CHARLES-AUGUSTE AUBERLEN naquit le 19 novembre 1824 non loin de Stuttgart, dans le village de Fellbach, où son père était régent. La piété de ses parents, la vie religieuse qui régnait dans cette paroisse et enfin la mort de sa mère bien-aimée, lui inspirèrent de bonne heure le désir de se consacrer à Dieu. Lorsque sa vocation au saint ministère se fut clairement dessinée, il quitta l’école paternelle pour le collège d’Esslingen, où il se voua surtout à l’étude des mathématiques et des langues mortes. En 1837, il entra dans le séminaire préparatoire de Blaubeuren, où l’histoire, l’hébreu et la philologie comparée furent ses branches favorites. Quatre ans après il arrivait à Tubingue.
Ils étaient bien peu nombreux alors, à Tubingue comme dans le reste de l’Allemagne, les étudiants et les professeurs qui ne regardaient pas le panthéisme comme le premier et le dernier mot de la vérité. Auberlen ne put s’empêcher de subir l’influence de la philosophie hégélienne, mais il la prit par son bon et grand côté. « Dans ces années-là, écrivait-il plus tard à ce propos dans une courte autobiographie, mon idéal était quelque chose comme une combinaison de Gœthe et de Hegel ; j’aurais voulu arriver, pour autant que la chose se peut faire, à un savoir universel et explorer personnellement toutes les connaissances humaines. » De nombreux cahiers de notes et d’extraits témoignent de l’ardeur scientifique qui le dévorait durant son séjour à l’université ; il suivait beaucoup de cours, il lisait davantage encore et cherchait à ne rien oublier. La littérature, l’esthétique, les beaux-arts, l’économie politique et même le droit, tout était à lui ; rien de ce qui est humain ne lui demeurait étranger. Cependant, dispersés sur tant d’objets divers, ses efforts auraient risqué de ne pas l’amener à grand’chose. Il vivait dans une sorte de dissipation, d’étourdissement intellectuel. Il était urgent que quelqu’un le fît revenir à lui.
Il courait un autre danger encore. Ferdinand-Chrétien Baur, le célèbre chef de l’école critique de Tubingue, était alors dans toute la force de son talent et de sa vogue. Appliquant à la religion chrétienne les principes historiques de Hegel, il faisait de l’Evangile le produit ou plutôt l’amalgame des divers systèmes religieux qui avaient cours dans le monde il y a dix-neuf siècles ; de toutes les épîtres de Paul, quatre seules étaient authentiques à ses yeux : les Galates, les Romains et les deux aux Corinthiens ; précisément celles qui lui paraissaient prouver que Paul, le représentant de l’universalisme, avait vécu dans un perpétuel désaccord avec les douze, les représentants du particularisme judaïque. Auberlen n’était pas ébranlé dans sa foi. « Les sérieuses impressions de mon enfance ne m’ont jamais abandonné, dit-il ; elles étaient entretenues par les fréquents rapports que je soutenais avec ma famille. » Mais il n’était plus au clair : il ne savait comment concilier sa foi en la Parole de Dieu avec les exigences de la critique. Il était urgent que quelqu’un vînt l’éclairer.
L’homme que Dieu appela à lui rendre ces deux grands services fut Jean-Tobie Beck, le docteur biblique par excellence, que Tubingue a eu le privilège de posséder pendant trente-cinq ans (1843-1878), et qui y arriva précisément pendant les années universitaires de notre auteur. L’impression que ce nouveau professeur fit sur Auberlen peut se comparer à celle qu’éprouva Nicodème pendant son entretien avec le Seigneur. « J’avais étudié bien des choses ; j’avais oublié d’étudier mon cœur. Une voix intérieure commença alors à me dire qu’il me fallait absolument naître de nouveau. Mais pour cela il fallait qu’il y eût au-dessus de l’humanité, au-dessus de moi, un être d’où pût procéder cette nouvelle naissance, un Dieu vivant. C’est ainsi que partant de mon état intime et personnel, je fus ramené au principe de toute transformation, à l’Auteur de toute victoire de l’esprit sur la chair, au Christ historique, crucifié, ressuscité et vivant à la droite de Dieu. »
Désormais c’est avec le cœur qu’il étudia la théologie. Et lorsqu’en 1845 il quitta l’université pour entrer dans la vie pratique en qualité de suffragant, il fut à même d’annoncer l’Evangile avec conviction et avec joie.
Il ne cessa pas pour cela d’étudier. Il lut avec un grand intérêt la Morale théologique de Rothe, ce livre profond qui est certainement l’un des plus énergiques efforts qui aient jamais été faits pour concilier les vérités bibliques avec la spéculation moderne. Mais il se sentait tout particulièrement attiré par les anciens théologiens wurtembergeois, Bengel et son école, Roos, Rieger, Steinhofer, P.-M. Hahn, Fricker, Œtinger. Auberlen fit de ce dernier, qui est sans contredit l’esprit le plus philosophique de toute cette pléiade, l’objet d’une étude approfondie, et en 1847, à l’âge de 23 ans, il publiait son premier ouvrage : La théosophie de F.-C. Œtinger, exposée dans ses traits fondamentaux. La tâche spéciale qu’Œtinger s’était imposée, c’était d’arriver à comprendre quel sens les auteurs sacrés attachaient à tant d’expressions, telles que lumière, ténèbres, esprit, âme, corps, chair, que nous employons peut-être dans des acceptions tout autres. Il pensait que, une fois ces notions retrouvées et bien précisées, on posséderait la clef non seulement de l’Écriture sainte, mais encore du livre de la nature et de l’histoire. Il pensait aussi qu’en général il y a beaucoup moins d’abstractions pures qu’on ne le croit et qu’il convient, pour être dans le vrai, de saisir les choses célestes et invisibles dans la plus grande réalité possible : la corporéité, disait-il, est le but final des voies de Dieu.
Auberlen consacra une partie des années 1846 et 1847 à parcourir l’Allemagne, la Hollande et la Belgique pour apprendre à connaître les institutions, les Églises, les universités, les hommes remarquables de ces divers pays. En 1848 nous le trouvons fixé à Stuttgart en qualité de suffragant de William Hofacker, le frère cadet et le digne émule du célèbre prédicateur Louis Hofacker. C’étaient alors les temps douloureux de la révolution. La fidélité vraiment sacerdotale avec laquelle, pendant ces jours néfastes, William Hofacker intercédait auprès de Dieu en faveur de sa chère paroisse, fit sur Auberlen une impression profonde. Malheureusement, dans le courant de cette même année, une violente fièvre nerveuse enleva ce fidèle pasteur à son Église.
Au printemps suivant, Auberlen rentra dans le séminaire de Tubingue, mais en qualité de répétiteur. « Comme tel, écrit-il, je m’efforçai d’agir sur les jeunes gens qui m’étaient confiés, non seulement au point de vue scientifique, mais encore au point de vue religieux et moral. La science est impuissante à faire un vrai pasteur évangélique. » Profitant de la faculté qui est laissée aux répétiteurs de donner eux-mêmes des cours, il offrit aux élèves du séminaire, dans les années 1849 et 1850, une série de leçons sur la méthode à suivre dans l’étude de la théologie et sur l’histoire de la révélation.
Deux événements importants à des titres divers signalèrent pour lui l’année 1850 : son mariage avec une fille du docteur Wolfgang Menzel, le célèbre publiciste de Stuttgart, et son appel à Bâle. Ce fut sans hésitation et même avec actions de grâce qu’il accepta la chaire de théologie qui lui était offerte dans la plus wurtembergeoise des villes suisses.
Quel sujet traiterait-il dans son discours d’ouverture ? Ce n’était là un mystère pour aucun de ses amis. En digne élève de Beck, il parla de la seule position qu’il convient à l’homme de prendre vis-à-vis de la Parole de Dieu. « N’étant pas un produit de l’art humain, la Bible ne doit pas être traitée comme un autre livre. Nul n’a le droit de se placer au-dessus d’elle, ni même de se mettre à son niveau. Il faut chercher à la comprendre, à s’en pénétrer. Il faut demander au Saint-Esprit de nous faire vivre de sa vie et de nous en appliquer les grandes vérités. » Cette déclaration de principes faite avec une remarquable fraîcheur de conviction, on pourrait presque dire, avec naïveté, fut taxée par quelques-uns de discours d’enfant. Mais l’impression presque unanime fut que cet enfant était armé de la fronde de la foi et les étudiants lui témoignèrent d’emblée une grande confiance.
L’enseignement de Jean comparé à celui de Paul, ainsi que l’exégèse des épîtres pastorales et de quelques prophètes de l’Ancien Testament, remplirent sa première année de professorat. Mais dès son troisième semestre il se mit à expliquer Daniel et l’Apocalypse.
Il avait toujours aimé l’histoire ; mais Bengel, Œtinger, Beck lui avaient appris à l’étudier et à la comprendre au point de vue de la Bible et à ne considérer en quelque sorte comme des événements historiques que ce qui se rapporte au règne de Dieu. Puis l’histoire est un tableau incomplet aussi longtemps qu’elle dure ; la prophétie peut seule combler cette lacune et donner à l’avance sur les destinées finales de la Terre une vue d’ensemble capable de satisfaire pleinement l’esprit. De là la prédilection d’Auberlen pour Daniel et l’Apocalypse. Quelle est l’importance réelle des évènements qui se sont succédé jusqu’ici sur notre globe ? Sous quel jour veulent-ils être considérés ? À quoi en sommes-nous actuellement ? À quoi aboutira l’économie présente ?… Tout autant de questions d’un intérêt capital et dont il pensait que la solution ne se trouve que dans la Bible et particulièrement dans ses deux apocalypses, comme il aimait à appeler Daniel et la Révélation de saint Jean.
C’est ce cours-là qui, après d’incessantes retouches, donna naissance, en 1854, à l’ouvrage dont nous offrons aujourd’hui la traduction au public religieux de langue française. On nous saura gré de reproduire ici d’amples fragments de la préface qui parut en tête de l’édition primitive :
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Néanmoins, chose étonnante et qui montre quelle distance il y a entre nos pensées et celles des hommes de Dieu qui ont parlé autrefois sous l’impulsion du Saint-Esprit, c’est contre l’Ancien Testament que la critique rationaliste a dirigé ses premiers coups et qu’elle semble maintenant vouloir prolonger le plus longtemps la campagne. Vaincue, ou à peu près, sur le terrain du dogme et du Nouveau Testament, elle se maintient sur celui de l’Ancien, et il y a encore un nombre assez considérable de théologiens qui, bien qu’à des degrés divers, en subissent décidément l’influence dans toutes les questions relatives à l’ancienne alliance. Or tel est tout particulièrement le cas pour le livre de Daniel, auquel, sous ce rapport comme sous tant d’autres, il convient d’associer l’Apocalypse de saint Jean, celui de tous les livres du Nouveau Testament qui rappelle le plus l’Ancien, tout en étant le plus légitime produit de la nouvelle alliance. Aux yeux de la théologie moderne l’inauthenticité du livre de Daniel a passé à l’état d’axiome ; on ne se donne plus la peine de la prouver. L’un des derniers commentateurs de Daniel déclare tout simplement que, « pour tout homme raisonnable, cette question n’en est plus une. »
D’où vient qu’on se croit autorisé, obligé même, à prendre une pareille position vis-à-vis de Daniel et par conséquent de l’Apocalypse ?
De ce qu’on ne les comprend pas. On a perdu l’intelligence de la prophétie. Ce qu’on ne comprend plus, ce qui dépasse l’horizon humain on le retranche. On couche la Révélation dans le lit de Procuste des notions qu’on croit pouvoir raisonnablement admettre, et on la prive ainsi de tout ce qui en fait un trésor céleste. Ce n’est qu’ensuite qu’arrive la critique. Dès que la dogmatique verra plus clair dans le domaine eschatologique, la critique adoptera immédiatement de tout autres allures. Autant Daniel et l’Apocalypse sont maintenant méconnus et maltraités, autant alors ils seront appréciés. On sentira leur utilité toute spéciale pour l’Eglise.
En tout ceci le rationalisme n’est cependant point le seul coupable. Il y a bien des siècles que l’Eglise ne sait plus ce que c’est que le règne de Dieu ; elle l’a oublié dans la mesure où elle s’est laissé pénétrer de l’esprit du monde. La Réformation a sans doute remis sur le chandelier certaines vérités qui auraient dû faire retrouver la clef dès longtemps perdue de la prophétie ; mais on ne s’est pas servi de ces vérités comme on l’aurait dû, on n’en a pas tiré les conséquences voulues. Qu’attendre d’une théologie qui est toute de la terre et à laquelle s’applique malheureusement si bien cette parole de saint Jean : « Ils sont du monde, aussi parlent-ils du monde et le monde les écoute. » (1 Jean 4.5) Il est évident que la profondeur, la hauteur et la largeur des pensées divines lui doivent échapper totalement, qu’elle ne doit rien comprendre au royaume de Dieu et que l’inauthenticité d’un livre tel que Daniel s’impose à elle comme une nécessité ; – nécessité dogmatique au premier, chef, et non point historique, il serait temps qu’on en convînt ! Il est évident encore que de pareils principes engendrent une exégèse aussi appauvrissante que capricieuse. La manière dont on en use depuis un certain temps avec Daniel est un fidèle spécimen des libertés qu’on se permet à l’égard de la Bible entière, libertés bien peu évangéliques et dont on peut dire qu’elles sont le ver rongeur de la théologie protestante. La première chose que fasse la théologie moderne, c’est de conformer la dogmatique aux principes qui ont trouvé grâce devant le siècle, aux idées qui ont généralement cours dans le monde. Après cela, au nom de cette dogmatique, elle se met à critiquer les livres de la Bible, et ce n’est qu’après ces deux opérations préparatoires qu’elle fait du contenu de ces livres une exégèse qui ne doit naturellement pas s’aviser d’y trouver autre chose que ce qu’y ont laissé la dogmatique préconçue et la critique de l’école.
C’est la voie directement opposée que recommandent et la nature des choses et l’Evangile. « Il faut commencer, dit Schelling dans sa préface aux écrits posthumes de Steffens, par bien apprécier et bien comprendre le contenu des livres de la Bible ; ce n’est qu’après cela qu’on peut aborder et traiter avec sûreté la question de leur origine. » Oui, il est temps que nous nous mettions à aborder la Parole de Dieu par le chemin de l’exégèse et d’une exégèse conforme aux principes énoncés dans des passages comme Matthieu 13.23, etc. Assez longtemps l’exégèse a été dominée, pour ne pas dire absorbée et engloutie, par la critique, laquelle cependant, même dans le cas le plus favorable, ne peut jamais rendre que les services d’une Marthe, travaillant autour du Seigneur et pour son service, tandis que l’exégèse a choisi la part de Marie, cherchant à découvrir et à s’approprier le vrai sens des saints livres, s’asseyant aux pieds du Maître pour recueillir pieusement ses enseignements. Ne fût-ce qu’à cause de l’impression de pureté morale et de véracité que la Bible fait généralement sur l’esprit de l’homme et qu’elle fait depuis des milliers d’années sur les plus nobles représentants de notre race, les apôtres et les prophètes peuvent raisonnablement exiger de nous que nous acceptions leurs écrits comme ils nous les offrent, que nous ajoutions foi à ce qu’ils nous disent sur la manière dont ils les ont composés et que nous réservions notre méfiance pour la critique, qui n’est que d’hier. Pourquoi ne pas le dire, puisque la chose a besoin d’être dite encore : on verra mille théologiens se tromper, plutôt qu’un écrivain sacré mentir. Et pour ce qui est de la fraude pieuse, on a beau en parler avec les circonlocutions les plus élégantes ; si, consciemment et intentionnellement, je me donne pour un autre, je mens ; et si je feins d’avoir reçu de Dieu des révélations que je n’ai réellement pas reçues, je mens dix fois. Or, c’est précisément là ce que faisaient les faux prophètes. « Si quelqu’un a assez d’orgueil pour dire quelque chose, en mon nom, que je ne lui aurai point commandé de dire, ou s’il parle au nom des autres dieux, ce prophète-là mourra. (Deutéronome 18.20.) C’est contre ce grand abus que s’élève si énergiquement Jérémie quand il s’écrie : « Ah ! Seigneur Eternel ! voici, les prophètes disent à mon peuple : Vous ne verrez point l’épée,… mais je vous donnerai une paix assurée en ce lieu-ci. – Et l’Eternel me dit : Ce que ces prophètes prophétisent en mon nom n’est que mensonge ; je ne les ai point envoyés et je ne leur ai point donné de charge… Ces prophètes-là seront consumés par l’épée ! » (Jérémie 14.13 et suivants) Est-ce que peut-être la différence qu’il y a entre une révélation et une fiction, entre la vérité et le mensonge, était destinée à disparaître un jour, quand les circonstances, après un certain temps, et les manières de voir auraient changé ? Nous accordons que feindre d’être inspiré et interpoler un livre prophétique sont deux choses entre lesquelles on peut, si l’on veut, faire une certaine différence ; mais, nous le demandons, un Israélite en qui il n’y avait point de fraude, un véritable Israélite, tel qu’a dû l’être, de l’aveu des adversaires eux-mêmes, l’auteur du livre de Daniel, n’aurait-il donc pas reculé devant l’idée d’inventer d’une manière ou de l’autre des révélations divines ? Les passages que nous venons de citer ne condamnent-ils pas absolument une pareille manière de faire ? Qu’on cite de ce procédé, en dehors du domaine de la révélation, des exemples aussi nombreux qu’on le voudra ; cela ne prouve rien, car chez l’homme naturel le sens de la vérité est toujours plus ou moins troublé et affaibli. Il ne faut pas que des termes scientifiques, profonds en apparence, mais qui comportent fort bien une compréhension tout extérieure des choses, viennent émousser notre jugement moral et apaiser mal à propos nos scrupules religieux. Là du moins où l’auteur se nomme, il ne s’agit pas de se demander froidement, avec l’indifférence de la science, si le livre est authentique ou non ; la question qui s’impose est bien plus brûlante : y a-t-il ici vérité ou mensonge ?… Transporter les bornes a toujours passé pour un grave méfait ; mais de notre temps on a appris à enlever les plus sacrées de toutes, celles qui séparent le mensonge de la vérité, et à créer entre ces deux domaines je ne sais quelle région intermédiaire. Nos pères savaient bien ce qu’ils faisaient quand ils posaient comme règle suprême de la critique biblique le témoignage du Saint-Esprit. Quand on se soustrait à ce témoignage, si simple et si personnel, on n’est plus un critique biblique, on juge la Bible autrement qu’elle ne veut être jugée. C’est pour cela que nous ne voulons en aucun point séparer notre science de notre conscience, ni nous laisser enlever la conviction que, dans les questions théologiques, quelles qu’elles soient, il s’agit avant tout de tenir ferme au principe moral. Tel est tout particulièrement le cas lorsque nous nous trouvons en face de ces écrivains sacrés auxquels nous sommes redevables de tout ce que nous possédons en fait de moralité, et chez lesquels nous trouvons une si grande et si constante horreur pour le mensonge. (1 Timothée 2.7 ; Jean 19.35 ; 2 Pierre 1.16.)
En procédant ainsi, nous ne croyons point faire preuve d’ignorantisme ; ce ne sont point chez nous idées préconçues, routine ; nous estimons, au contraire, en admettant de pareils principes, faire un légitime usage de notre raison, nous montrer indépendant de toute autorité humaine…
Si nous ne croyons plus au surnaturel, cela vient en grande partie de ce que, tout en pensant arriver à la vraie intelligence de la nature, nous l’avons au contraire perdue. Oh ! que notre science ferait pourtant bien de prendre pour elle ces mots de l’Ecclésiaste : « Dieu a fait l’homme droit, mais ils ont cherché beaucoup de discours. » Je sais par ma propre expérience, – et certes je ne suis pas de ceux que la critique a épargnés, – que de grandes et simples vérités, venant se légitimer comme telles auprès de notre conscience la plus intime, sont l’élément vraiment décisif au sein des plus grandes hésitations, et qu’elles l’emportent haut la main sur les déductions les plus imposantes d’une science qui ne s’élabore point en la sainte présence d’un Dieu de lumière. Dans un temps où, non seulement la parole de la croix, mais encore les notions les plus élémentaires de Dieu, de justice et de lumière, sont devenues une folie pour les Grecs et souvent même pour les plus nobles d’entre les Grecs, il importe avant tout d’être fidèle dans les choses simples, qui, pour paraître peu importantes, n’en sont pas moins le fondement de tout le reste ; il importe, avec toute la force de caractère et de pensée dont on est capable, de donner toute gloire à la vérité, pour autant qu’on la connaît, en dépit des moqueries et des haussements d’épaules des ennemis ou des amis de la vérité.
Les choses étant telles, combien n’est-on pas heureux de pouvoir constater l’existence d’une école bien décidée à prendre les documents bibliques tout simplement pour ce qu’ils se donnent, à procéder du particulier au général et à se livrer d’abord à une étude de détail, pour arriver ensuite à saisir le plan de chaque livre, et enfin à comprendre son rôle dans l’organisme général de l’Ecriture Sainte. Telle est aussi la seule vraie manière de se rendre maître de la fausse critique. Quand on en a réfuté les unes après les autres les diverses objections, on n’a pas encore satisfait le plus légitime des désirs qu’on puisse éprouver en face d’un livre de la Bible, qui est de le connaître. Mais quand on est arrivé à comprendre véritablement, de cette intelligence profonde et réelle que ne peut procurer une science qui ne veut absolument pas juger spirituellement des choses spirituelles (1 Corinthiens 2.13-14), quand, dis-je, on comprend ainsi, non pas quelques passages isolés, mais des livres entiers de la Bible, et même peut-être la Parole de Dieu dans son ensemble ; alors on s’aperçoit sans peine que la critique ne touche que la superficie des choses, et la lumière dissipe tout naturellement les ténèbres. Ce n’est également qu’à ce prix que la théologie et l’Eglise en viendront à bénéficier réellement des attaques de la critique négative, qui a certainement le mérite de soulever une foule de questions, d’aiguiser le sens historique, d’obliger à mieux sonder les Écritures et de faire maintes observations intéressantes et justes.
Cette école est celle de Bengel. Plus que toute autre peut-être, elle s’est appliquée à connaître l’ensemble des vérités révélées, et, trouvant la partie prophétique de la révélation particulièrement négligée, elle s’en est tout spécialement occupée. Or, bien que les événements aient prouvé que le système apocalyptique de l’école wurtembergeoise renfermait bien des erreurs de détail, nous n’en croyons pas moins qu’elle a été tout spécialement appelée par Dieu à rendre à l’Eglise la clef de la parole prophétique. Pour moi du moins, je n’ai nulle part trouvé des aperçus aussi profonds sur l’essence même de la prophétie. On rencontrera à plus d’une reprise, dans les pages qui suivent, les noms de Bengel, de Roos, des deux Hahn, ainsi que celui de J.-J. Hess, le respectable pasteur de Zurich, qui, quoique plus influencé que les Wurtembergeois par les idées de son siècle, mérite cependant bien qu’on lui donne de temps à autre la parole. J’ai été en particulier confondu de la richesse et de la profondeur des pensées que renferme l’ouvrage de Roos sur Daniel. Voilà les hommes que nous devrions prendre pour modèles. Avec quelle simplicité ne se constituent-ils pas les disciples de la Bible ! Avec quelle finesse et quelle pénétration ne cherchent-ils pas à lui arracher ses secrets ! Comme ils vont au fond des choses ! Quand on ouvre un de leurs livres, c’est comme si l’on pénétrait dans un temple. À l’école de Bengel se rattache de nos jours le Dr Beck de Tubingue auquel je suis grandement redevable sous le rapport des idées fondamentales qui sont à la base de ce travail.
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Le prophète Daniel et l’Apocalypse de saint Jean fut lui-même pour nombre de chrétiens et de théologiens une véritable révélation. Dans le nord de l’Allemagne tout particulièrement, cet ouvrage donna une impulsion toute nouvelle à l’étude de la prophétie, et il se trouva bientôt des critiques assez chagrins pour accuser Auberlen de faire oublier l’œuvre déjà accomplie par Christ, et de n’occuper exclusivement les esprits que du retour du Seigneur. C’est pour enlever toute espèce de fondement à cette accusation que, dès l’année suivante, il publia un recueil de dix sermons consacrés à étudier le plan du salut dans son ensemble, et non seulement la partie encore à venir de cette grande histoire. Mais l’activité elle-même d’Auberlen prouvait de la manière la plus éloquente que l’attention qu’il vouait aux choses finales ne dégénérait point chez lui en une coupable étroitesse : mission chez les païens, mission juive, conférences publiques, réunions plus intimes avec ses étudiants, il ne perdait aucune occasion de donner, aucune occasion de recevoir ; il était de tout ce qui se fait de bien dans cette ville de Bâle si riche en œuvres chrétiennes et à laquelle il s’était assez attaché pour refuser sans hésitation, en 1855, un appel qui lui fut adressé depuis Kœnigsberg.
En 1857, il fit paraître de son ouvrage sur Daniel et l’Apocalypse une seconde édition, dont voici la préface à peu près au complet :
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Les précieux témoignages de reconnaissance et d’assentiment que ce travail m’a valus depuis trois ans m’ont prouvé qu’il s’y trouve, par la grâce de Dieu, quelque chose qui peut le rendre utile à l’Eglise pour le moment présent ; d’autre part, je me suis efforcé de mettre à profit les critiques dont j’ai été l’objet, ainsi que les nombreux ouvrages sur la matière qui ont paru dès lors. Cependant je ne me sentirais point encore de force à entreprendre un commentaire suivi de Daniel et de l’Apocalypse, surtout pas de l’Apocalypse. Aussi n’est-ce point de cela qu’il s’agit dans cette seconde édition non plus ; je m’y suis occupé simplement des principales figures symboliques que les deux grands prophètes ont successivement vues passer sous leurs yeux, et j’ai cherché à les expliquer d’après l’analogie des Écritures, pour arriver ainsi à connaître les destinées du royaume de Dieu sur la terre, et par là même la philosophie de l’histoire telle que la comprend la Bible. Je suis plus convaincu que jamais, d’abord de la vérité du grand principe que la prophétie considère tout à la lumière de la fin, à la lumière de cette époque décisive où le monde actuel, États et Églises, sera condamné et fera place au nouvel état de choses que le Seigneur inaugurera à son retour ; puis en second lieu du devoir qui nous incombe de tirer de la parole prophétique tout ce qui peut dès maintenant nous enseigner, nous convaincre, nous corriger et nous instruire dans la justice. L’eschatologie est digne qu’on lui voue une attention de plus en plus grande ; toute notre vie chrétienne et ecclésiastique ne pourrait que gagner beaucoup à une étude sérieuse et pratique des choses finales. Il est bon d’observer les temps et les signes des temps ; mais celui-là seul peut les observer avec fruit qui ne rougit pas de se dire l’humble disciple de la parole prophétique.
On peut fort bien s’incliner devant la Parole sans être pour cela esclave de la lettre. La véritable position à prendre sous ce rapport est celle qu’indique le Seigneur lui-même lorsqu’il parle d’amis auxquels il fait part de tout ce qu’il a appris de son Père et devant lesquels il ouvre ses trésors de connaissance spirituelle. À ce point de vue, bien des études qui se croient faites dans un véritable esprit d’indépendance ne sont cependant pas inspirées par un sentiment de liberté filiale ; ce sont des travaux d’esclaves, fort respectables dans leur sphère, mais auxquels manquent la consécration de l’Esprit, l’initiation aux grandes pensées du Père. Mais quand Christ nous a affranchis, quand l’Evangile nous a rendus libres, alors nous redevenons des serviteurs de Dieu dans le sens le plus noble du mot ; nous nous laissons volontiers guider par sa Parole, nous savons qu’elle est la lampe destinée à éclairer notre sentier et que, pas plus sur le terrain de la science que sur celui de la morale, nous ne sommes appelés à abolir la loi et les prophètes. À ce point-là, on aime et on respecte la Bible, non pas par foi traditionnelle, ni parce qu’on a besoin d’une autorité extérieure, mais parce qu’on vit en elle. On ne la considère pas comme un code de lois, constituant un joug pesant, mais comme une règle salutaire et toute naturelle. C’est le récit, par des hommes de Dieu, de l’intervention de Dieu dans l’histoire de l’homme ; c’est un joyeux message qui nous arrive de notre véritable patrie ; c’est le titre de noblesse de notre race, et ce titre, les hommes ne le peuvent déchirer sans se priver du même coup de la couronne royale qui repose sur leur tête. Ce n’est jamais impunément qu’on s’émancipe de la Bible ou qu’on émousse le tranchant de ses saintes vérités ; cela nous fait redescendre des sereines hauteurs où se trouve la vie, la vie pour laquelle nous avons été créés, la vie que nous rend l’œuvre du Sauveur, la vie dont nous jouirons pleinement dans l’économie future ; cela nous fait déchoir et rentrer dans la sombre vallée du péché, et sur cette voie on en vient peu à peu à considérer comme quelque chose de normal et de satisfaisant les tristes réalités qui nous assiègent ici bas de toutes parts. Les hauteurs où l’on vit sont encore bien loin au-dessus de nous ; mais c’est précisément pour cela que nous avons à monter et que nous ne voulons pas descendre !
La science elle-même y perdrait si l’on désertait les hauteurs où plane la Bible, car ce ne sont pas seulement les hauteurs où l’on vit, ce sont celles où l’on sait, et l’on n’en pourrait descendre sans subir une immense déperdition d’idées et surtout d’idées morales. « A ta lumière, ô Dieu, nous voyons la lumière. » (Psaume 36.10.) Sans la Parole de Dieu pour exercer et clarifier notre vue, les grands mots de Dieu, d’homme, d’amour, de justice, de liberté, de bien et de mal en viennent à ne plus rien nous dire de clair ni de vrai. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir à quel pitoyable ration de vérité et à quelle profusion d’erreurs peuvent être réduits sur cette voie les plus fameux systèmes philosophiques ou théologiques et avec eux les générations entières qui les ont adoptés. Avec la Bible, rien de pareil ! Ayant saisi toutes ces grandes vérités avec une clarté digne de Dieu, elle ne nous renferme pas dans le cercle étroit de l’expérience et de l’existence actuelle ; elle laisse ce soin aux systèmes qui, ne tenant compte que de ce qui tombe sous les sens, n’ont sur tout le reste que des notions forcément incomplètes et fausses ; elle élargit notre horizon dans toutes les directions, car, en proclamant dans toute leur pureté et dans toute leur force les lois morales les plus élémentaires gravées dans toutes les consciences, elle leur communique une lumière qui rejaillit au loin sur tous les autres domaines du savoir humain. C’est ainsi qu’elle nous montre un Dieu vivant qui nous a envoyé son Fils et son Esprit ; tout un monde d’esprits parvenus à divers degrés de perversité et de sainteté ; plusieurs cieux au-dessus de nous ; au-dessous de nous un royaume des morts et un enfer ; derrière nous un âge d’or comblé de bénédictions sans nombre ; devant nous un avenir plus béni encore. Et le moment présent, que nous en dit la Bible ? Elle nous apprend à le considérer comme le résultat du passé, et, en même temps, comme le germe de l’avenir ; passé, présent et avenir, tous trois ordonnés par Dieu ; histoire grandiose qui comprend, outre l’humanité, la nature et le monde des esprits et qui est bien le plus intéressant sujet d’étude que l’homme puisse se proposer. Qu’imaginer de plus vaste, de plus satisfaisant pour notre esprit, qu’un système qui part de la création du ciel et de la terre et qui aboutit à des cieux nouveaux et à une terre nouvelle ? Voilà la vraie solution du problème de la vie, voilà la véritable réponse à la question de l’existence, pour autant qu’on peut parler d’évidence quand il s’agit d’êtres qui marchent encore par la foi et non pas par la vue.
Des disciples de la Bible, voilà ce que nous voulons être toujours. Ceux qui s’érigent en maîtres de la Bible, que nous procurent-ils donc en échange de ces trésors célestes ? De faibles et misérables rudiments qui n’élèvent guère au-dessus de ce monde ; des pierres au lieu de pain, et même souvent au lieu de poissons, des serpents. « A quoi en sont, disait Roos il y a un siècle, les esprits qui se donnent pour forts et qui veulent être dans l’Eglise des docteurs si différents des anciens ? Bien loin de pénétrer plus avant dans les mystères sacrés, ils se trouvent, avec les négations savantes et orgueilleuses auxquelles se résume toute leur sagesse, bien au-dessous des simples commencements de la sagesse évangélique. » (Hébreux 5.12 ; 1 Corinthiens 3.2.) Voilà exactement ce que nous pensons encore aujourd’hui de toute théologie qui tend à déprécier la Bible. Nous voudrions tenir ferme ce que nous avons, afin que personne ne nous ravisse notre couronne, et nous y réfléchirons, non pas à deux ni à trois fois, mais à dix et à cent fois, avant que d’en abandonner un seul fleuron.
L’expérience montre que ce n’est qu’en prenant cette attitude-là vis-à-vis de l’Ecriture qu’on possède encore en elle quelque chose de solide et qu’elle peut encore faire l’office, dans nos obscurités, d’une lampe claire, et, dans nos fadeurs, d’un sel plein de saveur. Seulement, en m’appliquant à laisser luire cette lumière impitoyable et agir ce sel énergique, je me suis attiré, même de la part d’amis auxquels je tiens beaucoup, une critique grave. On m’accuse de pessimisme, on me reproche de tout voir en noir ; à mes yeux les beaux-arts, la science, la civilisation, n’ont presque aucune valeur ; je manque de respect pour l’Etat, je calomnie l’Eglise, je méconnais dans le domaine de la nature et dans celui de l’esprit tant de bonnes choses qui existent par la bénédiction du Créateur et sur lesquelles repose l’ordre social tout entier.
Que répondrai-je à cette critique ?
Et d’abord, qu’on veuille remarquer que de tout temps les prophètes ont été appelés à élever la voix, je ne dirai pas exclusivement, mais entre autres objets, contre le temple de l’Eternel et la ville sainte, contre le peuple élu et la maison royale à laquelle étaient attachées tant de promesses ! Ils s’en seraient bien passés ; c’est avec tremblement qu’ils se sont acquittés de cette tâche. (Voyez, par exemple, Jérémie 20.8, etc.) On avait, cela va sans dire, mille belles paroles à opposer aux leurs : « C’est ici le temple de l’Eternel ! » (Jérémie 7.4.) « La loi ne se perdra point chez le sacrificateur, ni le conseil chez le sage, ni la parole de Dieu chez le prophète. » (Jérémie 18.18.) « L’Eternel n’est-il pas parmi nous ? » (Michée 3.11 ; Sophonie 3.11.) On ne pouvait ni ne voulait absolument comprendre que Jérusalem pût être détruite et la loi de Moïse abolie. (Actes 6.14.) Mais si les prophètes se taisaient, il y avait un feu dans leurs os. Il leur fallait obéir à la voix de Dieu qui leur avait ordonné de répéter toutes les paroles qu’ils avaient entendues, sans en omettre une seule. (Jérémie 20.9 ; 26.2.) Eh bien, je puis dire que ces menaces ont retenti à mes oreilles. Taire, adoucir certaines vérités eût été beaucoup plus facile, beaucoup plus commode.
Cependant nous ne sommes pas des prophètes, mais de simples interprètes de la parole prophétique et, malgré notre zèle pour la vérité, l’erreur peut se glisser sous notre plume, puisqu’elle peut exister dans notre esprit. Aussi combien n’ai-je pas été réjoui, après avoir tout simplement exposé le résultat de mes recherches exégétiques sur cette Église que l’Apocalypse nous montre successivement sous l’image d’une femme, d’une prostituée et d’une épouse, de me trouver pleinement d’accord à cet égard, non seulement avec Harless dans un petit ouvrage sur l’Eglise et le ministère, et avec Jules Köstlin dans ses deux ouvrages sur la doctrine de Luther et la notion de l’Eglise dans le Nouveau Testament, mais encore avec les réformateurs eux-mêmes et surtout avec tous les écrits du Nouveau Testament. C’est pour cela qu’en tout ce qui concerne l’Eglise, cette nouvelle édition diffère peu de la première : je n’ai changé que quelques expressions trop peu précises et qui prêtaient au malentendu, principalement dans le chapitre consacré à Babylone.
Au reste, je n’avais pas à exposer ce que doivent être l’Etat et l’Eglise, à les justifier, à justifier la civilisation ; mais bien à montrer ce que, dans les derniers temps, les hommes pécheurs auront fait de ces dons de Dieu. J’avais à le montrer à la lumière de la révélation et non pas d’après ma manière personnelle de voir. Je n’ai parlé du présent que pour y signaler les germes de l’avenir, les commencements de la fin ; un écrit apocalyptique doit s’occuper, non point des commencements eux-mêmes, des principes, qui incombent à la morale, mais uniquement des choses finales.
Ce n’est pas l’homme qui, par ses efforts, amènera la glorieuse transformation du monde, mais le Seigneur en descendant du ciel. « Ce faux espoir de glorification successive du monde par l’homme, me paraît, écrit un pasteur suisse, constituer un immense danger pour les chrétiens. Il y a là de quoi les engager à prendre vis-à-vis du monde une attitude tout à fait regrettable, de quoi les rendre infidèles et dans leur vie et dans le témoignage qu’ils sont appelés à rendre à la vérité. Comment, quand on se place à ce point de vue, ne pas prendre parfois noir pour blanc ? Comment, avec de telles pensées, une chrétienté qui n’est déjà que trop assoupie ne s’endormirait-elle pas entièrement ? Comment n’être pas tenté de changer la folie de l’Evangile en une sagesse humaine, afin de pouvoir, avec quelque apparence de raison, parler d’un monde chrétien ? Je crains que la chair ne soit pour quelque chose dans ces espérances, car elle n’aime guère l’opprobre de Christ ; les angoisses des derniers temps lui déplaisent ; elle préfère les couronnes d’or aux couronnes d’épines. » Tout, de nos jours, nous parle de jugement bien plutôt que de glorification.
On peut fort bien insister sur le côté négatif de l’influence qu’exercera le christianisme, sans en méconnaître aucunement le côté positif et vivifiant. C’est en grande partie parce qu’il est juge que Christ est roi. Si la Bible revient sans cesse sur cette redoutable manifestation du pouvoir royal du Seigneur, c’est qu’elle connaît la force si redoutable aussi du péché. Pour les juges d’Israël, pour les saints dans le siècle à venir, juger et régner ne sont qu’une seule et même chose ; un seul et même mot sert même parfois à désigner ces deux fonctions. Pour marquer son grand pouvoir et sa position suprême dans l’Eglise, le Seigneur parle non seulement de la résurrection qu’il accomplira, mais aussi du jugement qu’il exercera. Voilà juxtaposés le côté positif et le côté négatif de son œuvre. Et de même ce sont avant tout les jugements (verset 33) et non pas d’une manière générale les voies de Dieu, qui inspirent à saint Paul le cantique d’adoration par lequel il couronne les grandioses développements du chapitre 11 de son épître aux Romains. On ne peut se séparer de la vérité sans en pâtir et l’on voit de tout temps les représentants les plus attitrés de l’hostilité contre Christ déchoir et s’affaisser comme sous le poids de quelque accablante malédiction ; preuve non moins frappante de la puissance du Galiléen que ne l’est l’influence bénie de la religion qu’il a fondée. Bien des choses que nous prenons pour de simples erreurs sont déjà un commencement de jugement, car c’est par où l’on pèche qu’on est puni. Cette notion profonde de jugement (κρισις) est, comme on le sait, tout particulièrement mise en lumière dans l’évangile de saint Jean et forme entre l’évangile et l’Apocalypse un de ces traits de ressemblance et de parenté qui, pour ne pas frapper au premier abord, n’en ont que plus de valeur aux yeux de l’observateur sérieux.
Mais il est assez bizarre qu’un siècle qui, comme le nôtre, est fort jusqu’à la faiblesse sur l’article critique, s’absorbe assez dans ses propres jugements pour en oublier le jugement qui s’exerce et qui s’exercera sur lui. Les historiens n’ont pour la plupart point encore fait dans leurs ouvrages une assez large part à la notion de jugement, de crise, de catastrophe. La pensée dominante dans la plupart des livres d’histoire est celle de progrès, de développement ; il semble vraiment que l’humanité soit une plante qui pousse, sans qu’il y ait place dans cette croissance pour les justes rémunérations, pour l’action de la liberté divine et humaine. Et cependant la végétation elle-même n’a-t-elle pas ses temps d’arrêt et ses saisons mortes ? On ne prend pas assez au sérieux la grande pensée que l’histoire du monde est l’histoire de ses jugements successifs. Nébucadnetzar renverse le royaume d’Assyrie ; Cyrus, celui de Babylone ; Alexandre, celui des Mèdes et des Perses ; les Romains celui des Grecs ; les Germains celui des Romains ; que de bouleversements avant d’arriver à la civilisation moderne ! Le jugement est une crise, une séparation s’opérant entre les éléments sains et les éléments corrompus. Ces derniers sont condamnés à mourir, tandis que les autres subsistent et sont reçus dans l’économie subséquente comme une semence pleine d’avenir. Romains 9.27-29 : καταλειμμα (reste), σπερμα (semence.) Dès qu’une fois on en est venu à reconnaître que dans tout le cours de l’histoire il n’y a développement qu’à la condition qu’il y ait jugement et résurrection, ou du moins communication de vie nouvelle, on peut dire qu’on a en mains l’une des clefs de l’eschatologie. Cette manière de comprendre l’histoire est celle de la Bible elle-même qui, dès sa première page, compose d’un soir et d’un matin chaque jour de création et qui plus tard voit dans le jugement messianique qu’exercera le Messie à son retour, le simple couronnement de tous les jugements partiels qui auront précédé, comme aussi elle contemple déjà dans la ruine de Jérusalem, qui est le grand jugement d’Israël, une sorte de retour du Fils de l’homme.
En tout cas le fait que nous ne considérons jamais l’Evangile que comme une odeur de vie et que nous ne voulons pas qu’il soit une odeur de mort, ne témoigne guère en faveur de la virilité de notre christianisme. Il semble vraiment que nous ne croyions point à une vérité réelle et existant en soi, indépendamment de nous ; il semble que Dieu ait besoin de nous et ne puisse pas nous mettre de côté. Tel est l’effet du panthéisme dont notre atmosphère est saturée. Ce n’est pas ainsi que les apôtres et les prophètes appréciaient les. choses. Ils savaient que l’amour suprême, l’amour qui nous a recherchés avec le plus de persévérance, doit entraîner, lorsqu’il a été repoussé, la plus terrible condamnation. Les prophètes aimaient bien véritablement leur patrie ; ils portaient leurs compatriotes sur leur cœur ; ils vivaient pour la plupart sous de bons rois ; néanmoins le seul salut qu’ils connussent était un salut précédé d’un grand jugement : voilà ce qu’ils ont tous prêché plusieurs siècles avant la catastrophe. Dieu, répétaient-ils invariablement, Dieu lui-même rejettera le peuple qu’il a élu, sans pour cela renoncer à accomplir ses desseins d’amour envers l’humanité. C’était là quelque chose de monstrueux, une parole plus dure encore à supporter pour les Israélites que la vérité équivalente ne l’est maintenant pour les chrétiens. Voilà pourquoi Dieu a envoyé à son peuple un si grand nombre de prophètes, tous chargés du même message ; unanimité qui proclame hautement l’importance capitale qu’ont maintenant encore cette grande pensée et toutes celles qui en découlent.
Mais, cette grande pensée, qui est en quelque sorte l’âme de la prophétie, nous n’avons pas à l’étudier seulement au point de vue exégétique et historique ; il nous faut l’accepter dans nos cœurs et la faire passer dans notre vie ; elle doit nous servir de pierre de touche dans toutes nos appréciations, lorsque nous cherchons à nous rendre compte de ce que vaut notre siècle, de ce que nous valons. Ici nous touchons à l’un des points à l’égard desquels il importe le plus de prendre une connaissance attentive du témoignage prophétique. Plusieurs, et des plus pieux, des plus nobles et des mieux doués sont tombés, pour ne l’avoir pas fait, dans des erreurs considérables. La Bible raconte une histoire ; mais si nous ne la considérons pas en même temps comme un message divin à l’adresse de chacun de nous, impossible à nous de la comprendre vraiment et spirituellement. Jusqu’à présent on a bien peu fait pour les livres prophétiques, bien moins que pour les autres portions de la Bible, et certainement que si nous cherchions à y pénétrer tout entiers, cœur et intelligence, si nous nous livrions à eux, ils perdraient bien vite le caractère de bizarrerie et d’obscurité qu’ils ont aux yeux, non seulement du monde, mais même de beaucoup de chrétiens. On reconnaîtrait que les prophètes ne sont pas quelques personnages isolés, aux idées plus ou moins incompréhensibles et dont les écrits ne jouissent que d’une authenticité bien douteuse, en raison même de leur caractère hétéroclite, mais qu’il règne entre eux tous le plus grand accord, Daniel et l’Apocalypse n’enseignant point autre chose que les autres prophètes, et le Seigneur et les apôtres venant continuellement et de tous points confirmer l’enseignement des prophètes. On reconnaîtrait que l’eschatologie de la Bible n’est point une superfétation, mais qu’elle fait partie intégrante du système chrétien, qui sans elle ne serait qu’un torse plus ou moins défiguré. C’est le drapeau de l’espérance et non pas celui du désespoir que les prophètes agitent à nos yeux ; c’est un Evangile éternel, une joyeuse nouvelle qu’apporte l’ange qui vole tout au travers du ciel en s’écriant : « L’heure du jugement est venue ! » (Apocalypse 14.6-8) car, au delà de la tempête du jugement qui ne sert qu’à rétablir la justice sur la terre, les prophètes nous font entrevoir la brillante aurore dont la lointaine lumière remplissait déjà d’allégresse l’âme de David expirant.
Mais ce bienheureux jour n’arrivera que lorsque le monde aura passé par un jugement radical ; voilà ce que les prophètes ne proclament jamais plus hautement que dans les périodes où des hommes ordinaires auraient pu renaître à l’espérance, par exemple, sous le bon règne d’un Ezéchias ou d’un Josias. Comment ne pas voir dans ce fait une preuve de la divinité de leur mission ? Et dans un siècle où l’on s’accorde généralement à reconnaître que les choses invisibles n’ont pas la vogue et que la vie morale et spirituelle est plus émiettée que jamais, ce serait la marque d’un caractère atrabilaire et d’un esprit chagrin que de parler de jugement ? Non ! non ! c’est la Parole de Dieu qui veut qu’on en parle et que les sentinelles exhortent Israël à veiller et à prier ! Ah ! nous ne regretterons pas d’avoir fait provision d’huile dans nos vaisseaux, lorsque fondra sur nous, et ce sera bientôt peut-être, une nouvelle année de révolution et de révélation, comme 1848 ! Si l’on partage notre point de vue, il est clair qu’on ne croit plus à l’immortalité des peuples actuels ; on ne se figure plus que le christianisme risque de tomber avec la société moderne ; on cesse de se flatter que tout pourra encore être sauvé, sinon par les efforts de la foi individuelle, du moins par les efforts combinés de tous les hommes de bonne volonté. Mais cela ne veut aucunement dire qu’on doute de Christ et du christianisme ; c’est au contraire rendre gloire au Seigneur que de croire qu’il demeurera seul grand quand toutes les grandeurs d’aujourd’hui auront été renversées et que, sans main d’homme, par sa force souveraine, il créera tout un nouvel état de choses beaucoup plus glorieux que celui qui ne sera plus. Nous n’en restons pas à l’apostasie, mais nos regards s’élèvent avec adoration jusqu’au Seigneur qui est assez grand pour que quiconque l’abandonne n’ait à attendre comme seule conséquence possible de son endurcissement que le jugement ; assez grand également, et ceci est le côté positif de sa puissance, pour que ce jugement soit suivi d’une vraie résurrection dans tous les domaines, d’un règne de paix et d’allégresse véritables. « Là où il y a un corps mort, les aigles s’y assemblent. Mais aussitôt après les angoisses de ces jours-là, le Fils de l’homme viendra sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande gloire, et il enverra ses anges qui rassembleront ses élus au son éclatant de la trompette. » C’est ainsi que se passeront les choses ; personne n’intervertira cet ordre.
Au reste nous convenons sans peine qu’il y aurait un danger réel à s’occuper exclusivement des choses finales. Nous l’avons dit dans la dernière page de ce travail et nous l’avons répété plus expressément encore dans la préface d’un recueil de sermons que nous avons publié dès lorsa : « Après avoir cherché par l’étude de Daniel et de l’Apocalypse à offrir quelque nourriture à l’espérance chrétienne, j’ai voulu examiner dans ces quelques discours ce que nous possédons déjà. Nous avons de grandes choses à attendre, mais nous avons déjà beaucoup reçu. Si Jean a dû écrire un évangile après avoir écrit son Apocalypse, c’est de même un besoin intime pour tout vrai chrétien de connaître l’œuvre déjà accomplie par son Sauveur aussi bien que celle qu’il lui reste encore à accomplir. En général, l’Eglise n’a guère que le Sauveur déjà venu, si nous pouvons parler ainsi, en sorte que c’est un devoir d’attirer l’attention des fidèles sur le Sauveur qui revient. Mais ici, comme pour tout le reste, il faut éviter tout excès et toute étroitesse et demeurer dans la juste mesure.
a – Le Mystère de Dieu en Christ, dix sermons. 1855.
Cette grande vérité que ce que nous serons n’a pas encore été manifesté et que toutes les institutions divines de l’économie actuelle, y compris l’Eglise, sont destinées à faire place à quelque chose de bien plus parfait, qui s’appelle le royaume des cieux, est d’une grande importance pratique. Mais combien n’a-t-on pas désappris, depuis les temps apostoliques, à attendre le jour du Seigneur et à soupirer après le royaume de gloire ! On oublie que les siècles de l’Eglise ne sont que les temps de l’invitation aux noces de l’Agneau. Cette invitation, le monde n’en tient compte, et les chrétiens la prennent pour la fête elle-même ; le monde se plonge toujours plus avant dans les choses de la terre, et les chrétiens se croient appelés à fonder des Églises parfaites, s’ils ne se flattent pas d’en avoir déjà de telles. On a certainement bien fait, en face du subjectivisme étroit tant des cercles piétistes que du rationalisme ou de l’école de Schleiermacher, de remettre en honneur les confessions de foi ; c’est un bon moyen de rendre sensible la continuité historique de l’Eglise et de montrer qu’il est certains faits capitaux qu’elle a toujours confessés, quoi qu’en ait pu penser telle personnalité célèbre ou même tel siècle tout entier. On a déjà obtenu ainsi quelques heureux résultats. Cependant ici et là on a dépassé la mesure ; en insistant trop sur les confessions de foi, qui ne sont après tout qu’une œuvre d’hommes, on en est venu, sans s’en douter, à ajouter trop d’importance à l’élément historique, aux dépens de l’unique fondement que l’Esprit de Dieu ait fourni à l’Eglise. On s’est imaginé que les formes qu’avait revêtues la foi des réformateurs nous rendraient leur foi elle-même. Et comme ces confessions avaient reçu une sanction légale et qu’elles jouissaient d’une certaine autorité politique en même temps qu’ecclésiastique, on n’a pas toujours su se maintenir franc de toute revendication politique, on en est venu à confondre dans la question ecclésiastique l’extérieur avec l’objectif, à prendre les institutions pour la vie et à quitter l’Evangile pour rentrer sous la loi. Le désir bien légitime, et qui se manifeste dans bien d’autres domaines, de fournir de solides appuis à une société chancelante, a puissamment contribué à un pareil résultat. Le vent est tellement tourné aux Églises qu’on en oublie ce qui forme le caractère essentiel de l’Eglise et qu’on se laisse à son insu enfermer peu à peu dans tout ce qu’il y a de plus étroit en fait d’horizon.
En procédant ainsi, on prouve que l’on ne comprend pas notre époque. Une race encore jeune peut se brider au moyen de constitutions. Il est des cas où la loi peut remplir son office de pédagogue, bien que ce soit singulièrement rompre avec l’esprit de l’épître aux Romains que de justifier par cette considération l’Eglise romaine du moyen âge. Mais quand on a affaire avec une génération qui s’éloigne toujours davantage de l’Evangile, les formes ecclésiastiques sont le dernier des remèdes à employer ; elles ne peuvent servir qu’à rappeler à ceux qui l’ont oubliée la « déchirure pire » annoncée à qui veut raccommoder un vieil habit avec du drap neuf. La chose s’est vue et se verra mieux encore lorsque les forces comprimées se déchaîneront. Oh ! puissions-nous alors souffrir uniquement pour la bonne cause ! Mais telle est précisément la question. En y regardant de plus près, on pourrait bien découvrir que c’est en fin de compte un seul et même souffle qui pousse le monde au matérialisme et l’Eglise au positivisme, dans le sens le plus large et le moins technique de ce mot ; et ce souffle, c’est la recherche de ce qui se voit et se palpe, le refus de croire à l’esprit, refus qui chez les uns va jusqu’à nier l’esprit chez l’homme, et qui, chez ceux qui ne voient de garanties pour le christianisme que dans les établissements ecclésiastiques, consiste à douter de l’efficacité sainte de l’Esprit du Dieu vivant. La Bible n’oppose pas uniquement la chair à l’esprit, mais aussi la lettre. En face de l’Epouse de Christ, l’Apocalypse ne nous montre pas seulement diverses bêtes, mais encore Babylone. Et Rome n’est pas seule à dire : « Je suis bien établie, je suis reine ! » Chez nous aussi on trouve parfois, provenant des mesures doctrinales ou juridiques qui peuvent avoir été prises, une satiété, une satisfaction, une sécurité telles, une telle manie de se vanter de son histoire, de sa confession, de son Église, que quiconque sait que nulle chair ne se doit glorifier devant Dieu, ne peut s’empêcher de trembler.
Lorsqu’on sait jusqu’à quel point notre époque est éloignée de Dieu, on peut trouver étonnant que le Nouveau Testament s’élève si peu contre l’incrédulité des sadducéens ou des gentils, et si fort contre les pharisiens et leurs mille ordonnances. L’expérience des dernières années me semble expliquer la chose : les erreurs les plus graves, celles qui conduisent à gauche, sont aussi les plus grossières et, entre chrétiens, elles se jugent d’elles-mêmes. Celles qui conduisent dans les excès de droite sont les plus raffinées et par conséquent les plus dangereuses : les élus eux-mêmes ont besoin de beaucoup de vigilance pour ne pas s’y laisser entraîner. Le catholicisme a été maître de la position pendant mille ans ; le rationalisme pendant quelques dizaines d’années. Avec les erreurs de la nature du catholicisme on peut être un chrétien et vouloir très sérieusement le triomphe du christianisme ; seulement on ne le veut proprement que pour ce monde, ou du moins on pense pouvoir lui prêter l’appui des moyens qui sont du monde, tandis que Christ n’est pas venu fonder parmi nous un royaume terrestre, mais bien un royaume des cieux. Ce qu’il faut établir fortement en face de ce genre d’erreurs, c’est qu’on peut avoir devant soi une Église extérieure sans avoir encore grand’ chose de réel. Le royaume des cieux maintenant invisible, mais qui sera un jour manifesté, le royaume des cieux avec toutes ses forces, toutes ses vertus spirituelles, voilà une réalité qui mérite ce nom. Tout ce qui est organisation dans une Église n’en fait pas partie d’une manière essentielle, et ce grand édifice hiérarchique qui se croit l’Eglise par excellence, n’est point une Église dans le sens de la nouvelle alliance, n’est pas une maison de Dieu en esprit, mais bien plutôt un Etat, un établissement légal. Le corps de Christ est un organisme qui ne se compose pas d’organisations extérieures, mais d’organes vivants, ou de membres qui sont autant de personnes, et non pas autant de choses. « Le mot d’Eglise, remarque Luther, est malheureux, il ne dit rien à l’esprit. Si, dans le symbole, au lieu de : je crois l’Eglise, on avait dit : je crois qu’il y a une nation sainte, un peuple qui appartient à Christ, on aurait évité bien des inconvénients ; – on aurait immédiatement su à quoi s’en tenir sur le compte de tant d’institutions qui s’appellent des Églises sans en être. »
Que toutes les personnes qui portent véritablement l’Eglise sur leur cœur prient sans se lasser pour tous ceux qui, d’une manière ou de l’autre, ont charge d’âmes, demandant continuellement à Dieu qu’il daigne leur accorder son esprit d’adoption, les faire arriver à la pleine liberté de l’Evangile et les orienter parfaitement sur les destinées de son royaume. »
♦ ♦ ♦
On a peut-être remarqué dans cette préface un passage où le subjectivisme de Schleiermacher est assez sévèrement jugé. Auberlen n’en faisait pas moins un grand cas de l’homme qui, au commencement du siècle, dégageant la théologie des liens de la philosophie, avait pour ainsi dire découvert à nouveau l’essence depuis longtemps méconnue de la religion, et qui avait continuellement soutenu cette thèse si évangélique : « Le christianisme, c’est la communion avec le Sauveur ! » L’apparition des deux premiers volumes de la correspondance de Schleiermacher engagea Auberlen à donner, sur ce père de la théologie moderne, quelques séances publiques dont on ne tarda pas à réclamer la publication. (1859.) L’année précédente, un médecin de ses amis ayant attiré son attention sur les ouvrages de Albert de Haller, il eut l’impression qu’il y avait effectivement là des trésors trop peu connus, une foule d’idées justes qu’il fallait remettre en circulation, et il fit paraître, avec une introduction, une nouvelle édition de l’un des meilleurs ouvrages du grand savant bernois, ses Lettres sur les vérités les plus importantes de la religion.
Cependant l’heure de la lutte allait sonner. Depuis assez longtemps déjà, un ancien disciple de Beck attaquait avec l’ardeur d’un apostat l’Evangile qu’il avait autrefois aimé. Ce furent d’abord des articles de journaux, puis il prononça des discours provocateurs dans le sein du grand conseil, et enfin il invita les croyants à se mesurer avec lui dans une discussion publique.
Plusieurs amis engagèrent Auberlen à entrer en lice, et il y consentit. Son adversaire attaquait les miracles, mais admettait avec Baur l’authenticité de quelques épîtres pauliniennes. Auberlen se servit de ces épîtres elles-mêmes pour prouver le surnaturel. Il y réussit et il sortit de la discussion avec les honneurs de la guerre.
Mais ce n’est pas impunément qu’on porte ainsi sur un point particulier et avec tant d’intensité toute la force de son intelligence ; pour peu que l’on ait quelque esprit de suite, on est condamné bon gré mal gré à chercher plus outre et à réfléchir encore ; la pensée, fortement touchée, continue longtemps encore à vibrer, eût-elle même besoin de repos. Ces quelques instants de chaud combat furent pour Auberlen le point de départ d’un grand travail intellectuel, auquel les vacances de l’été 1860 ne réussirent pas à l’arracher. Dès les premiers jours de 1861 il publiait la première partie d’un ouvrage apologétique : la Révélation divine, qui devait avoir trois volumes et qu’il ne put malheureusement pas achever.
Une autre lutte allait commencer pour lui : la maladie était là.
Il paraît que c’était quelque chose de remarquablement sérieux que ses leçons dans les dernières années de sa vie. Son respect pour la Bible était encore augmenté par le sentiment que le Seigneur approchait. Ne pouvant plus se transporter dans la salle habituelle de ses cours, il recevait les étudiants chez lui. Mais quelle solennité ! quelle onction ! Cette chambre particulière était un sanctuaire.
Dans l’hiver de 1863 à 1864, il eut encore la satisfaction de pourvoir à la publication des manuscrits de Wizenmann, théologien wurtembergeois mort quatre-vingts ans auparavant, à la fleur de son âge. Il put aussi dicter à sa femme le commencement du second volume de son ouvrage apologétique, puis ce fut tout. Lorsque, trois jours avant sa mort, on lui annonça que son état était très grave, il eut un moment de surprise ; il demeura quelques instants silencieux. Mais il se mit bientôt à manifester sa joie à la pensée que le Seigneur avait décidé de l’introduire sans retard dans l’éternité. « Grâce à Dieu, je ne ressens rien de ce qu’on appelle les terreurs de la mort. Dieu est pour moi ; qui serait contre moi ? » Ce fut en paix, sans déchirement, qu’il dit adieu à sa fidèle compagne et à ses trois enfants ; il savait que Dieu est d’une manière toute spéciale le père des orphelins, le protecteur des veuves. Le 2 mai 1864, un peu avant midi, il s’endormit doucement, plein de la joyeuse espérance qui est l’âme de toute sa théologie.
Mais l’espérance est-elle bien l’âme de la théologie d’Auberlen ? Nous accordons qu’au premier abord on est froissé par les jugements sévères qu’il porte sur une foule de choses honorables. On serait assez souvent tenté de le prendre pour un Alceste chrétien. Mais il est à remarquer que son pessimisme porte tout entier sur le présent. Pour le présent, – sauf l’Eglise invisible, le résidu des vrais croyants, – ce ne sont partout que des Babylones plus ou moins grandes ; partout l’esprit du monde ; partout de sombres nuages d’où va sortir la terrible tempête de l’antichristianisme. Mais ensuite, quel optimisme ! Quel règne de gloire va s’établir sur notre terre elle-même ! Il y a certainement chez Auberlen une somme d’espérance chrétienne beaucoup plus grande que chez la plupart de ceux qui voient tout en beau.
H. DE ROUGEMONT, pasteur.
Bayards, 14 octobre 1879.