Matthieu Lelièvre

2.
L’étudiant et le proposant

Dans l’automne de 1855, la famille Lelièvre alla résider en Suisse, à Aigle, et notre jeune homme fut placé auprès de Charles Cook, à Lausanne. Trois autres étudiants étaient dans la maison de M. et Mme Cook, en qualité de candidats au saint ministère. L’un d’eux, Thomas Messervy, devint pasteur réformé, Alfred Dupuy et Henri-Th. de Jersey ont été pasteurs méthodistes. Leur directeur d’études était déjà un vieillard, dont le caractère chrétien et l’œuvre inspiraient à ces jeunes gens une affectueuse reconnaissance et un grand respect. Vis-à-vis d’eux, sa ferveur et son zèle s’accompagnaient d’une paternelle bonté.

« Ma chambre, écrivait Matthieu Lelièvre quarante ans plus tard, était voisine de son cabinet de travail, et je fus réveillé plus d’une fois, avant le jour, par le chant d’un cantique anglais ou français, qu’il entonnait à pleine voix en commençant son culte privé. Puis il priait, à haute voix aussi, et avec quelle ferveur ! On sentait que toute son âme passait dans ses prières. »

Conformément aux principes méthodistes, les étudiants de Ch. Cook étaient étroitement associés à l’œuvre. Ils présidaient assez fréquemment des réunions. On peut bien penser d’ailleurs que Jean Lelièvre n’était pas homme à laisser refroidir le zèle et la foi de ses garçons. L’occasion ne lui manquait pas d’employer leur bonne volonté. Matthieu fit son premier essai de prédication à Aigle, le 26 août 1856, dans une réunion de semaine. Il devait déjà avoir acquis un certain usage de la parole à l’École du dimanche et à l’Union chrétienne, sa correspondance faisant mention de ces deux institutions, qui étaient alors dans leur enfance. Il avait seize ans et demi. Les notes de cette prédication sont entre mes mains. Elles tiennent sur un seul côté d’une feuille de papier à lettre petit format. L’écriture est correcte, mais n’a pas encore les traits distinctifs si réguliers qu’elle prendra bientôt. Dans cet espace étroit, le débutant a mis de l’ordre et du fond. L’exorde et la conclusion, les deux points de chacune des deux parties de l’allocution sont bien indiqués. C’est court, grande qualité pour celui qui, plus tard, devait beaucoup veiller sur soi-même pour ne pas être long. Dans l’ensemble, c’est une bonne exhortation contre le relâchement ; tout à fait dans le ton des prédications pastorales et laïques que j’entendais dans mon enfance. Il est probable qu’elle lui fut inspirée par quelque expérience personnelle ou par quelque épisode de la vie religieuse locale, qu’on peut d’autant mieux comprendre quand on sait le genre de ministère revivaliste de son père. Les mouvements de réveil qu’il provoquait étaient souvent suivis, dans les âmes auxquelles il avait comme fait violence, d’une réaction subite et dangereuse. Le texte en est : Hébreux.6.11-12 : « Nous désirons que chacun de vous montre le même zèle pour conserver une pleine espérance jusqu’à la fin ; en sorte que vous ne vous relâchiez point, mais que vous imitiez ceux qui, par la foi et la patience, sont devenus les héritiers des promesses. » Au premier abord, je le jugeais mal choisi pour un jeune homme ; après réflexion, j’ai changé d’avis.

J’aurais aimé trouver dans les papiers de Matthieu Lelièvre les vestiges de quelque plan d’études de ce temps-là ; quelques notes des leçons des professeurs de l’Université de Lausanne, et de celles de Charles Cook. Car il profita et jouit de ce séjour de deux ans dans l’accueillante et studieuse ville des bords du Léman. Je n’ai rien vu d’intéressant sous ce rapport. Mais des quelques bribes de correspondance qui nous sont parvenues des années qui suivirent, nous savons qu’il se fit de bons amis à Vevey, Villeneuve, Aigle, où se trouvaient alors des Sociétés méthodistes qui étaient de chauds foyers de réveil et de vie. Il se plaisait à raconter, ce qui lui arriva un dimanche soir à Lausanne, pendant sa prédication. L’assemblée, sans être nombreuse, l’était assez pour intimider un garçon de 17 ans. Charles Cook, assis au premier rang, vieux et déjà malade, avait l’air d’avoir succombé au sommeil. Mais voici qu’il se ranime, ouvre ses yeux vifs et, profitant d’une petite pause du prédicateur, lui demande, comme s’ils n’étaient que tous les deux dans son cabinet de travail :

« Cher frère, vous venez de nous prouver que nous devons aimer Jésus-Christ. C’est très bien. Dites-nous donc comment il faut nous y prendre pour l’aimer. » — « Cette interruption, disait-il, me fut comme une tuile sur la tête et ne contribua pas à me rendre la liberté que je n’avais déjà qu’en une faible mesure. »

Aussi, s’en tira-t-il comme il put, et finit-il au plus vite. Il ne s’en formalisa pas trop et ne garda pas rancune à son vénérable ami, qui était heureux et fier des talents de son étudiant et le recommanda chaleureusement comme proposant quand le moment fut venu.

La Conférence de 1857 plaça Matthieu Lelièvre à Paris, auprès de James Hocart. Il devait y continuer ses études, tout en remplissant la charge de proposant. Il figure, dans les Actes de la Conférence de cette année-là, parmi les prédicateurs admis au noviciat ; mais, sans doute à cause de son extrême jeunesse, son nom est accompagné de la mention- « étudiant ». Ainsi, notre jeune ami était proposant sans l’être officiellement, et, comme il ne fut pleinement admis dans le pastorat que par la Conférence de 1862, cela lui fit cinq ans de noviciat, au lieu de quatre. Il passa les deux premières années à Paris, et à Bourdeaux (Drôme) les trois suivantes.

Ce furent des années extrêmement remplies et fructueuses. On comprend difficilement comment cet adolescent put abattre tant de besogne, entreprendre tant de choses, d’autant plus qu ’il ne fut jamais d’une constitution robuste. A Paris, il eut certainement le tort de ne pas s’astreindre aux études proprement dites et aux examens qui, sans ajouter grand’chose à son savoir, à ses dons et à sa valeur personnelle, en auraient été comme la confirmation officielle, auraient discipliné son activité, qui se laissait trop attirer par toutes, les tâches faisant appel à ses goûts, à sa bonne volonté, et lui offraient un moyen de servir le Maître. L’extrême liberté qu’on lui laissa, ses facultés d’action et la confiance de ses aînés, lui furent un piège. S’il fut réduit à prendre une demi-retraite dès le début de la soixantaine, s’il souffrit de migraine et fut quelquefois obligé d’enrayer avant cinquante ans, c’est parce qu’il avait brûlé sa chandelle par les deux bouts avant d’avoir atteint la quarantaine. Mais, comment retenir un jeune homme si capable et porté de si bonne volonté !

A peine est-il à Paris depuis six mois qu’il collabore à plusieurs feuilles religieuses, nourrit de vastes projets, s’intéresse à toutes les œuvres créées par le Réveil. On se demande où il prenait le temps de préparer ses sermons et de remplir ses devoirs journaliers. Son activité littéraire et journalistique devant faire plus loin l’objet de quelques développements, nous ne faisons que l’indiquer ici. Ce qu’il faut voir, dès maintenant, c’est le bouillonnement de cette âme de jeune homme ; l’impérieuse vocation d’écrivain qui s’annonce, aussi irrésistible que celle de prédicateur.

Si ce bouillonnement le poussait vers une activité qu’on est tenté de juger excessive et prématurée ; s’il est permis de penser que cette activité n’aurait rien perdu à être un peu retenue, au lieu de se répandre sous la force de mouvements intérieurs et des appels du dehors, il n’est que juste de reconnaître qu’il s’en suivit un développement de vie remarquable et même admirable.

Un carnet de « Correspondance » de ce temps, le seul que Matthieu Lelièvre paraisse avoir fait, est sous mes yeux. Il va du 28 septembre 1857, le lendemain de son arrivée à Paris, jusqu’au 4 juillet 1861. Il s’ouvre par la note d’une lettre à ses parents qui étaient encore à Aigle, et s’achève par la mention d’une autre lettre à ses parents qui étaient alors à Jersey. Au fil des jours, notre ami y indique les lettres qu’il écrit, leur sujet, et en résume le contenu ; quelquefois, il en donne des extraits. C’est ainsi qu’on peut y relever des vers et de la prose et y apercevoir quelque chose du travail et des émotions de son âme. Ce livret est fait avec tout le soin, toute la netteté claire et précise de ce qui devait sortir de sa plume. Pas une tache, pas une rature, pas une feuille fatiguée ou détachée ne le dépare. Il ne trahit aucune hâte, et l’on y découvre un esprit déjà parfaitement ordonné et méthodique, qui n’avait pas besoin de faire deux ou trois fois les choses pour les faire bien ou les, faisant bien, parce qu’il y mettait son temps et sa peine.

Sa bourse était souvent légère, « je suis sans le sou », mais le cœur était plein, et, s’il ne pouvait envoyer à ses frères et sœurs, à l occasion de leur anniversaire, des cadeaux coûteux, il leur envoyait des poésies, toujours de facture religieuse, ne manquant ni d’esprit ni de sel, qui ont dû figurer parmi leurs plus chers et plus durables souvenirs. A l’occasion du 31 décembre de cette première année qu’il passe dans la capitale, il adressa à ses sœurs, Eunice et Loïs, à ses frères, Jean-Wesley et Paul, des morceaux qui ne seraient pas déplacés à la suite de son article : Mes longues-veillesb. La poésie à Eunice est particulièrement touchante et grave. En voici la première strophe, et elle en a six. Les cinq autres valent la première :

b – Voir dans la 2e partie de ce livre.

O ma sœur, elle est solennelle,
Cette grande voix de Minuit.
Voix sinistre, qui nous rappelle
Que, comme une ombre, le temps fuit,
Et que, dans sa course immortelle,
Il nous entraîne tous sans bruit.
O ma sœur, elle est solennelle,
Cette grande voix de Minuit !

Beaucoup d’autres pages de ce carnet pourraient être relevées. Matthieu Lelièvre y apparaît extrêmement aimable et attaché à ses amis. Il y révèle des qualités pastorales qui auraient fait de lui un berger d’âmes, si elles avaient pu prendre le pas sur d’autres. Ainsi, ses visites à Vevey lui avaient évidemment attaché les fillettes de l’Asile de cette ville, où se trouvait une femme d’une intense piété, méthodiste de conviction, et qui devait y exercer pendant longtemps une influence bénie, Mlle Wagner. Il est probable qu’au Jour de l’An de 1859 il reçut de ces enfants de petits billets, dans la lettre de leur directrice et grande amie, Mlle Wagner. Matthieu Lelièvre, le 29 janvier, écrivit une petite réponse à chacune d’elles, et il en indique le sujet dans son carnet. Exactement 23 lettres ! Je lis, après le nom de chaque fillette (et il se trouve que trente-cinq ans plus tard, j’en ai connu au moins trois, qui me faisaient l’effet d’être déjà d’un certain âge), quelques mots qui résument ses réponses :

« Encouragements, 12e ch. des Hébreux » — Vœux pour sa nouvelle position. Prière et communion avec J.-C. Mes prières. — Les visites que je leur fais en pensée dans la salle de travail. La tâche, La force de Jésus. — Elle prie pour moi. Nos prières. Ses besoins. — Les bonnes poignées de main. Les réunions de prière. — Une brebis de Jésus », etc., etc…

Les lettres à sa famille sont fréquentes. Avec son frère aîné, Jean Wesley, il passe du sérieux au gai, des questions qui s’agitent aux Conférences annuelles à celles des livres qu’ils lisent et aux réunions qu’ils sont appelés à présider. A propos de l’examen de proposant, que celui-ci subit devant l’assemblée de son district où, malgré des études assez avancées, on ne lui fit grâce de rien, pas même des questions de grammaire, il plaisante malicieusement, en vers, bien entendu :

Il paraît que là-bas tes lauriers de Sorbonne,
Tes parchemins timbrés, ta classique couronne,
Ne t’ont point empêché de faire un examen
De grammaire, et de suivre en tous points le chemin,
Comme un simple mortel, sans lettres ni diplômes.
C’est là la loi de tous : ainsi sont faits les hommes.
Il faut souvent revoir ce qu’on a combattu,
Refouler les sentiers que nos pères foulèrent,
Remonter le courant qu’eux-mêmes remontèrent,
Et vider le calice où leurs lèvres ont bu !

Les amis d’enfance et de Lausanne ne sont pas oubliés. Les noms d’Henri de Jersey, de Paul et Emile Cook, de Ch. Bruston reviennent sous, sa plume. Bientôt, ceux des rédacteurs des Archives du Méthodisme et de L’Évangéliste, des Feuilles des Unions et des Écoles du dimanche, du Chrétien Évangélique et de La Famille, même de journaux anglais et américains, s’y intercalent. Un peu plus tard, ceux de collègues méthodistes et réformés de la Drôme, les noms de Die, Dieulefit, Crest, Nyons y paraîtront souvent.

C’est pendant qu’il était à Paris que notre jeune proposant fut envoyé à Lisieux secourir Rostan, qui était gravement malade et devait bientôt mourir. Cette visite l’attacha pour toujours à ce fils spirituel de Félix Neff, qui était devenu un des plus fervents disciples de Wesley. Pendant ce séjour à Lisieux, notre ami alla entendre un missionnaire catholique qui prêchait à la cathédrale, et qui, à propos de la confession, invita ses auditeurs à lui faire parvenir leurs objections, se faisant fort de les réfuter le lendemain. « Je n’y manquerai pas », se dit notre proposant, et, rentrant chez lui, il écrivit une lettre au prédicateur, dans laquelle, tout en gardant un anonymat prudent, il se déclarait « un ami de la vérité et de la lumière ». Il indiquait les doutes que la confession lui inspirait et ajoutait, avec des passages à l’appui, et même un peu de latin, pour se rendre plus intéressant, que « la lecture du livre des chrétiens, dont il avait feuilleté avec recueillement et respect les pages vénérées, n’avait fait que les accroître ». Toute cette lettre est fort habilement tournée et pourrait faire pressentir le controversiste redoutable que pouvait devenir son auteur. Ayant mis sa lettre à la poste, il attendit et fut un des premiers à la conférence le jour suivant. Il eut là une de ses vives émotions de jeunesse. Sa lettre étant la seule reçue par le missionnaire, eut tous les honneurs de la séance. Le discours ne le satisfit pas. Matthieu Lelièvre le qualifie carrément de « le comble de la mauvaise foi », et ajoute qu’ « il fallait vraiment toute l’audace d’un jésuite », pour trouver, dans les textes bibliques cités, un appui pour la confession auriculaire catholique. Mais, se voir et s’entendre discuter dans cette basilique, et devant un auditoire de 2 000 à 3 000 hommes, était tout ce que l’orgueil de son âge pouvait supporter. Rostan calma ses nerfs un peu tendus quand il lui dit, avec sa façon de vieil alpin : « Discuter avec ces gens et faire un trou dans l’eau, c’est tout un ».

Il nous est parvenu de ces temps-là quelques manuscrits de Matthieu Lelièvre qui nous montrent qu’il apportait, dans son travail même de proposant, une attention soutenue, un sérieux et une fidélité qui ne se laissaient pas distraire par son avide curiosité. D’abord, deux sermons, l’un du 5 octobre 1857, l’autre du 14 novembre de la même année. Il lui manquait trois mois pour avoir 18 ans. Ces deux sermons me paraissent les premiers de ceux qu’il écrivit comme « sermons d’épreuve ». Le premier a pour texte : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos » (Matth.11.28). Le second : « Mon cœur me dit de ta part : Cherchez ma face. Je chercherai ta face, ô Dieu » (Psa.27.8). J’incline à croire qu’il choisit lui-même le premier texte et que le second lui fut indiqué par James Hocart, son surintendant, car il entre bien dans le genre de ce digne et distingué pasteur. Mais les deux sermons sont tout à fait remarquables pour l’âge de celui qui les a composés : d’une longueur double de ceux qu’on a la patience de lire ou d’écouter aujourd’hui. Les idées sont un peu trop délayées pour notre goût ; mais ils sont bien pensés, bien écrits, pleins de sève spirituelle, avec des exhortations et des appels qui sortent tout à fait de l’ordinaire. Avec cela, d’une écriture aussi agréable à lire que des caractères d’imprimerie, sans une correction ; bref, une tenue qui dut impressionner favorablement même son surintendant !

Deux autres travaux de la même époque sont d’un caractère un peu différent. Il est probable qu’ils ont été préparés pour ses examens devant l’Assemblée de district. L’un finit comme un sermon et porte les traces de retouches plus tardives et assez importantes : « C’est en Lui que nous avons la rédemption par son sang » (Eph.1.7). L’autre est une étude fouillée, assez étendue, impliquant de longues lectures et de longues méditations, et qui pourrait passer pour une Thèse, sur la Tentation de Jésus-Christ. Après l’avoir lu, on est porté à dire : « On n’écrit plus comme cela », mais on n’est pas loin d’ajouter : « C’est bien dommage ! » Dans tous les cas, le Matthieu Lelièvre des réunions de réveil des environs de 1875, celui de la Mission Intérieure et des Conférences de cette décade-là, le prédicateur évangélique et le théologien que nous avons connu plus tard, se dessine et perce. On comprend que ses amis aient voulu l’avoir pour collaborateur, malgré sa jeunesse.

Son père lui avait écrit le 30 décembre 1857, se voyant lui-même à la fin de son ministère :

« Mon cher enfant. Les vœux que je fais pour toi c’est que tu sois un homme, selon le cœur de Dieu ; que tu fasses toute sa volonté ; que tu travailles de toutes tes forces à lui former un peuple saint comme les premiers chrétiens. Tu as le même Sauveur, la même foi de lui et en lui.

Ne te donne point de repos et n’en donne point au Seigneur. Insiste en temps et hors de temps, non seulement pour la conversion des pécheurs, mais aussi sur la nécessité absolue que les croyants entrent dans leurs privilèges par la foi à l’efficace du précieux sang de Jésus-Christ qui purifie de tout péché et de toute souillure de la chair et de l’esprit. Cette grâce ne peut être obtenue et conservée que là où il y a une prédication vivante et constante de cette doctrine et de cette foi, faite par un témoin vivant de ces vérités, non seulement qui les croit et les prêche, mais qui en éprouve les effets. »

Le fils ne devait pas oublier, et encore moins renier cette tendre recommandation. C’est sous ce signe que se passèrent les cinq années de son noviciat, sur lesquelles nous serions pourtant trop incomplet si nous n’ajoutions quelques pages à propos de celles passées à Bourdeaux.

En retournant dans ce vieux bourg de la Drôme, Matthieu Lelièvre ne pouvait se sentir dépaysé. Il en était parti six ans auparavant. Il y connaissait tout le monde, et les souvenirs de ses parents n’avaient pas eu le temps de s’effacer. Il ne pouvait tomber dans un milieu plus sympathique et plus accueillant. On peut s’imaginer aussi combien les amis furent fiers d’avoir pour pasteur un jeune homme si doué. On sait qu’il garda pour ce village et son Église un fidèle attachement. Il conçut vite le projet de les doter d’une chapelle et d’un presbytère, dont il parlait, sur ses vieux jours, avec attendrissement. En cela il se sentit soutenu par la popularité dont il jouissait dans le canton ; et une lettre qu’il écrivit à son Église, pendant une tournée de collecte qu’il fit aux Îles de la Manche et qui, je ne sais comment, était restée ou était retournée dans ses tiroirs, nous le montre sous un jour que ses intimes ont bien connu. J’en relève ce paragraphe :

« Et comment pourrais-je vous oublier, chers amis ? N’est-ce pas à votre petite Église que se rattachent pour moi mes meilleurs souvenirs, comme chrétien et comme pasteur ? N’est-ce pas au milieu de vous que j’ai appris à connaître le Seigneur ? N’est-ce pas parmi vous que j’ai commencé, d’une manière positive, mon ministère ? N’ai-je pas été souvent béni et encouragé au milieu de vous ? N’ai-je pas rencontré parmi vous une sympathie bien vive, qui m’a soutenu et relevé dans mes moments de découragement ? Oui, chers amis, et ce sont là des liens qui me rattachent à mon Église de Bourdeaux avec une force toute particulière. »

C’est pendant les six ans qu’il passa à Bourdeaux, que notre frère fut pleinement reçu dans le corps pastoral méthodiste par sa consécration, à Nîmes, le 26 juin 1862 ; qu’il se maria le 25 juillet suivant, et qu’il présida à l’ouverture de la chapelle et du presbytère le 20 septembre 1863, dates mémorables dans sa vie.

Avant cela, il fit une œuvre dont le souvenir se perpétue non seulement dans son Église, mais dans tout le protestantisme français. A vingt ans et à l’occasion de la consécration, à Nîmes, de deux pasteurs méthodistes : Palmyre Laporte et Paul Rolland, il écrivit le cantique de consécration bien connu : Oh ! pendant que pour eux l’Église est en prière.

Nous croyons devoir le transcrire tel qu’il fut chanté dans le jardin du Pensionnat Évangélique, le 28 juin 1860. Le service devait avoir lieu dans la salle de réunions de la rue de la Fontaine. Mais il y eut une telle affluence, qu’au dernier moment l’assemblée dut se transporter en un endroit beaucoup plus vaste. Huit cents ou mille personnes s’y étaient rendues. On peut s’imaginer l’effet de ce cantique, fort bien exécuté en quatre parties et tout à fait nouveau, sur cette foule méridionale déjà émue. L’auteur se plaisait à dire que le succès du cantique était dû, en grande partie, à la musique d’Ami Bost, si bien en harmonie avec les paroles et le moment précis où il est chanté. L’œuvre a gagné à être remise sur le métier, bien qu’on puisse la juger un peu longue aujourd’hui avec ses six strophes. Voici sa première édition :

Chœur

Oh ! pendant que pour eux l’Église est en prière,
Et que tes serviteurs sur eux posent les mains,
Que ton Esprit, ô Dieu ! descende sur ces frères,
Oh ! que de ta force ils soient ceints !

I

Serviteurs du Seigneur, l’Église vous salue !
Messagers de la paix, paix vous soit ! paix vous soit !
Christ a parlé : sa voix, vous l’avez entendue ;
Allez, le cœur content et l’âme résolue,
L’Église vous consacre, et Jésus-Christ vous voit !

II

Athlètes du Seigneur, héros de ses conquêtes,
La trompette a sonné, volez à ses combats,
L’Église vous escorte avec ses chants de fête,
Et quand vous reviendrez, Christ réserve à vos têtes
Le diadème saint qui ne se flétrit pas.

IIII

Si vous trouvez partout des haines allumées.
Si vous vous sentez seuls au plus fort des combats,
Que vos âmes, amis, ne soient point alarmées,
Allez ! pour renverser de puissantes armées,
Gédéon eut assez de ses trois cents soldats.

Chœur

Il est assez curieux que dans le récit de la consécration de Matthieu Lelièvre, qui eut lieu également à Nîmes et deux ans plus tard seulement, il ne soit fait aucune mention de ce cantique. D’autant plus curieux, que Luc Pulsford, à qui nous devons ce récit était un passionné d’hymnologie et de musique religieuse, et qu’Ami Bost était sur l’estrade, avec les autres pasteurs consacrants. Mais James Hocart prononça la prédication qui fut fort bien, et quand James Hocart était en chaire, l’attention de Luc Pulsford n’était pas facilement partagée. Il note pourtant qu’il faisait chaud, que les cigales se turent à temps pour ne pas troubler le recueillement de la grande assemblée, que la voix pure et claire d’un rossignol se fit entendre dans le feuillage, que les candidats : Matthieu Audibert, Alfred-J. Dupuy et Matthieu Lelièvre dirent « des choses touchantes, dont le souvenir ne sera pas perdu ». Cette fois, la cérémonie avait été convoquée dans le jardin du pensionnat, et tout le monde s’en trouva fort bien.

Notre héros, qui a fait tant de bonnes et belles choses, n’a rien fait de mieux dans sa longue carrière que d’épouser, le 25 juillet 1862, Lizzie Cooke, de l’île de Jersey. Leur mariage fut béni dans la chapelle de Grove Place. Parler de lui sans parler de sa femme, ce serait méconnaître la grande bénédiction de sa vie, l’influence à laquelle, après celle de l’Esprit divin, il dut le plus. Matthieu Lelièvre, pour aussi doué et travailleur qu’il ait été avant son mariage, ne serait jamais devenu l’homme que nous avons connu, n’aurait fait tout ce qu’il a fait, s’il n’avait eu l’affection tendre et dévouée, l’aide courageuse, intelligente et toujours active, de sa femme. Douce et forte, attentive à tout, elle lui a fait un foyer charmant, distingué ; créé une atmosphère où son ministère pastoral, ses travaux littéraires, ses qualités de cœur et d’esprit ont pu s’épanouir. On n’aime pas à se représenter ce qui aurait pu lui arriver, s’il était resté célibataire, ou s’il s’était mal marié. Lui-même a souvent rendu témoignage à sa vaillante compagne, et il l’aurait fait davantage s’il n’avait su que cela lui déplaisait. Elle ne put cependant pas l’empêcher d’écrire son nom et de faire son éloge, en lui dédiant deux ou trois de ses derniers. ouvrages. J’ai parfois pensé à elle en lisant dans le livre des Proverbes le chapitre sur la femme vertueuse ; mais au portrait antique j’ajoute quelques touches plus évangéliques, celles que la parole de saint Paul met devant l’esprit, quand elle nous recommande d’avoir les mêmes sentiments que Jésus-Christ a eus (Philippiens 2.5).

M. et Mme Matthieu Lelièvre passèrent trois ans à Bourdeaux. Trois années d’abondants travaux et de riches bénédictions. Là naquirent leurs deux premiers enfants : Théodore et Bella. L’aîné fut baptisé le jour même de la dédicace de la Chapelle. Après bientôt soixante-dix ans, le bâtiment, qui se dresse à l’entrée du village quand on arrive du côté de Dieulefit, frappe encore par ses vastes proportions, sa solide structure, son harmonie avec les antiques ruines du bourg, les mœurs paisibles de ses habitants. Le jeune pasteur avait alors le vent dans ses voiles et il voguait en pleine eau. On lui laissa, un an ou deux, la joie de prêcher dans sa chapelle, d’habiter le presbytère et de continuer à évangéliser le pays. Puis l’heure sonna pour lui d’aller porter son activité dans la plaine de la Vaunage. C’était dans les derniers jours de septembre 1865.

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