Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XLI

« Malheur, dit-il, à celui par qui le Fils de l’Homme est livré ! » Il est donc bien constaté que ce mot malheur ! est un cri d’imprécation et de menace, qu’il faut attribuer à un maître offensé et irrité, à moins quel l’ impunité ne fût assurée à Judas après un si grand crime. Mais, s’il n’a point de châtiment à craindre, ce mot, malheur ! n’a plus de sens. S’il doit être châtié, sans doute il le sera par celui qu’a trahi son crime. Or, s’il permit sciemment qu’un homme admis par lui-même à sa familiarité, se précipitât dans un crime si monstrueux, ne viens plus nous répéter au sujet d’Adam, par rapport au Créateur, une objection qui du reste se retourne contre ton Dieu, ou qu’il ignora ce crime, puisque sa Providence ne l’empêcha pas de faillir ; ou qu’il n’a pu s’y opposer, s’il l’ignorait, ou encore qu’il ne l’a pas voulu, tout en le connaissant et en le pouvant ; par conséquent qu’il faut accuser de malice celui qui a laissé un homme périr par sa prévarication. Va, je le le conseille, reconnais encore le Créateur dans ce Dieu, plutôt que de transformer, contre ton intention, le Dieu très-bon en Dieu semblable au nôtre ! En effet, quand ton Dieu, pour punir Pierre de son orgueilleuse présomption, aime mieux le destiner à le renier, il t’a prouvé qu’il était jaloux.

Il a dû être aussi trahi par un baiser ; oui, le Christ de la prophétie, puisqu’il était le Fils de celui « que le peuple n’aimait que du bout des lèvres. » Conduit dans la salle du conseil, on lui demande s’il est le Christ. De quel Christ les Juifs pouvaient-ils s’enquérir, sinon du leur ? Pourquoi donc ne leur révèle-t-il jamais, pas même en ce moment, un Christ étranger ? Afin qu’il pût souffrir, réponds-tu. Qu’est-ce à dire ? Afin que ce Dieu très-bon plongeât des hommes dans le crime à leur insu. Il y a mieux ; quand même il eût parlé, il n’en eût pas moins souffert. « Si je vous le dis, vous ne croirez pas, » répondit-il. Incrédules à sa déclaration, ils auraient donc persévéré dans le dessein de l’immoler. Et, pourquoi n’eût-il pas souffert plus sûrement, s’il s’était annoncé comme l’envoyé d’un autre Dieu, par conséquent comme l’antagoniste du Créateur ? Ce n’était donc pas pour souffrir, qu’il ajourna dans ce moment sa révélation comme Dieu étranger ; mais parce que les Juifs voulaient arracher de sa bouche une déclaration à laquelle ils ne devaient pas croire. A celui-là donc de se cacher qui avait des droits à une reconnaissance spontanée. Et cependant il leur tend encore une main compatissante. « Désormais, dit-il, le Fils de l’Homme sera assis à la droite de Dieu, » N’était-ce pas leur suggérer avec la prophétie de Daniel « qu’il était le Fils » de l’Homme, et avec le Psalmiste, « qu’il s’asseyait à la droite de Dieu ? » Aussi, éclairés par cette parole et par la comparaison des Ecritures : « Vous êtes donc le Fils de Dieu, lui demandent-ils ! » Le fils de quel Dieu, sinon de celui qu’ils se rappelaient avoir dit à son Fils dans le Psaume : « Asseyiez-vous à ma droite ? » Mais il répondit : « Vous dites que je le suis. » Il a donc confirmé le titre qu’ils lui donnaient dans cette seconde interrogation. Or, comment prouveras-tu que ces mots, « Vous êtes donc le Fils de Dieu, » étaient interrogatifs dans leur bouche et non affirmatifs ? A une démonstration indirecte qu’il fallait le reconnaître pour le Fils de Dieu par le témoignage des Ecritures, ils répondirent par une question indirecte : « Vous êtes donc le Fils de Dieu ? » Les choses que tu ne veux pas déclarer ouvertement, le Christ, comme toi, les confirme d’une manière détournée : « Vous le dites. » Mais sa déclaration fut si bien comprise, qu’ils persistèrent, dans les conséquences de cette déclaration.

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