La place occupée dans la littérature évangélique par In His Steps, le best-seller de Charles Sheldon, pourrait se comparer à celle de l’épître de Jacques dans la Bible : Il faut avoir lu ce livre, mais il serait dangereux de vouloir baser sa théologie dessus. C’est pourtant ce qu’a tenté de faire, au début du 20ème siècle, le mouvement américain connu sous le terme de Social Gospel. Son principe se résume sommairement, comme le livre de Sheldon, à insister sur le côté pratique du message évangélique, sans se préoccuper du côté doctrinal. C’est en somme ne garder du programme des salutistes : Soupe, Savon, Salut, que les deux premiers termes, en espérant que le troisième suivra de lui-même. On comprend donc que malgré sa popularité (puisqu’on estime à trente millions le nombre de copies vendues), le What would Jesus do ?, ne s’est pas attiré pour autant les compliments unanimes du corps pastoral. Son auteur fut même un peu vite soupçonné d’avoir des vues libérales sur la divinité de Jésus-Christ, accusation qui reste infondée.
Charles Sheldon est né en 1857 dans l’État de New York. Son père était un missionnaire-pasteur, qui au cours de plusieurs déménagements a fondé environ une centaine d’églises.
En 1869 la famille s’installa dans le Dakota, un territoire occupé par les indiens du même nom ; Charles apprendra à chasser avec eux et à parler un peu leur langue. Tout jeune il développe un goût pour l’écriture, et arrive à vendre quelques uns de ses articles à un journal de Boston.
En 1883 il est diplômé de l’université de Providence (dans l’État de Rhode Island) ; pendant son séjour dans cette ville il ouvre une école du dimanche pour immigrés chinois, auxquels il apprend l’anglais dans la Bible. Il devient pasteur en 1886 d’une église à Waterbury (Vermont), et commence à exhorter ses paroissiens à s’investir dans la résolution des problèmes sociaux, mais sans beaucoup de succès. Il rencontre en 1888 une chrétienne de la Congregational Church de Topeka (Kansas) qui deviendra sa femme. C’est cette même église qui l’appellera à devenir son pasteur et c’est là qu’en 1896 il développera la série de sermons dont il fera finalement le livre In His Steps.
Car Sheldon, peu satisfait de l’assistance aux réunions dans son église, avait résolu d’employer une forme non conventionnelle de sermons qui consistait à lire une fois par semaine une histoire. Un an plus tard les sermons de Sheldon parurent comme feuilleton dans l’Advance, un journal de Chicago ; mais quand il envoya la série complète à plusieurs éditeurs, pour la publier sous forme de livre, aucun n’en voulut. Cependant, l’Advance qui normalement n’imprimait pas de livres, finit par le publier sous cette forme. En un mois 100 000 exemplaires furent écoulés.
Une anecdote significative a accompagné l’histoire de ce livre. Quand l’Advance s’occupa de mettre un copyright sur l’ouvrage de Sheldon, ils n’envoyèrent au bureau de Washington qu’une partie de celui-ci. En conséquence, peu de temps après, le copyright fut déclaré invalide, et les éditeurs firent imprimer le livre sans payer un dollar à son auteur. S’agissait-il d’une vengeance de leur part, pour le punir de la manière dont il décrivait le monde de la presse dans son livre ? c’est fort possible. Quoiqu’il en soit Sheldon ne manifesta aucune amertume malgré les sommes considérables que lui coûtait cette injustice.
In His Steps fut traduit en Français un an après par Louise Cornaz, sous le pseudonyme de Joseph Autier, et parut sous le titre : Notre modèle, Que ferait Jésus ? Il se retrouve encore aujourd’hui dans les librairies évangéliques avec un titre légèrement changé : Que ferait Jésus à ma place ? Le texte est visiblement celui de Louise Cornaz, hormis quelques passages retranchés, et quelques mots permutés. Cependant le nom de la traductrice ou son pseudonyme ont complètement disparu, et un « Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation » a été apposé. N’est-ce pas là une bien curieuse et ironique façon de présenter un livre qui vous pose la question : Que ferait Jésus à ma place ?1
1 – Sheldon est mort en 1946, son livre est évidemment dans le domaine public aux US ; Louise Cornaz est morte en 1914, ses traductions appartiennent également au domaine public.
Que ferait Jésus ? se lit vite et sans peine. L’histoire en elle-même n’offre aucun suspens, tout y est prévisible ; les personnages ne possèdent aucune épaisseur psychologique ; à part un semblant d’intrigue autour de Miss Winslow aucune vie sentimentale n’émeut la pensée ; la théologie, on l’a dit, en est fautive pour ne pas dire inexistante. Mais alors comment s’expliquer le succès phénoménal rencontré par ce livre dans le public chrétien ? Il tient tout entier dans le caractère spirituel de la question : Que ferait Jésus ? Mais il faut se hâter de souligner que seuls les chrétiens authentiques sont capables de ne pas la comprendre de travers.
Le Fils de Dieu reste par nature unique dans l’humanité ; ses actes, ses pensées, ses paroles ont été uniques, et nul être humain ne peut prétendre à leur originalité. L’imitation de Dieu que nous exhorte l’Ecriture à exercer2, ne peut donc consister en un simple mimétisme dicté par notre imagination. Savoir ce que Jésus ferait à notre place, ne peut correspondre à une réalité que si son Esprit nous anime. Disons-mieux : si Jésus est censé vouloir faire une chose, pourquoi ne la fait-il pas ? Tout pouvoir lui a été confié sur la terre et dans le ciel, rien ne peut l’empêcher d’agir comme il le veut ! En réalité, Jésus fait les choses à notre place, le conditionnel est ici superflu : c’est à travers les chrétiens que le Christ continue l’œuvre qu’il a commencée ici-bas.
2 – « Soyez donc imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés. » (Éphésiens 5.1)
Ainsi la question Que ferait Jésus ? interpelle fortement le vrai chrétien, car elle le remet en face du plus profond mystère de sa propre existence, son identification avec Christ : « vous connaîtrez que vous êtes en moi et moi en vous3 ». Malgré toutes ses limitations, ce classique de la littérature évangélique le restera donc probablement encore longtemps.
3 – Jean 14.20.
Lorient, 11 juin 2012
C. R.