Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

10.
Retour à Genève.
Constitution ecclésiastique

Calvin avait quitté Genève au printemps de 1538, l’âme ulcérée par les offenses qu’il avait subies.

[Voy. ses lettres, Herminjard, v-vii, ou Opera, xb et xi, ainsi que les extraits des Registres du Conseil de Genève, Opera, xxi, 227-282. Les recherches approfondies les plus récentes à ce sujet sont celles de Cornelius, p. 192-353, et de Doumergue, ii, 653-713. — Voy. aussi J.-A. Gautier, Histoire de Genève, achevée en manuscrit en 1713, et récemment publiée, t. ii en 1896 et t. iii en 1898 ; J.-B.-G. Galiffe, Mémoires et Documents publiés par la Soc. d’Hist. de Genève, xix, 262-283 ; Kampschulte, i, 342-412 ; A. Roget, Histoire du peuple de Genève, 1870-1883, i, 113-315 ; ii, 1-84. Une caractéristique brève, mais fort bonne, est fournie par Eugène Choisy, La théocratie à Genève au temps de Calvin, pp. 36-62.]

Il sentait qu’il avait été cruellement chassé d’un poste où il avait été appelé par une vocation d’en haut, et que sa place et celles de Farel et de Coraud étaient occupées par des « traîtres portant le masque de pasteurs ». Parmi ceux-ci Henri de la Mare et Jacques Bernard, bien que destinés à continuer leur ministère après le retour de Calvin, étaient des hommes sans autorité et de peu de valeur. Et si Antoine Marcourt et Jean Morand, que les autorités de la ville leur adjoignirent, étaient plus capables, — Marcourt était à coup sûr supérieurement doué, si ce n’est toujours judicieux, — aucun d’entre eux ne devait se montrer à la hauteur de la tâche qui leur incombait. Dès le début ils eurent à lutter avec de nombreuses difficultés. Ils devaient leur nomination à un mouvement de réaction contre la sévérité et l’indépendance de leurs prédécesseurs, et il était dans la nature des choses que cette réaction fût suivie par un plus grand relâchement dans les milieux populaires. Malgré les mesures prohibitives du gouvernement et les bons conseils des nouveaux prédicateurs, le niveau moral de Genève fut sans aucun doute décidément plus bas — du moins dans ses manifestations extérieures — que sous la direction de Farel et de Calvin. De plus le gouvernement traitait les pasteurs comme ses créatures ; et à leur tour ils regardaient à lui, ainsi que dans les cantons suisses, comme à l’autorité chargée de réglementer les choses d’Églisea. L’indépendance ecclésiastique, but des efforts de Calvin, avait disparu.

a – Voy. en ce qui concerne Noël et les fêtes, Opera, xxi, 239. Comp. Doumergue, ii, 661.

Ce qui aggravait encore une situation difficile, ce furent les dissensions intestines, si marquées avant le bannissement de Calvin et de Farel et qui persistaient avec une égale intensité. Le parti de Michel Sept, qui avait soutenu l’ancien régime ecclésiastique, était désigné sous le nom de « Guillermins », sobriquet emprunté au prénom de Farel ; et il comprenait sans aucun doute les éléments les plus religieux de la population genevoise. La difficulté de la situation des nouveaux prédicateurs était doublée du fait que ce parti leur était opposé ; et les Guillermins les plus déterminés se proposaient de désavouer les ministres genevois actuels en s’abstenant de participer à la communion de Noël. Bien que Farel ne voulût pas dire son sentiment, il approuvait évidemment ce projet, mais à ce moment Calvin montra qu’il y avait en lui plus et mieux qu’un chef de parti. Nous le voyons insister pour qu’on évite un schisme, et pour que « le ministère et les sacrements soient entourés d’un respect tel que les chrétiens considèrent que l’Église est n’importe où ils sont célébrés ». C’était là un conseil essentiellement chrétien, et qui devait lui coûter, car il était loin de rencontrer l’approbation de plusieurs de ses amis personnels aussi bien que d’un grand nombre de Guillermins. Pour le moment, toutefois, le parti au pouvoir à Genève montra qu’il était maître de la situation. Le principal centre intellectuel du parti des Guillermins était le collège, dirigé par Antoine Saunier, par l’ancien professeur de Calvin, Mathurin Cordier, et par d’autres maîtres attachés aux pasteurs proscrits. Deux des plus jeunes parmi ceux-ci, s’étant montrés hostiles aux prédicateurs et à la nouvelle administration ecclésiastique, furent exilés le 26 septembre 1538 ; et le 26 décembre, pour la même raison, le même sort atteignit leurs collègues plus âgés. Cette mesure sensationnelle et d’autres arrêts de bannissement affaiblirent considérablement la cause des Guillermins et fortifièrent la position du parti au pouvoir, ainsi que celle de ses prédicateurs, bien que le résultat fût au détriment de l’école. Néanmoins, au point de vue religieux, ces pasteurs n’avaient pas de prise sur la communauté genevoise, et le 31 décembre ils offrirent tous quatre leur démission au Petit Conseil, « car, déclarèrent-ils, nous ne porrions plus faire fruict en ce lieu telz que désirons, étant les choses en tel désordre ». Le Conseil refusa leur démission et prit des mesures pour les soutenir efficacement en punissant derechef ceux qui les critiquaient.

Le refus de recevoir la communion des mains des nouveaux prédicateurs, — décision qui fut la cause immédiate de la défaite des Guillermins, — avait été désapprouvé par Calvin, et avec le temps son ressentiment personnel s’apaisait. Quelque fâcheuse que lui apparût la situation de Genève, la persistance d’une division sérieuse dans les forces ecclésiastiques de la Suisse lui semblait pire, ainsi qu’à Farel. La conférence dont ils avaient espéré leur justification ne pouvait être obtenue sans la coopération de Berne. En conséquence Farel, sacrifiant ses sentiments personnels, entra en rapport avec le pasteur bernois Pierre Kuntz. Les idées de ce dernier s’étaient modifiées. Farel, maintenant fixé à Neuchâtel, n’était plus seulement un exilé de Genève : il était devenu une puissance dans les Églises françaises du territoire de Berne, et son amitié était maintenant très appréciée par les Bernois. C’est ainsi que, sous les auspices de Berne, on convoqua le 12 mars 1539, non pas, il est vrai, à la conférence désirée, mais à une réunion tenue à Morges, les pasteurs de Genève et ceux de la Suisse française, y compris Farel, sous la présidence de deux pasteurs de Berne. Cette réunion aboutit à une réconciliation générale entre les pasteurs protestants de langue française. Ceux de Genève reconnurent qu’ils auraient dû consulter Farel, Calvin et Coraud avant de prendre leur place. Les exilés furent déclarés fidèles, et leurs successeurs promirent de faire de leur mieux pour fortifier la discipline, avoir soin des pauvres et soutenir l’école. On n’avait pas obtenu tout ce que les proscrits avaient désiré ; mais Calvin écrivit à Farel, de Strasbourg :

« Nous avons obtenu en partie ce que nous avons recherché par dessus tout, à savoir que ces détestables dissentiments entre frères, qui déchiraient les Églises, fussent aplanis. Nous ne pourrons jamais assez remercier Dieu qui dans sa bonté surpasse ainsi notre espoir. »

Pour montrer la réalité de cette réconciliation, Viret et Fabri revinrent prêcher à Genève ; Farel, que le décret de bannissement tenait encore éloigné, se déclarait prêt à offrir son aide de n’importe quelle manière en son pouvoir, et le 25 juin Calvin écrivit à l’Église de Genève une lettre calme, très sérieuse, sans aucune trace de ressentiment personnel, et respirant la meilleure volonté et une sollicitude toute pastorale. Il y déplore les divisions existantes, insiste sur le caractère sacré du ministère pastoral, déclare que les tristes circonstances de son propre départ ont été l’œuvre de Satan, mais que la nomination des nouveaux pasteurs ne s’est pas faite « sans la volonté de Dieu », qui a conservé la Réforme et ne les a pas abandonnés à la papauté ; il leur demande instamment de soutenir cordialement leurs pasteurs, ce qui sera le seul moyen de plaire à Dieu. Si, dans le feu d’un emportement subit ou d’un ressentiment personnel, Calvin parla souvent avec une regrettable dureté, personne n’a mieux su que lui faire preuve d’un jugement calme et sain et s’exprimer avec noblesse et désintéressement.

Ce service, que Calvin rendit à la cause de la Réforme à Genève, fut suivi d’un autre qui n’intéressa pas seulement l’Église de Genève, mais le protestantisme en général. La révolution de 1538, qui avait expulsé Farel et Calvin, n’avait aucun caractère romanisant : le gouvernement et les nouveaux pasteurs étaient foncièrement protestants. Mais le seul fait de la discussion religieuse à Genève suffisait pour ressusciter les espérances de l’évêque dépossédé et des amis de l’ancienne Église. Ils pouvaient supposer que cette situation troublée tournerait à leur avantage. Il est douteux qu’il y ait eu à Lyon, comme on l’a cru, une réunion d’évêquesb, ayant pour but de discuter les mesures propres à une restauration du catholicisme. Mais, soit à la requête de cette assemblée, — si elle a eu lieu, — soit spontanément, l’humaniste cultivé et modéré qu’était le cardinal Sadolet, évêque de Carpentras (1477-1547), adressa à Genève une invitation à retourner à l’ancienne foi, invitation qui fut remise avec une lettre au Petit Conseil, le 26 mars 15391. Courtoise, de forme élégante, mais superficielle dans l’appréciation des questions en jeu, elle attaquait la Réforme comme n’étant justifiée par rien, accusait les réformateurs d’obéir à des ambitions personnelles, recommandait l’humble soumission à l’Église comme le premier devoir du chrétien et demandait :

b – Herminjard (v, 266) la considère comme sans fondement historique ; Cornelius y croit (p. 247) ; Doumergue (ii, 678) ne se prononce pas. On y croyait à Genève en décembre 1538 ; Registres du Conseil, xxxii, 252.

« S’il est plus utile à votre salut et si vous pensez faire ce qui est plus agréable à Dieu en croyant et suivant ce que l’Église catholique à travers le monde… approuve maintenant d’un consentement unanime depuis plus de quinze cents ans — ou bien des nouveautés introduites dans ces dernières vingt-cinq années par des hommes audacieux ou qui se croient habilesc. ».

cOpera, v, 378. La lettre de Sadolet et la réponse de Calvin sont admirablement caractérisées par Cornelius, p. 249-252.

Cet appel, écrit en latin, et qu’on ne chercha point à rendre populaire par une traduction française, n’eut aucun effet apparent, sauf peut-être celui d’encourager, par le fait de son existence, ceux qui sympathisaient avec Rome. Le gouvernement genevois n’en fut guère troublé. Il l’envoya à Berne ; et en juillet, après avoir pensé, paraît-il, à en confier la réfutation à Viret, les autorités bernoises, à l’instigation de Pierre Kuntz, demandèrent ce service à Calvin. Cette requête à elle seule prouvait combien les relations s’étaient améliorées entre le gouvernement et les pasteurs bernois d’une part et les pasteurs proscrits de Genève de l’autre.

Calvin reçut cette demande en août, et, sur les instances de ses amis strasbourgeois, il entreprit d’y répondre. Si, comme il le prévoyait en se mettant à l’œuvre, ce ne fut réellement qu’une affaire de six jours de travail, c’est assurément une preuve éclatante de sa vivacité d’esprit et de la facilité avec laquelle il écrivait En tout cas la tâche fut promptement expédiée. Des exemplaires imprimés étaient à Genève dès le 5 septembre.

Cette réponse de Calvin à Sadolet fut bien plus qu’un événement local. De même que dans sa lettre à François Ier, il parla comme le représentant de tout le mouvement dont il était un des chefs. Ce fut la plus brillante apologie qui eût paru jusqu’alors en faveur de la cause protestante, et la Réforme n’en produisit aucune plus tard qui la surpassât. Avec une courtoisie remarquable pour un écrivain du xvie siècle, mais avec une grande profondeur de sentiment et une absolue maîtrise des questions doctrinales en cause, Calvin commence par justifier son ministère et celui de Farel d’être une entreprise intéressée. Puis il invoque l’autorité de la Parole de Dieu contre celle d’une Église que les premiers siècles de son existence prouvent n’avoir pas toujours été identique à elle-même. D’une façon très impressive il présente, suivant en cela l’exemple de Sadolet, deux confessions, celle d’un laïque et celle d’un pasteur, devant le tribunal de Dieu, toutes deux tirées sans aucun doute de son expérience personnelle et qui à ce titre ont été largement citées plus haut lorsqu’il a été parlé de sa conversion. L’obéissance à Dieu et à la révélation de lui-même et de sa vérité plutôt qu’à l’enseignement des hommes est représentée avec une puissance impressionnante comme la justification du protestantisme. Sans aucun doute cette réponse valut à Calvin des amis à Genève jusque parmi ceux qui avaient été ses adversaires, mais, en outre, elle traduisit les sentiments du protestantisme en tous lieuxd.

d – La traduction française fut aussitôt commencée : Pignet à Calvin, 4 oct. 1539 ; Herminjard, vi, 37. Nous avons déjà donné l’opinion de Luther, ci-dessus.

Si ces faits augmentaient incontestablement le prestige de Calvin à Genève, ils ne suffisaient pas pour amener sa réintégration dans le ministère d’où il avait été expulsé. Il fallut pour cela une nouvelle révolution qui enlevât le pouvoir au parti victorieux lors des élections de 1538 et rendît l’autorité à ceux qui avaient été vaincus. Cette révolution se produisit ; elle eut son point de départ dans les démêlés qu’entraîna la situation politique de Genève à l’égard de Berne. La guerre de 1536, qui avait délivré Genève du danger de la suprématie savoyarde et conduit les Bernois à la victoire, avait placé Genève dans une position délicate à l’égard de ses entreprenants protecteurs. Excités par leur triomphe, ceux-ci avaient réclamé les droits politiques dont avaient joui naguère l’évêque et le duc de Savoie. Mais la résistance déterminée de la petite cité avait abouti au traité du 7 août 1536, par lequel Berne renonçait à ses prétentions et abandonnait à Genève non seulement les églises, les couvents, les possessions du vidomne et celles de l’évêque et du Chapitre, mais aussi celles du prieuré de Saint-Victor, ainsi que ses droits temporels, à l’exception d’un droit d’appel, assez mal défini d’ailleurs, dans l’administration de la justice. Il tombe sous le sens qu’il y avait dans cette réserve matière à discussions perpétuelles, surtout en ce qui concernait les propriétés du Chapitre et de Saint-Victor, qui étaient situées loin de Genève, dans le voisinage des territoires soumis au contrôle indiscuté de Berne, ou même enclavées dans ces derniers. Les querelles étaient constantes, et cette question touchait à des intérêts qu’une grande partie des Genevois considéraient comme essentiels pour l’indépendance de leur ville.

Les élections de 1539 n’eurent pas d’autre résultat que de fortifier le pouvoir gouvernemental du parti, victorieux en 1538, qui avait banni les réformateurs. En mars, ce gouvernement envoya trois de ses membres, à savoir Jean Lullin, Ami de Chapeaurouge et Jean Monathon, à Berne, pour essayer de conclure un nouveau traité. En trois jours les députés s’acquittèrent de leur mandat ; ils signèrent l’accord et Berne en approuva la teneur. Or, si le puissant voisin avait acquiescé si promptement à une convention destinée à régler des questions aussi épineuses, c’était parce que les représentants de Genève avaient abandonné une bonne partie de leurs prétentions. Ils avaient donc outrepassé leurs instructionse, sans qu’il soit possible de trouver une explication satisfaisante de leur attitude. Celle du Petit Conseil n’est pas plus facile à comprendre : bien que signé dès le 30 mars, l’accord ne lui fut pas soumis avant le 27 juin, et à cette date, tout opposé qu’il fût aux instructions du Petit Conseil lui-même, il fut simplement « non accepté », et il n’en résulta aucune dénonciation formelle du traité, ni aucune poursuite contre ceux qui l’avaient conclu. Bien qu’on demandât à Berne d’en expliquer certaines parties et qu’on poursuivît les négociations, ce ne fut qu’en novembre que le gouvernement bernois fut officiellement informé que Genève rejetait l’accord. Assurément la manière dont cette affaire fut conduite dénote une grande incompétence, si ce n’est quelque chose de plus grave, et une inconcevable incapacité d’en mesurer les conséquences pour le parti alors au pouvoir. Les articles dont se composait le traité firent donner à ceux qui les avaient rédigés le nom d’« Articulants », que le peuple transforma en « Artichauts », sobriquet par lequel on ne désignait pas seulement les négociateurs, mais tout le parti auquel ils appartenaient.

e – Cette question a été examinée en dernier lieu dans une note très bien faite de M. Alfred Cartier : voy. Doumergue, ii, 766-768.

Ces événements firent les affaires des Guillermins. Dirigés par Sept, Perrin et Pertemps, ils attaquèrent le parti au pouvoir, et, le 25 août 1539, les deux derniers obtinrent des Deux Cents l’interdiction de mettre le sceau de la République au bas de ce détestable traité. Le 16 novembre, il fut ordonné en Conseil général d’informer Berne que Genève le refusait. Berne insista pour son maintien. A Genève, en dépit du fait que des deux côtés on s’élevait maintenant contre le traité, la lutte des partis s’envenima. Il est vrai qu’en janvier et février 1540, on put croire un instant qu’un arrangement à l’amiable interviendrait entre les Guillermins et les Artichauts. Le 27 janvier, en effet, à la demande du peuple réuni en Conseil général, les deux rivaux, Sept et Philippe, se donnèrent la main en signe de réconciliation, et aux élections du 8 février on nomma deux syndics de chaque parti. Bien qu’au Petit Conseil la majorité continuât à appartenir aux Artichauts, Sept et Pertemps furent appelés à y siéger. Mais Berne rendit l’accord difficile. Le 18 avril, une ambassade bernoise déclara, devant le Conseil général à Genève, que cette ville n’avait pas le droit de répudier un traité conclu par des négociateurs régulièrement nommés. Genève refusa une fois de plus ; et, quatre jours plus tard, un nouveau Conseil général éclata en malédictions tumultueuses contre les trois auteurs responsables du traité, les « trois traîtres » comme on les appelait, et réclama leur châtiment. Dès lors, le flot du ressentiment populaire emporta la ville entière et le gouvernement se trouva à peu près sans autorité. Les trois négociateurs s’enfuirent ; et, le 20 mai, leurs places au Petit Conseil furent adjugées à trois Guillermins, ce qui, pour la première fois depuis plus de deux ans, donnait à ce parti la majorité dans ce corps. Le 5 juin, sous la pression de l’animosité populaire, et en dépit des efforts que Berne fit en leur faveur, — peut-être même à cause de cette intervention, — les trois négociateurs furent condamnés à mort, heureusement pour eux pendant qu’ils étaient loin de Genève. Mais la situation s’aggrava encore. Le lendemain soir, il y eut dans les rues une rixe entre des membres des deux partis rivaux. Il semble que les Artichauts furent les agresseurs ; dans tous les cas leur chef, le violent et impétueux Jean Philippe, capitaine général de la ville, fut entraîné dans l’émeute et celle-ci causa deux morts. Dans le feu de la lutte, Philippe échangea des invectives avec son adversaire Michel Sept qui, d’une fenêtre, contemplait le spectacle. La fureur populaire se tourna contre Philippe, et le lendemain on commença son procès, si l’on peut appeler cela un procès. Menacé de la torture, il confessa qu’il était cause de la mort d’un des émeutiers, ce qu’il avait nié auparavant. Malgré les démarches des représentants de Berne en sa faveur, la passion populaire l’emporta sur tous les scrupules du gouvernement et, le 10 juin, Philippe fut décapité, victime, — quelles qu’aient été ses fautes, — d’un meurtre judiciaire, imposé par la volonté de la multitude.

[La mort de Philippe est naturellement un des épisodes les plus discutés de l’histoire de Genève ; ses causes et sa signification ont été appréciées très diversement par Galiffe, Kampschulte, Roget, Cornelius et Doumergue. Les faits essentiels et leurs conséquences sont en dehors de toute contestation. Les points sur lesquels on discute surtout sont les torts de Jean Philippe et la gravité de l’émeute.]

La mort de Philippe porta un coup irréparable au parti des Artichauts. Son collègue Claude Richardet s’enfuit de la ville pendant la nuit qui suivit l’exécution. Deux des quatre syndics sous lesquels Calvin avait été banni étaient donc condamnés à mort comme traîtres pour avoir négocié le fatal traité ; le troisième, Philippe, avait eu la tête tranchée, et le quatrième, comme on vient de le dire, était en fuite. C’était là, toutefois, le résultat, non pas tant de l’habileté des chefs Guillermins, que de la surexcitation populaire. Les Guillermins, bien que disposant de la majorité dans le gouvernement, étaient incapables de diriger efficacement la turbulente cité. Mais, pendant l’été de 1540, Berne et Genève furent à deux doigts de se déclarer la guerre. En août et septembre Genève se préparait à se défendre, et le danger, en même temps que les préparatifs qu’il provoqua, rétablit graduellement l’ordre et rendit au gouvernement son autorité. Heureusement, le sombre et menaçant nuage se dissipa. Or, pendant cette période d’anarchie, deux des pasteurs, Jean Morand et Antoine Marcourt, abandonnèrent leur poste et quittèrent la ville sans demander leur congé. La situation religieuse de Genève réclamait par conséquent, d’une façon impérieuse, une direction bien plus énergique que celle qu’on pouvait attendre de Henri de la Mare ou de Jacques Bernard. Le gouvernement était aux mains du parti qui avait soutenu Farel et Calvin, et dès qu’il connut le départ de Marcourt, le 21 septembre 1540, le Petit Conseil chargea Ami Perrin « de trouve moyeant, si pourroy fère venyr Me Caulvin ». Ce serait se tromper que d’attribuer cette démarche à un vœu populaire. Le 17 octobre, Jacques Bernard ignorait encore cette tentative d’obtenir le retour de Calvin. C’était plutôt, aux yeux des principaux Guillermins, un moyen de fortifier l’état religieux de la cité en même temps que leur propre situation.

Le retour de Calvin à Genève avait été depuis longtemps désiré par Farel et par ses amis. Il en est fait mention, comme d’une éventualité admissible, dans la correspondance des réformateurs, dès le mois d’avril 1539 et derechef en mars 1540 ; mais Calvin avait déclaré à Farel qu’il préférerait « cent autres morts à cette croixf ». Ceux qui le connaissaient devaient savoir qu’il ne pourrait pas aisément être persuadé d’échanger le calme dont il jouissait à Strasbourg, le ministère utile qu’il y exerçait et la situation de plus en plus honorable qui lui était faite dans cette ville, contre les luttes inévitables qui l’attendaient à Genève. Avant de rien ébruiter et dans le but à la fois de pressentir l’accueil qu’il rencontrerait et d’influencer Calvin le plus possible, le Petit Conseil avait communiqué son désir à quelques-uns des amis de ce dernier, exerçant le ministère dans la Suisse française. Christophe Fabri, de Thonon, fut mis au courant de la question à Genève et informa Farel de ce qui avait été fait. Ce dernier, malgré l’impression pénible qu’il dut éprouver de ce qu’on ne mentionna même pas la possibilité de sa propre réintégration, s’employa de tout son cœur à cette négociation et en devint aussitôt la cheville ouvrière. C’est à lui, plus qu’à tout autre, qu’est dû aussi bien le retour que la première installation de Calvin à Genève. Sans tarder, Farel se rendit à Strasbourg où l’accompagnèrent des lettres pressantes d’Antoine Marcourt, de Mathurin Cordier et d’André Zébédée, pasteur à Orbe ; Viret y ajouta bientôt ses sollicitations.

f – Herminjard, v, 290, vi, 199, 217. Les lettres des réformateurs et les Registres du Conseil continuent à être la source principale. Pour les recherches récentes, voy. Cornelius, p. 316-353, et Doumergue, ii, 694-710.

Cette sommation de Farel bouleversa Calvin, mais il répondit que son devoir immédiat l’appelait au colloque de Worms, dont il a été question plus haut. Quant à l’œuvre de Genève, il tremblait à l’idée de la reprendre et « rien n’aurait pu l’y maintenir si longtemps si ce n’est la crainte de rejeter le joug de la vocation qu’il savait lui avoir été imposée par Dieu ». Pourtant il ne refusait pas définitivement, pour une raison qui met en pleine lumière sa notion du devoir. Comme il le dit à Farel : « Si j’avais le choix, je ferais n’importe quoi plutôt que de te céder dans cette affaire ; mais quand je me rappelle que je ne m’appartiens pas, j’offre mon cœur immolé en sacrifice au Seigneur ».

Il n’y a aucune raison de douter de l’absolue sincérité de Calvin dans l’expression de ses sentiments intimes à son ami de cœur ; ni de ce que l’obéissance à la volonté de Dieu fut le motif suprême de sa décision. Il est non moins évident, ici et antérieurement déjà, que doué, comme il l’était, d’une volonté forte, il n’en était pas moins accessible aux exhortations concernant son devoir, de la part de ceux qu’il aimait et en qui il avait confiance. Se décider devait, en effet, être très dur : Strasbourg lui offrait la paix ; l’agréable société de Bucer, de Capiton, d’Hédion, avec lesquels, avec Bucer surtout, il avait beaucoup de choses en commun ; un ministère qui lui permettait d’agir en France ; un professorat qui le mettait en contact avec des étudiants de diverses contrées ; le commerce avec les hommes les plus en vue de l’Allemagne protestante ; enfin, une renommée et une influence grandissantes. Retourner à Genève, c’était recommencer des luttes fatigantes et, dans l’hypothèse la plus favorable, obtenir un succès incertain ; mais c’était aussi se créer plus d’occasions qu’à Strasbourg pour faire progresser la cause de l’Évangile en France, et par-dessus tout, c’était s’assurer la possibilité d’exécuter son projet d’organisation d’une Église bien disciplinée, et par conséquent de réaliser un programme de communauté idéale, qu’il avait appliqué, il est vrai, à sa petite congrégation, mais qu’il ne pouvait espérer d’appliquer à la ville de Strasbourg dans son ensemble. Il était naturel qu’il hésitât sur la voie à choisir pour obéir à son devoir. S’il n’avait eu à tenir compte que de ses aises et de sa réputation, — sauf au point de vue pécuniaire, qu’aucun indice ne prouve qu’il ait pris en considération, — l’avenir à Strasbourg était plus lumineux pour lui.

En attendant, les autorités genevoises espéraient une décision favorable et entreprirent ouvertement des démarches ; les 19 et 20 octobre 1540, les Deux Cents et le Conseil général invitèrent formellement Calvin à revenir ; et le lendemain, le Petit Conseil députa Ami Perrin, « avecque ung heraud », pour lui porter ce message. Cette honorable invitation atteignit Calvin à Worms. Ce dut être pour lui un moment de profonde satisfaction. Le déshonneur de 1538, si on peut l’appeler ainsi, se trouvait complètement effacé. Mais ce fut aussi une journée de grande perplexité, car les autorités strasbourgeoises et les pasteurs de la ville lui montrèrent, plus vivement qu’ils ne l’avaient jamais fait jusqu’alors, combien grand était leur désir de le voir continuer l’œuvre qu’il avait commencée. Calvin ne répondit à la requête de Genève que d’une manière indéterminée. A mesure que le temps passait et malgré les instances incessantes de Farel et de tous ceux que celui-ci pouvait influencer, Calvin semblait pencher de plus en plus pour Strasbourg ; jusqu’à ce que, à la fin de février 1541, il reçut de son fougueux ami une lettre « tonnante », laquelle, au témoignage de Claude Féray, — le jeune commensal de Calvin, qui allait quelques jours plus tard mourir de la peste, — tourna l’esprit hésitant de Calvin du côté de Genève.

[On ne connaît pas la lettre de Farel à Calvin. Calvin y répondit d’Ulm, en route pour Ratisbonne ; Herminjard, vii, 40-42. Voir la lettre de Féray du 8 mars, ibid., p. 46. Il mourut vers le milieu de ce mois ; voy. plus haut., p. 263.]

Bien qu’intérieurement résolu à ce retour, au moins pour un temps, Calvin fut longtemps retenu au colloque de Ratisbonne. Farel ne pouvait attendre. Il poussa les pasteurs de Zurich à représenter à Calvin l’importance de Genève pour la cause évangélique en France et en Italie. Genève de son côté demanda l’appui de Zurich et de Bâle et plaida sa cause auprès des autorités de Strasbourg. Et finalement Calvin se décida à se rendre à Genève, soit temporairement, soit définitivement, et à y rétablir l’ordre ecclésiastique comme il l’entendait. Il espérait y aller en compagnie de Bucer ; à défaut de Bucer, il désirait quelqu’un de Bâle ou de Berne ; mais il dut finalement entreprendre son travail tout seul. Le 13 septembre 1541, selon toute vraisemblance, il rentra, simplement et sans apparat, dans la ville qui devait désormais être sa demeure.

[Malgré l’assertion de Bèze (Opera, xxi, 131) qu’il fut reçu avec les plus grandes félicitations du peuple et du Conseil, la lettre de Fabri à Farel du 18 sept. (Herminjard, vii, 260) ne laisse pas l’impression d’une démonstration populaire. Doumergue (ii, 710) expose les raisons qui militent dans ce sens. La date du retour de Calvin est fournie par Bèze.]

Il aborda sa tâche avec la promptitude d’un homme d’affaires et avec une vision très nette de ce qu’elle comportait. Le jour même de son arrivée, il se présenta devant le Petit Conseil, expliqua sa longue indécision, demanda que le Conseil nommât une commission pour préparer une constitution écrite pour l’Église de Genève, et déclara qu’il désirait servir la cité. L’épisode de Strasbourg était terminé. L’œuvre genevoise de Calvin recommençait à nouveau.

Sans aucun doute Calvin avait le sentiment d’avoir été ainsi dirigé par la main de Dieu. Il ne considérait son bannissement que comme une interruption ; aussi, lorsqu’il recommença à prêcher, apparemment le dimanche qui suivit son retour, au lieu du discours sensationnel que ses auditeurs attendaient avec impatience, ne dit-il pas un mot du passé ; après une brève définition de sa charge et des motifs qui l’inspiraient, il commença l’explication de l’Écriture au verset où il en était resté lorsqu’il avait été banni. Il ne fit rien, à ce moment, pour qu’on déplaçât ses collègues, bien qu’il n’en fût aucunement satisfait et que dans ses lettres confidentielles il avouât librement combien ils lui déplaisaient. Il fut conciliant à l’égard de ses adversaires de jadis. Il agit avec sagesse et prudence, et, pour un impulsif comme lui, avec beaucoup de retenue. Cette attitude était rendue plus facile par le traitement honorable qu’il recevait de la part du gouvernement. On lui alloua une maison et un jardin qui avaient jadis appartenu à un des chanoines de la cathédrale.

[Registres du Conseil, xxxv, 297, 327, 352, 368 ; Opera, xxi, 281-284. La maison avait été achetée au gouvernement par de Fresneville, sieur de Sansoex, en 1539, et fut rachetée par les autorités en 1543. Elle occupait l’emplacement du n° 11 de la rue Calvin (l’ancienne rue des Chanoines). La maison habitée par le réformateur a disparu ; elle a fait place à une autre, construite au xviiie siècle. Comme elle n’était pas prête, Calvin occupa pendant quelques mois la maison voisine (n° 13) ; le n° 11 fut sa demeure de 1543 à sa mort. Ces faits ont été complètement élucidés par Doumergue, iii, 491-508. La maison était très sommairement meublée, en partie aux frais du gouvernement.]

Il fut bientôt rejoint par sa femme, dont le voyage, ainsi que le transport de leurs meubles, se fit aux frais de la ville de Genève. On lui vota un traitement de 500 florins, somme relativement considérable, à cause des dépenses que devait forcément entraîner pour lui l’exercice de l’hospitalité dans une cité de refuge ; on lui alloua également une certaine quantité de blé et de vin, ainsi que des vêtements. On peut évaluer ces ressources à la somme actuelle de 16 000 à 20 000 euros, sans compter la maison. Ce n’était à tout prendre qu’un bien modeste budget pour un homme dans une semblable position ; mais du moins Calvin se trouvait-il à l’abri de l’extrême pauvreté qu’il avait subie à Strasbourg.

[Cette valeur en euros a été évidemment actualisée par nous (ThéoTeX), et correspond aux 4 000 à 5 000 francs que Weiss avance dans sa traduction de 1909. Suit sa note : La valeur du traitement de Calvin a été très diversement estimée, depuis Bonnet qui l’évaluait à 2500 fr. jusqu’à Galiffe qui la fixe à 6000 fr. et à Marcel Suès-Ducommun qui va jusqu’à 7600 fr. Doumergue (iii, 449-477) discute la question à fond, et, tout en admettant qu’il est impossible d’arriver sur ce point à une précision absolue, estime que les 500 florins de Calvin vaudraient aujourd’hui 3000 à 3500 fr., et l’ensemble de ce qu’il recevait, sauf la maison, 4000 fr. C’était le double du traitement d’un pasteur ordinaire. Si ces traitements paraissent minimes, il faut se rappeler que Genève était une petite ville sans richesse, et que, dans tous les pays protestants sans hiérarchie ecclésiastique, l’indemnité pastorale était alors fort maigre, en partie parce que les revenus antérieurs à la Réforme étaient calculés pour les besoins d’un clergé célibataire, et bien plus encore parce que la confiscation par le gouvernement des biens ecclésiastiques, l’abolition du casuel, etc., avaient partout produit des résultats désavantageux pour les finances de l’Église. Calvin naturellement était payé par la caisse de l’État.]

Le but de son retour à Genève, à son point de vue, c’était l’établissement d’une constitution ecclésiastique qui ferait de la cité une communauté chrétienne modèle. Le parti au pouvoir était las des désordres incessants qui régnaient dans la ville, convaincu du mauvais état de l’Église et de l’insuffisance de ses ministres. Donc le moment était propice. Pourtant on ne voit guère se produire les symptômes de ce que l’on pourrait appeler un réveil religieux, tel qu’on le rencontre dans l’histoire du puritanisme anglais.

En réponse à la requête de Calvin, du jour de son arrivée, le Petit Conseil nomma une commission de six membres pour collaborer avec lui et les autres pasteurs de la ville, parmi lesquels Viret, lequel avait obtenu un congé pour s’absenter temporairement de Lausanne. Quatre membres de cette commission, Claude Pertemps, Ami Perrin, Claude Roset et Jean Lambert appartenaient au Petit Conseil, deux, Ami Porral et Jean Balard, à celui des Deux Cents. Tous, sauf Balard, avaient été des Guillermins décidés. Nous avons mentionné plus haut l’hésitation avec laquelle, en 1536, Balard s’était rallié à la Réforme et de tout temps on conserva des doutes sur la sincérité de son protestantisme. Trois jours plus tard, le Petit Conseil vota que les Ordonnances, une fois rédigées, seraient soumises successivement à lui-même, puis aux Deux Cents et au Conseil général.

[Le texte du premier projet des Ordonnances et des modifications qu’il subit jusqu’à sa forme définitive, se trouve dans Opera, xa, 16-30. Une grande partie des résolutions du gouvernement y afférentes, transcrites dans les Registres du Conseil, xxxv, 324-410, sont reproduites dans Opera, xxi, 282-287. L’exposé le plus complet est celui de Cornelius, p. 353-387.]

L’ouvrage avança rapidement. Le 26 septembre, il fut soumis au Petit Conseil qui, trois jours plus tard, commença à l’examiner article par article. Cette délibération, après beaucoup de discussions et un labeur assidu de Calvin, aboutit le 3 novembre. Six jours plus tard, le projet, tel que le Petit Conseil l’avait amendé, fut soumis aux Deux Cents et légèrement modifié par ce corps. Le 20 novembre le Conseil général approuva, sans opposition, la constitution ecclésiastique. La ténacité avec laquelle le gouvernement maintint son droit de proposer et d’établir une constitution ecclésiastique, même au moment où il était dans tout l’enthousiasme du retour de Calvin, est démontrée par le refus du Petit Conseil de communiquer aux pasteurs les changements apportés au projet avant de le transmettre aux Deux Cents. Il voulait bien de Calvin comme conseiller, mais non pas comme maître.

Les Ordonnances de 1541 sont bien plus complètes et plus précises que les Articles de 1537, mais il n’y a pas de changement essentiel dans la pensée qui avait inspiré le document moins complet et moins précis qui avait été élaboré près de cinq ans auparavant. Celui de 1541 est plus détaillé, mais il tend avant tout, comme les Articles antérieurs, à donner à l’Église le pouvoir, — jusqu’alors inconnu dans les pays protestants, — de se gouverner elle-même, tout en maintenant avec l’État des relations effectives. En même temps il tend à mettre en œuvre une discipline efficace permettant à l’Église d’accomplir ce que Calvin considérait comme son premier devoir : introduire et maintenir ses membres dans la vraie doctrine et la vie véritable. Il ne confère à l’Église aucun droit de s’immiscer dans les affaires politiques de l’État ni d’infliger aucun châtiment civil.

Telles qu’elles furent adoptées, les Ordonnances ne furent pas, à la vérité, à tous les points de vu ce que Calvin désiraitg. Quelques-unes des dispositions qu’il aurait souhaité d’introduire furent repoussées pour des motifs d’ordre religieux ou même simplement sous l’influence d’idées préconçues. Un plus grand nombre furent modifiées de peur que la suprématie de l’État ne fût trop diminuée. L’analyse que nous allons faire de ce document permettra d’en juger.

g – « Ils ne sont pas parfaits, mais passables, considérant la difficulté des temps », disait Calvin en parlant des articles des Ordonnances ; Herminjard, vii, 409.

Les Ordonnances commencent par déclarer que Christ a institué dans son Église les quatre charges de pasteur, de docteur, d’ancien et de diacre. Les pasteurs de Genève sont au nombre de cinq, avec trois auxiliaires, — nombre qui fut augmenté dans la suite. — Des pasteurs sont aussi nommés pour les villages de la banlieue. Leur devoir est de prêcher, d’admonester et de reprendre en public et en particulier, d’administrer les sacrements et, avec les anciens, de faire « des corrections fraternelles ». Ils sont nommés par leurs collègues et confirmés par le gouvernement. Le projet de Calvin sur ce point fut modifié par la réserve que le Petit Conseil serait informé de l’élection lorsqu’elle aurait lieu, et n’accepterait l’élu que « ainsy que l’on verraz estre expédient », ce qui accroîtrait la part de l’autorité du gouvernement. Le peuple n’avait que le droit « de consentement commun », ce qui, dans la pratique genevoise, ne signifiait pas grand-chose.

[Dans la révision de 1561 ce droit fut ainsi défini : « Quand un Ministre sera esleu, que son nom soit proclamé, avec avertissement que celui qui saura à redire sur lui le vienne déclarer devant le jour qu’il devra estre présenté ». Opera, xa, 94.]

L’élection devait être précédée de l’examen du candidat par les pasteurs, au point de vue de la doctrine et de la vie. Calvin aurait préféré l’introduction dans le ministère par l’imposition des mains, mais cette ancienne coutume fut omise comme pouvant encourager la superstition. Ainsi, d’après les Ordonnances, on entre dans la carrière pastorale, appelé par les pasteurs et approuvé par le magistrat, et le double devoir de fidélité à Dieu dans les choses spirituelles et d’obéissance au gouvernement dans les choses temporelles est indiqué dans le serment exigé de chaque pasteur.

La ville était — ce que Calvin avait vainement réclamé pendant son premier séjour — divisée en trois paroisses, celles de Saint-Pierre, de Saint-Gervais et de la Madeleine, la première étant celle de la cathédrale où Calvin prêchait régulièrement. Le nombre des sermons obligatoires était excessif, si l’on en juge au point de vue des idées modernes ; Calvin, en effet, comme la plupart des chefs de la Réforme, tenait à multiplier les explications de la « Parole de Dieu ». Le dimanche, il y en avait au point du jour dans deux églises et à neuf heures dans toutes les trois ; à midi, dans toutes les églises, explication du catéchisme, à laquelle Calvin attachait beaucoup d’importance ; à trois heures, sermon partout. On prêchait encore le lundi, le mercredi et le vendredi ; dès avant la mort de Calvin on établit une prédication quotidienne dans chaque église. Calvin aurait désiré la célébration mensuelle de la sainte cène ; mais, pas plus qu’en 1537, il ne put y rallier l’opinion publique, et elle continua à être célébrée quatre fois par an. Aucun enfant ne pouvait y participer avant de bien connaître la foi enseignée par le catéchisme et d’en avoir fait profession. Les baptêmes et mariages ne se faisaient que devant, la congrégation publiquement assemblée. Calvin aurait volontiers admis la coutume bernoise des fonts baptismaux : preuve que son opposition de 1538 était dirigée, non contre le rite bernois, mais plutôt contre son imposition par le gouvernement. Mais les préjugés des Guillermins ne permirent pas d’y songer. Les visites aux malades constituaient un des principaux devoirs du ministère, et aucun habitant ne devait demeurer alité pendant plus de trois jours sans que les pasteurs en fussent informés.

Une des plus importantes dispositions des Ordonnances fut celle qui demandait que tous les pasteurs de la ville, ainsi que tous ceux de la banlieue qui le pourraient, se réunissent chaque semaine pour l’étude de l’Écriture sainte. Ces réunions succédaient aux colloques officieux établis en 1536 ; elles avaient lieu le vendredi et furent bientôt connues de tous sous le nom de Congrégation. Les exercices exégétiques étaient publics. Mais, en outre, les pasteurs ainsi assemblés — formant ce que l’on ne tarda pas à appeler la Vénérable Compagnie — devaient examiner et élire les candidats au saint ministère et se « censurer » mutuellement. Aux termes des Ordonnances, ces censures réciproques devaient avoir lieu tous les trois mois. Une liste de défauts — de « crimes qui sont du tout intollérables en un ministre » et de « vices qu’on peult autrement supporter » — était dressée, et si les pasteurs, et après eux les anciens, étaient incapables de s’entendre sur un cas particulier, les Ordonnances les renvoyaient au Magistrat. Le gouvernement était donc en dernier ressort le juge suprême dans les questions de doctrine et de mœurs. Le but évident de Calvin était de former, au moyen de ces règlements, un corps pastoral instruit, irréprochable et dont les membres s’entr’aideraient mutuellement. Ce corps exclusivement ecclésiastique, cette Vénérable Compagnie, exerça bientôt sur les affaires de Genève une influence quelque peu difficile à définir, mais en tout cas beaucoup plus grande que celle que lui assuraient ses droits constitutionnels, grâce à l’autorité que lui conférait un incessant échange de vues, aboutissant en général à un accord unanime.

Aux yeux de Calvin, la charge de « docteur » était d’institution divine (Éphésiens 4.11), ayant pour objet principal d’« enseigner les fidelles en saine doctrine » de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais il sentait non moins fortement « qu’on ne peult proufiter en telles leçons que premièrement on ne soit instruict aux langues et sciences humaines ». C’est pourquoi Calvin chercha à développer le système scolaire de Genève d’après cette conception ecclésiastique de l’enseignement. Un « homme docte et expert » devait être placé à la tête de l’école, comme principal, ayant, « soubs sa charge lecteurs » pour l’enseignement secondaire et « des bacheliers pour apprendre les petits enfans ». Ces maîtres étaient considérés comme faisant partie du corps pastoral, soumis à ses règlements disciplinaires, et, dans l’intention de Calvin, devaient être installés après avoir été approuvés par les pasteurs, prérogative que le Petit Conseil modifia en stipulant que le maître serait d’abord « présenté » au gouvernement et examiné en présence de deux de ses membres. Au jugement de Calvin l’école était un facteur essentiel dans l’éducation religieuse de la communauté.

Aucune section dès Ordonnances ne fut plus importante que celle qui traitait de la troisième charge ecclésiastique, celle des anciens. Ici Calvin alla beaucoup plus loin que dans son esquisse des Articles de 1537. « Leur office est de prendre garde sur la vie d’un chascun, d’admonester amyablement ceulx qu’ilz verront faillir ou mener vie desordonnée, et là où il en seroit mestier, faire rapport à la compaignye qui sera députée pour faire les corrections fraternelles ». C’était donc le principal office disciplinaire, — laïque et non pastoral. Les Ordonnances stipulaient que le Petit Conseil, après s’être entendu avec les pasteurs, devait choisir douze anciens, qui seraient finalement approuvés par les Deux Cents. Deux devaient être pris dans le Petit Conseil, quatre dans celui des Soixante et six dans celui des Deux Cents. Le peuple ne prenait aucune part à cette nomination, et la crainte jalouse du gouvernement de voir peut-être, à ce propos, s’accroître la puissance ecclésiastique, ressort de l’addition au simple titre d’« anciens » donné par Calvin, de cette définition : « commis où députés par la seigneurie au Consistoire ».

Ce Consistoire composé de douze anciens et des membres du corps pastoral régulier, de quatre à douze, est le centre du système disciplinaire de Calvin. Selon les Ordonnances il se réunissait chaque jeudi, sous la présidence de l’un des syndics. Calvin n’en fut pas le président, bien qu’il l’ait présidé quelquefois et ait été peut-être considéré comme un vice-président officieux, non éluh. Il n’y a pas lieu de douter que son influence ait été prépondérante dans ce corps, dont la première séance paraît avoir eu lieu le 15 décembre 1541. Ainsi que l’exposaient les Ordonnances, le Consistoire pouvait appeler par devers lui, pour l’examiner, le censurer ou finalement l’excommunier, quiconque s’opposait à la « doctrine reçeue », négligeait le culte public, se révoltait contre le bon ordre ecclésiastique, ou se conduisait mal, mais tout devait se passer de telle manière « que les corrections ne soient sinon medicines pour reduyre les pescheurs à nostre seigneur ». Ce pouvoir ecclésiastique d’admonition et d’excommunication s’appuyait toutefois en dernier lieu sur l’autorité civile. Les pécheurs obstinés et irréductibles devaient être dénoncés, ce que les Articles de 1537 indiquaient moins clairement, au Petit Conseil qui devait les traiter comme il lui semblait bon. C’est sur cette question des relations entre l’autorité du Consistoire et celle du gouvernement civil que Calvin dut soutenir, pour faire adopter les Ordonnances, la lutte la plus vive et dans laquelle il remporta la victoire la plus décisive. Il ne désirait nullement retirer au Petit Conseil aucune de ses prérogatives dans l’ordre de la police civile, ni lui enlever le droit de châtier en dernier ressort les délinquants opiniâtres en matière religieuse ; mais il tenait à assurer au Consistoire une autorité indépendante dans le domaine ecclésiastique. Dans le débat sur les Ordonnances, le Petit Conseil fit insérer la déclaration suivante :

h – Il présida trois fois en 1547, bien que Hudriot du Molard fût président pour cette année ; note des éditeurs dans Opera, xxi, 396.

« Nous avons ordonné que les dictz ministres n’ayent à ce atribuy nulle juridiction, mes seullement doybjent aoyr les parties et fere les remonstrances susdictes. Et sus leur relation pourrons adviser et fere le jugement selon l’exigence du cas ».

Ceci aurait grandement paralysé l’indépendance ecclésiastique chère à Calvin ; aussi, avant l’adoption des Ordonnances, obtint-il une modification finale qu’on peut considérer comme exprimant, en une forme classique, non seulement la conception calvinienne, mais toute la pensée puritaine du xvie et du xviie siècle au sujet des relations de la discipline ecclésiastique avec l’autorité d’un gouvernement bienveillant et disposé à ne pas marchander son appui :

« Et que tout cela se fasse en telle sorte que les ministres n’aient nulle jurisdiction civile et ne usent sinon du glaive spirituel de la parolle de Dieu comme sainct Paul leur ordonne, et que par ce consistoire ne soit en rien dérogué à l’auctorité de la seigneurie ne à la justice ordinaire. Mais que la puissance civile demeure en son entier. Et mesmes où il sera besoing de faire quelque punition ou contraindre les parties, que les ministres avec le consistoire aiant ouy les parties et faict les remonstrances et admonitions telles que bon sera, ayent à raporter au conseil le tout, lequel sur leur relation advisera d’en ordonner et faire jugement selon l’exigence du cas ».

Les Ordonnances comportaient donc le libre exercice ecclésiastique de la discipline jusqu’à l’excommunication inclusivement, les réfractaires et les criminels qu’elle ne parvenait pas à corriger tombant sous le châtiment d’un Magistrat ami de l’Église. Les membres de celle-ci comprenant toutes les personnes baptisées d’un territoire donné, tous étaient soumis à la discipline. La vie chrétienne, d’après la conception de Calvin, dépend, bien plus que d’après Luther, du pouvoir éducatif et répressif de l’Église ; à ce point de vue Calvin appliqua aux congrégations réformées, en le modifiant profondément, un principe caractéristique de l’Église romaine. Toutefois le fondement de cette discipline et la règle de son application résident, non dans la sagesse de l’Église, mais dans la « Parole de Dieu ». Dieu a révélé les règles qui conduisent à conformer toute vie humaine à la norme établie. C’est le devoir à la fois de l’Église et de l’État, l’un collaborant avec l’autre dans sa sphère particulière, de soumettre les hommes à la loi divine. La transgression d’une partie de cette loi, par une erreur doctrinale par exemple, n’est ni plus ni moins détestable que celle d’une autre partie, par une mauvaise conduite. Chacune doit être corrigée, si possible, par l’Église, et quand celle-ci a épuisé son autorité sans résultat, amendée ou punie par l’État.

La quatrième et dernière classe des charges ecclésiastiques énumérées par les Ordonnances était celle des diacres qui comprenait tous ceux qui étaient chargés du soin des pauvres et de plus les quatre « hospitaliers ». Les diacres devaient être élus de la même manière que les anciens. L’hôpital n’existait pas seulement pour les malades, au soin desquels étaient affectés un médecin et un chirurgien, mais comportait aussi un asile pour les vieillards, les veuves indigentes et les orphelins. La mendicité était rigoureusement interdite.

A côté de la rédaction et de la discussion des Ordonnances et de sa tâche pastorale, Calvin était encore obligé de s’occuper d’autres travaux pour l’Église de Genève ; cette activité multiple remplit si bien les derniers mois de l’année 1541, que nous pouvons légitimement ajouter foi à son affirmation qu’il avait travaillé sans répit et que depuis son retour il n’avait pas eu deux heures de libertéi. Il préparait une liturgie révisée, basée sur celle dont il avait fait usage à Strasbourg, mais conformée sur plusieurs points importants — comme on l’a déjà remarqué — aux usages de Genève. Il travaillait à un catéchisme, destiné à remplacer celui de 1537 et à servir à l’instruction des enfants, qui se faisait le dimanche à midi et à laquelle il attachait une grande importance. Il avait beaucoup appris à cet égard pendant son séjour à Strasbourg, et, au lieu de la forme peu pédagogique qu’il avait suivie pendant son premier ministère à Genève, son nouveau catéchisme consistait en une série de questions et de réponses simples et brèves. Envisagé au point de vue moderne, il est beaucoup trop long et trop détaillé et exige pour être bien compris une aptitude théologique que des enfants ne peuvent encore posséder ; il n’en marque pas moins un progrès pour l’enseignement, et quant à sa longueur, il faut tenir compte du fait qu’il n’était pas seulement destiné à être appris, mais encore à servir de manuel pour les explications de la chaire.

i – Lettre de janvier 1542 ; Herminjard, vii, 410.

Deux autres services rendus par Calvin à Genève pendant les mois qui suivirent son retour sont dignes d’être mentionnés, non seulement à cause de leur caractère intrinsèque, mais parce qu’ils montrent quels étaient les rapports du réformateur avec l’administration civile. Le premier concernait une nouvelle codification des lois et de la constitution genevoises. Quinze jours après son retour, mais, autant que nous pouvons le savoir, sans que Calvin s’y fût offert, le Petit Conseil nomma une commission de laïques pour effectuer ce travail.

[Les extraits des Registres du Conseil sont donnés par Cornelius, p. 394, 395 ; la revision qui en résulta se trouve dans H. Fazy, Constitutions de la République de Genève, p. 289 et ss. Voir aussi Roget, Histoire du peuple de Genève, ii, 62-70 ; F. Tissot, Les relations entre l’Église et l’État à Genève au temps de Calvin, Lausanne, 1875, p. 73-75.]

En mai 1542 l’œuvre ainsi entreprise fut confiée au syndic Claude Roset, au Dr Jean Fabri, homme de loi à Evian, et à Calvin. En septembre, Fabri n’étant probablement pas disponible, Calvin et Roset en furent seuls chargés et, pour que le premier eût le loisir nécessaire, il fut exempté par le gouvernement de quelques-unes de ses obligations comme prédicateur. Comme toutes les besognes qu’il entreprenait, celle-ci fut promptement achevée ; le 28 janvier 1543, elle fut en principe approuvée par le Conseil général. Il suffit de l’examiner pour constater que Calvin n’a nullement songé à donner à Genève une nouvelle constitution politique. En réalité il n’y fit aucun changement important. Sans doute les instincts aristocratiques et anti-démagogiques de Calvin se trahissent dans la proposition qu’il fit avec Roset de n’élire chaque année que deux seulement des quatre syndics, les deux autres continuant à siéger. Cette mesure devait évidemment empêcher le retour d’une révolution comme celle qui avait eu lieu en 1538 ; mais le Conseil général, jaloux de ses privilèges, la rejeta. Sans doute le gouvernement genevois fut heureux de se prévaloir alors et plus tard de la compétence juridique de son principal pasteur, mais la remarque que Calvin fit ce travail « en qualité de rédacteur, non à titre de législateurj, » est parfaitement correcte.

j – Roget, Histoire, ii, 68.

Le second service rendu par Calvin concernait les démêlés prolongés et compliqués de Genève avec Berne, qui faillirent amener la guerre pendant l’été de 1540. Pour éviter cette calamité, les points en litige avaient été soumis à des arbitres de Bâle, et quand leur rapport parvint à Genève le Petit Conseil renvoya, le 19 janvier 1542, l’examen à une commission dans laquelle il fit entrer Calvin.

[Voir E. Dunant, Les relations politiques de Genève avec Berne et les Suisses, Genève, 1894, p. 15-184, au sujet des relations de Calvin avec la politique étrangère de Genève ; voir aussi Roget, n, 85-109 : Cornelius, p. 398-414.]

Grâce à l’esprit conciliant de ce dernier, le Petit Conseil, les Soixante et les Deux Cents furent, après de longues négociations, amenés à s’entendre. Malheureusement, à ce moment-là, toute chance d’arrangement fut anéantie par l’opposition et les menaces d’un meneur populaire, François Paquet. On continua à négocier pendant une année, jusqu’à ce qu’en septembre 1543, grâce encore aux efforts pacificateurs de Calvin, tous les Conseils genevois furent gagnés, malgré l’hostilité de Paquet qui n’échappa que par la fuite au châtiment qu’il s’était attiré par sa violente opposition. Même alors l’œuvre n’était pas achevée. Il fallut toute l’influence de Calvin, à Bâle comme à Genève, pour amener un résultat favorable ; enfin, le 3 février 1544, le traité fut conclu et de bonnes relations rétablies entre Genève et sa puissante voisine. Les autorités des deux villes considérèrent cet arrangement, au sujet duquel nous avons dû nous borner à de brèves indications, comme étant, dans une large mesure, dû à la patience, à l’habileté et à la modération de Calvin.

Nous en avons dit assez, toutefois, pour donner une idée de la position que Calvin eut à Genève aussitôt après son retour. De tous ses habitants il était le plus influent. Il était reconnu partout comme son chef religieux, et considéré comme le premier interprète de la « Parole de Dieu » dans une communauté qui entendait régler sa conduite sur elle. Comme tel, et à cause de sa science, de sa compétence juridique et de la haute estime dans laquelle le tenaient les autres chefs de la Réforme, ses opinions étaient prises en grande considération ; le fait que toute sa conduite était inspirée par un seul mobile, qu’il avait une volonté de fer et qu’il poursuivait un but nettement défini, rendait toute opposition difficile. Pourtant il n’occupait aucune situation officielle dans le gouvernement, n’exerçait aucune fonction civile, n’usurpait aucune autorité dans la direction des affaires publiques, bien que son influence y fût incontestable. Dans l’adoption des Ordonnances il fut loin d’obtenir tout ce qu’il désirait. Dans les affaires civiles il n’était qu’un conseiller, non un magistrat. Ce qui fut vrai dans ces premières années continua à caractériser toute son activité à Genève. Mais s’il n’exerçait aucune fonction civile et ne prit aucune part officielle à la direction des affaires publiques, il serait absurde de contester qu’il fût une puissance. Son autorité était celle de l’esprit. C’était la force de l’intelligence, de la persuasion et de la volonté : elle n’en était que plus réelle.

Le système institué par les Ordonnances méritait-il le nom de théocratie ? Cette question a été souvent posée, et l’on y a répondu tantôt par oui, tantôt par non. Si l’on entend par ce terme de théocratie que Calvin voulait soumettre toute la vie des Genevois à la domination d’un clergé et placer les pasteurs à la tête de l’État, la définition est inexacte : Calvin ne voulait pas diminuer l’autorité du gouvernement, et il lui laissa, — ne pouvant d’ailleurs faire autrement, — une grande influence dans les affaires d’Église. Mais si par théocratie on entend que le gouvernement de l’État, aussi bien que celui de l’Église, devait, pour autant que le comporte l’infirmité humaine, réaliser la volonté du législateur divin, l’idéal que Calvin avait conçu pour Genève était bien une théocratie. Sa doctrine impliquait l’existence, dans l’Écriture, d’une règle parfaitement démontrable pour la foi et la vie. Son unique autorité consistait dans ce fait qu’il était l’interprète de cette règle.

[Roget, Histoire du peuple de Genève, ii, 18 ; cf. Choisy, La théocratie à Genève, p. 51. Voir aussi deux études d’A. Roget (1867) et de R. Wipper (1897) sur L’Église et l’État à Genève. Choisy dit fort bien (ibid., p. 55) : « La théocratie calviniste institue le gouvernement de la Bible, document de la loi divine. La religion est ainsi conçue ecclésiastiquement, non comme un principe de vie, mais comme un gouvernement, et l’homme devient le sujet d’un souverain absolu dont la volonté s’exprime par des ordonnances. Pour que celles-ci fussent observées, il fallait un corps qui veillât, comme un tribunal de police, au respect de la loi divine. »]

Ce qui pouvait menacer sa situation, c’est qu’on n’admît pas son principe fondamental de l’autorité scripturaire, ou qu’en l’admettant, on contestât son interprétation ; et qu’en cas de conflit, alors même qu’en théorie la sphère de l’Église était distincte de celle de l’État, le plus fort des-deux — c’est-à-dire l’État — fût amené à soutenir son interprétation par les armes dont il disposait. L’histoire de Genève sous la direction de Calvin sera comme un commentaire de ces divers périls ; mais personne ne peut contester la simplicité et la grandeur de cette conception, bien que sa vérité en tant qu’interprétation de l’Évangile soit plus que douteuse, et son application intégrale à la vie moderne, si individuelle et si complexe, absolument impossible.

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