Méditations religieuses

1. Les Mystères

Au Dieu inconnu

Actes 17.23

Dans le siècle qui vient de s’écouler, et dans le nôtre encore, rien n’a excité contre le christianisme une défaveur plus forte que les nombreux mystères qui s’y rencontrent. Ce n’est point la faiblesse de ses preuves, ce n’est point le caractère de son auteur, ce sont ses dogmes, où le raisonnement ne peut atteindre, qui ont offensé un âge où la raison était en quelque sorte déifiée. Il semble que l’on aurait consenti à le recevoir sans murmure, s’il avait consenti lui-même à n’enseigner que ce que chacun pouvait également apprendre sans lui.a

a – Cette Méditation est la substance de deux discours prononcés dans les temples réformés de Nîmes, en décembre 1827 et janvier 1828.

Cette opinion, naguère si universelle, et si commune encore de nos jours, n’est pourtant qu’un préjugé. Elle part d’une vue superficielle de l’homme et de la nature. Une réflexion plus profonde à la fois et plus modeste en aurait eu bientôt fait justice.

L’homme est entouré. de mystères ; il est un mystère lui-même. Il serait bien étonnant qu’il n’en trouvât point dans la religion, la plus mystérieuse assurément de toutes les choses mystérieuses.

Rien de plus juste, rien de plus sain même, pour l’homme, que de chercher à tout éclaircir, c’est-à-dire que de chercher à expliquer toutes les choses qui l’entourent et toutes celles qu’il sent, par leurs rapports à d’autres choses à lui connues, et par les lois qu’il est en état d’en abstraire. C’est ainsi qu’il étend la sphère dans laquelle il est limité. C’est ainsi qu’il agrandit son être, qu’il fortifie ses facultés morales, et qu’il se crée par son intelligence une puissance nouvelle pour agir sur la nature.

Mais l’homme aura beau faire, il ne pourra jamais tout éclaircir. Il aura beau étendre sa sphère, il ne la rendra jamais infinie ; et tout ce qui sera hors de cette sphère, tout ce qui dépassera ses moyens actuels de connaître, demeurera pour lui un Mystère.

De tout, il ne conçoit jamais qu’une partie ; le reste lui échappe. Il est borné dans ses forces physiques ; il l’est également dans ses facultés morales. Mais toutes les choses et lui-même, dans la continuité de leurs rapports, arrivent à se perdre dans l’infini. Il y aura donc toujours pour lui un point où il sera forcé de confesser son ignorance, et où commencera le mystère.

Et ce point, il ne pourra pas s’empêcher de le sentir ; ce mystère, il ne pourra pas venir à bout de se le dissimuler, parce qu’il y sera conduit infailliblement par la liaison des choses qui lui sont claires, et par les besoins irrésistibles de son intelligence.

L’infini, dont nous sommes entourés, qui nous presse de toutes parts, se manifeste à nous par quelques parties en rapport avec notre constitution actuelle, avec nos sens, avec notre intelligence, avec notre cœur. Nous nous emparons avec avidité de ces premières manifestations d’un monde dont la grandeur et la beauté nous étonnent. Nous saisissons avec joie ces premiers fils qui sont fournis à notre pensée pour l’exercer et la diriger. D’abord ils cèdent sous le doigt et se roulent sans peine. Mais à mesure que nous les attirons à nous pour nous les approprier, ils deviennent, ils se montrent et plus prolongés et plus lourds ; bientôt ce sont des câbles énormes, dont le poids nous écrase et dont la longueur incommensurable effraye notre imagination. Il faut les abandonner, sans savoir où ils se terminent.

Sans doute, il est dans l’univers une foule d’objets de toute nature qui ne sont en rapport avec nous par aucun côté. Tous les fils de ce monde immense ne viennent point aboutir à notre pauvre individu. Ces objets sont pour nous comme s’ils n’existaient pas. Dans notre état actuel, ils ne sont pas pour nous un mystère, puisque nous ne soupçonnons même pas leur existence. Le mystère n’a lieu que pour les choses dont une partie nous est manifestée, et dont l’autre nous est cachée. C’est une chaîne de montagnes, dont nous voyons le premier coteau, avec les villages et les cultures qui le couvrent, dont une croupe bleuâtre nous dérobe le reste, et laisse à notre imagination le soin d’y creuser des vallées, d’y faire couler des torrents et d’y mener paître de nombreux troupeaux.

Or, ce n’est pas le christianisme seul qui nous présente un côté clair et un côté obscur ; qui montre à notre esprit une portion d’une existence non équivoque, pour en laisser voiler une portion plus vaste encore ; qui nous manifeste des vérités sensibles, premiers anneaux d’une chaîne immense qui remonte de la terre au ciel, mais qui se rompt bientôt sous nos doigts, dès que nous essayons d’en dérouler toute la longueur : c’est la nature tout entière ; ce sont les sciences en apparence les plus sûres et les plus claires ; que dis-je ? ce sont les objets les plus familiers, les lois les plus vulgaires de la nature, et d’après lesquelles nous agissons tous les jours avec le plus de sécurité.

Vous voyez un fruit se détacher de l’arbre qui l’a nourri, et tomber à terre. Vous dites : Il tombe, parce qu’il est pesant ; et vous croyez avoir expliqué quelque chose. Le savant, qui ne se contente pas de cette explication, après des méditations qui honorent l’intelligence humaine, parvient à généraliser cette loi ; à prouver que tous les corps tombent les uns vers les autres, suivant des règles invariables ; à expliquer par là une partie de l’ordre qui règne dans les cieux. Et quand il a dit que les corps gravitent ou pèsent les uns vers les autres, en raison directe de leur masse et inverse du carré de leur distance, il croit aussi avoir expliqué quelque chose. Il a vu le phénomène plus en grand ; il en a tiré de plus belles conséquences ; mais il ne l’a pas mieux expliqué que vous. Pour lui comme pour vous, les corps tombent parce qu’ils tombent ; il n’en sait pas davantage ; et le mystère demeure là, dès le premier pas de la science, invincible jusqu’à ce jour, pour se reporter un peu plus loin, si l’homme parvient jamais à le vaincre dans la place qu’il occupe encore aujourd’hui.

Il est inutile de multiplier les exemples. Les mêmes remarques s’appliqueraient aux autres lois de la nature. On les connaît, et l’on en use. Mais, si l’on veut les comprendre et les expliquer, deux questions vous rejettent dans les ténèbres, vous forcent à agir sur des données que vous ne sauriez comprendre, et à vous contenter encore de la même explication : les corps tombent parce qu’ils tombent. Qu’est-ce que la chaleur ? Qu’est-ce que la lumière ? Quelle est la cause de cette préférence irrésistible que certains corps ont les uns pour les autres et des formes qu’ils affectent ? Quel est ce principe, qui anime les êtres vivants, et leur donne le pouvoir de revêtir et de reproduire des formes où se trahit tant d’intelligence ? Nous n’en savons rien : le mystère a jusqu’ici maintenu sa position ; mais nous nous gardons bien de méconnaître le prix de ce qui nous est révélé, et nous agissons avec confiance dans ce qui nous est connu, quoique le mystère nous enveloppe à quatre pas de son impénétrable obscurité.

Ce qui doit véritablement surprendre, c’est de voir ces mêmes hommes, qui ne peuvent se retourner dans la nature corporelle sans rencontrer le mystère, se révolter contre lui dès qu’il se présente dans le monde moral, et traiter avec un superbe dédain tout de qui tient à ce nouvel ordre de phénomènes. La philosophie, dont le monde moral est le domaine, a ses mystères, et ne peut pas ne pas en avoir. Elle étudie l’âme humaine, les moyens qu’elle a de connaître, les diverses facultés dont elle est douée, les lois de leur action, la destination de l’homme sur la terre et les règles qu’il doit suivre pour l’accomplir. Enfin, poussant plus loin ses méditations, elle tente de résoudre le grand problème de l’univers, qui lui est véritablement proposé par la conscience et par la nature ; elle cherche un lien commun aux deux mondes qui viennent se toucher dans l’intelligence humaine, et conduit ainsi l’homme aux plus hautes pensées où puisse atteindre un être en apparence aussi faible et aussi borné. Dans ces méditations, qui l’honorent et l’ennoblissent, l’homme rencontre à chaque pas le mystère ; l’inconnu vient à chaque instant border et limiter le connu. Je sens ma pensée, je sens ma volonté, je sens ma conscience morale, je sens mes affections, mes désirs et mes passions ; je sens que tout ensemble constitue un seul être que j’appelle moi, que j’appelle âme ; et ce nouvel ordre de phénomènes, qui sont aussi certains pour moi que la lumière, les couleurs, les formes et la pesanteur, me révèle un nouvel univers, qui a ses faits et ses lois, ses sommités et ses profondeurs, ses clartés et ses mystères, comme l’univers des corps. Qu’est-ce que l’âme ? Je n’en sais rien, sinon qu’elle n’est point corps. Mais vous, qui me faites cette question, et qui triomphez de ce que je ne puis y répondre, dites-moi donc ce que c’est qu’un corps ? — Quels sont les rapports qui existent entre l’âme et le corps qu’elle anime, entre le monde visible et cette pensée suprême dont les traces se rencontrent partout ? En un mot, comment l’esprit agit-il sur la matière et la matière sur l’esprit ? Autant de questions que l’homme n’a point encore pu résoudre, autant de mystère, qu’il n’a pu ni dissimuler ni vaincre, et qui pourtant n’affaiblissent en rien la certitude des faits moraux sur lesquels se fonde la véritable philosophie.

La religion n’est que la partie la plus élevée de cette philosophie. Elle commence à la conscience, continue par les idées d’ordre moral et de responsabilité que la conscience porte en elle-même, se nourrit en avançant par les marques d’intelligence et de bonté dont le monde extérieur fourmille, et s’élève enfin, par un instinct irrésistible, par une sorte de pressentiment, empreint malgré nous dans notre âme et fortifié par tout ce qui nous entoure, jusqu’aux idées à jamais chères à l’homme, de rétribution, d’immortalité, de Dieu. La conscience nous révèle l’ordre moral, et l’ordre moral nous révèle Dieu, comme les sens nous révèlent l’ordre physique, et l’ordre physique nous révèle Dieu encore, mais sous un nouvel aspect.

Et dans ces sommités de la pensée humaine, dans ces derniers et sublimes efforts de l’intelligence et du sentiment, vous seriez étonnés de rencontrer des obscurités et des mystères, vous qui ne pouvez m’expliquer la chute d’une feuille et la croissance d’un brin d’herbe ! Quel est cet avenir que la conscience révèle à l’homme ? Quel est ce Dieu qui doit en être l’arbitre ? Voilà certes de ces choses dont quelques éléments nous sont connus, mais dont une immense partie est encore, et pour toujours peut-être, cachée à nos faibles regards. Voilà de ces montagnes énormes, dont les premiers vallons sont à notre portée pour nous nourrir de leurs fruits et nous désaltérer de leurs eaux, mais dont les sommets inaccessibles se cachent sous la neige et se perdent dans les nuages.

Mais ces éléments, que borde le mystère, sont connus ; ces données qui nous y conduisent sont certaines : voilà ce qu’il faut bien comprendre ; voilà ce qui fait de la religion une réalité, et non un fantôme ; voilà ce qui explique pourquoi elle est un des besoins les plus impérieux de l’âme humaine, pourquoi elle se reproduit sous mille formes partout où l’homme est capable de sentir et de penser, pourquoi elle repousse, plus verdoyante et plus forte, à l’instant même où le matérialisme croit l’avoir coupée dans sa racine. Les faits de conscience, sur lesquels elle est basée, ne sont pas moins certains que les phénomènes du monde physique ; le problème dont elle fournit la solution n’offre pas moins de données que celui du mouvement des astres ; les besoins auxquels elle satisfait ne sont pas moins réels que ceux de la faim et de la soif. Et, par conséquent, celui qui agit en vue de ce nouvel ordre de choses, en vue de sa conscience, en vue de sa responsabilité morale, en vue d’un avenir, en vue de Dieu, n’est pas moins raisonnable que celui qui se dérobe à une pierre dont la chute va l’écraser, que celui qui travaille aujourd’hui pour avoir demain de quoi se nourrir ; en un mot, que celui qui s’accommode aux lois d’un monde corporel, dont presque tout est pour lui mystère, mais dont assez lui est révélé pour le diriger dans la conduite matérielle de sa vie. La religion doit avoir beaucoup de mystères, car elle gît tout entière au contact du fini et de l’infini ; mais, jusqu’à ce contact, tout est clair, tout est certain en dedans et en dehors de l’âme humaine, tout est senti. Et si les grandes idées, qui peuvent seules lier et expliquer l’ensemble des phénomènes, offrent encore des obscurités et des mystères, si le Dieu qu’il faut croire est encore en grande partie Un Dieu Inconnu ; ces idées, dans leur étendue intelligible, n’en sont pas moins entourées d’une certitude complète ; ce Dieu inconnu n’est pas moins fortement senti que le monde matériel où sa lumière brille, où son souffle répand la vie, et dont lui seul peut rendre compte. Les efforts pour chasser l’intelligence du monde seront toujours impuissants. L’esprit est mieux prouvé que le corps ; Dieu est aussi certain que la vie, et la vie, qui fourmille partout, n’est pas mieux expliquée que lui.

Si l’on a bien compris les remarques qui précèdent, l’on sera bien guéri sans doute du préjugé qui nous fait croire qu’à mesure que nos connaissances s’étendent, le nombre des mystères doit diminuer pour nous. C’est le contraire qui est vrai. Plus le cercle de nos connaissances est borné, moindre est le nombre des objets avec lesquels nous sommes en contact, c’est-à-dire, des objets dont une partie nous est connue et dont l’autre nous est cachée. A mesure que nous pousserons en avant, quelques-uns de ces objets s’éclairciront peut-être et se livreront à nous tout entiers, mais nous découvrirons les premiers linéaments d’une multitude d’autres, dont la forme complète sera pour nous perdue dans l’obscurité. Celui qui vit seulement de la vie sensitive et animale soupçonne à peine quelques mystères. Tout est clair pour lui, parce qu’il ne sait rien. Celui qui médite sur le monde physique en sent bientôt un grand nombre. S’il parvient à les traverser, il en rencontre à l’instant derrière eux un nombre beaucoup plus grand ; mais il ne soupçonne point encore ceux que présente le monde moral. S’il pousse de ce côté ses méditations, avec quelques vérités claires, il rencontre des mystères nouveaux ; et s’il parvient à les percer, c’est aussi pour en trouver au delà de plus nombreux et de plus profonds encore. Telle est la condition de l’âme humaine. Tel est le résultat de ses efforts. Plus elle s’élève, et plus elle aperçoit au-dessus d’elle de sublimes hauteurs d’où la perspective doit être plus vaste et plus ravissante, mais qui sont à chaque fois plus difficiles à gravir. Plus la vue s’étend, plus devient immense le nombre des objets dont elle nous découvre une partie et dont le reste nous est caché.

La révélation, c’est-à-dire un enseignement émané d’un être supérieur à l’humanité, ne peut donc pas avoir fait disparaître de la religion tous les mystères, précisément parce qu’elle est un enseignement supérieur, précisément parce qu’elle nous a fait traverser plusieurs mystères contre lesquels notre raison luttait vainement depuis des siècles ; précisément parce qu’elle a considérablement étendu le cercle de nos connaissances et nous a mis en rapport avec des existences naguère inconnues. Elle doit avoir manifesté des idées et des faits qu’elle n’a pu nous livrer dans toute leur étendue, parce que nous étions hors d’état de les comprendre ; elle doit avoir créé pour nous de nouveaux mystères et en recéler un grand nombre qui lui sont propres. L’acte de la révélation est lui-même un mystère, combien plus son contenu ! La révélation n’est pas une instruction philosophique ; elle est une direction. Rien n’a été fait au delà du but, et ce but était de poser en fait l’existence d’un monde moral, et de fournir à l’homme les moyens de se préparer à bien remplir la place qu’il doit y occuper. Tout ce qu’il fallait pour atteindre ce but a été accompli ; tous les faits, toutes les idées que l’homme avait besoin de posséder pour se préparer à sa destinée, lui ont été livrés, et rien de plus. Il marche dans sa route nouvelle, précédé d’un flambeau dont la lumière le conduira sûrement au terme ; mais à droite et à gauche les mystères l’environnent, et le flambeau qui l’éclairé lui en découvre à chaque pas dont il n’avait pas soupçonné l’existence et qu’il est incapable d’expliquer.

La religion, même après une révélation venue d’en haut, aura donc ses impénétrables mystères ; elle en aura même beaucoup, car elle se compose de tout ce qui touche de plus près à l’infini et de l’infini lui-même. Mais elle n’est pas la seule, parmi tous les objets des méditations humaines, à qui l’on puisse adresser ce reproche, si c’en est un. Elle le partage avec tous ; et le pâtre dans sa cabane est entouré de mystères, comme le prêtre dans son temple.

Mais est-ce bien un reproche ? et outre que le mystère est inévitable à notre nature bornée, est-il bien vraiment un malheur ? Cette disposition, qui reparaît dans toutes les parties du vaste champ de l’intelligence humaine, n’entrerait-elle pas dans les desseins de la Providence à l’égard de l’homme, et ne serait-elle pas en ses mains un moyen puissant de le conduire vers le but sublime auquel il est destiné ? Quand on le considère par rapport aux fins de son existence, la grande question pour l’homme n’est pas de savoir ce qu’il fait, mais ce qu’il est : c’est dans le développement et l’exercice harmonique de ses facultés, c’est dans l’extension toujours croissante de ses capacités intellectuelles et morales bien ordonnées, que se trouve sa véritable valeur. S’il s’arrête à se perfectionner, comme il vit toujours, il faut qu’il se dégrade, car la vie est mouvement. Il faut donc un stimulant toujours nouveau pour le tenir en haleine dans cette marche violente, qui doit se renouveler tous les jours, sans jamais conduire au terme. Il faut que l’homme ne puisse jamais dire : J’ai fini. Quand cette parole erre sur ses lèvres, pour ranimer son énergie, il faut qu’un nouveau champ s’ouvre devant lui, plus fertile, plus attrayant et plus vaste que celui qu’il vient de parcourir et de cultiver. Voilà l’effet que produisent les mystères. Ces manifestations incomplètes de la vérité ; ces puissances de la nature qui nous présentent un côté clair et un côté obscur ; ces mondes immenses dont nous n’apercevons qu’un faible reflet ; ces existences d’un autre genre que notre cœur nous révèle sans les décrire et que le christianisme a rapprochées de nous sans les expliquer, toutes ces indications mystérieuses sont autant de stimulants pour notre intelligence qui l’empêchent de se complaire dans un repos corrupteur. Ce sont des sirènes enchanteresses dont les voix inconnues l’excitent à s’enfoncer dans de nouveaux abîmes, au fond desquels elle trouve non la mort, mais la vie plus complète et plus forte. Avec quelle ardeur le jeune homme se livre à dérouler les premiers fils de la science, qui lui sont présentés par l’expérience ou par l’amitié ! Les premiers mystères qu’il débrouille, les premiers phénomènes qu’il explique, tandis que longtemps il les avait vus sans les comprendre, lui paraissent un agrandissement de son être et une conquête sur la nature. Sa curiosité redouble, son ardeur devient irrésistible. Il attaque avec enthousiasme les nouveaux mystères à vaincre, les nouvelles vérités à conquérir. Il va traverser d’une haleine le champ montagneux et difficile de l’intelligence humaine. Il va tout apprendre, tout découvrir, tout expliquer… Laissez-le faire : il avancera d’un pas rapide ; il fera peut-être des découvertes immenses ; son esprit prendra une force, son intelligence une étendue qui sembleront au-dessus de l’humanité ; il augmentera les richesses de la pensée, qui sont à la fois l’honneur et la force de l’espèce humaine ; il sera peut-être un Socrate, un Platon, un Newton, un Kant, un Laplace ; peut-être un Sophocle, un Shakespeare, un Racine, un Gœthe ; peut-être un Démosthènes, un Chrysostome, un Bossuet, un Fox ; mais il n’épuisera pas tout, il n’arrivera pas au bout. Il y aura du terrain pour les autres. Il percera quelques mystères, mais il en soulèvera de nouveaux. Il descendra plein de courage dans des profondeurs effrayantes, mais pour entrevoir sous ses pieds de plus grandes profondeurs que les ténèbres couvrent encore. Plus il aura appris, mieux il aura vu qu’il lui reste encore à apprendre. Et le dernier résultat de sa science, si vous en retranchez le perfectionnement de son âme et le bien qu’il aura fait à son espèce, sera que ce qu’il sait n’est rien, absolument rien, en comparaison de ce qu’il ignore.

Les mystères qui nous entourent sont donc l’aliment inépuisable, le stimulant nécessaire de cette activité, de cette curiosité, qui conduisent l’intelligence humaine à tous les développements dont elle est capable. Tout ce qui est su, tout ce qui est possédé, est bientôt laissé en arrière, et s’il ne se présente plus rien à apprendre. plus de mystères à franchir, l’activité se relâche et l’intelligence s’endort.

Les mystères de la religion ont le même attrait que les autres et remplissent le même but ; ils fournissent aux méditations religieuses un aliment toujours nouveau ; ils attirent puissamment tous les efforts de la plus haute intelligence et lui présentent à parcourir et à cultiver un terrain semé d’objets magnifiques et sublimes, mais dont les limites se dérobent à tous les regards.

Nulle étude n’est plus inépuisable à la fois et plus attrayante que celle de la religion, parce que, seule entre toutes les autres, elle intéresse le cœur en même temps que l’intelligence, elle parle d’amour en même temps que de savoir. Les mystères qu’elle tend à débrouiller sont ceux de notre propre nature ; ils sont recélés dans les profondeurs de notre âme. L’avenir dont ils laissent apercevoir un reflet est le nôtre. Faut-il s’étonner que, pour les hommes qui ont touché à cette étude, elle devienne la plus attrayante de toutes, qu’elle excite en eux une curiosité, une ardeur qui tiennent de la passion, et que les pensées d’un tout autre ordre leur paraissent froides et sans intérêt ? C’est un gouffre immense, d’une profondeur insondable, où notre âme fixe longtemps des regards attentifs et mélancoliques. Elle éprouve, à voir le cristal de ces eaux dont le fond lui est inconnu, un charme irrésistible. Bientôt la soif de s’y plonger la dévore et elle s’y précipite pour ne plus en ressortir : elle y a vu son image ou plutôt sa réalité tout entière.

Mais ce n’est pas tout : la religion ne doit pas seulement attirer l’intelligence, par un puissant intérêt, vers les plus hautes méditations, elle doit s’emparer de la vie, lui imprimer une direction forte, purifier l’âme, étouffer les passions qui s’opposent à ses progrès, la rendre invincible en lui proposant un but qu’elle sente digne d’elle-même, la remplir de ces affections pures et fortes après lesquelles elle soupire ; en un mot, posséder et dominer l’homme tout entier.

Mais l’homme est fait de telle sorte que ce qu’il possède ne saurait jamais le posséder. L’infini se trouve dans l’âme humaine comme dans la nature physique, comme dans l’espace, comme dans la durée, comme en Dieu. Elle est faite pour l’infini. Tout ce qui est limité ne saurait la satisfaire. Elle l’embrasse ; elle le saisit de tous les côtés, elle le pénètre. Dès lors elle le sent fini, c’est-à-dire au-dessous d’elle. Elle le dédaigne, comme l’enfant dédaigne le hochet qu’il vient de démolir pour en percer le mystère. Tant qu’il y a obstacle, lutte, incertitude, mystère, elle travaille avec ardeur et sa vie est pleine de sève et de force ; mais, dès que les obstacles sont vaincus, dès que l’objet est conquis, dès que le mystère est dissipé par la possession, l’homme sent qu’il vaut mieux encore, et se détourne de sa conquête dont il vient de faire le tour, pour en chercher une nouvelle. César, assis sur le trône du monde, dont l’accès lui coûta toute une vie de batailles, s’écriait avec tristesse : Est-ce là tout ? Ce monde n’était rien pour lui depuis qu’il le possédait, il lui en fallait un autre à conquérir. Il en serait de même de la totalité des destinées humaines, si quelqu’un était capable de les embrasser d’un regard. Si donc la religion doit diriger l’homme et le posséder tout entier, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, et dans toute la suite des générations humaines, et peut-être dans toutes les profondeurs de l’éternité, il faut qu’il ne puisse jamais en faire le tour, il faut qu’il ne puisse jamais la posséder tout entière, il faut qu’il ne puisse jamais dire comme César : Est-ce là tout ? Car, si jamais il pouvait le dire, la religion ne le posséderait plus, le dédain succéderait à l’enthousiasme, le dégoût à l’espérance, et la vie de l’âme, la vie du sentiment et de la pensée, de l’amour et de la vertu, la vie seule digne de ce nom, aurait enfin trouvé son terme. Otez les mystères de la religion, et la religion n’est plus faite pour l’âme humaine. Elle ne parle plus à l’imagination ; elle n’excite plus ses espérances infinies, seules capables de vaincre ce qui est fini ; elle n’inspire plus cet amour immense, seul propre à satisfaire une âme où est empreint le sentiment de l’infini ; elle est incapable de diriger la vie au milieu de ses vicissitudes. L’homme en fait le tour, et passe outre. Il la possède, il n’en est plus possédé.

Je suis donc bien loin de dire que tout dans la religion doit être clair ; ou que du moins elle n’est bonne que dans ce qu’elle a de clair. Je suis persuadé, au contraire, que nulle part elle n’est plus agissante, plus propre à remuer l’âme, à lui donner de l’élévation et de la noblesse, du dévouement et de la vertu, en un mot, à rendre l’homme sublime et complet, que dans ce qu’elle a de mystérieux.

Mais, entendons-nous bien. Pour que les mystères de la religion soient salutaires à l’homme, pour que les sentiments qu’ils inspirent le dirigent et ne l’égarent pas, il faut qu’ils soient donnés, et non pas imaginés ou inventés. Les mystères véritables, ceux dont le pressentiment peut faire du bien à l’âme et la préparer à de plus grandes choses, sont ceux dont les premiers linéaments sont fournis par la conscience, par la nature ou par la révélation. Ceux-là étant une manifestation, incomplète sans doute, mais certaine dans son étendue, d’êtres réels, ils sont un guide sûr pour l’âme, et le chemin où ils la conduisent est celui de la vérité. Les mystères faux, et par conséquent dangereux, sont ceux que l’imagination ou l’argutie humaines ont créés de leur propre fonds, sans aucune donnée de la conscience, de la nature ou de la révélation. Ceux-là sont un guide trompeur. Ils introduisent dans une route pleine d’erreurs et de contradictions, qui n’aboutit qu’au néant. L’esprit qui les invente se dévore lui-même, enlacé dans l’inextricable réseau de ses propres raisonnements et de ses interminables subtilités. Ainsi de vaines et presque toujours d’absurdes pensées prennent la place de la vérité pure et modeste, qui nourrit l’âme en lui donnant la force et la vie. Nulle entreprise plus fatale pour la religion, plus directement opposée au succès du christianisme, au libre développement des plus nobles facultés de l’âme, au perfectionnement du genre humain dans la carrière qu’il doit parcourir sur la terre et aux progrès de l’homme vers sa destination finale, que celle d’accroître le nombre des mystères ou de surcharger ceux qui existent par les efforts de l’imagination ou du raisonnement. C’est jeter la confusion partout et lancer les chimères au milieu des réalités. Les mystères donnés sont les signes par lesquels le monde inconnu vient se manifester à nous. A chacun de ces signes répond une existence cachée. Les mystères enfantés par l’imagination, ajoutés par l’esprit d’argutie, ne sont le signe de rien, et rien ne leur répond dans le monde inconnu. A quoi peuvent-ils servir, qu’à troubler l’ordre et l’harmonie de l’âme humaine, lui faire méconnaître ses rapports avec le nouvel ordre qui l’attend, et préparer d’avance son imperfection et son malheur ? Ces instruments mélodieux, dont les sons relèvent la majesté du culte et portent avec eux une impression mélancolique et religieuse, se composent de parties visibles et de parties cachées, dont les unes, quoique minces et sans résistance, répondent, par un mécanisme secret, aux sons puissants qu’elles doivent réveiller dans les autres. L’artiste qui créa l’ouvrage connaît les rapports qu’il a établis entre ces touches légères, manifestes à tous les yeux, et ces immenses tuyaux qui dorment inconnus dans l’ombre. Aussi longtemps que le musicien pour lequel il a travaillé voudra s’en tenir à ces signes certains qui lui sont donnés, à ces mystères auxquels répondent des réalités, il tirera de l’instrument des sons pleins de douceur, de force et de mélodie, qui bientôt réagiront sur lui-même, exciteront son génie et raviront son auditoire dans une extase d’admiration et de plaisir. Mais si, non content des richesses fournies par les touches qui lui sont données, il veut en créer de nouvelles ; s’il introduit sur son clavier des touches auxquelles rien ne répondra dans l’intérieur, parce qu’il est incapable d’en comprendre et d’en imiter le mécanisme, alors ces richesses prétendues se changeront en une véritable pauvreté ; ces touches inutiles rompront la liaison des touches harmonieuses ; son chant sera brisé, sans plan et sans harmonie ; lui-même sera incapable d’avoir aucune idée grande, et ses auditeurs se retireront pleins d’étonnement et de dégoût. Voilà la religion. D’un côté, elle nous est donnée par quelques vérités simples que notre esprit et notre cœur peuvent saisir ; de l’autre, elle s’élève dans les cieux enveloppée de mystères. Ces vérités simples sont les touches dont le jeu bien (entendu produit une harmonie céleste, la seule dont notre âme ne puisse jamais se lasser, la seule qu’elle aime à entendre dans toutes les situations de la vie. Gardons-nous d’ajouter à ce noble instrument, dont nous ignorons l’étendue, des touches inutiles auxquelles rien ne viendrait répondre et qui en troubleraient toute l’harmonie.

Si ces observations sont fondées, elles conduiront facilement à comprendre la manière dont il faut aborder les mystères de la religion et du christianisme. Je dirai ma pensée en deux mots. Il faut y appliquer le sentiment et non le raisonnement. Ces mystères se trouvent aux dernières limites de la pensée humaine. Ils constituent un monde qui ne nous est révélé que par la conscience, et si, éclairés par elle, nous en apercevons un reflet dans le monde visible qui nous environne, il est bien certain que, sans elle, nous n’y apercevrions rien du tout, et que le monde moral serait pour nous comme s’il n’existait pas. Dès qu’elle s’est isolée du grand tronc du sentiment et de la conscience, la raison humaine n’a plus été capable de savoir si le monde matériel est l’ouvrage du hasard, ou celui de l’intelligence et de la bonté ; et elle dispute encore, tandis que l’homme dirigé par sa conscience est pleinement persuadé, sent, admire et aime. A plus juste titre, le raisonnement est-il impuissant pour atteindre à ce qui se passe uniquement dans le monde moral et invisible, que la conscience et le sentiment nous révèlent seuls ; à plus juste titre encore pour atteindre au contenu des révélations du christianisme, qui vont au delà de celles du cœur, mais que le cœur seul peut comprendre. Saisis par le cœur pour lequel ils sont faits, les mystères de la religion ont quelque chose de simple, d’attrayant et de doux qui élève et qui restaure. Le cœur en trouve en lui-même le pressentiment et le besoin. Ils sont le complément nécessaire de son existence et de ses rapports avec le monde. Or le cœur n’est pas une partie moins essentielle de notre constitution morale que le raisonnement. Et ici elle est bien plus importante, car il fournit les bases ; il présente des données irrécusables, tandis que le raisonnement n’est qu’un jeu de la pensée, qui n’a de légitimité que suivant les bases sur lesquelles il porte et les limites où il s’arrête. On prouve tout, mais on ne sent pas tout. Et combien de fois le raisonnement n’a-t-il pas prétendu pulvériser la conscience elle-même, qui s’est toujours relevée et plus sensible et plus forte ? Dès qu’il choisit mal ses bases ou qu’il franchit ses limites, le raisonnement n’est plus qu’un amusement frivole, s’il n’est pas le plus déplorable de tous les abus. Or, s’il est une chose claire, c’est que les mystères de la religion sont au delà de ces limites, tandis qu’ils sont en plein dans le domaine du sentiment et de la conscience. Et combien n’est-il pas de choses infiniment graves, même dans la vie terrestre, dans les affaires de tous les jours, où un sentiment mystérieux nous conduit d’une manière à la fois élevée, noble et sûre, tandis que le raisonnement nous laisserait dans un dédale d’indécisions, ou nous précipiterait dans l’égoïsme et dans la bassesse ?

J’en prends à témoin l’affection la plus profonde, la plus vive et la plus constante que notre cœur puisse éprouver pour un objet terrestre, celle d’un père pour son enfant. Dominé par ce sentiment, qu’il ne s’est point donné, mais que son cœur a produit par une disposition jusqu’alors dormante et cachée, le père non seulement aime comme il n’a jamais aimé, éprouve des tressaillements que jamais il n’a connus ; mais sa vie tout entière change de direction ; lui-même n’en est plus le centre, c’est son enfant. Vivre pour lui, travailler pour lui, se priver pour lui, se donner tout entier pour lui, ce n’est point un sacrifice, c’est une chose toute simple, qui coule de source ; et l’on ne comprend pas qu’il en puisse être autrement. Le père dirigé par le sentiment trouve son bonheur dans la vie d’un autre, et le plan de la Providence est accompli. Mais si le père abandonnait ce guide pour prendre le raisonnement, quel désordre ! quelle dégradation ! et que deviendrait le plan de Dieu pour le genre humain ! Établir l’obligation des pères envers leurs enfants est une chose impossible par le raisonnement, si l’on ne prend point le sentiment pour base. Et puis, de quel droit dois-je consacrer ma vie à un autre ? Et que m’en reviendra-t-il, dès que j’aurai perdu mes plus belles années pour l’élever et pour l’enrichir ? Cet enfant va songer à lui, se former une famille et m’abandonner dans ma vieillesse. Presque à coup sûr il sera ingrat, peut-être méchant. Mieux vaut cent fois vivre pour moi, et faire moi-même mon sort. — En attendant, le père s’avilit, et l’enfant est abandonné. — Les mystères les plus consolants et les plus doux de la religion chrétienne et de toute religion, ceux que le cœur sent avec le plus de délices, où il puise une force divine pour le conduire ou pour le maintenir dans le bien, pour le consoler dans ses peines ou pour le rendre invulnérable dans ses tentations, éprouveraient le même sort, si l’homme voulait y venir par le raisonnement, et non par le sentiment. Ils se dissiperaient en fumée, et l’homme serait laissé, sans guide et sans appui, au milieu des ténèbres et des douleurs de la vie. J’en veux prendre pour exemple une des vérités les plus importantes et les plus douces que nous ait révélées le christianisme. C’est celle-ci : Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique au monde, afin que quiconque croirait en lui ne pérît point, mais qu’il eût la vie éternelle. Guidé par le sentiment, le chrétien ne trouve rien que de simple et de consolant dans ces paroles : Dieu a tellement aimé le monde ; ce n’est pas cela qui l’arrête. Il sent, il vit dans cet amour ; il le respire par tous les pores ; et Dieu n’existerait pas pour lui, s’il n’était amour. Qu’il a donné son Fils unique au monde : Dieu a un Fils, sa vivante image, en qui il a mis toutes ses affections : l’Évangile me l’a révélé ; je le crois. Et d’ailleurs j’ai senti dans ce fils la céleste beauté tout entière. Je sais ce qu’est un fils pour son père ; et un tel fils ! Et ce fils a été donné pour le monde et pour moi ! est-il assez d’amour pour payer un tel amour ? Afin que quiconque croirait en lui ne pérît point, mais qu’il eût la vie éternelle. Voilà donc le but de ce don immense : la vie éternelle ! cette vie dont tout me parle et dont la perspective me ravit et me console. Mais j’avais besoin d’un guide, j’avais besoin d’un modèle, j’avais besoin d’un appui qui me sauvât de ma propre faiblesse ; le voilà, il m’est donné. Je le sens, je crois en lui, je l’embrasse, je me nourris de sa force et je me laisse enlever par lui dans le ciel. Voilà le commentaire du sentiment et de la conscience. Écoutons celui du raisonnement. Dieu a tellement aimé le monde. Hélas ! le premier mot l’arrête, et ce Dieu, que le cœur sent avec tant de vigueur et de délices, est pour lui encore un dédale d’obscurité et de contradictions. Dieu a tellement aimé le monde : Dieu peut-il aimer ? aimer est une passion ; une passion et Dieu sont contradictoires. — En effet, à force de subtilités et d’arguties, le raisonnement est parvenu à faire de Dieu je ne sais quel fantôme impassible, immobile, qui repousse toute affection, et que le cœur ne peut pas aimer davantage qu’il n’aime la loi de la pesanteur. Ce n’est pas là le Dieu ni du cœur, ni de l’Évangile. — Qu’il a donné son Fils unique au monde. Voici bien une autre affaire. Dieu a donc un fils ? Mais peut-il avoir un fils ? l’a-t-il engendré ? Ce fils est donc égal à son père ; il y a donc deux Dieux. Mais la chose est impossible, et voilà une absurdité. Afin que quiconque croirait en lui ne pérît point, mais qu’il eût la vie éternelle. Et quel mérite y a-t-il donc à croire en Jésus-Christ, pour attirer une si haute récompense ? C’est un pur effet du hasard, et un tel jugement n’est que caprice. — Ainsi se dissipe, sous le scalpel destructeur du raisonnement, cette sève de force et de vie que le cœur avait trouvée dans ces sublimes paroles. Il en serait de même des autres vérités de la religion et du christianisme, qui toutes confinent au mystère. Vouloir ne pas les sentir, mais les expliquer ; les attaquer non par le cœur, mais par le raisonnement, c’est en méconnaître l’essence, c’est en détruire tous les effets salutaires, c’est les priver de toute leur influence sur les puissances actives de l’âme, c’est les convertir en une source intarissable de doutes et d’incertitudes, c’est en faire à la fois le fléau des bons esprits et des consciences délicates. La nature vous présente une liqueur bienfaisante qui vous restaure, une fleur dont le doux parfum vous ranime. Vous n’êtes pas content de ses dons ; vous voulez en approfondir le mystère, en doubler l’intensité. Vous introduisez le vin délicat, la fleur embaumée dans un alambic ; vous les soumettez à l’épreuve du feu, et vous n’avez plus qu’un résidu sans saveur qui vous dégoûte, et un esprit ardent qui vous brûle. Tels sont les mystères de la religion. Ils sont révélés aux simples ; ils sont lettre morte pour les raisonneurs et pour les savants. Dire tout le mal que le christianisme a souffert de cet abus, auquel nulle classe n’a pris une part plus active que ses propres ministres, c’est raconter toute l’histoire des disputes qu’il a excitées, des haines qu’il a fomentées, des persécutions épouvantables que l’on a exercées en son nom, des systèmes absurdes que l’on a bâtis et que l’on a imposés avec violence comme étant ses enseignements authentiques ; c’est expliquer les causes du mépris où il est tombé chez un grand nombre d’âmes élevées et pures, et des préjugés presque invincibles qui règnent encore contre lui dans de grandes masses de la société. Il faut l’avoir vu, pour croire jusqu’à quel point les subtilités et les arguties peuvent s’entasser les unes sur les autres ; quelle persévérance et quelle fureur brutale on peut mettre à vouloir faire comprendre à autrui ce que l’on ne comprend pas soi-même. Et pourtant, l’histoire de l’Église n’est pas autre chose.

C’est donc une erreur bien funeste à la fois et bien contraire au véritable esprit du christianisme, que de prétendre imposer aux autres l’idée qu’on se fait des mystères, ou, ce qui revient au même, de les accuser d’impiété, de les repousser, peut-être de les haïr, parce qu’ils ne les entendent pas comme nous. Le mystère est mystère ; c’est-à-dire, il est vague et presque entièrement inconnu. Le sentiment seul peut y atteindre et le raisonnement s’y perd. Et c’est sur une affaire de sentiment que vous voulez disputer ? C’est sur une multitude de raisonnements et de conséquences, entassés dans un objet où le raisonnement n’a que faire, que vous voulez consumer toutes les forces de votre âme ; exciter l’orgueil de l’esprit en laissant oblitérer les précieux sentiments du cœur ; vous dévorer les uns les autres ; échanger peut-être des outrages non mérités, et donner au monde le spectacle d’une colère et d’un fiel que le christianisme repousse encore plus que les préjugés et les erreurs ! L’expérience de ces funestes résultats n’était-elle pas assez complète, et devait-il être donné à notre siècle de la voir se renouveler ? Le support le plus absolu, la charité la plus inaltérable envers toutes les manières de concevoir et de sentir les mystères, voilà le seul moyen d’avoir la paix, de rendre le christianisme respectable, de ramener les hommes des vaines disputes à la simple et pure piété, à la vraie et céleste religion de l’amour. Rendez les formes simples, ne définissez point les mystères, ne les défigurez point par des déterminations subtiles, arrachées par voie de raisonnement et de conséquence ; livrez-les au sentiment, qui seul peut s’en nourrir et les rendre salutaires pour l’âme, et vous aurez la paix et la charité, non seulement entre les diverses Églises (c’est un point convenu de nos jours que les Églises doivent se supporter les unes les autres) ; mais dans le sein d’une même Église. Vous aurez le support sans indifférence, la chaleur et la vie sans vaines disputes, la piété sans persécution, et la véritable lumière, les véritables progrès, fruits de la douceur et de la liberté, sans le mépris et le dégoût qui finissent toujours par réagir sur les animosités religieuses, et sur les absurdes subtilités qu’elles inventent pour se nourrir et se défendre.

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