Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

3.
Hésitations sur le choix d’une carrière

Calvin, ayant achevé, vers la fin de 1527 ou les débuts de 1528, ce que nous appellerions aujourd’hui ses études secondaires, était tenu, pour savoir comment orienter ses études ultérieures, de se prononcer sur le choix d’une carrière : le moment était venu où il devrait concentrer ses efforts pour se préparer à la profession qu’il embrasserait. Son père l’avait de longue date destiné à l’Église et avait beaucoup désiré qu’il se spécialisât dans les études théologiquesa. Mais il mettait maintenant la même insistance à exiger qu’il étudiât le droit. A cette époque, en effet, les charges officielles les plus importantes étaient réservées aux hommes de loi expérimentés, et un juriste de talent et de savoir était à peu près certain d’obtenir les plus hautes situations. Depuis longtemps l’Église avait cessé d’être, comme au moyen âge, la dispensatrice des faveurs royales. Un père ambitieux, et certainement Gérard Cauvin mérite ce nom, pouvait aisément considérer le droit comme « la route la plus sûre pour arriver à la richesse et aux honneurs ». Tout en ayant une charge dans l’Église, Gérard Cauvin ne s’occupait de celle-ci qu’au point de vue de ses intérêts matériels et n’était pas revêtu du caractère sacerdotal. S’il avait fait jadis des études complètes en droit, comme son fils, si bien doué, allait avoir le privilège d’en faire, n’aurait-il pas pu s’élever plus haut encore en fait « d’honneurs et de richesses » ?

a – Calvin dans la Préface des « Commentaires sur les Psaumes », Opera, xxxi, 22 ; Colladon et Bèze, Vies, Opera, xxi, 54, 121.

Quel que fût le poids de ces considérations pour Gérard Cauvin, d’autres raisons, d’une nature plus personnelle, semblent avoir eu leur part dans la décision qui modifia si radicalement la future carrière de son fils. Ses propres relations avec le Chapitre de Noyon avaient en peu de temps changé de caractère et s’étaient gâtées. Il est difficile de fixer la cause précise de ce changement. L’antagonisme du Chapitre peut avoir été provoqué par des embarras pécuniaires qui auraient entraîné Cauvin à certaines malversations dans les fonds à lui confiés. Sa conduite à ce sujet fut certainement irrégulière et méritait un blâme. Le cas ne peut cependant pas avoir été très sérieux, quant au montant de la somme tout au moins, puisque, après sa mort, ses fils semblent avoir eu peu de difficulté à faire accepter un arrangement par le Chapitre. On suppose que Gérard Cauvin et le Chapitre avaient d’autres raisons de querelles que de simples questions pécuniaires et que les questions litigieuses furent traitées des deux parts avec des dispositions malveillantes. Si tel est le cas, l’explication la plus probable se trouve dans l’attachement de Gérard Cauvin à la famille de Hangest.

Charles de Hangest, évêque de Noyon depuis 1501, était un homme de caractère élevé, d’une clairvoyance toujours en éveil et de grande capacité ; mais lorsqu’il déposa sa charge en 1525, il eut pour successeur son neveu, Jean de Hangest, frère aîné de Claude, le condisciple et l’ami de Calvin. Jean était, il est vrai, trop jeune pour être chargé de toutes les fonctions d’un évêque : il passa plusieurs années encore à voyager et à s’instruire. Il était méticuleux, capricieux et querelleur, sans parler des soupçons qui s’élevèrent plus tard sur son orthodoxie : au bout de peu de temps, ses relations avec le Chapitre furent tendues. En sa qualité de zélé partisan de la maison d’où sortait l’évêque nouvellement élu, Gérard Cauvin peut avoir subi le contrecoup de son impopularité auprès du Chapitre. Quoi qu’il en soit, les procès-verbaux de celui-ci nous apprennent que, le 27 juin 1527, Gérard Cauvin reçut l’ordre de rendre ses comptes en qualité d’exécuteur testamentaire de Nicolas Obry, un chapelain décédé de la cathédrale de Noyon. Il n’en fit rien, et le 15 mai 1528 on lui enjoignit derechef de rendre compte de cet héritage et de celui de Michel Courtin, qui avait occupé une situation analogue à celle d’Obry. Son refus amena le Chapitre à lui intenter un procès et finalement à l’excommunier. Il était dans cet état lorsqu’il mourut, et c’est seulement aux intercessions de ses fils qu’il dut d’être enterré en terre sainte. Il est certain que quelqu’un qui se trouvait en lutte aussi ouverte avec les autorités ecclésiastiques de sa ville natale devait naturellement être disposé à voir dans une autre carrière que celle de l’Église les meilleures chances de réussite pour son fils.

Il n’est pas aisé de savoir comment le jeune étudiant lui-même envisageait ce changement dans ses plans d’avenir. Ses premiers biographes, Bèze et Colladon, affirment que son esprit s’était déjà détourné de la théologie scolastique, et que, sous l’influence de son parent et ami Robert Olivétan, le jeune homme avait commencé à lire les Écritures et à trouver le culte catholique romain rempli de superstitions ; — nous discuterons ce fait de l’influence attribuée à Olivétan et de l’étendue de cette influence, quand nous parlerons de la conversion de Calvin. — Mais Calvin lui-même, en parlant du début de ses études en droit, sous-entend qu’il les entreprit par obéissance aux désirs de son père, plutôt que par goût.

La décision de Calvin d’étudier le droit l’amena à changer d’université, car on n’enseignait à celle de Paris que le droit canon. En outre, Pierre Taisan de l’Estoile était le légiste de France le plus en vue. Agé alors de quarante-huit ans, il était l’ornement de la Faculté de droit d’Orléans depuis 1512. Conservateur, aux opinions très arrêtées, d’une science profonde et d’une orthodoxie catholique rigoureuse, il était entré dans les ordres après la mort de sa femme, tout en restant professeur. En février 1528, au moment même où Calvin allait se rendre à Orléans, il avait réclamé, au concile de Sens, des poursuites contre le protestantisme naissant. La jalousie de l’université de Paris, fière de sa réputation théologique, avait empêché la création de chaires de théologie à Orléans. Le résultat de cette mesure avait été d’y faire pousser d’autant plus vigoureusement l’étude du droit. Il n’y avait pas moins de huit professeurs chargés de l’enseigner, et le plus fameux parmi eux était l’Estoile.

L’atmosphère cléricale et souvent ascétique de l’université de Paris, telle que Calvin l’avait respirée au collège Montaigu, n’était pas celle de l’université d’Orléans : celle-ci avait la réputation d’être un centre d’études fort attrayant, et la vie y était facile. Ce milieu, moins sévère, et le caractère plus avancé de ses études permirent à Calvin d’organiser son existence suivant ses goûts, mieux que cela ne lui avait été possible sur les bancs et sous la dure discipline du collège Montaigu. Mais si Calvin n’était plus soumis extérieurement aux règles rigides imposées aux étudiants parisiens, il n’en était que plus préoccupé d’employer utilement son temps, fût-ce même en dépassant dans son zèle les limites de la prudence. Nicolas Colladon rapporte, en 1565, ce que racontaient à cette date ceux qui avaient connu Calvin à Orléans. Ils se rappelaient qu’après un léger souper, il travaillait souvent jusqu’à minuit, puis, se réveillant de bonne heure, il restait couché, occupé à se remémorer et à méditer ce qu’il avait appris la veille au soir. Sans doute, comme le remarquent Bèze et Colladon, ces veilles prolongées fortifièrent sa remarquable mémoire et développèrent beaucoup son érudition. Mais elles furent aussi l’origine de la dyspepsieb qui ne le quitta plus et fut la cause première de la mauvaise santé qui abrégea ses jours.

b – Ventriculi imbecillitatem contraxit, dit Bèze, Opera xxi, 122.

C’était un brillant étudiant : sa puissance d’argumentation était vive et pénétrante, la clarté de ses raisonnements et le charme de sa parole le firent avantageusement remarquer dans les discussions académiques. Sa réputation grandit rapidement, si bien qu’à diverses reprises il fut appelé à remplacer temporairement des professeurs empêchés de faire leurs cours.

Ses succès dans l’étude du droit ne l’empêchaient pas de trouver encore le temps de développer sa connaissance des auteurs classiques. La tendance humaniste de son époque l’influençait fortement. Ses relations avec Cordier et les Cop, à Paris, avaient servi de puissant antidote au scolasticisme de Bédier et du collège Montaigu. Cet intérêt pour les lettres lui valut alors l’amitié d’un homme qui exerça sur lui l’influence la plus stimulante et la plus heureuse, Melchior Wolmar. Celui-ci, d’origine allemande, était né en 1496 à Rotweil dans le Wurtemberg ; il avait étudié à Berne, à Fribourg et à Paris, où il s’était grandement distingué, étant premier sur la liste des licenciés ès arts. Ses opinions religieuses, qui paraissent s’être rapprochées de celles des « Luthériens », lui avaient rendu le séjour de Paris quelque peu difficile. Il s’établit donc à Orléans, où l’on respirait un air plus libre, et y prit des pensionnaires. C’est chez lui que Théodore de Bèze vint commencer ses études à l’âge de neuf ans, en 1528. C’est Wolmar qui plus tard initia Calvin à la littérature grecque. Nous discuterons ci-après la question de savoir si, oui ou non, c’est à cet excellent homme que Calvin est redevable d’une partie de son développement religieux. Calvin a toujours conservé un souvenir reconnaissant pour Wolmar, comme pour Cordier, à cause de la grande part qu’ils eurent l’un et l’autre dans sa formation scientifique.

Calvin ne pouvait avoir de grands loisirs pendant son séjour à Orléans, car tout en poursuivant ses études de droit, il continuait certainement aussi ses travaux littéraires. Il ne vivait cependant pas en ermite pour autant. Le cercle de ses intimes à Orléans paraît avoir été restreint, mais c’est à cette époque qu’il contracta une chaude amitié avec deux de ses condisciples, François Daniel et François de Connam, et avec un jeune légiste un peu plus âgé qu’eux, Nicolas Duchemin, dont il partagea le logis au moins pendant une partie de son séjour à l’université. Connam était de Paris, où son père était l’un des maîtres de la Chambre des comptes. Daniel, né à Orléans d’une famille aisée, avait deux frères et plusieurs sœurs, et dans cet agréable cercle de famille Calvin était reçu avec empressement. Les plus anciennes lettres de lui qui nous aient été conservées sont adressées à ces amis, et il leur écrit dans les termes de l’affection la plus chaleureuse. Il y avait là une intimité plus grande que celle qui provenait d’un intérêt commun pour les mêmes études, par où elle avait débuté. Les amis de Calvin eurent beau suivre d’autres voies que lui et demeurer attachés au catholicisme, ce qui mit fin à leur échange de lettres au bout de quelques années : Calvin n’en saisit pas moins une occasion qui s’offrit à lui de rendre service à un fils de François Daniel et de renouer sa correspondance avec le père en 1559 et 1560, sur le même pied d’intimité qu’autrefois.

Malgré la haute opinion qu’avait Calvin de l’enseignement de Pierre de l’Estoile, son intérêt fut éveillé par ce qui se racontait entre étudiants à Orléans sur les cours que le grand juriste italien André Alciat (1492-1550) faisait à l’université de Bourges depuis le 29 avril 1529. Nous ignorons la date exacte de son changement de résidence, mais l’un de ses biographes les plus récents admet, ce qui est assez plausible, qu’en automne 1529 Calvin se fit immatriculer à Bourges et commença à suivre les cours d’Alciat. Son ami Daniel changea également d’université, et l’agrément de ce séjour devint plus complet encore quand, vers la fin de 1530, Wolmar à son tour vint s’établir dans la capitale du Berry. L’université y était de fondation récente, n’ayant obtenu ses privilèges qu’en 1463 et 1464. Elle avait déjà passé par une période d’amoindrissement ; mais, grâce à la protection éclairée de Marguerite d’Angoulême, duchesse de Berry, des maîtres de haute valeur, comme Alciat et Wolmar par exemple, furent amenés à lui consacrer leurs forces. La liberté intellectuelle et religieuse y était considérable et la réputation de l’université allait grandissant. Alciat en particulier était un vrai réformateur de la science juridique. Pour lui le droit n’était pas simplement, comme pour l’Estoile, un amas de matériaux arides, objet de commentaires arbitraires : il l’exposait d’après de grands principes généraux et l’illustrait par l’histoire et la littérature. Dans l’enseignement d’Alciat, la jurisprudence devenait une science, au lieu d’être une affaire d’érudition. Cet enseignement complétait d’une manière très salutaire les connaissances acquises à Orléans par Calvin. Mais, contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, Calvin préférait le professeur clérical et moyenâgeux d’Orléans au brillant innovateur italien de Bourges. Dans la controverse qui s’éleva entre leurs partisans, Duchemin, l’ami de Calvin, publia une défense de l’Estoile dont le réformateur fit la courte préface : ce fut sa première œuvre imprimée.

[L’ouvrage de Duchemin, écrit en 1529, fut publié en 1531 à Paris sous le titre d’Antapologia adversus Aurelii Albucii Defensionem pro And. Alciato contra D. Petrum Stellam. Calvin en écrivit la Préface, datée de Paris, 6 mars [1531], et surveilla l’impression du livre pour son ami. Herminjard donne cette Préface, ii, 314-318 ; cf. Opera, ix, 785.]

Les études de Calvin semblent avoir été poursuivies à Bourges dans les mêmes conditions qu’à Orléans et il commença à cette époque le grec avec Wolmar.

[La dédicace de Calvin à Wolmar de son commentaire sur la IIe Épître aux Corinthiens en 1546, Opera, xii, 364, 365, montre clairement que c’est un début. Pour l’époque, voir Bèze, Vie, 1564 ; ibid., xxi, 29, 30 ; et Müller, Conversion de Calvin, pp 194, 201. Conf. Bulletin, 1904, p. 312-318.]

Il continuait à partager son temps entre le droit et la littérature et tout ce qui le détournait de ses études lui était à charge. Mais un événement important marqua le printemps de 1531. Calvin avait été à Paris en mars de cette année-là, sans doute pendant les vacances. De là, il semble s’être rendu à Noyon, soit pour une visite, soit qu’il eût reçu de mauvaises nouvelles de chez lui. Il écrivit de sa ville natale à son ami Duchemin, à la date du 14 mai, qu’il était retenu par la maladie de son père, maladie considérée tout d’abord comme bénigne, mais qui paraissait maintenant destinée à prendre une issue fatale. Douze jours plus tard, Gérard Cauvin mourait. Le laconisme avec lequel il annonce cette nouvelle à son ami impressionne péniblement le lecteur. Le contraste est frappant entre la brève mention de la fin imminente de son père et les termes dans lesquels il s’adresse à Duchemin, « mon ami, plus cher que ma vie ». Il ne faut pas oublier toutefois que Calvin n’avait que quatorze ans au moment où il avait quitté la maison paternelle et que dès lors, c’est-à-dire depuis près de huit ans, il n’avait guère vu son père. Il ne pouvait y avoir grande sympathie entre le jeune légiste cultivé, sensible, très studieux, et Gérard Cauvin, parvenu ambitieux et âpre au gain. Le fils devait cependant beaucoup à son père, dont le désir ardent et nullement égoïste paraît avoir été d’assurer à ses enfants les avantages qui lui avaient manqué.

Calvin était désormais affranchi du joug qu’avait fait peser sur lui la volonté paternelle, lui imposant la carrière du droit ; mais cette libération venait trop tard, car les études juridiques de Calvin étaient terminées en fait, quelle que soit la date précise où la dernière sanction leur a été donnée ; un document officiel du 14 février 1532 lui donne le titre de « licentié ès loix, », et cet examen peut avoir été passé déjà quelques mois plus tôt. Dans une lettre écrite par son ami François Daniel, au mois de décembre précédent, un passage assez obscur permet de supposer que Daniel espérait voir Calvin obtenir un poste digne de sa science juridique, grâce à un évêque dont le nom est passé sous silence, sans doute son ancienne connaissance Jean de Hangest, évêque de Noyon. Mais sur ces entrefaites, un mois après la mort de son père, il s’était rendu à Paris et s’y était adonné avec ardeur à l’étude des classiques, déployant tout le zèle d’un disciple de « la nouvelle doctrine ». Diverses raisons ont été données pour expliquer ce changement de résidence. Il est incontestable qu’il avait étudié le droit pour se conformer au désir de son père plutôt qu’à sa propre inclination. On a suggéré qu’il redoutait les luttes publiques du barreau, ou qu’il n’avait pas trouvé de situation dans la carrière juridique, ou encore qu’il préférait se livrer à des études personnelles, surtout sur la question religieuse. Une explication très plausible serait toutefois celle-ci : Calvin aurait cédé au désir bien naturel de profiter de la révolution qui venait de s’opérer à Paris dans le domaine de l’enseignement. François Ier, à l’instigation de Guillaume Budé et de Guillaume Cop, tous deux humanistes convaincus, avait nommé, en mars 1530, trois « lecteurs royaux » pour l’enseignement du grec, de l’hébreu et des mathématiques. Cet événement, comme on l’a déjà remarqué, fut l’origine du Collège de France : il eut une importance capitale dans l’histoire de l’enseignement en France. C’était le triomphe de la Renaissance, qui conquérait ainsi dans ce pays une place qu’elle n’y avait encore jamais eue. Qui pouvait être plus désireux de profiter des privilèges offerts par la munificence royale que l’étudiant, dont l’intérêt pour le latin avait été éveillé par un Cordier, et qui avait trouvé moyen, tout en suivant les cours de droit, de travailler le grec avec Wolmar ?

Calvin s’était installé, en qualité d’« hôte », au collège Fortet, situé en face de son ancienne résidence, le collège Montaigu. Il poursuivit l’étude du grec sous la direction de l’érudit Pierre Danès, l’un des « lecteurs royaux » récemment institués, et il commença l’hébreu avec le collègue de Danès, François Vatable. Absorbé par des leçons qui lui plaisaient, le jeune étudiant menait à Paris une vie qui devait être fort agréable, en dépit des inconvénients qui résultaient alors déjà pour lui de son fâcheux état de santé. Il était en rapports constants avec Duchemin et Daniel qu’il voyait en ville de temps à autre. Son plus jeune frère, Antoine, habitait Paris. Il était lié d’une étroite amitié avec Nicolas Cop. Le cercle de jeunes humanistes et juristes dont Calvin allait faire partie était plein de charme et relativement étendu, puisque ses visites d’arrivée lui prirent à elles seules quatre jours entiers. Mais sa nature sensible et exigeante paraît avoir ressenti très vivement certaines lacunes, réelles ou imaginaires, dans l’amitié de ceux auxquels il était attaché. Outre ces légers nuages, et les réserves imposées par une santé assez précaire, le principal souci de Calvin, pendant cette période plutôt tranquille de son existence, fut occasionné par les affaires de son frère aîné, Charles, qui était resté à Noyon. Celui-ci remplissait si négligemment ses fonctions de représentant de Calvin pour la recette de ses bénéfices ecclésiastiques et pour la liquidation de la succession de son père, que Calvin dut, une fois au moins, emprunter de l’argent à Duchemin, ce qui devait coûter à son amour propre.

Mais le manque d’exactitude de Charles en matière financière n’était pas la principale source des anxiétés qu’il causait à sa famille. Un fait plus grave, c’étaient les difficultés qui s’étaient élevées entre lui et le Chapitre de Noyon : elles avaient commencé déjà avant la mort de Gérard Cauvin et continuèrent en empirant jusqu’à sa fin. Il ne semble pas qu’au début la cause du différend ait été religieuse. Excité peut-être par la querelle de son père avec le Chapitre — bien que cela ne soit pas prouvé — Charles avait eu une entrevue mouvementée avec Antoine Tourneur, sacristain de la cathédrale de Noyon. Le Chapitre avait ordonné une enquête le 11 février 1531. Deux jours plus tard, Charles avait de nouveau été poursuivi pour avoir frappé un certain clerc de l’Église : l’irritable jeune homme avait été excommunié ; il l’était encore au moment de la mort de son père, qui, lui aussi, était frappé de la même peine. Charles ne paraît pas avoir fait d’efforts pour se racheter ; au contraire, il traita le Chapitre avec mépris et réussit à obtenir l’ordination comme sous-diacre, malgré sa situation irrégulière. Le 15 septembre 1531, alors que depuis trois mois son frère Jean faisait à Paris des études d’humaniste, le Chapitre interdit à Charles l’entrée de la cathédrale et la querelle continua de plus belle. Les choses en restèrent là jusqu’à la fin des années d’études de Jean Calvin. Mais en mai 1534, mois de grande importance dans la vie de son frère cadet, comme nous aurons l’occasion de le voir, Charles fut accusé d’avoir des opinions hérétiques. Cela fut tenu si secret, qu’il est impossible de savoir jusqu’où il alla dans son opposition à l’Église romaine. En tout cas, il y persista, et à sa mort, survenue le 31 octobre 1537, il refusa les sacrements, ce qui eut pour conséquence de le faire enterrer sous les fourches patibulaires de Noyon. L’« hérésie » de Charles Cauvin ne fut manifeste qu’après la rupture de son frère avec l’Église romaine. Il est donc tout aussi possible de voir en elle le résultat de l’influence de Jean sur son frère que d’attribuer inversement à l’influence de l’aîné l’adhésion du cadet au protestantisme. Charles semble avoir été d’une nature moins fine que son illustre frère et ne possédait aucune de ses capacités de gouvernement. Tandis que ce fut une profonde conviction religieuse qui conduisit Jean Calvin à rompre avec Rome, ce fut une tout autre cause qui amena, à une époque où Jean était encore à l’université, les premiers différents personnels de Charles avec le Chapitre de Noyon. Ceux-ci nous montrent l’âpreté des rivalités provoquées par une administration jalouse de ses privilèges, dans une petite ville, et peuvent tout au plus être attribués pour une part à l’influence exercée sur un fils par l’exemple paternel.

Pendant les derniers mois de 1531 et le début de 1532, Calvin, établi à Paris, n’étudiait pas seulement le grec et l’hébreu avec Danès et Vatable, mais travaillait activement à son premier livre, son Commentaire sur le Traité de la Clémence de Sénèque.

[Cet ouvrage était intitulé : L. Annei Senecæ, Romani Senatoris ac Philosophi Clarissimi. Libri duo de Clementia, ad Neronem Cæsarem : Joannis Calvini Noviodunaei Commentariis lllustrati. Paris, 1532. Il a été réimprimé dans les Opera, v, 1-162.]

L’attention de Calvin semble avoir été attirée sur ce sujet par l’édition des ouvrages de Sénèque qu’Erasme avait publiée en 1529. Le savant humaniste y avait exprimé un jugement critique, trop sévère aux yeux de Calvin, sur le stoïcien romainc. Le jeune auteur — il n’avait pas encore vingt-trois ans — avait apporté toute son ardeur et tout son enthousiasme à la composition de cet ouvrage, qui sortit de presse en avril 1532. Cette publication, dont il avait fait lui-même les frais, avait pesé lourdement sur ses ressources : aussi recourut-il aux bons offices de ses amis pour remettre des exemplaires de son livre à des personnes influentes et pour connaître leur opinion sur son ouvrage. L’impression que son volume pourrait faire sur le monde savant lui causait une grande préoccupation, ce qui est tout naturel. Ce commentaire de Calvin est un ouvrage de cent cinquante-six pages in quarto. Une préface le dédie au condisciple et compagnon de son enfance, Claude de Hangest, dont nous avons déjà parlé. Elle est suivie d’une courte vie de Sénèque, « compilée d’après les meilleurs auteurs », puis d’une série de courts chapitres, s’ouvrant chacun par la reproduction d’un fragment du texte de Sénèque, et y ajoutant, comme matière principale, des notes sur le passage cité. Ces commentaires sont très divers, explicatifs, historiques, critiques, exégétiques, mais surtout philologiques et philosophiques ; de fréquentes citations font ressortir les particularités du style et des expressions de Sénèque. Au point de vue de l’érudition, le jeune auteur n’avait rien à craindre. Il avait un style latin singulièrement clair et brillant, où perçait le besoin de lucidité et d’arguments irréfutables ; on discernait en lui le juriste accoutumé à rechercher des arguments concluants et à présenter un exposé parfaitement limpide. Le livre témoigne d’une érudition merveilleuse chez un homme de cet âge. Cette impression de précocité est encore plus vive quand on se rappelle qu’il n’avait commencé à étudier le grec que tout récemment. Son texte est illustré de citations de cinquante-six classiques latins et de vingt-six classiques grecs, de sept Pères de l’Église et des humanistes de son tempsd. Beaucoup de ces citations sont tirées d’ouvrages différents d’un même auteur ; par exemple de trente-trois des discours, traités, et lettres de Cicéron, ou de cinq des comédies de Térence. L’érudition que possédait le jeune humaniste était le fruit de ses longues heures d’étude et de méditation à Orléans et à Bourges, ainsi que de son travail avec les « lecteurs royaux » à Paris. Son livre n’est pas moins remarquable pour la maturité et l’équilibre de son jugement. On n’y trouve presque aucune défaillance à cet égard, à moins qu’on ne fasse état d’une pointe contre le professeur Alciat, avec qui Calvin et son ami Duchemin n’étaient pas d’accord ; mais les opinions exprimées sont presque toujours celles d’un homme qui a réfléchi longuement et avec sagesse.

cOpera, v, 6, 7. Henri Lecoultre discute savamment tout l’ouvrage dans la Revue de théol. et de philos., Lausanne, 1891, pp. 57-77.

d – Lecoultre, op. cit., pp. 76, 77, donne une liste à peu près complète et remarque (p. 59) : « C’est en effet un puits d’érudition. »

On remarque dans tout le volume l’importance que Calvin attachait à la morale et le jugement sévère qu’il portait sur la culpabilité d’une conduite en désaccord avec les principes moraux. Calvin se sent attiré par Sénèque parce que celui-ci tient en si haute estime la mise en pratique des règles de la plus scrupuleuse probité. La clémence et la justice, dit-il, sont des vertus de premier ordre. Si haut placé que soit un prince ou un magistrat, il deviendra l’ami, et non l’ennemi, de ceux qu’il juge ou qu’il gouverne, à la condition de conformer sa conduite à ces deux principes suprêmes. Cependant, malgré sa sympathie pour Sénèque, Calvin est assez indépendant pour critiquer sévèrement la philosophie stoïcienne : son insensibilité lui paraît être opposée au sentiment général de l’humanité. Il est humain, déclare-t-il, d’être touché par le chagrin, de sentir, de résister, de recevoir des consolations, de verser des larmes. Calvin n’aime pas l’isolement individuel où mène le stoïcisme. Il ne serait pas suffisant d’obéir à la conscience, si cela devait conduire l’homme à négliger le bon renom et le bien être de son prochain. Calvin déclare que cette doctrine est celle qu’enseigne « notre religion », c’est-à-dire le christianisme. Ceci est donc le traité d’un homme qui connaît et admire l’antiquité classique, mais qui sent l’obligation de la loi morale et désire l’appliquer à son époque. Il est persuadé que les conditions normales de la vie humaine sont l’union et le service mutuel et non pas l’isolement, même celui d’une rectitude philosophique parfaite pour chaque individu.

En écrivant ce remarquable traité, Calvin se proposait-il autre chose que d’expliquer un auteur qu’il jugeait insuffisamment compris et de conquérir lui-même un nom honorable dans le monde des lettres ?

A partir de 1583, date à laquelle Papire Masson écrivit son esquisse biographique sur Calvin, et jusqu’à nos jours de nombreux écrivains ont affirmé qu’il se proposait, en outre, d’amener François Ier, à traiter ses sujets protestants avec plus de bonté. C’est l’opinion d’Henry et, avec certaines nuances, celle de Doumergue. D’un autre côté, Kampschulte, les éditeurs strasbourgeois des œuvres de Calvin, Lecoultre et Fairbairn ne voient aucune trace d’une semblable intention, même sous-entendue. Nous croyons devoir nous ranger à leur avis. Personne n’aurait vu dans ce remarquable commentaire autre chose que le travail d’un humaniste doué d’une âme exceptionnellement élevée et professant une morale très pure, si la suite de la vie de Calvin n’avait suggéré une interprétation différente. On serait embarrassé de discerner dans ce commentaire la preuve que l’auteur s’intéressait d’une manière spéciale aux problèmes religieux. Il ne cite la Bible que trois fois et cela d’une manière incidente. Peut-être est-ce trop s’avancer que de dire, avec l’un des savants les plus consciencieux de notre époque, que Calvin ne connaissait encore à ce moment-là que la Vulgate. Mais on peut affirmer avec lui que la Bible n’avait pas, pour le jeune commentateur de Sénèque, les mêmes attraits que les auteurs classiques de l’antiquité. On ne peut relever aucune allusion aux brûlantes controverses religieuses de l’époque. Si Calvin s’y intéressait, au moment où il écrivait son livre, ses pages ne le laissent pas entrevoir.

Il est difficile de connaître en détail la vie de Calvin pendant les mois qui suivirent immédiatement la publication du commentaire ; mais une ou deux indications peuvent être heureusement relevées dans les lettres et documents qui nous sont parvenus. Sa correspondance avec son ami Daniel montre qu’en mai 1532 Calvin se proposait de faire bientôt le voyage d’Orléans et d’emporter avec lui un exemplaire de la Bible, peut-être la traduction de Lefèvre imprimée à Anvers en 1530 Si nous n’avions pas d’autre information que ces lettres, on supposerait à coup sûr que cette visite à Orléans a été de courte durée. Mais des actes datés du 10 mai et du 11 juin 1533 prouvent, non seulement qu’à cette époque il était encore à Orléans, mais qu’il y remplissait l’emploi de substitut annuel du procureur pour la nation de Picardie, l’une des dix « nations » entre lesquelles se partageaient les étudiants de l’université. Il dut donc passer plusieurs mois à Orléans, comme substitut annuel du procureur, ou plutôt du doyen des étudiants picards. Comme il assistait à la réunion du Chapitre de la cathédrale de Noyon le 23 août 1533, quand on ordonna des prières à l’occasion de la peste, et qu’il était fixé de nouveau à Paris en octobre suivant, on suppose avec une quasi certitude qu’il prolongea son séjour à Orléans et y passa environ une année, du début de l’été de 1532 à celui de 1533. Ce qui l’attirait, c’était sans doute le désir de poursuivre ses études de droit, car les ressources pour l’étude des humanités étaient bien plus grandes à Paris. On a supposé qu’il désirait obtenir son diplôme de docteur, ou bien encore qu’il était poussé par le désir de retrouver la société de ses amis Daniel et Duchemin ; mais tout cela est hypothétique. Le seul fait qu’on puisse affirmer avec certitude, c’est que Calvin n’avait pas encore trouvé sa voie. En étudiant plus loin la question de sa conversion, nous comprendrons mieux pourquoi ces hésitations se prolongèrent. Il avait fait successivement et alternativement l’essai du droit et des études classiques ; il s’était beaucoup distingué dans ces deux branches ; mais cela ne lui suffisait pas. Il n’était pas encore arrivé à savoir quel but donner à sa vie.

Calvin, au temps où il était le représentant des étudiants picards, fut mêlé à un procès fort curieux, en quelque mesure une survivance des usages du moyen âge. Un certain Simon, seigneur de Beaugency, avait été guéri de la lèpre, plusieurs siècles avant le séjour de Calvin à Orléans ; il avait attribué son retour à la santé à la découverte, le 13 janvier 687, du corps de saint Firmin, un missionnaire martyr du septième siècle, souvent appelé l’apôtre de la Picardie ». En témoignage de reconnaissancee il avait donné à l’église d’Amiens, où le corps du saint avait été découvert, son château et plusieurs biens considérables. Ses successeurs ne purent en jouir qu’à la condition d’en faire hommage à l’évêque et au Chapitre d’Amiens et de payer une redevance. Au xvie siècle cette dernière était perçue par la « nation » des Picards à Orléans. Le paiement avait lieu le 13 janvier de chaque année, sous forme d’une « maille d’or de Florence, » c’est-à-dire d’une médaille d’or pesant deux deniers dix-sept grains et portant d’un côté une fleur de lys et de l’autre l’effigie de saint Jean-Baptiste. Elle n’avait pas grande, valeur intrinsèque, mais sa remise fournissait aux étudiants l’occasion de festoyer d’une façon quelque peu bachique, et l’on ne manquait pas de célébrer la Picardie en banquetant et en discourant. Le paiement de cette redevance ayant été refusé en janvier 1533, une action en justice, destinée à obtenir plus tard un plein succès, fut intentée au parlement de Paris ; la « nation » dut se réunir plusieurs fois sous la présidence de Calvin pour autoriser les démarches nécessaires. Les frais furent en partie couverts par une taxe prélevée sur les étudiants, mais en partie aussi par la vente de deux burettes d’argent, propriété de la « nation » et employées peut-être au service divin à l’église Notre-Dame des Bonnes Nouvelles où était en quelque sorte leur siège social. Le texte original autorisant cette vente existe encore, mais une légende absurde et calomnieuse transforma cette transaction en un vol. Lorsqu’après la mort de Calvin, désormais incapable de se défendre, sa mémoire fut livrée aux attaques de ses adversaires, on prétendit qu’il avait abusé de sa situation à Orléans pour vendre un calice en argent appartenant à la « nation » picarde, afin de payer les frais d’un long voyage !

e – Pour toute cette affaire voir Bimbenet, Histoire de l’Université de lois d’Orléans, p. 161 et ss. ; Lefranc, Jeunesse, 105, 106, 203, 204 ; Doumergue, i, 299-304.

[Jacques Desmay, Remarques… sur la vie… de Jean Calvin, publié à Rouen en 1621, réimprimé dans Cimber et Danjou, Archives curieuses de l’Histoire de France, v, 393 ; Doumergue, i, 303.]

Pour la seconde moitié de 1532 et les sept premiers mois de 1533, nous ne possédons pas d’autres renseignements exacts en dehors des textes importants que nous venons d’analyser et qui indiquent la présence de Calvin et sa position officielle à l’université d’Orléans. Mais il existe une lettre qu’il semble avoir écrite de Noyon, le 4 septembre d’une année non déterminée, et adressée à l’éminent réformateur alsacien Martin Bucer (1491-1551) à Strasbourg, pour lui recommander un réfugié français qui ne pouvait plus « courber la tête sous la servitude volontaire que nous supportons encore ». Dès le xvie siècle, cette lettre fut assignée par Conrad Hubert à l’année 1532 et cette date traditionnelle fut admise par les historiens ultérieurs. Les éditeurs strasbourgeois des œuvres de Calvin l’acceptèrent aussi, quoique avec beaucoup d’hésitations. Enfin elle a été récemment défendue avec circonspection par le professeur Doumergue. S’il a raison, nous aurions du même coup une indication de plus sur les différents séjours de Calvin à cette époque et, ce qui est bien plus important, une preuve évidente de ses relations avec le grand réformateur strasbourgeois et de ses convictions évangéliques en septembre 1532. Mais d’importantes considérations militent contre cette date qui suppose, ainsi que les éditeurs strasbourgeois le font remarquer entre les deux correspondants, une intimité antérieure dont rien ne révèle l’existence avant 1532. En outre elle est écrite d’un ton si familier qu’elle paraîtrait choquante de la part d’un tout jeune étudiant s’adressant à un savant de réputation européenne. Herminjard voudrait donc la placer en 1534, peut-être déjà en 1533, et Lefranc accepte la date de 1534. Mais on a beau rappeler les relations qui existaient entre Bucer et Olivétan et l’influence exercée par les écrits théologiques du premier sur Calvin, il me paraît difficile de ne pas me ranger à l’avis de Lang, qui prétend que cette lettre n’a certainement été écrite que longtemps après 1532 et qu’il est même douteux qu’elle puisse être de 1534.

C’est à Paris que nous retrouvons Calvin ; il avait assisté à la réunion du Chapitre à Noyon le 23 août 1533, comme nous l’avons déjà vu. Il est installé, et le 27 octobre suivant il écrit à son ami François Daniel à Orléans. Calvin était revenu à Paris à une époque intéressante. Cette année-là semblait devoir être plus favorable au mouvement réformateur en France qu’aucune de celles qui l’avaient précédée et de celles qui devaient lui succéder pendant un temps encore prolongé. Et Paris était le centre de ses espérances. Marguerite d’Angoulême, qui représentait le roi son frère, se montrait très favorable aux humanistes de l’école de Lefèvre ; leurs adversaires avaient même des raisons de craindre que cette bienveillance ne l’amenât à soutenir d’autres savants dont les tendances étaient encore bien plus radicales. La lettref de Calvin le montre profondément intéressé par les discussions qui ont cours dans la capitale et dans lesquelles la situation religieuse du moment tenait l’une des plus grandes places. Il est évidemment en très bons termes avec Gérard Roussel, l’élève et le confident de Lefèvre, qui, comme son maître, ne rompit jamais ouvertement avec l’Église romaine, mais qui était cependant bien éloigné des idées qu’elle personnifiait. Roussel avait été retenu, pendant l’absence de François Ier, par Marguerite et son mari, le roi de Navarre, pour prêcher à Paris le carême de 1533. Marguerite admirait depuis longtemps sa piété mystique et ses idées de réforme humaniste. Ses sermons avaient provoqué, de la part des théologiens de l’université, une explosion d’hostilité que François Ier avait arrêtée en mai en bannissant Bédier et ses partisans. Ceux-ci représentaient le cléricalisme intransigeant, auquel le roi voulait momentanément faire échec dans l’intérêt de l’enseignement des humanistes alors en grande faveur. Calvin parle de Roussel comme de « notre G. [érard] » et travaille à répandre en secret ses écrits. C’est sans doute avec une profonde satisfaction qu’il put, dans cette lettre, mentionner son ami Nicolas Cop comme « actuellement recteur » de l’université. Cop avait été nommé à ce poste dix-sept jours seulement auparavant. Calvin dut assurément partager la satisfaction de ses amis Roussel et Cop quand, au moment même où il écrivait à Daniel, l’intervention du roi eut obligé les réactionnaires de l’université à désavouer toute intention de condamner le Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite d’Angoulême.

fOpera, xb, 25-30. Pour la situation générale, voir Bourrilly et Weiss, Jean du Bellay, les Protestants et la Sorbonne, dans le Bulletin, lii, 193-231 (1903).

[Une expression de la lettre de Calvin a donné lieu à beaucoup d’hésitations. Il dit : « Visum est statui pessimum exemplum eorum libidini qui rebus novis inhiant, » etc. (Opera, xb, 27). Ceux « qui courent après les nouveautés » sont considérés par Herminjard, Lecoultre, Stähelin et Doumergue comme désignant les réformateurs. S’il en est ainsi, on peut difficilement expliquer la remarque de Calvin quand on connaît sa sympathie évidente pour Roussel et Cop. Müller (Calvins Bekehrung, p. 198) interprète plutôt cette phrase comme une critique de ceux qui « fomentent des troubles », c’est-à-dire des réactionnaires qui font de l’opposition aux réformateurs.]

Cinq jours après la date de cette lettre, Cop prononça dans l’église des Mathurins son discours de recteur, dont le texte avait été peut-être préparé par Calvin, sans qu’on puisse toutefois rien affirmer à cet égard. Ce discours contient l’expression de sentiments nettement évangéliques puisés aux sources protestantes. Calvin sympathisait à coup sûr avec son ami. Il est évident qu’à cette date du 1er novembre 1533 Calvin, — qu’il fût à ses propres yeux un protestant ou simplement un humaniste réformateur sérieux, de l’école de Lefèvre, — était arrivé à des convictions religieuses que l’on considérait comme protestantes. Il était maintenant animé pour la religion d’un intérêt dont on ne trouve aucune trace, ni dans le commentaire sur Sénèque, ni dans sa correspondance antérieure. Calvin avait trouvé sa voie, qu’il le sût ou non, et sans que très probablement il se doutât de l’importance du changement survenu en lui. Cette crise nous amène à étudier le développement religieux du futur réformateur et la nature de l’expérience qui le transforma et qu’il appelle lui-même sa « conversiong. »

gOpera, xxxi, 21.

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