et produisait souvent les plus beaux effets de l’éloquence chrétienne. Toujours prêt à seconder ses collègues, il recourait fort rarement à leur obligeance, et remplissait lui-même toutes ses fonctions. Nous l’avons vu, dans les derniers mois de sa vie, descendre des hauteurs de la pensée où il se plaisait à marcher avec l’élite de l’humanité, se rapprocher des enfants du peuple effrayés de sa réputation de science et craignant de ne pouvoir le comprendre ; nous l’avons vu leur parler avec la dernière simplicité, trouver les images les plus familières pour leur exposer les saints mystères de la foi et se plaire avec leur faiblesse, comme un père au milieu de sa famille, tant il y avait de ressources dans cette noble intelligence, tant il nous a charmés mille fois par l’alliance de mérites ce semble opposés !

On trouvait, en effet, chez M. Vincent des qualités bien rarement réunies dans le même homme. Robuste de corps et fortement constitué, il avait une grande finesse d’organes. Quoique l’expression se fît parfois un peu attendre, on l’écoutait avec intérêt. Esprit solide et judicieux à un très haut degré, il ne dédaignait pas de jouer quelquefois sur les mots dans la causerie et d’aiguiser sa phrase en épigramme ; habile dans la spéculation, il se distinguait aussi par le tact et l’entente des affaires ; plein de bonhomie et de laisser-aller, il avait une force de volonté très remarquable et une énergie puissante, sans secousses comme sans violence ; sérieux et occupé d’idées graves, il savait égayer la conversation, et son âme s’épanouissait alors dans un doux et gracieux sourire.

D’un commerce facile et sûr, n’ayant ni susceptibilité, ni petitesse, il aimait la société. Il y apportait beaucoup et en retirait beaucoup aussi, parce qu’il savait observer et utiliser, pour s’éclairer, les hommes avec lesquels il entrait en rapport. Il se mettait toujours à leur portée, et souvent je l’ai entendu, au milieu des gens de la campagne, imiter leur langage pittoresque et les surpasser dans leur manière figurée de s’exprimer. Il allait volontiers dans le monde ; il trouvait que les hommes doivent multiplier entre eux les points de contact et de frottement, afin d’échanger leurs lumières et de former leur caractère ; mais il savait préférer aux réunions nombreuses le cercle intime d’un petit nombre d’amis, au milieu desquels il passait avec plaisir la soirée dans des entretiens dont on ne se lassait jamais, parce qu’il en était l’aliment et la vie.

Mais c’est surtout dans le sein de sa famille qu’il fallait le suivre. Marié, depuis 1816, à une femme de son choix, digne de le comprendre et de s’associer à lui, il jouissait de la vie de famille avec un bonheur toujours nouveau. Ce commerce si doux qu’il trouvait dans son ménage l’a dédommagé de bien des mécomptes et de bien des peines. Privé de très bonne heure du seul fils que la Providence lui eût donné, il s’entourait avec joie de ses filles. Comme il savait se prêter aux idées de leur âge, s’intéresser à leurs jeux, les élever jusqu’à lui par la simplicité de ses entretiens ! Comme il était bon, complaisant, plein d’affection et de patience ! Il ne leur donna presque jamais de leçons régulières ; il laissa à d’autres l’enseignement proprement dit ; mais il formait leur esprit et leur cœur, tout en paraissant ne pas s’en occuper. En hiver, autour du foyer domestique ; en été, à la campagne, en prenant, le soir, le frais dans son aire ; à table, en parlant des hommes et des choses, il répandait dans leur âme des jugements charitables, des vues droites et fécondes ; il cultivait en elles l’amour de l’ordre, de la vertu et de l’humanité, les grandes vérités qui sont la force et la consolation de la vie.

Tel a été Samuel Vincent. Plus que tout autre, je l’ai vu longtemps ; plus que tout autre, je l’ai vu de près, dans tous les moments, dans la bonne et dans la mauvaise fortune ; plus que tout autre, je l’aimais et j’honorais ce caractère si élevé, si bon, cette intelligence si distinguée, et cependant, il grandit encore à mes yeux, dans cette terrible maladie qui l’a, en quelques heures, jeté dans la tombe. Je savais bien qu’il avait de l’empire sur lui-même, mais il m’a étonné par la force qu’il a montrée, par le calme inaltérable, par la rare patience qu’il a déployée au milieu des plus vives douleurs. Rangés autour de son lit, sa famille et moi, nous pleurions, nous auxquels il restait tant de consolations ; mais lui, qui perdait à la fois une épouse bien-aimée, des enfants chéris, des amis dévoués, une belle position sociale, lui qui était brusquement arraché à ses affaires, à son avenir, à ses travaux commencés, il restait maître de lui et il nous encourageait : « Ne pleure pas, disait-il à sa femme, ne t’attendris pas ainsi. » Il voulait qu’elle ne se laissât pas énerver en s’abandonnant à sa douleur ; il voulait qu’elle restât à la hauteur de ses devoirs de veuve et de mère chrétienne ; et comme sa parole a été noblement entendue ! — Je savais bien que son âme élevée s’était nourrie de l’esprit de l’Évangile, mais je ne m’attendais pas à en recevoir une aussi touchante preuve. Dans ses dernières heures, où la mort déjà victorieuse lui laissait à peine la force de prononcer quelques mots, il attacha sur ses filles un regard plein de tendresse, et leur dit d’une voix affaiblie : « Mes enfants, vous vous aimerez bien ! » et il n’ajouta pas autre chose ; mais ces mots, qui rappellent les derniers entretiens de Jésus-Christ avec ses disciples, résument ainsi, d’une manière bien profonde, tout ce qu’un pasteur, tout ce qu’un père peut recommander à ses enfants, et nous révèle le principe qui l’a soutenu pendant sa vie. — Je savais bien que son âme était profondément aimante, mieux que personne j’en avais la preuve ; mais je ne savais pas que l’affection pût aller jusqu’à s’oublier soi-même au bord de la tombe. Au milieu d’atroces douleurs, dans les angoisses de l’agonie, il n’a cessé de donner des marques de tendresse à ceux qu’il allait quitter, et nous l’avons vu nous faire encore des signes d’adieu et d’affection lorsque le voile de la mort s’était déjà épaissi sur ses yeux, et que sa langue glacée ne pouvait plus nous dire qu’il nous aimait.

O Vincent ! ô mon ami ! adieu ! adieu ! — Mais tout n’est pas fini entre nous ; nous nous reverrons là-haut, dans notre véritable patrie, où tu vas nous attendre ! Malheureux de t’avoir perdu, je me console par l’espoir de me retrouver un jour auprès de toi, et alors nous ne nous quitterons plus !

Mais que fais-je ? Est-ce pour parler de moi que je suis ici ? Non, Messieurs, il s’agit de celui que nous avons perdu et du vide qu’il laisse après lui.

Membre du conseil général du département, membre de l’Académie royale du Gard, du conseil académique, de la commission d’examen des instituteurs, de la commission de l’École normale et professeur dans ce même établissement, membre de la commission des prisons, de la Société d’agriculture, pasteur, président du consistoire, propriétaire, fermier, que de places il laisse vides ! Quelle perte pour le pays ! On nommera, je le sais, aux postes qu’il a remplis ; les rangs où il figurait seront complétés ; mais où trouvera-t-on une capacité aussi vaste et aussi universellement reconnue ? Longtemps on remarquera son absence dans la cité ; longtemps, dans les circonstances difficiles, on regrettera de ne l’avoir plus pour conseil ; souvent, au milieu des questions embarrassantes, on se rappellera qu’il apportait toujours avec lui les lumières qui montrent la voie, la modération qui concilie et l’énergie qui ne faiblit pas ; bien souvent ceux qu’il honorait de son affection trouveront dans leur âme un vide douloureux et donneront un soupir à sa mémoire. C’est ainsi, Messieurs, que les hommes vraiment distingués se conservent une place sur la terre, lors même qu’ils sont déjà passés dans l’éternité. Notre ville, le département, l’Église protestante, garderont le souvenir de Samuel Vincent ; c’est une triste et dernière consolation qui ne manquera point à sa famille et à ses amis.

Jacques-Louis-Samuel VINCENT est mort à Nîmes le 10 juillet 1837.

Ses Écrits

Dans le discours lu à l’Académie, j’avais dû raconter en peu de mots l’histoire de M. Vincent, rappeler son caractère, ses travaux si divers et si multipliés, les principaux événements de sa vie, et m’attacher de préférence à ce qui pouvait intéresser un public qui l’avait connu personnellement. Aujourd’hui, la première émotion calmée, et travaillant pour un public plus éloigné, je puis m’occuper en détail des écrits de M. Vincent, et le considérer lui-même comme théologien. Les idées qu’il a mises en circulation, les principes qu’il a posés, ce qui restera de son passage sur la terre, voilà ce que je veux recueillir pour élever un monument à sa mémoire. Dans ce dessein, et pour être plus fidèle, je me servirai souvent de ses propres expressions ; partout je m’appliquerai à présenter sa pensée telle que je l’ai connue en le lisant ou en l’écoutant parler. Si je ne puis échapper entièrement à quelques redites de ce qui se trouve déjà dans le discours à l’Académie, elles seront très légères, et le lecteur les excusera comme inévitables.

Le premier ouvrage qu’il ait imprimé est un discours sur l’Unité de l’esprit, prononcé dans les temples de Nîmes, en mai 1814, époque d’émotion et de vague inquiétude. Il y prouve que l’unité ne se trouve ni dans les intérêts matériels, ni dans les opinions politiques, ni dans les principes religieux, mais dans le lien de la paix, selon la parole d’un apôtre. Ce discours était une bonne œuvre à cette époque, et faisait pressentir la largeur des vues de celui qui l’avait publié.

En 1815, il ajouta de nombreuses notes à une nouvelle édition des Devoirs des communiants, par Osterwald ; et ce livre y gagna beaucoup ; car, en le complétant, M. Vincent lui donna plus de mordant et d’énergie, pour lier les âmes à Dieu.

En 1817, il fit imprimer un Catéchisme où se trouvent résumées, avec beaucoup de précision, les principales idées qui doivent entrer dans une instruction religieuse, et il l’accompagne d’un recueil de passages fait avec soin. Cet ouvrage, approuvé par le consistoire, est depuis vingt ans le manuel des catéchumènes de l’Église de Nîmes, et de plusieurs autres.

Dans la même année, il traduisit la Philosophie morale de William Paley. En donnant à la France cet ouvrage, qui prend l’intérêt éternel de l’individu pour motif de la morale, M. Vincent ne fit aucune, objection à un système auquel il n’en avait peut-être pas de meilleur à opposer, et qui pouvait encore faire un grand bien, à côté du sensualisme, seul alors préconisé parmi nous.

En 1819, il livra au public sa traduction des Preuves et autorités de la révélation chrétienne, par Chalmers, ouvrage solide, religieux, et que l’on vient de réimprimer afin de le répandre avec abondance, tant il était heureusement choisi pour nos besoins.

Il écrivit encore, cette année, une courte introduction à l’Histoire des Camisards, que l’on réimprimait.

Enfin il publia, en 1820, les Sermons de Sintenis, qu’il avait traduits comme exercice littéraire, en apprenant la langue allemande. Il les donna, non comme réalisant ses propres idées sur la prédication, mais comme pouvant édifier les âmes, malgré la bizarrerie de la forme.

Après ces diverses publications, prélude de ce qu’il devait faire un jour, il écrivit, en 1820, ses Observations sur l’unité religieuse. On n’a pas oublié, sans doute, le succès prodigieux qu’obtint le premier volume de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. L’abbé de Lamennais avait attaqué le protestantisme avec vigueur, séduit et fasciné beaucoup de monde par la magie d’un style où brillaient quelquefois les feux du génie. Tandis que le public applaudit ou se trouble, M. Vincent, encore inconnu, s’avance avec le ton modeste, mais convaincu et calme qui le caractérise ; il élève la voix pour la défense de son Église, s’exposant avec courage aux coups de son redoutable adversaire. L’abbé de Lamennais avait établi que l’unité absolue en matière de foi est indispensable ; Samuel Vincent le suit sur ce terrain, il n’a pas de peine à prouver que l’on ne peut conserver l’unité de croyance parmi les hommes, ni en faisant enseigner avec soin ce que l’on appelle la vérité, ni en tenant les peuples dans l’ignorance, ni même en persécutant ceux qui osent émettre des idées nouvelles. D’accord en cela avec le raisonnement, l’histoire enseigne que les tentatives pour enchaîner l’esprit humain se sont toujours trouvées vaines, et qu’une variété plus ou moins grande parvient, avec le temps, à se faire jour. Tous les efforts pour établir l’unité absolue nuisent à la religion, en ôtant aux croyances ce qu’elles ont d’individuel et de vivant. Se plaçant ensuite au-dessus du point de vue des confessions de foi, impuissantes comme tout le reste à maintenir une doctrine uniforme, M. Vincent pose des principes plus larges et plus sûrs ; il fait voir que la Bible, prise pour seule règle de foi, donne tout ce qu’il faut d’unité. Les points nécessaires à l’édification en commun, but unique de l’Église, ne peuvent être ni nombreux ni difficiles, car l’Église se compose d’une multitude de personnes qui sont loin d’être toutes éclairées. D’un autre côté, le Nouveau Testament attache le titre de chrétien à un si petit nombre d’articles, que, malgré la liberté d’interprétation, les masses, qui tendent toujours à la modération entre les extrêmes, doivent les rencontrer. Telle est la substance de ce livre, où l’on trouve un style simple, clair, fort de raisons, et des notes qui annoncent une profonde connaissance des Pères de l’Église.

Cette réponse à un écrivain justement célèbre fit un grand effet ; chacun sentit que nous avions là un solide appui, un avocat parfaitement capable de faire triompher notre cause, et, à l’abri des arguments qu’il avait développés, on attendit sans crainte la suite de l’ouvrage sur l’Indifférence en matière de religion.

Dans la préface du second volume de son Essai, M. de Lamennais dit quelques mots assez dédaigneux sur « le ministre et la bonne volonté qu’il avait montrée de répondre ; » puis il affirma que l’autorité de ceux qui enseignent, l’autorité de l’Église, est le seul moyen qui puisse maintenir l’uniformité de doctrine. — M. Vincent se hâta de répondre en publiant ses Observations sur la voie d’autorité appliquée à la religion ; et il établit très solidement que les opinions les plus répandues ne peuvent pas être données pour les plus vraies ; que la plus grande autorité n’est pas la plus sûre ; et qu’une autorité organisée l’est moins que toute autre, parce qu’elle est entre les mains d’un corps qui a ses préjugés aussi bien que ses intérêts. Sans doute, l’espèce humaine s’avance en masse à la conquête de la vérité, mais on ne peut dire que telle nation, tel siècle la possèdent tout entière, et que l’on doive s’arrêter désormais où ils se sont arrêtés.

Cette réponse demeura sans réplique ; l’abbé de Lamennais, attaqué de toutes parts à cause de sa théorie du sens commun, qu’il dévoilait enfin dans son second volume, ne s’occupa plus du pasteur de Nîmes, et celui-ci, de son côté, n’étant plus appelé par le devoir à défendre le protestantisme, garda le silence sur la question qui avait un moment ébranlé tous les esprits.

Cette lutte était encore engagée, lorsque M. Vincent entreprit de publier un journal mensuel consacré aux intérêts de la religion et de la théologie. La paix avait ramené les esprits vers la culture des lettres et des sciences ; le moment était favorable pour les appeler à réfléchir sur les objets religieux. Livré à ses propres forces, n’ayant pour ainsi dire ni public ni appui, il commença, à ses risques et périls, la publication des Mélanges de religion, de morale et de critique sacrée, pour encourager, disait-il dans son prospectus, les méditations religieuses et les études théologiques.

Il est impossible d’analyser ici tout ce que renferment d’important les dix volumes des Mélanges, et une partie de ce qu’on y trouve avait un intérêt trop momentané pour qu’il soit utile de s’y arrêter aujourd’hui. Nous nous bornerons à dire qu’on y voit de nombreuses annonces des ouvrages publiés en Allemagne, en Hollande, en Angleterre et en France ; des détails pleins d’impartialité sur l’histoire des Églises de France et de Suisse, de 1820 à 1825 ; quelques articles remarquables écrits par plusieurs de ses amis, et divers morceaux qu’il y a insérés lui-même sur le prosélytisme, les liturgies, l’histoire des sectes religieuses par Grégoire, la grâce, la prédestination et la foi. Ce recueil se distingue par un ton de franchise, par une absence complète de cet odium theologicum, de ces haines de parti auxquelles M. Vincent était tout à fait étranger par ses principes et par la bienveillance qui faisait la base de son caractère. Sans détour et sans hésitation, il touchait au point vital des questions et les précisait nettement ; il appréciait aussi les hommes et les ’choses avec beaucoup de justesse ; il disait son avis sans amertume comme sans faiblesse, et il l’avait formulé avant que tout le monde eût aperçu’les faits dont il s’agissait. Ainsi, par exemple, il annonça de quels dangers les méthodistes menaçaient la paix de l’Église, et cela dès 1821, à une époque où les missionnaires anglais, accueillis pour leur zèle et leur piété, jouissaient en France d’une assez grande faveur auprès de beaucoup de personnes. Cette prévision et les conseils qu’elle lui inspira se trouvent exprimés dans plusieurs pages des Mélanges, et dans un discours prononcé, en décembre 1821, pour la consécration (le MM. Reclus et Lautal, discours qu’il fit imprimer d’abord, et dont il crut devoir ensuite arrêter la publication.

Les premiers volumes des Mélanges renferment de nombreux extraits d’Eichhorn sur le Pentateuque et l’Ancien Testament ; quelques chapitres de la dogmatique du docteur Bretschneider, que M. Vincent lisait alors et recommandait. Mais bientôt les traces d’un nouveau développement se firent remarquer. En 1822, M. Vincent annonce avec éloges le journal de Schleiermacher, Lücke et de Wette ; il donne des extraits de Kant et cite les écrits d’Ancillon. Dès ce moment, on voit en lui une disposition de plus en plus marquée à ramener l’homme au dedans de lui-même, à rechercher ses sentiments les plus intimes pour les exposer comme le véritable appui de la religion et de la morale. A dater de cette époque il y a, dans ses publications, plus de profondeur, quelque chose de plus senti, de plus vivant, une tendance plus prononcée à mettre le christianisme en rapport avec les faits de conscience et les besoins de notre âme. Sans cesser d’appeler la réflexion et la science au secours de la religion historique et de la théologie, il pénètre plus avant dans la nature humaine, il passe des idées au sentiment qui les a produites, et il tire du cœur une foi palpitante de vie et de fécondité. Telle est la seconde phase, le second moment de sa carrière théologique.

Remuant beaucoup d’idées, posant des questions pleines d’intérêt, précisément parce qu’elles troublaient la quiétude théologique où se complaisent bien des gens, M. Vincent fit sentir, dans son recueil, la nécessité de se remettre à l’étude, et il montra où l’on devait chercher les lumières dont notre époque a besoin ; il donna le premier une idée des immenses travaux que les théologiens allemands ont accomplis depuis le milieu du dernier siècle jusqu’à nos jours.

Cette esquisse donne une bien faible idée de ce que l’on trouve dans les Mélanges ; nous nous arrêterons un peu plus à parler des Vues sur le protestantisme, publiées en 1829, parce que M. Vincent y aborde toutes les questions qui intéressent l’Église réformée de notre époque, et que les principes les plus nécessaires à sa prospérité s’y trouvent établis. J’en mettrai en saillie quelques-uns, qui méritent surtout notre attention dans les circonstances présentes. Plusieurs chapitres avaient été imprimés dans les Mélanges ; repris et retravaillés en partie, ils furent suivis d’un certain nombre d’autres qui complétaient le cercle d’idées auquel ils appartenaient.

On peut ranger sous trois chefs les nombreuses matières traitées dans les Vues : 1° du protestantisme en général, de ses principes et de son gouvernement, chap. 1 à 4 ; 2° du protestantisme français, de son origine, de ses rapports avec le gouvernement civil, de ses ressources et de ses moyens d’instruction, chap. 11 à 14 ; 3° de divers objets qui peuvent influer sur la prospérité du protestantisme, théologie, religion, philosophie, méthodisme, catholicisme, chap. 15 à 20. L’ouvrage est terminé par un chapitre sur l’avenir du protestantisme.

Commençant par s’expliquer sur la nature du protestantisme en général, M. Vincent dit qu’il doit son importance à la liberté d’examen et de pensée, que notre siècle demande et que le protestantisme pose en principe. De là résulte, sans doute, une certaine diversité d’idées ; mais tant que le christianisme est la base de l’enseignement religieux, il y a toujours assez de christianisme en circulation pour satisfaire aux besoins les plus essentiels des âmes. L’Évangile est une doctrine simple ; le peuple s’en fait aisément une idée, sans avoir besoin de passer par l’étude d’un système formulé à la manière de l’école. Il est d’ailleurs constaté par l’histoire que les confessions de foi n’empêchent pas l’esprit humain de travailler, les vérités de naître, l’erreur de se montrer ; quel que soit le nom du pouvoir qui s’applique à faire régner l’unité dans les croyances, qu’il s’appelle concile ou synode, il n’y réussit pas mieux. Une certaine diversité résulte nécessairement de la liberté individuelle ; il faut s’y résigner et s’en accommoder. En parlant de ce fait inévitable, il suffit, pour le maintien de la paix, d’arrêter quelques conventions qui servent de limite et de barrière à la variété. Elles doivent être : 1° très générales, afin de ne pas étouffer la liberté ; 2° négatives, c’est-à-dire se rapporter aux idées particulières que l’on est prié de ne pas exprimer dans l’intérêt de la paix ; 3° orales et jamais écrites, pour qu’elles se prêtent aux progrès de l’avenir. Sur cette base, la vie en commun, dans une Église, peut aisément se développer ; car, avec la Bible, on est assuré que les vérités capitales de l’Évangile frapperont les esprits ; les points obscurs seront respectés, et l’on supportera la variété des opinions comme on supporte les défauts et la diversité des caractères.

S’occupant ensuite du gouvernement et de l’organisation ecclésiastique, M. Vincent préfère les Églises nationales, nécessairement plus tolérantes ; il improuve les Églises dissidentes qui exigent une grande unité de vues, ce qui fait qu’elles sont intolérantes par principe envers leurs membres. Le pouvoir ne doit pas être mis uniquement dans les mains du clergé, de peur de favoriser le règne d’un dogmatisme exclusif et la création d’intérêts sacerdotaux qui deviennent à la longue un obstacle. Quant à la forme de l’autorité ecclésiastique, le gouvernement synodal vaut mieux que l’épiscopat de l’Église anglicane, et que le presbytérianisme des Indépendants.

Ces principes généraux une fois posés, M. Vincent traite du protestantisme français sous la loi du 18 germinal an X, et trouve que cette législation, incomplète à plusieurs égards, a de plus le défaut d’accorder au gouvernement une trop grande part dans nos affaires intérieures. Il faudrait que les synodes eussent le droit de se réunir sans avoir de permission à demander, et que les pasteurs dont la présence serait nuisible à l’Église pussent être révoqués, sans que nous fussions obligés de confier nos affaires de famille à un pouvoir étranger. Dans l’état actuel des choses, l’absence d’une autorité ecclésiastique intermédiaire entre le gouvernement et les consistoires est la principale source des maux dont nous souffrons.

La liberté religieuse inscrite dans la charte assure, par voie de conséquence, à tous les cultes reconnus, le droit de s’étendre et de faire des prosélytes, de vivre, en un mot, sans être inquiétés. Les cultes nouveaux qui veulent s’établir ne doivent pas avoir d’obstacles à vaincre ni d’autorisation préalable à demander : si leur célébration occasionnait quelque désordre, la police, les tribunaux et les lois ordinaires seraient là pour les réprimer. Voilà ce que M. Vincent écrivait en 1829, comme tout naturel, comme une conséquence évidente de l’article 5 de la charte : il ne se doutait pas que l’on remettrait cette vérité en question, dix ans après, malgré la révolution de juillet.

La position ainsi déterminée, M. Vincent se demande ce que doit faire le protestantisme ? Être conséquent avec lui-même, tolérer la variété dans les idées, laisser de côté les anciens règlements disciplinaires, qui descendaient trop dans la vie privée ; ne pas faire de nouvelles confessions de foi, quand on a laissé tomber en désuétude celle qui existait jadis ; établir partout des réunions où les pasteurs apprennent à se rapprocher, à s’estimer, et se forment, dans des entretiens fraternels, une opinion commune qui deviendra une véritable puissance. Si des prédicateurs qui passent dans une église demandent la chaire, on doit la leur accorder, pourvu qu’ils ne viennent pas inquiéter et troubler le pasteur ou l’église. S’ils prêchent dans des locaux particuliers sans demander l’agrément du pasteur et du consistoire, ils n’agissent plus comme membres de l’Église réformée, et l’Église n’a pas à s’occuper d’eux — Pour ce qui regarde les consistoires, au lieu de les abandonner à l’inaction dans laquelle ils vivent pour la plupart, on doit leur faire connaître ce qui se passe et les questions qui s’agitent de nos jours, les assembler fréquemment pour qu’ils fassent les affaires et réclament auprès du gouvernement tout ce qui est nécessaire aux églises. Enfin, les synodes seraient incontestablement fort utiles, s’ils se bornaient à l’administration et à la discipline ; mais, s’ils devaient s’occuper à rédiger des déterminations dogmatiques et à condamner pour des opinions spéculatives, ils nous deviendraient funestes.

Agitant ici la grande question de la séparation de l’Église et de l’État, M. Vincent reconnaît d’une manière générale qu’elle est désirable pour que l’Église ait plus de liberté dans ses mouvements, pour que le clergé apprenne à tirer sa force du peuple, en vivant beaucoup avec lui, en s’appliquant à lui faire du bien ; tandis que dans l’ordre actuel, il est plus disposé à s’appuyer sur le pouvoir civil, qui le salarie et l’institue. Mais, tout en admettant ce principe, M. Vincent ne pense pas que le moment soit encore venu pour rompre les liens qui nous attachent au pouvoir civil et pour rentrer dans l’état normal. Ce qu’il dit à ce sujet mérite ici d’être rapporté, afin que l’on ne se méprenne plus sur sa pensée : « Je suis fortement convaincu que la séparation finale de l’Église et de l’État doit se réaliser un jour ; mais je ne suis pas moins convaincu qu’elle ne peut point se réaliser encore. Je vais plus loin ; je dis qu’il n’est point à souhaiter de la voir se réaliser de longtemps. » On peut voir dans l’ouvrage même les raisons puissantes sur lesquelles il appuie cette conclusion.

Pour l’instruction de la jeunesse, il est d’assez graves inconvénients à nous isoler ; M. Vincent pense que, pour conserver la bonne harmonie entre les diverses classes de citoyens, et pour faciliter la communication des idées, il ne faut pas éviter, mais rechercher les points de contact entre les populations. Les collèges mixtes et les écoles mixtes lui semblent donc préférables.

« Le sacerdoce a changé de position, dit M. Vincent, au grand étonnement de quelques-uns ; le ministre n’est plus prêtre ; la considération que son costume et son titre lui assuraient jadis est trop réduite pour qu’il n’ait pas à chercher une autre source d’autorité. Dans la société actuelle, il faut qu’il se relève par son mérite personnel, et qu’il impose par la profonde conviction empreinte dans ses paroles. »

Laissant ensuite les hommes et les institutions pour s’occuper des choses qui tiennent à la vie religieuse, l’auteur parle d’abord de la théologie. On n’a certainement pas oublié avec quelle justesse, avec quelle verve, il a peint l’état déplorable où elle se trouve parmi nous ; comme il caractérise et ceux qui, ne voyant rien au-dessus du passé, veulent nous ramener à l’ancien régime ; et ceux qui, satisfaits du repos que l’ordre établi leur assure, répondent à tout : « Que m’importe ? » et ceux qui cherchent à préparer un meilleur avenir par l’influence de l’Évangile et de la science. Nous n’entrerons pas dans ces détails ; nous ne nous arrêterons pas non plus à ceux qui se rapportent à la marche que doit prendre la théologie pour faire des progrès. Le puissant intérêt qui s’attache à ce vaste plan d’études ne peut frapper qu’un petit nombre de lecteurs au courant des sciences théologiques ; nous y renvoyons ceux que cela regarde, et nous passons à des objets plus à la portée de tout le monde.

La religion que l’on désire de nos jours est celle qui s’adresse à l’homme tout entier ; au lieu de prêcher un devoir après l’autre, de prendre en quelque sorte l’homme par un bouton de son habit, qu’on le saisisse à bras-le-corps, en lui mettant toujours sous les yeux sa destinée et faisant appel au sentiment intime. La conscience est le point central de l’âme, là se touchent la plus haute moralité et la foi religieuse la plus complète. L’homme trouve là ses devoirs, son avenir et Dieu. Or l’Évangile, qui se résume en un seul mot : le Christ, l’Évangile est l’expression la plus pure de la conscience, la manifestation en fait de ses promesses et le remède de ses faiblesses ; voilà le secret de sa puissance et de la foi qu’il inspire. La philosophie ou le rationalisme positif donne l’humanité, l’amour, la loi morale, la destinée éternelle de l’homme, et en lui le péché ; l’Évangile est le moyen de relever l’homme déchu ; c’est le complément de la philosophie. Si, laissant là l’argumentation, « vous voulez vous borner à être l’interprète vivant et chaleureux de vos propres sentiments, de vos propres affections, des pensées secrètes et des besoins cachés de votre âme, tout le monde vous comprendra, vous croira, parce qu’il se retrouvera dans vos discours. »

Je dirai peu de choses sur le chapitre consacré à la philosophie. L’auteur se réjouit de la voir partir actuellement de la conscience, et s’accorder avec le christianisme pour le fond ; quant à la forme, pourquoi chercherait-elle ailleurs ? En peut-elle trouver une meilleure ? C’est dans ce chapitre qu’on trouve ce mot si profond et si caractéristique : « L’homme est homme par le cœur »

Arrivé à parler du méthodisme, trop en évidence de nos jours pour être oublié, M. Vincent l’envisage de haut et dans sa généralité. Rappelant que trois antithèses se manifestent nécessairement à nous : la sainteté du devoir et l’imperfection morale de l’homme actuel ; la toute-puissance de Dieu et la faiblesse de l’homme ; la béatitude céleste et les misères de cette vie ; il montre le méthodisme tout préoccupé du côté absolu, et oublieux de tout le reste, comme si le reste n’était rien. Voilà certes une vue supérieure et qui éclaire jusqu’au fond des choses. L’auteur rend justice à ce que les méthodistes ont pu faire de bien, et il recommande de ne pas dédaigner les moyens qu’ils emploient, lorsqu’ils sont bons. « Vous avez à faire, dit-il à ceux que leur présence inquiète, une grande partie de ce qu’ils font ; ne disputez jamais en chaire, peu dans la société ; mais instruisez beaucoup, éclairez beaucoup, donnez beaucoup de sentiments et beaucoup d’idées ; et puis laissez faire au temps. »

Le chapitre sur le catholicisme porte encore cette même empreinte de largeur dans les vues et d’impartialité ; on y voit un homme qui est bien au-dessus de l’esprit de parti, quoique fortement attaché à son Église. Après avoir considéré les divers moyens employés sous la restauration pour ramener le peuple à l’Église romaine, les prédications populaires, le cérémonialisme et jusqu’à un peu de superstition ; les travaux des de Maistre, de Bonald, d’Eckstein et de Lamennais, pour asseoir le catholicisme sur une base philosophique, et les efforts qui ont été faits pour le consolider avec l’appui du gouvernement, l’auteur dit qu’on a négligé la seule voie qui pût conduire au but : la religion. Malgré ses erreurs, le catholicisme est encore une religion, il possède les éléments du christianisme, qui portent toujours avec eux la force et la vie, et, s’il les eût présentés aux populations avides de croyances, il aurait repris une partie de l’influence qu’il était en possession d’exercer. Ce que l’Église romaine n’a pas fait, le protestantisme n’est pas en position de le faire ; l’Église réformée ne peut en ce moment remplacer le catholicisme, parce qu’il est une religion établie, réglée, partant gênée dans ses mouvements, et à plusieurs égards figée : parce que dans son propre sein travaillent encore d’anciens préjugés, règnent encore d’anciennes coutumes, se font encore sentir de vieilles prétentions, qui embarrasseraient singulièrement sa marche dans cette nouvelle et noble carrière, et qui dégoûteraient bientôt un grand nombre de ceux qui seraient entrés dans son sein avec l’espoir d’y trouver la simplicité des dogmes et la liberté des croyances sous l’Évangile ; parce que les circonstances n’ont pas été favorables à la diffusion des lumières, et même à la formation d’un clergé aussi fort, aussi éclairé qu’il aurait besoin de l’être — Ces réflexions, que nous abrégeons un peu, sont frappantes d’harmonie avec ce que M. Guizot vient de publier, ce printemps, sur le Catholicisme, le Protestantisme et la Philosophie ; cet accord, à dix ans de distance, entre deux hommes supérieurs dont notre Église s’honore, est un fait trop remarquable pour que j’aie dû résister à la tentation de le signaler ici en passant.

L’ouvrage est terminé par quelques vues sur ce que le protestantisme deviendra. Son avenir est grand, parce qu’il a pour base la liberté de la pensée religieuse et l’Évangile : point de limites à nos espérances avec de telles forces. Dans la carrière immense qui s’ouvre devant nous, quelques dangers se présentent néanmoins : nous pouvons être reportés dans l’ornière du passé par les hommes qui le regrettent et ne croient de salut possible qu’en y revenant. Nous risquons aussi de voir éclater une lutte entre ceux qui veulent l’union de tous dans l’Église établie, et ceux qui, pour obtenir une plus grande unité dogmatique, tendent à nous subdiviser en petites Églises, en sectes distinctes. Mais les années s’avancent, et l’avenir s’éclaircira.

En finissant ici l’analyse des Vues sur le protestantisme, je m’arrête comme écrasé sous la masse des idées que renferme ce bel ouvrage. Certainement on pourrait désirer quelquefois plus d’ordre dans les détails et plus de soin pour l’expression, mais quand les choses sont aussi excellentes, qui a le courage de s’arrêter aux mots ? Avec un style simple jusqu’à la familiarité, on y trouve un fond excellent. Quelle profondeur dans la pensée ! quelle largeur dans les vues ! quelle indépendance de la position personnelle ! quelle connaissance du présent ! quelle sagacité à conjecturer sur l’avenir ! Certainement il n’avait rien paru, depuis longtemps, qui eût pour nos Églises une telle portée.

Pour répondre au vœu que beaucoup de personnes lui exprimaient de lire quelques-uns des discours qu’il prononçait dans les chaires de Nîmes, M. Vincent se décida à les écrire après les avoir prêchés, et à fournir ainsi une nourriture au besoin de religion éclairée, large et approfondie qui se faisait remarquer dans les églises. Telle fut l’origine des Méditations qui, publiées à des intervalles inégaux, furent ensuite réunies en un volume, en décembre 1829. Nous les réimprimons aujourd’hui pour répondre aux désirs qui ont été manifestés depuis que la première édition est épuisée. Cette seconde édition est faite d’après les vues de l’auteur ; nous avons retranché deux discours qui n’appartenaient ni à la même partie de sa vie ni au même mouvement d’idées, et nous les remplaçons par quelques autres publiés isolément ou dans les journaux religieux. Nous ne pouvons faire mieux connaître l’esprit et le but de ce recueil, qu’en extrayant quelques morceaux de la préface mise en tête de la première édition :

« Dans leur idée la plus simple, ces Méditations ne sont pas autre chose qu’un essai pour faire passer, dans la religion pratique et dans la direction de la vie, le spiritualisme dans sa plus grande pureté. Je dis aussi un essai : je n’ai pas la prétention d’avoir fait autre chose.

Voici donc la série des principales idées :

La matière n’explique pas l’esprit. Cette vérité n’a jamais dû paraître plus claire que dans les derniers efforts tentés pour la révoquer en doute.

La sensation n’explique pas l’intelligence. L’intelligence humaine a des forces qui lui sont propres, par lesquelles elle modifie les sensations et en tire cette multitude de connaissances que les sensations seules seraient incapables de donner. La réaction des forces propres à l’âme sur les éléments qu’elle reçoit du dehors est un grand fait, aujourd’hui mis hors de doute, et d’où découle toute une philosophie.

Ce fait tient de bien près à celui que je vais énoncer, et celui-ci renferme lui-même les bases de la morale et de la religion.

Les besoins, les intérêts et les jouissances, en un mot, le plaisir ou la souffrance n’expliquent point les sentiments moraux. L’homme approuve ou blâme, chez lui-même et chez les autres, indépendamment de la douleur ou du plaisir qui est le résultat de l’action. Il approuve ou il blâme malgré lui, sans condition, d’une manière indépendante et absolue. On dirait une loi supérieure, éternelle, immuable, qui parle dans son propre sein et rend des arrêts incorruptibles, auxquels il lui est impossible de ne pas souscrire.

J’ai mis ce fait en évidence. Je l’ai présenté sous plusieurs faces. J’en ai tiré les conséquences les plus importantes. Je n’ai pas tenté de l’expliquer.

Est-ce la raison, cette lumière qui illumine tout homme venant au monde, et qui vient assurément de plus haut que l’humanité ; est-ce la raison, qui s’applique à un sentiment profond, inné dans tous les hommes, qui lui impose le cachet de l’absolu qui est le sien, et qui devient ainsi la conscience, où la raison et le sentiment sont si étroitement unis ?

Je le répète : dans ces Méditations essentiellement religieuses, je n’ai point cherché l’origine du sentiment du devoir. J’en ai appelé simplement à la conscience de tout le monde, et la conscience m’a répondu.

Dès que ce sentiment est une partie intégrante de l’âme humaine et ne vient point du dehors, il constitue un fait à part ; il ouvre une nouvelle série de phénomènes ; il est la porte d’un nouveau monde.

Avec le sentiment du devoir naît celui de l’ordre moral. L’ordre moral emporte la rémunération ; la rémunération emporte Dieu. Le besoin de l’infini, inhérent à l’âme humaine, étend, généralise ces idées simples et les transforme en ces grandes idées, mêlées de clartés et de mystères, objet de la foi de tous les peuples et bases éternelles de toute religion et de toute moralité. Le monde moral est donné, et l’homme, plein de la conscience qu’il en fait partie, se sent infiniment supérieur à la terre qu’il habite.

Le sentiment du devoir, l’ordre moral dont ce sentiment est une manifestation, la rémunération et le Dieu, qui en sont le complément nécessaire, la lutte de ce principe noble et désintéressé contre les besoins et les séductions de la sensualité, la supériorité que ce principe seul donne à l’homme sur tout le reste de la création, le pressentiment d’un monde invisible qui l’accompagne, voilà donc ce que j’ai tenté de développer dans ces Méditations. Il n’y a pas beaucoup de raisonnement ; c’est une simple exposition de ce qui se passe dans les parties les plus intimes de notre âme. La conscience est leur commentaire. Si elles sont bonnes à quelque chose, c’est à servir de guide à chacun, pour faire le tour de son propre cœur et pour se rendre compte de ce qu’il recèle dans ses mystérieux replis. Ce n’est pas la connaissance de l’homme social qu’on y trouvera, avec ses travers et son égoïsme ; c’est celle de l’homme tel que chacun en porte l’image incorruptible dans son propre sein.

Après avoir parcouru ces idées, et les Méditations qu’elles introduisent, beaucoup peut-être seront tentés de dire : c’est du mysticisme. Oui, sans doute, c’est du mysticisme, si vous appelez de ce nom tout ce qui sort du visible pour atteindre à l’invisible, du fini pour aller à l’infini, et des sensations pour aller à la conscience. Mais la vraie morale et la religion peuvent-elles être autre chose ? Pour moi, je n’y vois point de milieu ; si vous m’ôtez le sentiment du devoir et les grandes idées qu’il attire infailliblement après lui, je ne vois plus de morale possible pour le genre humain ; encore moins de religion. Il faut nécessairement descendre au catéchisme de Volney, c’est-à-dire à un système dont l’unique résultat est d’étouffer dans l’homme la moralité elle-même. »

Ce que M. Vincent s’était proposé de faire, dans les premières Méditations, il l’a continué dans celles qui ont suivi, et il est facile de les rattacher toutes à un même plan. Nous les diviserons en deux séries, afin de les lier entre elles et d’indiquer l’ordre dans lequel elles devraient être lues, si l’on voulait, au lieu de l’ordre chronologique, que nous avons suivi en les classant, prendre celui que la logique indiquerait.

La première série traite de la religion proprement dite, abstraction faite de toute forme particulière. Là, dans la Méditation qui a pour titre : Mangeons et buvons, M. Vincent attaque le matérialisme, incompatible avec quelque religion que ce soit, et en détache par l’horreur qu’il inspire lorsqu’on le voit tel qu’il est. Puis il s’applique à faire remarquer dans l’homme quelque chose qui est distinct du monde matériel : c’est la Méditation sur l’âme et le monde. La question de la vie future se présente ensuite, et se trouve traitée avec beaucoup de clarté et de profondeur : Revivrons-nous ? Pour affermir la foi à cet avenir mystérieux, l’auteur insiste sur la nécessité d’admettre l’existence de choses que les sens ne nous montrent pas, et il prouve que l’on ne peut s’empêcher d’en reconnaître : le visible et l’invisible. Là se rattache la Méditation sur le doute, qui indique la voie par laquelle on arrive à la foi.

L’autre série a le christianisme pour objet. Le but du christianisme est le réveil de la vie religieuse, et le moyen d’y parvenir, le sentiment de notre misère morale : le royaume de Dieu. Pour caractériser encore mieux l’Évangile, l’auteur développe, dans la Guerre intérieure, une des idées de la précédente Méditation. Ensuite il donne la substance même du christianisme, l’amour de Jésus, qui consiste dans l’amour de la vérité, de la vertu, de l’espérance et du pardon en Jésus-Christ. On a souvent repoussé le christianisme par aversion pour les mystères ; M. Vincent apprend à les saisir par le cœur et à n’en être plus embarrassé. Bien des gens se méprennent sur la nature de la révélation, mettant l’essentiel dans l’accessoire ; la Méditation intitulée : la Chair et l’esprit jette une vive lumière sur cette question délicate. C’est ainsi que M. Vincent a touché à quelques-unes des grandes vérités religieuses : il se proposait d’entrer dans le détail des doctrines, après avoir posé les principaux jalons sur la route qu’il allait parcourir.

Au milieu des Méditations que nous venons d’indiquer, il en est trois qui sortent un peu du cadre dans lequel nous avons placé les autres. Le Christianisme et la civilisation grecque fut écrit en 1826, à l’occasion des Grecs qui se débattaient sous le fer des Turcs : l’auteur avait pour but d’exciter à les secourir. La Femme et la religion est un discours prononcé pour une réception de jeunes filles à la première communion, et dans lequel il signale avec beaucoup de sentiment et de pureté les harmonies qui unissent la femme à la religion. Le discours sur l’Amour de la patrie est une application d’un spiritualisme élevé et de la charité chrétienne à un des objets les plus dignes de nos affections sur la terre. On le conserve ici, à cause des vues généreuses de M. Vincent, qui le prononça au milieu des orages politiques, et comme très remarquable par une chaleur, une abondance et une verve qui le mettent peut-être au-dessus de toutes les autres Méditations.

Ce recueil est donc un cours de philosophie religieuse adressé aux personnes qui peuvent et qui veulent se faire à elles-mêmes leur croyance. Ces Méditations, pleines de vues profondes, d’aperçus ingénieux et féconds, traitant les plus hautes questions, restent accessibles à tous les esprits un peu cultivés, car elles partent du sentiment intime que chacun trouve au fond de son âme. Que l’on rentre en soi-même en les lisant ; que l’on se rappelle ce qu’on a éprouvé, senti mille fois ; que, la main sur la conscience, on se demande ce que l’on pense des idées présentées, dans ce discours, avec tant d’intérêt, et la conscience rendra témoignage à la vérité. Les Méditations sur la religion, en général, portent la lumière, la conviction et la paix avec elles ; les points du christianisme traités dans les autres, faisant tomber bien des préjugés injustes, vous attachent à la révélation par les liens les plus forts. Mieux que la métaphysique et les discussions théologiques, ces précieuses études de religion feront naître la foi et les sentiments qu’elle entraîne à sa suite. Largement pensées, profondément senties, écrites sans recherche aucune, et avec cette simplicité que l’on remarque dans tous les écrits de M. Vincent, les Méditations forment un livre auquel je n’en puis comparer aucun autre, qu’aucun autre ne peut remplacer, et qui restera comme le plus beau titre de son auteur au souvenir de nos Églises.

A peine avait-il publié ce volume, que les travaux de l’esprit, vivement poussés dans les dernières années de la Restauration, et la réalité du mouvement religieux de plus en plus sensible, quoique peu considérable encore, lui firent sentir la nécessité de fournira la pensée de nouveaux aliments, et il résolut de donner une suite aux Mélanges et aux Méditations. Dans ce dessein, il commença Religion et Christianisme, journal mensuel, à la rédaction duquel il daigna m’associer. Ici, comme partout, il traça nettement sa route. « Le principe de la liberté de discussion étant reconnu, dit-il dans l’introduction, reste à l’employer avec prudence. Le but de ce journal est de faire prévaloir le spiritualisme sur le matérialisme ; l’esprit contre la lettre ; la religion contre le rationalisme et le dogmatisme. »

Cette publication était à peine commencée depuis quelques mois, que la révolution de 1830 éclata ; les plus graves préoccupations s’emparèrent de tous les esprits ; M. Vincent eut peu de loisir pour rédiger son journal ; sauf quelques Méditations que l’on retrouvera dans ce volume, il n’y travailla guère. Il est cependant, dans ce qu’il y a inséré, un trait qui fait connaître l’homme et honore son caractère de pasteur ; le voici : il défendit contre les journaux politiques la liberté des prêtres assez fermes dans leurs principes pour refuser les sacrements à ceux qui n’avaient pas rempli les conditions imposées par l’Église catholique à ceux qui les désirent. — Au bout de la seconde année, il renonça, faute de temps, à cette publication, et, sauf la Méditation sur le doute, dont il voulut bien enrichir l’Évangéliste, qu’il m’avait encouragé à entreprendre, il n’a plus rien fait imprimer.

Chargé de porter la parole dans la consécration d’un jeune candidat au saint ministère, il prononça, le 13 avril 1837, un discours très remarquable, résumant en quelque sorte ses idées sur le christianisme. Il l’écrivait, à ma demande, pour l’Évangéliste, lorsque la mort interrompit le cours de ses travaux sur la terre. Les lecteurs, amis de ses ouvrages, attacheront sans doute du prix aux dernières pages qu’il a écrites : je les insère parmi les Méditations. Voici, du reste, le plan de ce discours, tel qu’il a été esquissé par M. Vincent :

Le Passager et le Permanent dans la religion.

« Les choses visibles ne sont que pour un temps, mais les invisibles sont éternelles. (1 Corinthiens 4.18)

Ce qui embarrasse encore le mouvement religieux, c’est la confusion du passager et du permanent. Vous devez les distinguer soigneusement pour rester à la hauteur de votre mission.

I. Passager :

  1. formes du culte ;
  2. manière d’enseigner ; argumentations, exemples, arguments ad hominem, points de départ ;
  3. formules dogmatiques ;
  4. systèmes.

Tout cela est transitoire, occasionnel, etc. Au delà de toutes ces choses, il y a la vie. La vie est dans les idées, et les idées elles-mêmes ne sont la vie que quand elles sont en contact avec le sentiment.

Votre mission est de faire ressortir les idées de ce matériel de la religion et de les mettre en contact avec le cœur. Voilà pourquoi il faut un ministère évangélique. S’il en était autrement, à quoi servirait-il ? C’est un ministère d’esprit et de vie.

II. Permanent :

Voilà l’esquisse de cette belle prédication, où M. Vincent épancha les sentiments de son âme avec tant d’abandon, de force et d’éloquence !

i.

Ce plan indique la manière dont M. Vincent se préparait avant de monter en chaire. Depuis un grand nombre d’années, il se bornait à recueillir ses idées et à jalonner la route qu’il voulait suivre. Voici le plan le plus soigné et le plus détaillé que l’on trouve dans ses notes. Préparé pour l’ouverture de l’oratoire de Nîmes, le 4 octobre 1836b c’est une espèce de déclaration de principes dans un moment qui avait de l’importance ; on le lira avec intérêt.

b – A Nîmes on a désigné sous le nom d’oratoire, non un temple, mais un genre particulier de services religieux qui, célébrés le soir, ont un caractère plus intime, plus familier et plus didactique que le culte ordinaire du dimanche matin.

1 Corinthiens 12.4 ; 13.7

I. Devoir de s’édifier en commun.

  1. Parce que nous sommes un même corps, ayant tous les mêmes besoins, les mêmes faiblesses, le même Sauveur, la même destination, les mêmes espérances.
  2. Ce qui nous différencie est un motif de plus, puisque nous pouvons recevoir les dons de chacun en nous les communiquant. Loin de nous en enorgueillir, nous devons nous estimer heureux d’en faire part aux autres. Dieu nous les a donnés pour cela.

Nous avons donc vu avec joie le désir qui s’est manifesté dans beaucoup de fidèles, de s’édifier en commun par des réunions plus fréquentes et plus intimes.

II. Comment nous édifier en commun ?

  1. Par l’union avec le Sauveur, dont nous sommes tous le corps. Cette union inspire l’amour, — fait naître la confiance, — assure le pardon.
  2. Par la lecture des saintes Écritures, qui sont le pain céleste de nos âmes et la base immuable de notre foi.
  3. Par l’invocation du Saint-Esprit les uns pour les autres. Importance de ses dons. Prière.
  4. Par notre attachement à l’Eglise, qui est le corps du Christ, c’est-à-dire le corps que le Christ anime de son esprit. C’est par là que nous sortons de l’individualisme pour entrer véritablement dans la vie chrétienne. — Ces réunions sont propres à fortifier le lien de l’Église, en permettant aux chrétiens de se mieux connaître entre eux, et en donnant à ce culte plus d’intimité.
  5. Par la charité.

Nous voulons donc :

  1. L’instruction chrétienne fondée sur l’Évangile ; non la lettre qui tue, mais l’esprit qui vivifie ;
  2. La foi en Jésus-Christ ;
  3. La charité vivante pour Dieu et pour les hommes.

Tels sont les ouvrages de M. Vincent et les principes qu’on y trouve. Quelque rapide que soit cette analyse, chacun a pu les comprendre et en saisir l’esprit. Ce qui y domine, c’est la réflexion appliquée aux idées religieuses pour les élargir et les consolider ; c’est le respect pour la liberté de la pensée et les opinions sincères, non parce qu’elles sont toutes vraies ou indifférentes, mais parce que l’on doit reconnaître à autrui le droit de penser librement dont on use soi-même ; c’est la nécessité de mettre le fond au-dessus de la forme, qui est toujours accessoire, qu’on l’appelle cérémonie ou formule théologique ; c’est l’amour de l’humanité et le dévouement à ses intérêts éternels ; c’est enfin un profond attachement pour le christianisme positif qui nous montre d’un côté le péché dans l’homme, et de l’autre la délivrance par la vie et la mort de Jésus-Christ. Vous les retrouverez partout, ces doctrines, depuis les Principes de lecturec que M. Vincent publia, en 1823, pour les écoles protestantes, jusqu’à la dernière Méditation, qu’il n’a pu achever ; depuis les instructions qu’il donnait aux catéchumènes en 1812, jusqu’au cours de religion professé en 1837 à l’École normale. Il y a sans doute, dans la forme de l’exposition, des changements que le temps, l’âge, l’expérience du christianisme devaient naturellement apporter dans un esprit progressif ; mais le fond est le même, et M. Vincent, après avoir pendant vingt-cinq années attiré l’attention du public protestant, n’a eu rien à oublier, rien à désavouer de ce qu’il a écrit. L’homme supérieur s’est développé, il a marché en avant ; mais, esprit droit et sûr, il n’a pas eu d’erreur à abandonner sur sa route, parce qu’il ne s’était jamais égaré.

cPrincipes de lecture à l’usage des écoles protestantes, suivis des Premiers éléments de la religion chrétienne et de prières. 1823, 72 p. in-18.

Cette constance dans la direction de ses travaux pourrait expliquer, au besoin, la trace profonde qu’il laisse après lui ; mais il est d’autres causes de ce fait dont tout le monde peut s’apercevoir. Ses principes étaient fondés sur la nature intime de l’homme, parfaitement d’accord avec l’Évangile bien compris et les bases sur lesquelles repose le protestantisme ; voilà ce qui a fait leur force et leur succès. En les présentant d’une main ferme et avec une clarté parfaite, il a répondu à un véritable besoin de l’époque ; on veut de la religion sans renoncer à la réflexion ; on demande une foi qui ne craigne pas la science et satisfasse également le simple fidèle et les hommes instruits. Eh bien, les conséquences devant lesquelles on avait trop longtemps reculé, M. Vincent les a acceptées, et, pénétrant au fond des choses, bien au delà des idées vulgaires, il a saisi la vérité et l’a répandue à pleines mains. Aussi les amis d’une religion éclairée se sont tournés vers lui avec confiance et ont recherché ses livres. Tous rendaient justice à ses vastes connaissances et à la supériorité de sa raison ; auprès d’un grand nombre il faisait autorité, et malgré sa simplicité, sa modestie, on le respectait comme une puissance intellectuelle dans l’Église.

Ce qu’il a été de son vivant, ses livres le seront après sa mort. Malgré les progrès d’un siècle de transition où tout est mobile, on continuera à lire ses ouvrages, parce qu’ils sont en avant de la génération actuelle ; on les méditera, comme on exploite une mine où l’on découvre sans cesse de nouveaux filons. Le prédicateur pour l’art de la chaire, le théologien pour ses études, les membres des consistoires et des synodes pour l’organisation, l’humble fidèle pour l’édification de son âme, s’applaudiront longtemps de l’avoir pour guide, et le protestantisme français devra sa prospérité aux principes qu’il a le premier parmi nous hautement professés. Que Dieu nous donne encore des hommes comme lui ! Nous ne pouvons espérer qu’ils soient bien nombreux ; le passé nous les montre rares, espacés à d’assez grandes distances ; mais que la Providence nous en accorde de temps en temps pour montrer la route à nos Églises et leur ouvrir les voies où elles doivent entrer pour aller en avant !

F. Fontanès.
Nîmes, 1er décembre 1838.

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