Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

11.
Luttes et conflits

La facilité relative avec laquelle, malgré les obstacles que nous avons mentionnés, Calvin établit sa constitution ecclésiastique à Genève est sans aucun doute due, pour une large part, à la disparition de plusieurs des hommes les plus influents de la ville, immédiatement avant ou après son retour. Sans parler de la mort de Jean Philippe et de l’effondrement des Artichauts, qui seuls rendirent ce retour possible, le chef Guillermin, Michel Sept, mourut dans l’automne de 1540, alors que Calvin était encore à Strasbourg ; Ami Porral, connu pour ses sentiments religieux, le suivit à deux ans de distance, et, en 1544, le vaillant Claude Pertemps partit à son tour. Ami Perrin, auquel échut après eux la direction des Guillermins, leur était sensiblement inférieur. Les débuts de l’activité de Calvin coïncidèrent donc avec un affaiblissement dans la direction des deux partis genevois.

Ces circonstances rendirent l’introduction de la nouvelle discipline ecclésiastique plus facile qu’elle ne l’aurait été sans elles. Le Consistoire commença son œuvre promptement. Il censura les délinquants sans distinction d’âge ni de personne. Hommes et femmes étaient examinés sur leurs connaissances religieuses, leurs critiques des pasteurs, leur absence aux sermons, leurs pratiques superstitieuses, leurs querelles de famille, ainsi que sur d’autres fautes plus graves D’autres exemples de l’activité du Consistoire, dans les dernières années de Calvin, nous font connaître divers cas de procédures disciplinaires ; ainsi, contre une veuve qui disait le requiescat in pace sur la tombe de son mari ; pour s’être fait dire la bonne aventure par des bohémiennes ; contre un orfèvre qui avait fait un calice ; pour avoir dit que l’arrivée des réfugiés français avait augmenté le prix de la vie et qu’un pasteur avait déclaré que tous ceux qui étaient morts jadis (c’est-à-dire avant la Réforme) étaient damnés ; pour avoir dansé ; pour avoir possédé un exemplaire de la Légende dorée ; contre une femme de 70 ans qui allait épouser un homme de 25 ; contre un barbier pour avoir tonsuré un prêtre ; pour avoir déclaré que le pape était un brave homme ; pour avoir fait du bruit pendant le sermon ; pour avoir ri pendant la prédication ; pour avoir blâmé Genève d’avoir mis à mort des hommes pour leurs opinions religieuses ; pour avoir en sa possession un exemplaire de l’Amadis des Gaules ; ou pour avoir chanté une chanson satirique contre Calvin. Ces exemples sont naturellement pris parmi les plus curieux. La plupart du temps le Consistoire avait affaire à des délits que n’importe quelle époque considérerait comme graves, mais les cas énumérés ci-dessus donnent une idée du soin avec lequel on enquêtait sur les moindres détails de la vie privée des Genevois.

On appelait l’attention du Magistrat sur les fautes les plus scandaleuses découvertes par le Consistoire, et des cas réellement graves, soit de crime, soit d’erreur doctrinale, paraissent avoir été poursuivis directement par la justice sans l’intervention du corps ecclésiastique. Dans leur manière de traiter les accusés, que ceux-ci fussent dénoncés par le Consistoire ou qu’ils tombassent sous le coup de la justice ordinaire, les magistrats se montraient d’une grande sévérité. On employait fréquemment la torture, comme dans la plupart des États européens de cette époque. Il ne semble pas qu’il y ait lieu de prétendre que l’influence de Calvin ait accru la rigueur avec laquelle on avait jusque-là traité certains criminels, — on se rappelle la proposition de torturer Jean Philippe, — et il faut lui savoir gré d’avoir protesté avec succès contre la façon cruelle dont les sentences capitales étaient exécutées. Mais, cela dit, il faut reconnaître aussi que l’esprit de Calvin approuvait l’application intégrale et stricte de la loi et l’aggravation des châtiments infligés aux auteurs de délits contre la chasteté ou autres du même genre. Le nombre total des personnes punies et des cas entraînant une punition augmenta sans aucun doute considérablement grâce à son influence. Entre 1542 et 1546, cinquante-huit personnes furent condamnées à mort et soixante-seize au bannissement ; mais il faut se rappeler que cette période comprend la terrible panique de 1545, attribuant la peste à des manœuvres de sorcellerie et à une conspiration et qui amena trente-quatre exécutions capitales.

[Ces chiffres résultent des recherches de J.-G.-B. Galiffe, Mémoires de l’institut national genevois, 1863, p. 1-116 ; cf. Kampschulte, i, 422-428. Toutefois, les conclusions de ces auteurs ne rendent pas suffisamment justice à Calvin.]

Sans aucun doute le Consistoire, institution nouvelle qui limitait l’autorité du Magistrat, était à la fois la plus impopulaire des mesures réformatrices de Calvin et la plus essentielle à ses propres yeux. En mars 1543 l’hostilité publique se manifesta. Le Conseil des Soixante « resoluz que le Consistoire ne aye nulle juridiction ny puissance de deffendre [la Cène], synon seulement admonester et puys fere relation en Conseil, affin que la seigneurie advise de juger sus les délinquans selon leur démérite. » Cela revenait à retirer au Consistoire le droit d’excommunication et à démolir le système de Calvin sur un point capital. La protestation du réformateur qu’il affronterait l’exil ou la mort, plutôt que de céder, lui valut momentanément la victoire ; mais cette démarche des Soixante présageait d’autres conflits.

Après les difficultés résultant de l’adoption des Ordonnances dans la forme que Calvin désirait, il y eut celles qu’il eut à vaincre du fait de ses collègues dans le ministère, lesquels ne partageaient point ses vues. On ne pouvait s’attendre de la part de Henri de la Mare et de Jacques Bernard qu’à un appui donné de mauvaise grâce. La même chose était vraie d’Aimé Champereau, que les magistrats genevois avaient appelé avant l’arrivée de Calvin. Le réformateur aurait bien aimé pouvoir s’adjoindre Farel et Viret, mais, bien que Viret obtînt des autorités bernoises la permission d’aller à Genève pour quelques mois et aidât grandement Calvin après son retour, il n’était pas possible d’attirer et de retenir d’une manière durable les deux amis de Calvin. Les droits qu’avaient sur eux Neuchâtel et Lausanne et l’importance de ces deux postes pour la cause générale constituaient des obstacles insurmontables. Calvin parvint toutefois peu à peu à modifier la composition du corps pastoral genevois ; mais, si les hommes de valeur, les pasteurs vraiment qualifiés étaient rares, ceux qui étaient animés d’un zèle aussi ardent que le sien l’étaient encore davantage. Le nombre de ses disciples spirituels ne devait s’accroître que plus tard, lorsqu’il eut formé des caractères à son école. Au début de 1542, Bernard échangea volontiers son poste en ville contre un autre situé dans la banlieue. Un changement analogue déplaça Henri de la Mare en avril 1543. Sur ces entrefaites, quatre Français, plus ou moins capables et inégalement appréciés par Calvin, Philippe de l’Église, Pierre Blanchet, Matthieu de Geneston et Louis Treppereau furent admis dans le corps pastoral genevois. Blanchet ne tarda pas à mourir, au milieu de circonstances qui, comme on le verra, témoignèrent de son courage et de sa fidélité pastorale ; de l’Église et Treppereau passèrent à la campagne en 1544, tandis que Geneston fut retenu par Calvin. Deux autres pasteurs, l’un et l’autre Français et dont les opinions se rapprochaient de celles de Calvin, furent alors agrégés, savoir Abel Poupin en avril 1543 et Jean Perron en mars 1544. Grâce à ces changements successifs Calvin était entouré, au moment de l’arrivée de Ferron, de collaborateurs plutôt sympathiques ; mais les anciens Genevois pouvaient à bon droit regarder ces ministres étrangers, qui apparaissaient et disparaissaient si rapidement, comme un élément factice introduit du dehors dans leur existence ; il faut pourtant ajouter que dans chaque cas particulier c’était avec la sanction officielle du gouvernement. L’autorité la plus stable et la plus puissante était celle de Calvin lui-même.

Ces pasteurs n’étaient d’ailleurs pas toujours à la hauteur de ce que Calvin en attendait et ne jouissaient pas non plus dans la communauté d’une considération sans réserve. La peste, dont nous avons déjà mentionné les ravages à Strasbourg, atteignit Genève dans l’automne de 1542. Blanchet offrit courageusement ses services à l’hôpital, où le Magistrat demandait un pasteur ; mais la répugnance que ses collègues montrèrent fut telle que, Calvin comprit, non sans appréhension, que si Blanchet succombait, il serait obligé de prendre lui-même sa place pour ne pas laisser les membres du troupeau sans consolation dans leur détresse. On ne tarda pas à en avoir la preuve. Le fléau reparut en avril 1543, et, avant la fin du mois, le Petit Conseil demanda aux pasteurs d’envoyer l’un des leurs à l’hôpital. Ils reculèrent. On rapporta au Conseil que quelques-uns « hont diest que plus tout… il voudroyent estre aux dyables ». Sébastien Castellion, alors à la tête de l’école et dont il sera question plus loin, se présenta ; mais pour quelque raison, peut-être parce qu’on ne voulait pas se priver de ses services à l’école, il n’y fut finalement pas envoyé ; et Blanchet se chargea derechef de cette tâche pour y succomber moins de trois semaines plus tard.

Le Petit Conseil ordonna aux pasteurs de choisir son successeur, en exceptant Calvin « pour ce que l’on en a faulte pour l’église » ; mais cinq jours plus tard les pasteurs « hont comparus en Conseyl » et « hont confessé… qu’il est de leur office, mes Dieu encore ne leur a donné la grâce de havoyer la force et constance pour aile audit hospital ». Ils présentèrent à leur place un réfugié français, un laïque, Simon Moreau, qui prit la charge, mais fut accusé de mauvaise conduite pendant qu’il s’en acquittait On ne peut, dans tous les cas, considérer l’attitude de Calvin dans ces circonstances comme entachée de couardise. Lorsqu’après son bannissement de Genève, en 1538, il était à Bâle, il, avait visité le neveu de Farel qui mourait de cette même terrible maladie. Il avait une haute idée du devoir pastoral et il se peut que Bèze ait raison d’affirmer que c’est au regret de Calvin qu’il fut exempté alors de ce service, bien qu’aucun document contemporain ne confirme cette assertion. L’interprétation la plus naturelle est que Calvin estimait, comme le Petit Conseil, que sa vie était trop précieuse à la cité pour être mise en péril. Cette appréciation était certainement raisonnable ; si elle n’avait rien de chevaleresque, on peut dire du moins qu’elle était inspirée par la sagesse. Du moment que l’organisation et la discipline de l’Église de Genève étaient l’œuvre de Dieu — et Calvin le croyait fermement — il s’en suivait que celui dont tout dépendait ne devait pas être exposé au danger. Mais cet incident montre jusqu’à quel point l’ensemble de son œuvre l’emportait à ses yeux sur le sentiment de sa responsabilité à l’égard des âmes individuelles qui lui étaient confiées. Il se considérait plutôt comme le général qui dirige le combat que comme le pasteur des brebis souffrantes.

La peste eut des suites lamentables lorsqu’en 1545 la rumeur populaire, l’attribuant à une conspiration et à des maléfices, provoqua une série de tortures et d’exécutions capitales. Calvin ne devançait pas son temps ; il croyait à la réalité de ces allégationsa ; mais nous avons déjà mentionné ses efforts en vue d’atténuer la cruauté des supplices.

aRegistres du Conseil, xl, 42, 60 ; Opera, xxi, 348, 349 ; Calvin à Myconius, ibid., xii, 55.

Malheureusement, pendant que ces faits déplorables se passaient, une divergence d’opinions, engageant la conscience des deux parties, entraîna Calvin dans une dispute qui priva Genève d’un homme qui avait fait preuve de courage en présence de la lâcheté de la plupart de ses collègues, Sébastien Castellion. Plus jeune que Calvin de six années, Castellion, Savoyard d’origine, s’était élevé d’une condition très humble jusqu’à un rang distingué dans le milieu humaniste de Lyon, s’était enfui à Strasbourg à cause de ses sympathies pour la Réforme et y avait, pendant un court espace de temps, partagé la demeure de Calvinb. Impétueux, et ayant une haute opinion de sa science, il était courageux et bon. Sur la recommandation de Farel il était devenu un des régents de l’école de Genève, le 20 juin 1541, trois mois à peu près avant le retour de Calvin. Il était naturel que ce dernier préférât la réinstallation de son vieil ami Mathurin Cordier dans la charge de principal qu’il avait occupée avant son bannissement ; mais quand il fut démontré qu’il était impossible de l’enlever à Neuchâtel où il s’était établi, la place fut définitivement donnée à Castellion en avril 1542, à la condition qu’il aurait deux aides et prêcherait à Vandœuvresc. C’était un moment de grande gêne à Genève, et son traitement était très inférieur à ses besoins. Cette considération, jointe à d’autres et à un véritable désir d’exercer le ministère, lui fit faire la proposition d’échanger sa place contre celle de pasteur en titre. Le Petit Conseil l’approuva, le 17 décembre 1543 ; mais Calvin s’y opposa parce que, lors de son examen par la Vénérable Compagnie, Castellion avait contesté l’inspiration du Cantique des Cantiques, considérant cet écrit comme un témoignage du caractère peu recommandable du roi Salomon, et avait aussi critiqué l’interprétation, courante à Genève, de la phrase du symbole des Apôtres, « il descendit aux enfers », représentée comme signifiant que sur la croix Christ souffrit à notre place les peines de l’enfer. Ces raisons déterminèrent Calvin à déclarer au Petit Conseil que Castellion ne devait pas être admis au saint ministère.

b – La meilleure biographie de Castellion est celle, déjà citée, de Buisson ; voir aussi R. Stæhelin, dans la Realencyclopädie de Hauck, iii, 750 ; Cornelius, p. 438-445 ; Choisy, p. 63-76.

cRegistres du Conseil, xxxv, 543 ; Opera, xxi, 294. Vandœuvres est un village à cinq kilomètres de Genève, sur la rive gauche du lac.

Aux yeux de Calvin, le point capital c’était que Castellion rejetait un écrit faisant partie du canon de l’Ancien Testament. Il est facile de comprendre cette attitude. Pour le réformateur l’Écriture sainte était la pierre angulaire de la foi et de la vie. Le Saint-Esprit y parlait avec une autorité incontestable. A son point de vue on ne pouvait s’opposer à la papauté et édifier une communauté chrétienne qu’en se plaçant sur le terrain d’une soumission sans réserve à toute l’Écriture considérée comme la « Parole de Dieu » et à elle seule. A une époque où aucune idée d’un progrès dans la révélation ou d’une modification extérieure de la vérité divine par ses interprètes humains n’était encore admise, l’attitude de Castellion paraissait extrêmement dangereuse. Elle pouvait mener à la destruction de l’autorité de toute l’Écriture ; et que resterait-il dès lors du fondement évangélique ? Les pasteurs genevois, toutefois, grâce à Calvin, traitèrent Castellion avec ce que l’on pouvait appeler alors de la modération. Lorsqu’il exprima l’intention de se retirer à Bâle, ils lui donnèrent un certificat signé par Calvin, exposant franchement l’objet du litige, mais attestant aussi :

« Qu’il a volontairement résigné ses fonctions de directeur du collège ; ces fonctions il les avait remplies de telle sorte que nous le jugions digne du saint ministère. S’il n’a pas été admis, ce n’est pas une tache quelconque dans sa vie, ce n’est pas quelque doctrine impie sur un point capital de la foi qui s’y est opposé, c’est uniquement la cause que nous venons d’exposer. »

Castellion sentait, tout naturellement, que Calvin avait dressé la seule barrière qui s’opposait à la réalisation de ses espérances. Il se plaignit à Viret de ce que Calvin ne l’eût jamais admonesté qu’avec « aigreur et des reprochesd » et, sans aucun doute, en y réfléchissant, son antipathie devint de l’hostilité à l’égard de tout le corps pastoral genevois. Lors de la Congrégation habituelle, le 30 mai 1544, il établit une comparaison peu flatteuse entre la conduite de ses collègues et celle de l’apôtre Paul telle qu’elle ressort du sixième chapitre de 2Corinthiens. On sentait dans ses paroles toute l’amertume d’un homme désappointé. Calvin les rapporta au Petit Conseil, lequel entendit tout au long « ambes parties », et le 12 juin, « démit » Castellion du modeste poste qu’il occupait à Vandœuvres, « jusques à la bone volonté de la Seigneurie ». Il quitta Genève aussitôt pour Bâle où il vécut dans une misère extrême ; et les expériences douloureuses qu’il avait faites à Genève créèrent entre lui et Calvin une hostilité qui dura pendant toute leur vie. La contrainte en matière de foi et son application au cas particulier de Servet provoquèrent de la part de Castellion une opposition aussi capable que virile, mais qui malheureusement n’était pas encore comprise à cette époque.

d – C’est ce que Viret écrit à Calvin le 16 février 1544, en lui recommandant de traiter Castellion avec des égards ; Herminjard, ix, 164.

D’une manière générale, pourtant, la position de Calvin à Genève s’affermissait. Il avait réussi, vers l’automne de 1545, à compléter la transformation du pastorat de la ville. Nicolas des Gallars et Michel Cop, ce dernier frère de l’ex-recteur de l’université de Paris, tous deux cordialement dévoués à Calvin, lui furent adjoints en 1544 et 1545, Au cours de cette dernière année la place devenue vacante par le décès de Geneston fut occupée par Raymond Chauvet. Champereau, le seul représentant de ceux que Calvin avait trouvés lors de son retour, fut transféré à la campagne en juillet 1545. Ainsi le corps des pasteurs genevois devint à peu près homogène ; Calvin en était l’esprit dirigeant. Cet accroissement de forces lui permit de poursuivre, à partir de 1545, une application plus stricte de la discipline, surtout aux questions de mœurs. Le Consistoire fut exhorté à les surveiller de plus près et le zèle du Magistrat stimulé. Après avoir été punis par l’autorité civile, ceux qui étaient coupables de mauvaise conduite devaient être cités devant le Consistoire pour y être censurés, mesure que beaucoup considéraient comme une humiliation additionnelle et inutile. Aux yeux de Calvin c’était la démonstration du pouvoir disciplinaire de l’Église.

Bien que, jusque-là, il eût d’une manière générale réussi dans son œuvre, il est évident qu’il y avait à Genève de nombreux germes d’opposition et qu’ils avaient été fortifiés par les résultats de la paix conclue avec Berne en février 1544, paix due pour une part si honorable aux efforts du réformateur. En conséquence, les survivants des Artichauts et leurs amis étaient revenus grossir les rangs de ceux qui étaient hostiles à la constitution ecclésiastique de Calvin. Cette opposition se composait d’éléments divers. Les uns étaient simplement les représentants des vieilles familles genevoises, nullement hostiles à la Réforme, mais mal disposés à l’égard des règles strictes que Calvin avait imposées, et qui le regardaient volontiers lui, ses collègues et les réfugiés qu’il avait attirés à Genève, comme autant d’intrus dans une ville qui n’avait conquis l’indépendance que pour subir le joug spirituel d’étrangers. D’autres étaient opposés à n’importe quelle discipline, ecclésiastique ou civile, restreignant la liberté de vivre et d’user des distractions variées pour lesquelles Genève était réputée. Ce n’était pas pour se voir contraindre à entendre des sermons et à être réprimandés par le Consistoire qu’ils avaient secoué le joug de la Savoie et résisté à Berne. Mais ni les uns ni les autres ne virent surgir parmi eux un homme réellement qualifié pour prendre la direction du mouvement, et c’est à cette incapacité de l’opposition, en face de la volonté de fer de Calvin, bien plutôt qu’à son infériorité numérique, qu’il faut attribuer les succès remportés par ce dernier dans les conflits de 1546 à 1555.

Nombre d’écrivains ont attribué les traits essentiels de cette opposition, dont nous venons d’indiquer les causes principales, à l’influence qu’aurait exercée à Genève le Libertinisme religieux ; c’est presque devenu une tradition calviniste de faire dériver de cette source l’hostilité au réformateur Qu’était-ce donc que ces Libertins, ou ces « Spirituels », comme ils préféraient s’appeler ? C’était une secte panthéiste et antinomienne, qui devait son origine aux prédications d’un certain Coppin de Lille, vers 1529, et qui vers 1545 était très répandue en France ; ses partisans y furent un moment protégés par Marguerite d’Angoulême, bien qu’il ne soit pas prouvé qu’elle partageât leurs vues.

[Voy. Henry, ii, 398-446 ; E. Stæhelin, Johannes Calvin, 1863, i, 383 ; Schaff, vii, 498-501 ; R. Stæhelin dans la Realencyclopädie de Hauck, iii, 669. — On peut aujourd’hui se faire une opinion complète sur les Libertins spirituels français. Tous ceux de leurs écrits qui ont été retrouvés ont été analysés par M. G. Jaujard, Essai sur les Libertins spirituels de Genève d’après de nouveaux documents, Paris, 1890.]

Calvin avait rencontré deux de leurs principaux représentants, un fanatique nommé Quintin, à Paris, peu après qu’il eut lui-même embrassé la Réforme, et un ancien prêtre, Antoine Pocquet, à Genève, probablement en 1542. D’après eux tout n’était qu’une manifestation de l’Esprit : tout était Dieu. Rien ne pouvait être essentiellement mauvais, et la distinction commune entre le bien et le mal était sans fondement, puisque l’un et l’autre étaient l’œuvre de Dieu. Il était difficile d’imaginer quelque chose de plus contraire à l’idéal moral de Calvin. Au début de 1545, il écrivit contre ceux qui partageaient ces vues un de ses traités les plus vigoureux et les plus incisifs, celui qui est intitulé : Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins qui se nomment Spirituels, traité qui déplut fort à Marguerite, mais semble avoir beaucoup contribué à empêcher ces opinions de se répandre en France. Or, ni dans ce traité, ni dans ses lettres de cette époque ou de celle qui suivit, Calvin ne semble considérer ces « Spirituels » comme dangereux à Genève. Il écrit à Marguerite d’Angoulême que c’est le mal qu’ils ont fait aux Pays-Bas, dans l’Artois et le Hainaut, qui l’a décidé à les combattre. Bien qu’il parle du séjour de Pocquet à Genève et de la tentative qu’avait faite ce dernier d’obtenir l’approbation de Calvin, les traits caractéristiques de l’enseignement « spirituel » qu’il cite dans son écrit se rapportent à Quintin et à son séjour à Paris. Il est vrai que quelques faits contemporains démontrent l’existence à Genève d’opinions et de pratiques qui rappellent fortement les « Spirituels » ; il y en avait sans doute çà et là quelques-uns dans la ville ; mais ce serait exagérer leur importance que de leur attribuer un rôle considérable dans l’opposition à Calvin. Ils ne formaient pas un parti.

[Opera, vii, 160, 163, 185. Calvin dit du séjour de Poquet à Genève qu’il avait « dissimulé sa méchante doctrine », et ne donne pas l’impression d’une action efficace exercée par ce « Spirituel ». Exemple de cas rappelant le comportement des « Spirituels » : Benoîte Ameaux, femme de Pierre Ameaux, dont le procès en divorce, intenté par son mari entre janvier 1544 et juin 1545, tombe sur cette époque. Voy. Henryr ii, 412 ; J.-G.-B. Galiffe, Mém. de l’Inst. nat. genevois, 1863, p. 14 ; Kampschulte, ii, 19. Les opinions de Gruet ne paraissent pas avoir été celles des « Spirituels » sur des points importants comme Christ et Dieu. Comp. le rapport de Calvin sur le livre de Gruet, Henry, ii, appendice, p. 120-122, et la relation de Calvin sur les « Spirituels », Opera, vii, 178-181, 198-200. Le sujet des « Spirituels » est bien exposé par Kampschulte, ii, 13-19 (paru en 1899). Il montre au surplus que l’application du sobriquet de « Libertins » au parti politiquement opposé à Calvin ne remonte pas jusqu’à l’époque du réformateur.]

Le premier conflit notable de Calvin avec les éléments hostiles eut lieu au début de 1546. Pierre Ameaux était un membre du Petit Conseil, bien que n’appartenant pas à une des principales familles de Genève. La profession de fabricant de cartes à jouer, exercée par ses ascendants, avait été interdite par la nouvelle discipline ; il semble avoir été aigri par le long procès qu’il dut intenter pour divorcer d’avec la femme indigne qu’il avait épousée, et il avait été lié avec les pasteurs de la Mare et de l’Église, dont les sentiments pour Calvin n’étaient alors rien moins qu’amicaux. Le 26 janvier 1545, après un souper agrémenté de copieuses libations, Ameaux avait exprimé son antipathie pour Calvin, « meschant homme et n’estant que un picard et preschant faulce doctrine ». Il accusa aussi ses collègues du Conseil de se soumettre inconsidérément au réformateur et affirma que bientôt les étrangers seraient les maîtres de la ville. C’étaient là les propos d’un homme aigri, émis en quelque sorte confidentiellement ; mais un des assistants les rapporta aussitôt au Petit Conseil et Ameaux fut « constitué prisonnier ». Calvin vit dans cette attaque plus qu’une offense personnelle : il y vit une atteinte à son autorité comme interprète de la parole de Dieu et par conséquent une insulte à l’« honneur du Christ », dont il se sentait le serviteur. Nous avons ici un échantillon de l’identification de sa cause personnelle avec celle de Dieu, d’où dérivait une grande partie de la puissance de Calvin et aussi de sa sévérité. Le procès traîna en longueur. Le Petit Conseil était divisé et un assez grand nombre de ses membres inclinaient à n’infliger au coupable qu’une punition légère. Les Deux Cents furent convoqués, et après une discussion orageuse, il fut décidé, le 2 mars, qu’Ameaux comparaîtrait devant le Conseil en présence de Calvin et demanderait à genoux « mercy à Dieu et à la justice et audit Calvin ». Aux yeux de ce dernier cela ne suffisait pas. Il déclara qu’il n’accepterait pas l’invitation du Conseil d’assister à sa séance et ne remonterait pas en chaire « jusques il soyt esté faicte réparation et justice pactante à cause du blasme du nom de Dieu ». A la tête du Consistoire il se présenta devant le Petit Conseil, les Soixante et les Deux Cents, et demanda un châtiment proportionné à la faute. En conséquence, les Deux Cents retirèrent leur sentence modérée et ordonnèrent au Petit Conseil de reprendre toute l’affaire. Malgré des troubles populaires dans le quartier de Saint-Gervais où habitait Ameaux, celui-ci fut condamné, le 8 avril, « a debvoyer fere le tour à la ville en chemise, teste nue, une torche allumée en sa main et dempuy devant le tribunal venyr crie mercy à Dieu et à la justice les genoulx à terre, confessant avoyer mal parlé, le condamnant aussy à tous despens et que la sentence soyt proféré publiquement ».

Calvin s’imaginait avoir obtenu un triomphe signalé pour la cause de l’Évangile. Un membre du gouvernement, siégeant dans le Petit Conseil, l’avait critiqué dans l’exercice de sa charge et avait dû expier ce forfait par un châtiment humiliant. Et ce n’était pas tout. Henri de la Mare s’étant permis d’exprimer son dissentiment à l’égard des méthodes de Calvin, il fut emprisonné par ordre du Petit Conseil, le 17 mars, et finalement déposé de la charge de pasteur qu’il occupait à la campagne. Toutefois, l’avenir ne laissait pas d’être menaçant.

On a déjà remarqué qu’en conséquence de la réorganisation du pastorat urbain en un corps sympathique à Calvin, l’activité du Consistoire augmenta en 1545. Les cas disciplinaires furent plus fréquents et en général sanctionnés par l’autorité civile. C’est à l’initiative des pasteurs, — bien que l’autorité civile dût être chargée de les appliquer, — que sont dus les curieux règlements d’avril et mai 1546, concernant les auberges.

Celles-ci furent remplacées par cinq « abbayes », sortes d’institutions de récréation dirigées dans un esprit religieux. On n’y donnait ni aliment ni boisson à l’hôte qui refusait de dire le bénédicité ; la Bible devait être à portée de la main ; les jurons et les conversations indécentes devaient être sévèrement réprimés. Quelque méritoire que fût l’entreprise, elle échoua naturellement, et, avant la fin de juin, ces nouveaux règlements furent rapportés comme inexécutables.

Cependant, quelques-uns des collègues de Calvin le dépassaient en intensité de zèle disciplinaire. Assez souvent ses procédés étaient plus modérés que les leurs. En voici un exemple, datant du printemps et de l’été de 1546. Les « moralités », ces représentations si populaires au moyen âge, continuaient à être en faveur. A la requête de quelques-uns de ses paroissiens, Abel Poupin, l’un des pasteurs, avait dramatisé les Actes des Apôtres ; mais, bien que Calvin ne le désapprouvât pas, il en fut autrement du bouillant Michel Cop qui, au sein de la Vénérable Compagnie, s’opposa à cette représentation et obligea ce corps à protester contre elle, au nom des pasteurs, auprès du Petit Conseil. Celui-ci engagea Poupin à continuer et recommanda aux pasteurs de ne pas « se mêler de politique ». Cop, incapable de se contenir, porta ses accusations en chaire, ce qui faillit provoquer une émeute. Calvin fit tout ce qu’il put pour la calmer ; mais Cop ayant été cité devant le Petit Conseil, Calvin défendit le droit des pasteurs à exprimer librement leur opinion ; il le fit toutefois avec tant de modération et d’habileté que l’affaire fut arrangée en ce sens qu’après que la représentation critiquée eut été donnée, on « ordonna que telles hystoires soyent suspendues jusques l’on voye le temps plus propre ». Evidemment, Calvin devait trouver sa situation vis-à-vis du public rendue plus difficile par le zèle intempestif d’un collègue qu’il n’approuvait pas, mais qu’il ne pouvait complètement désavouer.

Son attitude ne fut pas aussi conciliante dans la discussion sur les noms de baptême, qui fut soulevée un mois après la clôture de la controverse que nous venons de résumer. Entraîné sans doute par l’initiative des pasteurs, le Petit Conseil, le 27 août 1546, interdit l’emploi du nom très répandu de Claude, lequel paraissait constituer une marque de respect idolâtre pour un saint jadis très honoré sur le territoire genevois. Cette interdiction fut provoquée par le refus d’Ami Chappuis de permettre au pasteur de remplacer, au baptême de son fils, ce nom suspect par celui d’Abraham. Deux mois plus tard, un refus analogue du prédicateur de Saint-Gervais de donner les noms d’Aimé ou de Martin provoqua les protestations bruyantes d’une partie des paroissiens. Calvin, sur la proposition qu’il en fit lui-même avec ses collègues, fut chargé par le Petit Conseil de dresser la liste des noms qu’il fallait prohiber. De là un édit sur les noms de baptême, lequel eut force de loi à partir du 22 novembre de cette année. On peut assurément justifier l’interdiction de noms tels que Sépulcre, Croix, Pentecôte, Dimanche, ainsi que de celui de Jésus ; mais il s’en faut que tous les noms interdits rentrent dans ces deux catégories. A nos yeux, il y avait là une atteinte arbitraire portée à la liberté individuelle.

A tout prendre, l’année 1546 marqua un succès décisif dans l’effort de Calvin pour imposer à Genève ce qu’il considérait comme la discipline évangélique, et il dut éprouver de la satisfaction à voir le Petit Conseil admettre à la bourgeoisie, le 3 août, son frère Antoine, « gratis, en contemplacion que monsr Jehan Calvin, ministre de Genève, prend grand poienne à l’avancement de la parolle de Dieu et à maintenir l’honneur de l’a Citée ». Mais il ne se faisait pas d’illusions sur l’importance grandissante de l’opposition ni sur le caractère précaire et incomplet de son œuvre. Dans une certaine mesure sa faiblesse était une conséquence directe de sa force. Depuis son retour et malgré un arrêt momentané causé par les ravages de la peste, les réfugiés accouraient à Genève de tous les pays où les défenseurs de la cause de l’Évangile étaient persécutés. La très grande majorité de ces fugitifs étaient français. La plupart d’entre eux étaient des hommes de caractère et de talent ; plusieurs étaient riches. C’est au milieu d’eux que tous les pasteurs de la ville avaient été pris. Les réfugiés remplissaient les maisons qu’avaient vidées les bannissements et les exils volontaires à la suite des longues querelles de partis ; ils fondaient la prospérité commerciale de la cité. C’était pour la population un accroissement important en quantité et en qualité ; mais c’étaient des étrangers. Les vieux Genevois étaient jaloux de l’influence de ces nouveaux venus, et ce sentiment se reportait tout naturellement sur la constitution ecclésiastique et, par-dessus tout, sur l’activité disciplinaire du Consistoire, qui apparaissait à ces opposants comme le joug principal que les immigrants dirigés par Calvin avaient imposé à la ville.

e – A. Covelle, Le livre des bourgeois de l’ancienne Genève, p. 226 ; Opera, xxi, 385.

Parmi ceux qui critiquaient le Consistoire on distinguait au premier rang un Genevois riche et auquel ses relations de famille donnaient de l’influence, François Favre, dont la fille Françoise, rétive à toute discipline, était l’épouse d’Ami Perrin ; celui-ci — on se le rappelle avait joué un rôle prépondérant parmi les Guillermins, pour amener le retour de Calvin. François et son fils Gaspard étaient d’une conduite plutôt légère, et, grâce au caractère plus strict pris dès 1545 par la discipline consistoriale, leurs faits et gestes, sur lesquels leur situation attirait l’attention, vinrent promptement à la connaissance de l’autorité ecclésiastique. En février et mars 1546, ils furent cités, en effet, devant le Consistoire, mais là ils critiquèrent et rejetèrent autant que possible son autorité comme étant « une aultre juridition dessus la justice de Genève ». Cependant, si l’on voulait que le gouvernement ecclésiastique fût efficace, il s’agissait nécessairement d’appliquer les mesures indistinctement aux grands et aux petits. Un nouveau problème ne tarda pas à surgir. Le 21 mars 1546, Antoine Lect célébrait le mariage de sa fille avec Claude Philippe, fils du chef des Artichauts, qui avait été exécuté. Les hôtes, parmi lesquels se trouvaient Ami Perrin, sa femme et le syndic Amblard Corne, alors président du Consistoire, se permirent de danser, contrairement aux ordonnances en vigueur. Le Consistoire procéda disciplinairement contre les délinquants ; ceux-ci furent renvoyés devant le Petit Conseil et les danseurs furent emprisonnés. Après l’expiration de la peine assez courte qui leur fut infligée, ils furent cités en Consistoire pour y être admonestés. Corne, qui avait à cœur l’intérêt religieux de la ville, obéit volontiers, mais Perrin tarda plus d’un mois à comparaître, sa femme gardant une attitude provocante pendant toute la procédure.

[Opera, xxi, 376-381 ; Calvin à Viret et Farel, ibid., xii, 334 ; Cornelius, p. 473. Lors de sa première comparution, Françoise, à la langue acérée, cria à Calvin : « Méchant homme, tu veux boire le sang de notre famille, mais tu quitteras Genève avant nous ».]

Momentanément, Perrin se soumit ; mais au fond de son cœur il était devenu l’adversaire de Calvin, et, à partir de ce moment, il fut, plus même que les Favre, la force vive de l’opposition. Vaniteux et personnel, il n’avait pas en lui l’étoffe nécessaire pour constituer un centre de ralliement moralement fort, mais il était assez puissant pour créer de nombreuses difficultés à Calvin, et s’il avait eu plus de valeur morale, il aurait pu gagner la bataille. A ce moment intervint la victoire du réformateur dans l’affaire d’Ameaux : elle enlevait, pour le moment, toute chance de succès à l’opposition, et pendant l’été de 1546, l’autorité de Calvin parut assez assurée. Gaspard Favre ayant manifesté son dédain en jouant aux boules dans un jardin pendant le culte, fut cité en Consistoire le 27 juin ; il répondit à Calvin avec tant d’impétuosité que ce dernier, emporté comme on le sait, quitta la salle aussitôt. Le Consistoire obtint du Petit Conseil que Favre fût mis en prison pour les divers délits qu’on lui imputait.

Au début de 1547, toutefois, il y eut un changement défavorable à Calvin. Les élections de février donnèrent la majorité à ses adversaires. Immédiatement avant qu’elles eussent lieu, le 24 janvier 1547, François Favre avait finalement été puni par l’autorité civile, pour ses transgressions du septième commandement, et à l’expiration de sa peine avait été cité en Consistoire pour être admonesté. La guerre se poursuivait entre Charles Quint et les protestants allemands, et Calvin avait été envoyé au nord de la Suisse pour en constater la direction et le danger éventuel, de sorte que l’admonestation fut faite au nom du Consistoire par un des pasteurs les plus sévères, Abel Poupin. Favre « tout emflambé… se tourne vers les ministres et leur dist avec grande indignation et fierté… je ne vous cognois point… Ils luy dirent que… ne eulx aussi ne le cognoissoient point pour brebis du troppeau de Jésus-Christ, mais le tenoient pour un chien et excommunié de l’esglise ». Ce fut une scène de violentes récriminations. Au retour de Calvin, cette « rébellion » fut rapportée à l’autorité civile qui, malgré le résultat des récentes élections, ordonna à Favre de témoigner sa déférence au Consistoire. Il ne se présenta pas, mais sa fille, femme de Perrin, et son fils Gaspard comparurent à sa place en protestant hautement contre le traitement que les pasteurs avaient fait subir à leur père, et insistèrent pour que le litige fût porté par devers le Petit Conseil. Le 7 mars, accompagnée de son mari, la fille de Favre renouvela sa requête devant l’autorité civile. Perrin s’était ainsi publiquement mis du côté de l’opposition. Il s’agissait de savoir si des coupables, déjà punis par le gouvernement, devaient encore subir la discipline du Consistoire. Personne ne contestait le rôle de l’autorité judiciaire ; mais qu’une censure ecclésiastique vînt s’ajouter à l’emprisonnement civil, c’est ce qui paraissait excessif à Favre et à Perrin. Leur hostilité est très compréhensible. En un sens c’était infliger un double châtiment. Or, pour Calvin, le maintien de toute la constitution ecclésiastique semblait lié à celui de ce pouvoir consistorial. Le Petit Conseil était divisé. Il semblait disposé à admettre que la citation en Consistoire dépendît du bon plaisir de l’autorité civile ; mais la ferme attitude des pasteurs, groupés autour de Calvin, réussit à faire prévaloir un moyen terme. Le 29 mars, le Conseil décida que les révoltés et les obstinés, après avoir été punis par les tribunaux, seraient envoyés au Consistoire, mais qu’il n’en serait pas de même des repentants. A tout prendre Calvin avait maintenu ses positions dans une lutte difficile. En fait, le pouvoir consistorial demeurait intact, bien que Calvin ne pût compter sur un appui cordial de la part du Petit Conseil.

Mais un nouveau péril le menaçait, celui d’une manifestation populaire. Perrin, se rendant compte qu’en réalité Calvin n’avait pas cédé devant le Petit Conseil, résolut d’exploiter les relations que sa situation de capitaine général de la ville rendait faciles entre lui et les arquebusiers, dont les exercices de tir étaient considérés comme une fête populaire. On ne sait exactement jusqu’où il se proposait d’aller ; mais il projetait évidemment une démonstration destinée à modifier la police disciplinaire que Calvin maintenait dans l’État et dans l’Église. Les « chausses chapples » (découpées aux genoux) étaient très admirées par les jeunes Genevois, mais avaient été interdites par le gouvernement comme un article de luxe répréhensible. Le 9 mai 1547, Perrin demanda au Petit Conseil de permettre le « papaguex » du tir à l’arquebuse. L’autorité y consentit aussitôt, mais renouvela du même coup l’interdiction du port du vêtement prohibé. Le moyen de soulever le sentiment populaire contre les défenseurs de la discipline dans le Petit Conseil était tout trouvé. Les arquebusiers demandèrent l’autorisation de pouvoir porter ces « chausses chapples » du moins le jour du « papaguex ». Les circonstances étaient si graves que le Petit Conseil convoqua les Deux Cents pour le 25, veille de la fête. Si Perrin réussissait, il comptait évidemment pousser la chose beaucoup plus loin. Mais devant les Deux Cents l’habileté persuasive de Calvin opposa à ses adversaires une barrière insurmontable. Dans une harangue très forte il admit qu’en lui-même le port des « chausses chapples » était de peu d’importance ; mais ce qui était sérieux, c’était d’ouvrir la porte aux abus. Ce serait là le résultat qu’amènerait à coup sûr l’abrogation d’une interdiction récemment renouvelée. Cela conduirait au mépris de Dieu et du gouvernement. Les Deux Cents se rangèrent à cet avis et Perrin reconnut sa défaite en partant aussitôt pour Berne. Comme Calvin l’écrivit à Viret, Perrin avait découvert que le peuple était du côté des réformateurs bien plus qu’il ne se l’était imaginéf.

fOpera, xii, 531, 532. Sur toute l’affaire, voir Roget, ii, 275-284, et Cornelius, p. 497-501.

Le réformateur avait donc momentanément échappé au péril de voir son système renversé par le gouvernement ou par une démonstration populaire, mais il était loin de se sentir en sécurité. Bien que vaincu, Perrin eut assez d’influence pour se faire envoyer, en juin, en ambassade officielle à la cour de France afin de féliciter le nouveau roi, Henri II. Son ami Pierre Vandel continuait à faire de l’opposition dans la ville. Bien que François Favre jugeât opportun de se retirer dans ses propriétés, sa fille, la femme de Perrin, brava une fois de plus la discipline ecclésiastique en dansant ; après une entrevue assez chaude avec le Consistoire, au cours de laquelle elle insulta Abel Poupin qui avait naguère appelé son père un chien, le Petit Conseil donna l’ordre, le 24 juin, de la mettre en prison, châtiment auquel elle échappa par la fuite. Trois jours plus tard, on trouva affiché à la chaire de Saint-Pierre un placard menaçant, dirigé surtout contre Poupin, mais englobant tout le corps pastoral dans cette déclaration « … Quand on a trop enduré, on se venge ». On soupçonna aussitôt Jacques Gruet qui, le matin même, avait déjeuné avec François Favre. Gruet était un homme non dépourvu de culture, qui aimait à se servir de sa plume pour son amusement personnel, sans viser toutefois le public, et qui était au fond un « libre penseur » dans le sens actuel du mot, et aussi un homme de moralité relâchée. Arrêté, il confessa, sous la menace de la torture, qu’il était l’auteur du « billet ». Mais une perquisition dans son domicile révéla des documents encore plus compromettants au point de vue de cette époque. Parmi ses papiers il y avait des projets d’appel au peuple contre la discipline, et le brouillon d’une lettre proposant d’engager le roi de France à faire mettre Calvin à la raison au moyen de menaces diplomatiques. Sur un bout de papier étaient tracés ces mots : « Toutes les ordonnances tant divines que humaines ont été faites suivant le caprice des hommes ». En marge d’un passage d’un livre de Calvin sur l’immortalité de l’âme, il avait écrit : « toutes folies ». C’étaient là des papiers personnels. On ne pouvait reprocher à Gruet un seul acte de conséquence en dehors du placard. Mais aux yeux des juges il avait attaqué la majesté de Dieu non moins que celle de l’État. Pourtant les plus cruelles tortures ne parvinrent à extorquer à Gruet aucun aveu concernant l’existence d’une conspiration ou de complices. Mais au xvie siècle il ne pouvait y avoir d’hésitation sur le sort que méritait un tel coupable : il fut décapité le 26 juillet 1547.

[Quelque temps après la mort de Gruet on trouva le manuscrit d’un volume caché dans sa précédente demeure, et où il montrait son hostilité pour la religion chrétienne et attaquait le caractère du Christ, de sa mère et des apôtres. Cette découverte provoqua une enquête à laquelle Calvin prit part, et le manuscrit fut brûlé publiquement le 23 mai 1550. Henry, ii, appendice, p. 120-124 ; Opera, xiii, 566-572.]

Gruet ne valait pas cher. A nos yeux, si ce n’est au jugement de ses contemporains, ce n’était pas un homme dangereux. Mais pour Calvin, engagé dans une lutte âpre et difficile, la découverte des agissements de Gruet et sa condamnation procurèrent un avantage sérieux. Calvin trouvait que le procès traînait en longueur, et il se réjouit de sa conclusion. Bien que Gruet niât qu’il eût des complices et parût si abominable qu’aucun des ennemis de Calvin n’osa dire un mot en sa faveur, son indignité semblait démontrer le caractère foncièrement vicieux de l’opposition faite au réformateur et justifier la sévérité de la discipline genevoise.

Quelque puissant que parût Calvin après l’échec des plans de Perrin et l’exécution de Gruet, il n’en allait, pas moins, avant la fin de l’année, voir son autorité ébranlée et réduite à un minimum. Comme nous l’avons dit, Perrin s’était rendu, en juin, à la cour de France en qualité d’ambassadeur de Genève. Le moment était des plus critiques pour la cause de la Réforme, très compromise en Allemagne par les succès de Charles Quint. La Suisse redoutait les armes victorieuses de l’empereur. Dans ces circonstances périlleuses, Perrin suggéra ou se laissa proposer l’envoi à Genève d’une petite troupe, entretenue par le roi, mais commandée par lui, pour fortifier la ville contre les entreprises éventuelles de l’empereur. Le projet n’aboutit point, mais les avantages qu’un homme de parti ambitieux aurait pu retirer de cette combinaison sautent aux yeux. Avant le retour de Perrin le projet avait été ébruité, grâce à la correspondance d’un réfugié français, résidant à Genève, homme brillant, prodigue, fort intelligent, Laurent Maigret, surnommé « le Magnifique » à cause de son train de vie ; il était resté en relations très étroites avec la cour de France et Calvin cultivait l’amitié de ce compatriote, qui l’admirait et pouvait éventuellement favoriser la cause de l’Évangile en France. Le retour de Perrin en septembre 1547 provoqua donc la curiosité ; mais ce qui aggrava la situation, ce fut la rentrée en ville de son beau-père et de sa femme, François et Françoise Favre, qui s’étaient soustraits au châtiment par la fuite. Ils furent arrêtés ; Perrin, ayant amèrement blâmé cette arrestation, fut écroué à son tour. A la requête de Berne, où ils étaient bien vus, les Favre furent bientôt relâchés, et, le 6 octobre, ils se mirent finalement en règle avec le Consistoire. Quant à Perrin, bien que Berne intervînt aussi en sa faveur, son procès continua.

Tout avait bien été pour Calvin jusque-là ; mais les événements allaient prendre une autre tournure. L’ambassadeur bernois dénonça Maigret comme bien plus coupable que Perrin, comme un fidèle correspondant du gouvernement français, un dangereux intrigant et un véritable traître. Au lieu d’un procès il y en eut donc deux, celui de Perrin, l’adversaire de Calvin, et celui de Maigret, son ami. L’esprit de parti fut excité au plus haut degré ; mais le principal intérêt de ce conflit pour l’histoire de Calvin est dans le fait qu’il fournit à ce dernier l’occasion de déployer un courage physique qui montre à quel point sa force d’âme était capable de l’emporter sur sa timidité naturelle.

Le 16 décembre le Conseil des Deux Cents se réunit. La séance fut violente, et la foule au dehors paraissait près d’en venir aux mains. Berne et la France y avaient leurs amis et leurs ennemis. Au péril de sa vie et au mépris des protestations, des avertissements et des menaces, Calvin se rendit à la séance à la tête de la Vénérable Compagnie et, grâce au courage de cette démarche personnelle et à l’habileté de ses exhortations, il réussit à rétablir l’ordre, au moins en apparence.

[Même Audin, Histoire de la vie… de Calvin, i, 394, loue son courage. Pour les relations contemporaines, voir Opera, xii, 632, xxi, 418 ; Cornelius, p. 550 ; voir aussi les adieux de Calvin, Opera, ix, 892.]

Ce fut une victoire éclatante, due à son courage et à sa puissance de persuasion. Mais Calvin n’osait espérer ni l’acquittement de Maigret ni la prolongation de son propre séjour à Genève. « Je suis brisé, écrit-il à Viret, à moins que Dieu n’étende sa main ». Mais les forces des deux partis se contrebalançaient si exactement qu’on aboutit à un compromis et à une réconciliation partielle. Perrin et Maigret furent l’un et l’autre relâchés. Perrin, toutefois, eut la plus belle part. Il fut rétabli dans tous ses droits et honneurs, tandis que Maigret resta privé de toute charge. Cet équilibre des deux partis se montra aussi dans le choix des syndics aux élections de février 1548 : les élus appartenaient pour moitié aux perrinistes et pour moitié aux amis de Calvin ; et ce partage du pouvoir était pour le réformateur un motif d’appréhension aussi bien que d’espérance.

La vie de Calvin pendant les deux ou trois années qui suivirent n’est qu’un effort continuel pour garder ce qu’il avait conquis, effort traversé par une série de luttes de détail, mais non moins exaspérantes pour cela, en vue du maintien de la discipline ecclésiastique. Les moins sérieux de ses adversaires le surnommaient Caïn, donnaient son nom à leurs chiens, affichaient des placards qui le critiquaient, chantaient des chansons qui le tournaient en ridicule ; il avait le désagrément de recevoir sans relâche la menue monnaie de son impopularité. Quand on pouvait découvrir les auteurs de ces insultes, ils étaient cités en Consistoire et transmis au Magistrat ; mais ils lui rendaient l’existence amère et augmentaient le sentiment du danger qui ne le quittait plus.

Le plus capable de ses adversaires était sans conteste Ami Perrin, dont il a déjà été si souvent question. Egoïste, ambitieux, sans principes élevés, il n’en était pas moins un habile chef de parti et se montra, lorsqu’il fut au pouvoir, très doué comme magistrat. Son principal appui était Pierre Vandel, un des protagonistes de la Réforme à Genève, mais devenu l’ennemi de Calvin, comme on l’a vu, déjà avant la fin orageuse de son premier ministère dans cette ville. Vandel représentait bien le vieil esprit genevois d’indépendance ; son caractère répugnait à toute discipline. Bien inférieurs au point de vue intellectuel et politique, mais populaires, audacieux, jaloux de toute influence étrangère et incapables de se plier à une règle quelconque, tels étaient les deux fils du patriote martyr genevois de 1519, Philibert et François-Daniel Berthelier, dont le premier, malgré ses faiblesses, doit être placé au même rang que Perrin et Vandel, comme meneurs dans la lutte contre Calvin. Philibert Berthelier était extrêmement populaire parmi les classes inférieures. C’est lui surtout qui semble avoir, en 1546 et 1547, reconstitué les « Enfants de Genève », ancienne association de jeunes gens, formée officiellement pour la défense militaire de Genève, et dont le titre rappelait les patriotes du temps de son père. Le caractère de Berthelier était faible, sans principes et indiscipliné ; sa violence et ses excès faisaient de lui un allié d’une valeur douteuse, à la longue, pour n’importe quelle cause. L’impuissance radicale de l’opposition à Calvin est démontrée par le fait qu’elle ne put avoir à son service de meilleurs instruments. Elle ne pouvait à aucun point de vue se mesurer avec sa résolution, sa puissance intellectuelle et surtout pas avec sa valeur morale.

Et pourtant cette opposition était assez redoutable malgré sa faiblesse. En janvier 1548, Berthelier entreprit contre le Consistoire une lutte qui allait se poursuivre pendant des années, sous des formes diverses. Elle devait poser devant le Petit Conseil, en 1551, la question très controversée du droit du Consistoire à prononcer l’excommunication et provoquer, en 1553, comme nous aurons l’occasion de le faire remarquer, un effort sérieux pour réduire à néant l’indépendance consistoriale. La situation de Calvin était attaquée sans relâche. En mai 1548, il fut admonesté par le Petit Conseil pour avoir critiqué les magistrats dans un sermon. Au mois de septembre suivant, une des lettres qu’il écrivait à Viret et où il s’exprimait librement, tomba entre les mains des autorités et nécessita de sa part de laborieuses explications en raison des critiques qu’il y faisait de la situation à Genève. Les élections de février 1549 firent d’Ami Perrin le premier syndic et furent aussitôt suivies d’une lutte pour la déposition des pasteurs de l’Église et Ferron, qu’à bon droit Calvin et la majorité de leurs collègues considéraient comme indignes du ministère. En dépit de la conviction de Calvin que de l’Église devait être renvoyé, celui-ci fut maintenu grâce à la protection du Petit Conseil. Sur ces entrefaites Calvin eut la douleur de perdre sa femme, le 29 mars. Sa propre santé était précaire. Son vieil ennemi, la terrible migraine, dont il avait longtemps souffert, ne lui laissait ni trêve ni repos. Les sanglantes persécutions en France, la défaite apparente du protestantisme allemand, écrasé par les victoires de Charles Quint, le rongeaient. La situation était douloureuse presque à tous les égards.

A un certain point de vue, toutefois, cette situation était à la fois pleine de promesses et de menaces. Depuis le début de son ministère Calvin avait offert un accueil bienveillant aux réfugiés pour la foi. Par ses exhortations et par ses lettres il les avait encouragés à venir à Genève. Son idéal, comme il le disait aux autorités genevoises un peu plus tard, était « de faire de votre cité un ferme sanctuaire pour Dieu au milieu de ces horribles commotions et un sûr asyle pour les membres de Christg ». Cette résolution lui était inspirée par autre chose que par une préoccupation politique locale. Calvin voulait et put finalement faire de Genève le boulevard de la cause protestante pour la France sa patrie, et, dans des proportions plus réduites, pour l’Italie, les Pays-Bas, l’Ecosse et l’Angleterre, par le cordial accueil et les secours généreux qu’y reçurent les exilés de ces divers pays. C’est là ce qui fit de Genève une véritable école pour la Réformation de l’Europe occidentale. Or, si le but de Calvin eut ainsi de lointaines conséquences, le résultat de cet accueil des réfugiés fut au plus haut degré favorable à sa position à Genève, car c’étaient en majorité des hommes animés de principes religieux et très généralement remplis d’admiration pour sa théologie et sa discipline. Mais le côté menaçant de la situation consistait dans ce fait que l’invasion de ces exilés provoquait naturellement la jalousie des vieux Genevois et contribuait plus qu’aucune autre cause à enflammer l’opposition à l’autorité exercée par Calvin. C’est à ce sentiment plus qu’à n’importe quel autre que Perrin, Vandel et Berthelier pouvaient en appeler avec succès. Ce danger atteignit son point culminant au moment où les anciens Genevois comprirent que leur influence allait être mise en échec, et où, d’autre part, l’élément nouveau n’était pas encore assez puissant pour que le réformateur pût s’appuyer sur lui dans le gouvernement de la ville.

g – Lettre-préface de 1552 à son livre De æterna Dei Prædestinatione, Opera, viii, 256.

L’avènement d’Henri II au trône de France fut suivi d’une persécution acharnéeh. En 1549, on vit affluer à Genève des réfugiés français, bien plus nombreux et de situation bien plus élevée que ceux qui jusque-là s’étaient dirigés vers la Suisse. Outre le grand nombre de ceux qui n’y séjournèrent que temporairement, soixante-douze furent admis comme « habitants » en 1549 et cent vingt-deux en 1550. En 1554, le nombre de ceux qui avaient ainsi obtenu l’autorisation de demeurer dans la ville avait atteint le chiffre de 1376. Parmi ceux qui, entre 1548 et 1550, vinrent à Genève il y eut des hommes comme Laurent de Normandie, maître des requêtes et lieutenant du roi à Noyon ; Théodore de Bèze, qui devait succéder à Calvin ; Guillaume de Trie, riche marchand de Lyon ; la famille Colladon, qui occupait un rang élevé en Berry ; et Robert Estienne, le célèbre imprimeur parisien. Non seulement ils rencontrèrent auprès du peuple beaucoup de mauvaise volonté, mais le Petit Conseil, tout en leur accordant le droit à l’habitation, devint très réservé dans l’admission à la bourgeoisie qui conférait le privilège de voter dans les affaires municipalesi. En janvier 1551, il alla jusqu’à proposer que les nouveaux venus ne fussent admis au vote pour les Conseils qu’après vingt-cinq années de résidence. Cette proposition n’eut pas de suite, mais elle révèle la crainte avec laquelle les nouveaux habitants étaient regardés par le parti dont Perrin, Vandel et Berthelier étaient les principaux représentants.

h – Voir, pour la situation en France à cette époque, N. Weiss, La Chambre ardente, étude sur la liberté de conscience en France sous Francois Ier et Henri II (1540-1550), Paris, 1889.

i – Ainsi, en 1548, il n’y eut que 10 admissions à la bourgeoisie ; en 1549, 6 ; en 1550, 8 ; en 1551, 15 ; etc. Voy. Covelle, op. cit., p. 235-237.

Pourtant, c’est du fait de l’un de ces réfugiés que devait surgir pour Calvin, en 1551, un danger bien plus grand que celui qu’auraient pu produire à eux seuls les adversaires autochtones que nous venons de nommer. Jérôme-Hermès Bolsec, qui fut l’auteur de ce conflit, était un ancien moine parisien, de l’ordre des carmes, qui, fuyant les poursuites du gouvernement français, avait trouvé un refuge momentané à la cour de Renée de Ferrare, puis, en 1550, s’était fixé à Veigy, village proche de Genève, mais soumis à la juridiction de Berne ; il y occupait la place de médecin auprès d’un noble protestant réfugié, Jacques de Bourgogne, sieur de Falais, depuis longtemps ami intime de Calvin.

[On trouvera les documents sur l’affaire de Bolsec dans les Opera, viii, 141-248 ; les lettres contemporaines et extraits des registres, ibid., xiv, 191-291 ; xv, 252, 320, 362 ; xxi, 481, 489, 505 ; voir aussi H. Fazy, Procès de Bolsec, dans les Mémoires de l’institut national genevois, x, 1-74 (1866) ; Kampschulte, ii, 125-150 ; Roget, iii, 156-206 ; Choisy, p. 113-120 ; et dans la Realencyclopädie de Hauck, m, 281. Voir encore un article de Paul de Félice dans le Bulletin de janv.-févr. 1909.]

Bien élevé, distingué dans sa profession, et jusqu’alors de conduite irréprochable, il ne tarda pas à être très estimé dans les cercles genevois. S’intéressant aux questions théologiques, il assistait souvent à la Congrégation ou discussion publique que la Vénérable Compagnie tenait tous les vendredis. Il était en somme d’accord avec la théologie de Calvin ; mais il s’en écartait absolument sur la question de la prédestination. A son avis, la prédestination absolue faisait de Dieu un tyran et ne pouvait se concilier avec la déclaration scripturaire que Dieu reçoit les hommes en grâce ou bien au contraire les rejette suivant qu’ils ont la foi ou bien qu’ils ne l’ont pas. Il avait exposé ses doutes à la Congrégation, entre autres, le 15 mai 1551 ; puis devant les pasteurs rassemblés dans la maison de Calvin. Le 16 octobre de la même année, il attaqua le réformateur bien plus violemment, déclarant à la Congrégation que les vues de Calvin n’étaient pas seulement erronées et absurdes, mais qu’il n’était pas un fidèle interprète de l’Écriture et de l’enseignement historique de l’Église.

Formuler une semblable appréciation, c’était ébranler le fondement même de la position prise par Calvin à Genève. Comme nous l’avons remarqué, à propos de Castellion, Calvin n’avait pas d’autre fonction dans la ville que celle d’interprète de la Parole de Dieu, à la fois comme pasteur et comme professeur ; et si, comme Bolsec le prétendait, il n’était qu’un faux interprète, la base même de son autorité s’écroulait. Calvin n’avait laissé aucune place à la possibilité d’une erreur dans les doctrines importantes. Il fallait qu’il fût dans le vrai en tout ce qui était essentiel ; ou bien il était discrédité, son enseignement était faux. Et aux yeux de Calvin l’attaque de Bolsec impliquait bien plus qu’un défi mortel à sa position personnelle. Elle entraînait le rejet de ce qui apparaissait à Calvin — quelque étrange que cela nous semble aujourd’hui — non seulement comme le véritable enseignement de l’Écriture, mais comme une doctrine particulièrement réconfortante pour la vie chrétienne. C’est à ce point de vue que Calvin avait toujours considéré le dogme de la prédestination. Si l’on admet, comme il le faisait, que la nature humaine est foncièrement mauvaise et incapable par elle-même d’aucun bien, quelle assurance l’homme peut-il avoir du salut, si ce n’est dans la volonté divine de le délivrer de ses péchés par un pouvoir tout-puissant et capable de le transformer ? Rien que la volonté de Dieu, — ainsi pensait Calvin, — ne pouvait donner à l’homme un motif raisonnable d’espérer le salut ; mais si l’on avait des raisons de sentir que cette volonté de Dieu se manifestait par la grâce, on possédait une assurance de la faveur divine et d’une rédemption finalement complète telle que rien d’autre ne pouvait la communiquer. Un assaut contre une doctrine si importante en elle-même et si intimement liée à l’autorité de l’enseignement religieux du réformateur lui imposait la résistance la plus énergique. Bolsec pouvait n’être qu’un instrument : au jugement de Calvin le véritable inspirateur de cette critique, c’était Satan lui-même.

[Roget, iii, 158, et Choisy, p. 113, considèrent Bolsec comme agissant à l’instigation des adversaires de Calvin. Kampschulte, ii, 129, probablement avec raison, regarde l’attaque de Bolsec comme résultant de sa passion pour les discussions théologiques.]

Avec ces idées, Calvin ne se borna pas à réfuter Bolsec tout au long et avec véhémence dans la Congrégation ; d’accord avec ses collègues, il soumit sans délai le cas aux autorités civiles. Il en résulta aussitôt un procès, impliquant la vérité ou l’erreur de son enseignement doctrinal. Bolsec fut arrêté et se défendit non sans habileté ; mais il était étranger et, à ce titre, rencontrait peu d’appui, même parmi les adversaires de Calvin. Une série d’interrogatoires n’ébranlèrent pas sa constance et une discussion de deux jours, devant les autorités, à l’hôtel de ville, n’ayant pas eu plus de succès, le Petit Conseil condescendit à la requête de Bolsec et demanda l’avis des Eglises voisines sur cette question. Cela ressemblait à une défaite pour Calvin, puisque cela équivalait à dire que ses vues sur la prédestination pouvaient être discutées ; à l’instigation de Calvin, ses collègues y répondirent en chargeant Bolsec d’autres accusations. Il fut maintenu en prison en dépit de ses protestations et de celles du sieur de Falais, et commença à être sérieusement tourmenté sur l’issue probable de son procès. Les pasteurs genevois, Calvin à leur tête, s’empressèrent d’ailleurs de prévenir la démarche du gouvernement en envoyant, le 14 novembre, à leurs collègues de Bâle, de Berne et de Zurich des lettres dans lesquelles ils accusaient énergiquement Bolsec. La lettre officielle des syndics et du Petit Conseil ne partit qu’une semaine plus tard. Avant qu’on pût avoir les réponses, une pièce de vers, écrite par Bolsec dans sa prison, tomba aux mains des autorités et provoqua de leur part un pénible examen de ces couplets, afin de tirer au clair les critiques qu’il y formulait au sujet du traitement qui lui était infligé. Lorsqu’on voit comment ce procès fut conduit, aussi bien par les pasteurs que par les magistrats, on ne peut se défendre du sentiment qu’on usa de pression et d’une sévérité excessive.

Calvin fut très désappointé par les lettres qui finalement parvinrent à Genève de la part des Églises amies de la Suisse. Celle de Bâle considérait Bolsec comme un hérétique, mais ceux qui la rédigèrent affirmaient qu’eux-mêmes traitaient cette question si « compliquée » de la prédestination avec « simplicité », n’appuyant ni sur la prescience ni sur l’élection, mais sur la foi. Il était évident que dans l’enseignement bâlois la prédestination n’occupait pas la même place qu’à Genève. La lettre de Zurich regrettait que le conflit eût éclaté, mais pensait que des deux côtés on l’avait envenimé. Elle ne traitait la question que d’une manière générale et aussi peu théologique que possible. Celle des Bernois alla plus loin : ils déclaraient qu’ils avaient ouï dire que Bolsec n’était pas « un bien méchant homme », que ses principes, même sur le point en discussion, renfermaient les éléments d’une réconciliation, que la question de la prédestination était difficile aux yeux de beaucoup d’hommes excellents et que dans de telles discussions la modération était désirable. D’autre part les pasteurs de Neuchâtel, Farel à leur tête, exprimèrent spontanément l’opinion que Bolsec était un païen, un instrument de Satan, qu’il ne fallait supporter à aucun prix.

L’effet des lettres de Bâle, de Zurich et de Berne ne fut pas tel que Calvin le désirait. Il protesta devant le Petit Conseil, le 14 décembre, contre la proposition de les montrer à Bolsec ; mais ce fut en vain. Evidemment les pasteurs genevois ne devaient compter sur aucun secours du dehors pour faire triompher leur cause, et à la Congrégation du 18 décembre, ils rédigèrent, sous la direction de Calvin, une longue déclaration, établissant l’importance fondamentale de vues justes sur la prédestination. Cet acte catégorique des pasteurs décida évidemment les magistrats à mettre fin à ce long procès. Le 23 décembre 1551, Bolsec fut banni à perpétuité pour « ses opinions fausses, contraires aux saintes Écritures et à la pure religion évangélique ».

Calvin avait remporté une victoire. Celui qui l’avait attaqué avait été exilé. La doctrine du réformateur avait été implicitement déclarée « pure » par le gouvernement de Genève, alors pour une large part aux mains de ses adversaires ; mais ce fut une victoire chèrement payée ! La bataille n’avait été gagnée qu’en insistant sur la nécessité de considérer la prédestination comme un dogme fondamental du christianisme ; or, il était manifeste que sur ce point les Églises de la Suisse allemande avaient des vues assez différentes. La position de Calvin, interprète inattaquable de la Parole de Dieu, était en réalité plus vulnérable qu’auparavant, bien que fortifiée pour un temps et en apparence. La controverse avait sans aucun doute été poursuivie avec un acharnement inutile. Le résultat en fut plus temporaire que décisif.

Quant à Bolsec, sa conduite ultérieure fut telle qu’elle ne lui laissa plus guère de droits à la sympathie. Momentanément en sécurité sur le territoire de Berne, d’où il continua à attaquer Calvin, il en fut expulsé, en 1555, grâce surtout aux efforts de ce dernier. Rentré en France, il renia ce qu’il appelait alors ses erreurs, au synode d’Orléans, en 1562. Un an plus tard, il fut déposé du ministère comme « apostat ». Finalement il retourna au catholicisme et, en 1577, treize ans après la mort de Calvin, il se vengea sur la mémoire du réformateur par une prétendue biographie de ce dernier, remplie des plus grossières calomnies et d’imputations de turpitude morale dont nous avons eu l’occasion de relever plus haut un trait particulièrement atroce.

L’exil de Bolsec ne mit nullement fin aux troubles suscités par la discussion sur la prédestination. Cette controverse, qui au début n’avait que médiocrement intéressé les adversaires vieux-genevois de Calvin, leur parut peu à peu pouvoir offrir un nouveau point d’attaque, non cette fois contre sa discipline, mais contre son orthodoxie. Ce reproche fut formulé en juin 1552 par Jean Trolliet, ancien moine, que nombre de ses compatriotes genevois avaient beaucoup désiré voir arriver au ministère en 1545, mais dont l’ambition, déçue par Calvin, lui avait laissé au cœur un sentiment de rancune contre le réformateur. Trolliet était devenu un homme de loi et s’était rattaché au parti des perrinistes. Il affirma que l’Institution était hérétique, puisque la conséquence logique de son enseignement sur la prédestination était de faire de Dieu l’auteur du péché. Calvin se plaignit au Petit Conseil, et les deux parties furent entendues. Trolliet avait beaucoup d’amis et le résultat du conflit était douteux. Calvin comparut donc de nouveau devant le Petit Conseil, le 29 août, et demanda, sous menace de démission, qu’il lui fût fait droit. A l’audience qui suivit, Trolliet se défendit en en appelant aux vues bien connues de Mélanchthon. Finalement, le 9 novembre, le Petit Conseil décida que l’Institution renfermait la « saincte doctrine de Dieu… et que dès icy à l’advenir personne ne soit ausé parler contre ledit livre ny contre ladite doctrine », jugement auquel Trolliet crut prudent d’acquiescer ; mais la satisfaction que Calvin put tirer de cette déclaration fut fortement mitigée par un vote ultérieur du même Conseil qui, le 15 novembre, accueillit la requête de Trolliet « que l’on le tient pour homme de bien et bon citoyen ». L’égale représentation des deux partis au sein du gouvernement fut sans aucun doute la cause de ces décisions plus ou moins contradictoires.

Cet état de choses ne pouvait continuer indéfiniment ; la situation était constamment compliquée, aggravée par l’hostilité que provoquaient le nombre et l’influence grandissants des réfugiés. L’impuissance du gouvernement, en 1552, ne plaisait à aucun des deux partis. Mais, en ce qui concerne Calvin, la situation empira rapidement au commencement de l’année 1553. Aux élections de février les perrinistes remportèrent haut la main la victoire. Non seulement Perrin lui-même devint une fois de plus syndic, mais il put désormais disposer de quatorze voix dans le Petit Conseil. L’équilibre des partis, constant depuis 1547, était rompu en faveur des adversaires de Calvin. Les conséquences ne tardèrent pas à se manifester. Le 16 mars, ceux des pasteurs qui, comme bourgeois, avaient pris part au vote dans le Conseil général, furent privés de cette modeste participation à la politique de la ville aussi longtemps qu’ils étaient en exercice, et cela malgré les protestations de Calvin. Le Petit Conseil s’arrogeait une autorité de plus en plus grande dans l’examen des candidats au saint ministère. Le droit du Consistoire à l’excommunication fut une fois de plus contesté. Ce fut une période d’ennuis et de tracasseries, non seulement pour Calvin, mais pour tout le corps pastoral. Mais les mesures prises par le gouvernement perriniste contre les amis de Calvin, c’est-à-dire contre les réfugiés, furent plus conséquentes. Obéissant en partie à la crainte, suggérée par Berne, de complots français, mais surtout à leurs propres sentiments d’hostilité, les magistrats ordonnèrent, en avril, le désarmement de quiconque n’était pas bourgeois ; on ne leur laissait que leurs épées, mais en leur interdisant de les porter dans les rues. Aucun réfugié, non admis à la bourgeoisie, ne pouvait participer à la garde de la ville.

Ces règlements augmentèrent d’une manière sensible, entre les anciens et les nouveaux habitants, les dissentiments qui étaient pour une si large part au fond des divisions entre les partis et rendaient plus difficile la situation de Calvin. Au courant de l’été de 1553 sa chute et l’écroulement de toute son œuvre paraissaient imminents.

A travers toutes ces années de luttes et d’angoisses, Calvin n’avait cessé de prêcher, d’enseigner et d’écrire. Toute une série de publications, grandes et petites, sortirent de son « estude », en outre d’une correspondance énorme. Après la révision attentive de l’Institution en 1543 et 1550, le Traité des reliques de 1543, peut-être le plus mordant pamphlet de ce genre que la Réforme ait produit, est un des plus importants écrits de Calvin à cette époque. Nous avons déjà cité son traité de 1545 contre les Libertins. Le Concile de Trente donna naissance à son vigoureux Antidote de 1547 ; et l’Intérim, par lequel Charles Quint victorieux cherchait à pacifier les Églises protestantes d’Allemagne, en escomptant leur réconciliation avec la papauté, provoqua de sa part une énergique protestation en 1549j. L’année suivante vit paraître son traité sur les scandales causés par les querelles entre protestants, par la vie indigne de quelques-uns de ceux qui professaient la foi évangélique et par d’autres obstacles qui détournaient plusieurs personnes de la cause réformée. Les attaques dont la doctrine de la prédestination était l’objet l’obligèrent à lui consacrer plusieurs écrits justificatifs, en 1543, 1550 et 1552. Une série de commentaires des écrits de la Bible, dont le caractère général sera apprécié plus loin, s’ouvrit par son explication de l’épître aux Romains, en 1540, alors qu’il était encore à Strasbourg, et continua rapidement à Genève. En 1546 et 1547 il étudia les deux épîtres aux Corinthiens ; celles aux Galates, aux Ephésiens, aux Philippiens, aux Colossiens et à Timothée furent expliquées en 1548 ; l’année suivante ce fut le tour des épîtres à Tite et aux Hébreux ; en 1550 parurent ses commentaires sur les Thessaloniciens et l’épître de saint Jacques ; en 1551 les deux épîtres de Pierre et celle de Jude ; puis vinrent les Actes des Apôtres et Esaïe ; et en 1553 l’évangile selon saint Jean. Dans ces traités et dans ces commentaires, Calvin se montre, ainsi que le présageait l’Institution, mais d’une façon encore plus assurée et plus largement comprise, digne de figurer au premier rang parmi les théologiens, non seulement de son temps, mais de l’Église universelle.

jInterim adultero-germanum, Opera, vii, 545-674.

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