Matthieu Lelièvre

3.
Pastorat

Codognan ; Octobre 1865 à Septembre 1869

Lorsque, à l’âge de vingt-cinq ans, Matthieu Lelièvre vint s’installer à Codognan, il devait se rappeler avoir trottiné dans les rues de ce village une vingtaine d’années auparavant à côté de ses parents et s’y être amusé avec ses frères et sœurs. Il y retrouvait les traces du ministère de son père, et, plus que partout ailleurs, celles d’un homme auquel il s’était affectionné depuis qu’il était allé lui porter secours à Lisieux et dont il venait d’achever d’écrire la vie : Jean-Louis Rostan. Il y succédait à son ami Alfred Dupuy, qui y avait fait construire la chapelle et le presbytère y attenant, où, pas plus que dans celui de Bourdeaux, sa jeune famille ne pouvait se sentir à l’étroit. C’est là que devaient naître deux de ses enfants, qu’allait mourir sa sœur Loïs, dont la fin fut triomphante et sur laquelle il écrivit des souvenirs touchants. C’est aussi là que, le même jour, 16 octobre 1865, — on voit qu’il ne s’attarda pas dans les travaux matériels d’installation, — il signa les préfaces qu’il plaça en tête de Jean-Louis Rostan et de L’Apôtre des Cannibales, John Hunt. John Wesley devait paraître un peu plus tard, mais à Codognan aussi.

C’était un beau temps : pour le pays, que le phylloxéra n’avait pas encore dépeuplé et ravagé dans son bien-être ; pour l’Église, qui formait, avec ses annexes toutes proches de Vergèze, Mus, Aigues-Vives, un champ d’activité bien à sa portée et où se trouvaient bon nombre de personnes d’une piété et d’une intelligence supérieures ; pour lui, qui était dans sa verte jeunesse, et qui voyait grandir sa famille et s’élargir son action.

L’auditoire de Codognan comptait alors beaucoup d’hommes ; ce qui était déjà assez remarquable, car, dans les villages protestants de la Vaunage, la politique et l’attachement aux « biens de la terre » détournaient déjà le sexe masculin des lieux de culte. L’Église de Codognan, avec sa sœur voisine de Vergèze, avait d’excellents prédicateurs laïques, ainsi qu’une jeunesse nombreuse. Les services du dimanche, à deux heures, étaient très suivis. La chapelle, qui est assez grande, était souvent complètement remplie. La prédication de la semaine attirait aussi un auditoire considérable ; cela, même au moment des grands travaux. La petite chapelle de Vergèze regorgeait de monde. A Mus, il y avait de bonnes réunions. C’est à ce moment que la réunion d’Aigues-Vives, qui ne se composait jusque-là que de dames, vit se joindre à elle deux hommes qui devinrent de bons colporteurs bibliques. Quand on les vit prendre le chemin du local méthodiste, ce fut une émotion dans le village.

Tout autour de cette intéressante section étaient de chers collègues méthodistes, libres, réformés, avec lesquels Matthieu Lelièvre fraternisait de tout son cœur. Son frère. Jean-Wesley était à Vauvert, son ami Paul Cook était à Nîmes, et son camarade d’études de Lausanne, H. de Jersey, à Congénies. Matthieu et Edouard Gallienne, E. Farjat étaient dans le voisinage. Barry, Babut, Capillery, Kruger, Barnaud, comme il les appelait familièrement, étaient aussi à proximité. Le vent des querelles ecclésiastiques n’avait pas encore soufflé. Le réveil n’était pas seulement à l’ordre du jour des Assemblées annuelles et des journaux religieux, il était dans la préoccupation et dans la vie de toutes les Églises d’alentour.

En écrivant, je ne fais guère que répéter les souvenirs que celui dont je raconte la vie a laissés ; et il m’arrive de les retrouver sur le chemin que je suis et de les voir se lever devant moi ! Mais je m’aide aussi de ce que me racontaient mon père ou mon grand-père quand j’étais enfant. Je ne voudrais pas pourtant faire croire que tout marchait à la perfection. Par exemple, je sais que les « classes » laissaient déjà, et depuis longtemps, beaucoup à désirer, dans cette section comme ailleurs, et que les efforts pour les réorganiser ne donnèrent guère de satisfaction ; que les réunions de prière étaient parfois languissantes ; que ces auditoires, qui nous font envie, et qui se laissaient émouvoir par la verve du prédicateur et la belle ordonnance de ses discours, oubliaient bien vite la portée de ses appels. Il demeure, cependant, qu’à Codognan, comme à Bourdeaux et à Nîmes, M. Lelièvre fut dans des milieux favorables à son propre développement et au rayonnement de sa nature. Les notes de ses prédications de Bourdeaux et de Codognan ne nous sont pas parvenues. J’ai l’idée qu’il ne les conserva pas ; mais je ne doute pas qu’elles fussent préparées avec le soin qu’il portait à tout ce qu’il faisait. Seulement, je me le représente parlant avec facilité et abondance, inspiré par l’attention intelligente, avide et sympathique avec laquelle il était suivi ; et par une conviction religieuse que la mort récente de sa sœur Loïs et de son frère Paul, survenues en pleine jeunesse, et à quatre mois de distance l’une de l’autre, rendait plus douce, plus grave, plus pressante.

C’est vers la fin de son séjour à Codognan que M. Lelièvre publia en brochure sa conférence : De la Mission spéciale du Méthodisme au milieu des diverses Églises. Ce ne fut ni une œuvre hâtive, ni une œuvre de combat, encore moins une œuvre sectaire. Il était mûr, il commençait à prendre une large place dans les Conférences annuelles. Il connaissait le sujet. Il était déjà un chaud partisan de l’Alliance évangélique. Mais il a été toujours wesleyen dans l’âme, et il a servi le méthodisme avec un dévouement filial. Sa tradition, ses institutions, sa théologie, son esprit missionnaire et son extension mondiale lui ont toujours été chers.

« Notre mission spéciale, disait-il, ce n’est pas l’envahissement et l’absorption des autres Églises : nous avons un assez juste sentiment de notre faiblesse et un assez grand respect pour l’œuvre de nos frères, pour qu’une pareille idée ne vienne pas même visiter notre esprit. Il y a assez à faire pour tous au milieu du monde qui nous entoure, sans que les Églises chrétiennes se livrent à un prosélytisme batailleur, où elles perdraient leur dignité sans rien gagner.

Nous voulons faire notre part dans le travail commun, et nous voulons la faire à notre manière, que nous avons la faiblesse de croire bonne ; nous ne disons pas la seule bonne.

… Nous tenons à la couleur distinctive de notre enseignement. Il y a harmonie sans doute sur les points essentiels entre l’orthodoxie évangélique française et nous ; toutefois, la doctrine méthodiste a son caractère propre et, nous le croyons fermement, sa nécessité. La prédication qui se fait entendre dans nos chaires a son individualité incontestable ; elle est essentiellement une prédication de réveil et d’appels : elle accentue la conversion avec énergie et presse avec insistance le pécheur d’accepter le message du salut. Cette véhémence qu’on lui reproche parfois, elle la puise dans la conviction que le salut ou la perdition de chacun dépend, en définitive, de lui-même. La sainteté chrétienne est aussi l’un des sujets favoris de la chaire méthodiste, et elle a pour devoir de ne pas le négliger. Qu’elle conserve d’ailleurs soigneusement son originalité véritable et n’essaye pas de copier servilement ce qui se dit ailleurs ; qu’elle ne cherche pas à devenir trop spéculative et trop philosophique ; qu’elle ne se pique pas d’exposer les théories ecclésiastiques ou prophétiques : là n’est pas sa mission. La prédication méthodiste doit être une lutte, encore plus qu’un enseignement.

Nous tenons enfin à nos institutions spéciales. Nous n’avons pas assurément la pensée de demeurer immobiles quand tout marche autour de nous, et nous croyons que notre organisation peut subir bien des modifications utiles. Mais nous ne ferons pas la folie de renoncer à des moyens d’action qui nous paraissent favoriser fort utilement le développement de la vie spirituelle. Nos classes ? nous les maintiendrons en usant, cela va sans dire, de toute liberté pour en rajeunir la forme et en bannir le formalisme. Notre itinérance ? nous la maintiendrons aussi tant que nous en verrons l’utilité, et tout en nous efforçant d’en atténuer les quelques conséquences fâcheuses. La coopération laïque dans l’enseignement, et la cure d’âmes ? nous la maintiendrons également, en travaillant à la rendre toujours plus active et intelligente, et nous ferons tous nos efforts pour que cette coopération, si précieuse dans la direction de l’œuvre locale, s’étende bientôt aussi à la direction de l’œuvre générale. »

Il fallait une bien ardente conviction, et même un certain courage, pour parler ainsi. Mais notre portrait de Matthieu Lelièvre n’aurait pas été ressemblant si nous n’y avions mis ce trait, l’un des plus accentués de sa physionomie religieuse.

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