Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre I

C’est à cela que vous avez été appelés, parce que Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces.

(1 Pierre 2.21)

C’était un vendredi matin, et le Révérend Henry Maxwell terminait son sermon pour le dimanche matin. Il avait été interrompu à plusieurs reprises, la matinée s’avançait, et comme sa péroraison ne le satisfaisait pas, il s’énervait visiblement.

Comme il regagnait son cabinet de travail, après une nouvelle interruption, il dit à sa femme :

— Marie, je vous prie, si quelqu’un me demande encore, dites que je suis très occupé, et ne me faites descendre que s’il s’agit d’une affaire importante.

— Oui, Henry. Mais il faut que j’aille à la Crèche, c’est mon tour d’inspection et vous serez seul à la maison.

Le pasteur rentra dans sa chambre et ferma la porte derrière lui. Un instant plus tard, il entendit sortir sa femme.

Il s’assit devant son pupitre avec un soupir de soulagement et se mit à écrire. Il avait pris son texte dans la première épître de saint Pierre, au verset 21 du second chapitre : « C’est à cela que vous avez été appelés, parce que Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces. »

Il avait développé, dans la première partie de son sermon, l’idée du sacrifice personnel de Christ et montré qu’il a souffert dans sa vie, aussi bien que dans sa mort. Il avait ensuite considéré l’œuvre de Christ au point de vue de l’exemple qu’il est venu donner au monde. Enfin il en était arrivé à la troisième et dernière partie, dans laquelle il avait appuyé sur la nécessité d’imiter le sacrifice et l’exemple de Jésus.

Il venait d’écrire : « III. Ses traces : que sont-elles ? » et il s’apprêtait à les énumérer dans leur ordre logique quand la sonnette tinta violemment.

Henry Maxwell resta assis et fronça les sourcils, sans faire un mouvement pour répondre à l’appel de la sonnette. Au bout d’un instant elle retentit de nouveau. Alors il se leva et s’approcha d’une de ses fenêtres d’où l’on pouvait voir la porte d’entrée.

Un homme était debout sur le perron, un homme encore jeune et très mal habillé.

« Il a l’air d’un rôdeur, se dit le ministre. Je suppose qu’il faut que je descende et… »

Il n’acheva pas sa phrase, mais descendit et ouvrit la porte.

Les deux hommes se regardèrent en silence pendant un instant. Ce fut l’étranger qui parla le premier :

— Je suis sans ouvrage, Monsieur, peut-être pourriez-vous m’aider à en trouver.

— L’ouvrage est rare en ce moment, je ne saurais trop comment vous en procurer, répondit le pasteur qui commençait à refermer lentement la porte.

— Je pensais que vous pourriez peut-être me donner une recommandation pour la direction du Métropolitain ou pour l’inspecteur des ateliers, continua le jeune homme en tournant entre ses doigts son chapeau déformé.

— Cela ne servirait de rien. Vous m’excuserez, mais je suis très occupé ce matin. Je regrette de ne pouvoir vous être d’aucune utilité et j’espère que vous trouverez quelque chose.

Le Rév. Henry Maxwell ferma la porte et entendit l’homme descendre le perron. En regagnant sa chambre il passa devant la fenêtre du vestibule et le vit s’éloigner lentement le long de la rue, son vieux feutre toujours entre ses doigts. Il avait un tel air de pauvreté, de désespérance et d’abandon que le pasteur hésita pendant une minute avant de retourner à son pupitre, puis il reprit sa place, et, avec un soupir, se remit à écrire.

Il ne fut plus interrompu, aussi quand sa femme rentra, deux heures plus tard, le sermon était terminé ; les feuillets en étaient rassemblés et placés sur sa Bible ; tout était en ordre pour le service du dimanche matin.

— Il nous est arrivé une chose étrange à la Crèche, Henry, lui dit sa femme pendant le dîner. Vous savez que j’y suis allée avec Mme Brown. Pendant que nous faisions jouer les enfants, la porte s’ouvre et nous voyons entrer un jeune homme qui tenait à la main un chapeau crasseux. Il s’est assis près de la porte sans dire un mot, puis il est resté là les yeux fixés sur les enfants. C’était évidemment un rôdeur. Nous avons été, au premier moment, un peu effrayées, la directrice et nous, mais il est resté fort tranquille et au bout d’un moment il s’en est allé.

— Peut-être qu’il était fatigué et désirait se reposer un moment. Je pense que c’est le même vagabond qui a sonné ici ce matin. Vous dites qu’il était mal habillé.

— Oui, très pauvrement. Il pouvait avoir trente ans, trente-cinq tout au plus.

— C’est bien cela, murmura le Rév. Maxwell d’un air pensif.

— Avez-vous terminé votre sermon, Henry ? lui demanda sa femme après une pause.

— Oui, j’ai fini. J’ai eu une semaine terriblement remplie. Ces deux sermons par dimanche me donnent beaucoup de travail.

— J’espère qu’ils seront appréciés demain par une nombreuse assemblée, reprit sa femme, en souriant. Sur quoi prêchez-vous le matin ?

— Sur le devoir de suivre Christ. J’ai envisagé son œuvre au point de vue du sacrifice et de l’exemple, et j’ai montré ce que nous devons faire pour suivre ses traces.

— Je suis sûre que ce sera un beau sermon. Pourvu qu’il ne pleuve pas dimanche, nous avons eu tant de pluie ces derniers temps.

— Oui, l’assistance a été fort petite plusieurs dimanches de suite. Les gens ne vont pas à l’église quand il y a des tempêtes. Le Rév. Maxwell soupirait en disant cela. Il pensait à toute la peine qu’il avait prise pour préparer des sermons destinés à des auditoires nombreux, qui, le dimanche matin venu, se trouvaient fort réduits.

Mais ce dimanche-là, le soleil se leva radieux sur la ville de Raymond, annonçant une de ces journées exquises, qui succèdent parfois à une longue période de vent, de pluie et d’humidité. L’air était clair et léger, le ciel sans nuage, aussi tous les paroissiens d’Henry Maxwell se préparaient-ils à aller à l’église. Quand le service commença, à 11 heures, la vaste nef se trouvait pleine de tout ce que Raymond contenait de mieux en fait de gens bien mis et d’aspect confortable.

La Première Eglise de Raymond se piquait de posséder la meilleure musique que l’argent pût procurer ; ce matin, comme toujours, son chœur mixte causa une vive jouissance à la congrégation. Il exécuta un chœur qui était une adaptation toute moderne de ce vieux cantique :

La croix que Dieu me donne,
A porter ici-bas…

Immédiatement avant le sermon, une magnifique voix de soprano chanta un hymne bien connu :

Jésus aujourd’hui m’appelle,
J’entends sa voix dans mon cœur.

Rachel Winslow était remarquablement belle, mais sa voix l’était plus encore que son visage, aussi un murmure d’admiration avait-il parcouru tous les rangs de l’auditoire, au moment où elle se levait pour s’avancer jusqu’au bord de la galerie de l’orgue. Le Rév. Maxwell l’écoutait confortablement assis au fond de sa chaire ; ce solo, placé à sa demande immédiatement avant le sermon, l’inspirait et contribuait, dans sa pensée, à établir d’emblée un courant sympathique entre son auditoire et lui.

Chacun se disait que, même dans la Première Eglise, on n’avait jamais entendu chanter ainsi et certainement, n’eût été la solennité du lieu et du moment, ce solo aurait été vigoureusement applaudi. Le Rév. Maxwell crut même discerner un certain bruissement de pieds et de mains qui le déconcerta légèrement ; mais quand il se leva pour ouvrir sa Bible, le silence s’était rétabli, si tant est qu’il eût été réellement troublé.

Personne n’avait jamais accusé Henry Maxwell d’être un prédicateur ennuyeux ; au contraire on lui reprochait parfois de cultiver, dans ses sermons, le genre sensationnel. Du reste, les membres de la Première Eglise n’en étaient pas fâchés, car cela donnait à leur prédicateur et à leur paroisse une originalité qui n’était point pour leur déplaire.

Au demeurant, le pasteur de la Première Eglise aimait à prêcher et faisait fort rarement des échanges. Il tenait à occuper sa chaire dimanche après dimanche. C’était pour lui une demi-heure enivrante que celle qu’il passait en face d’une église pleine, certain d’être écouté par un public de choix. Jamais il ne prêchait bien quand il avait devant lui un petit auditoire. Le temps aussi avait sur lui une influence positive. Pour donner toute sa mesure, il lui fallait une assemblée et une matinée comme celles de ce jour, aussi une bouffée de satisfaction lui montait au cerveau, tandis qu’il avançait dans son discours. Son Eglise était la première de la ville. Elle possédait le chœur le mieux exercé. Sa congrégation se composait de tout ce qui, à Raymond, représentait la fortune, la société, l’intelligence et le fait que les membres de son troupeau se recrutaient ainsi parmi la classe dirigeante lui donnait, à lui-même, une position et une influence exceptionnelles…

Le Rév. Maxwell pensait-il à toutes ces choses, tandis qu’il prononçait son sermon ? Il n’aurait pu l’affirmer, cependant il est certain qu’arrivé à la dernière phrase il se rendit compte que, ne fût-ce l’espace d’une seconde, il avait eu le sentiment très net de tous ces avantages, et que sa profonde satisfaction personnelle n’avait pas été étrangère au feu de son débit.

Son sermon était intéressant. Les phrases à effet, les pensées à l’emporte-pièce y abondaient ; imprimé, il se serait imposé à l’attention. Prononcé avec une éloquence entraînante, n’allant jamais jusqu’à la déclamation théâtrale, il avait produit une grande impression. Si le Rév. Maxwell se sentait satisfait de sa position, la congrégation de la Première Eglise l’était également de son conducteur et se félicitait de voir la chaire occupée par cet homme à la tournure distinguée, au visage intellectuel et fin, par ce prédicateur qui savait être animé sans être bruyant et chez lequel il n’y avait jamais ni vulgarité ni affectation.

Tout à coup, au milieu de cet accord parfait entre le prédicateur et son auditoire, il se produisit un faux ton absolument insolite et qui causa à toute l’assemblée un choc difficile à décrire. C’était si inattendu, si contraire à toutes les pensées des personnes présentes, que nul ne songea à s’y opposer d’une façon ou de l’autre.

Le Rév. Maxwell venait de refermer la grosse Bible sur les pages de son manuscrit. Le chœur se préparait à chanter un dernier cantique, quand la congrégation entière tressaillit en entendant la voix d’un homme retentir au fond de l’église, dans un des bancs placés sous la galerie. L’instant d’après, l’homme qui avait parlé sortit de l’ombre et s’avança vers le milieu de la nef.

Avant que l’assistance étonnée eût compris ce qui se passait, l’homme avait atteint l’espace libre, en face de la chaire et s’était arrêté, le visage tourné vers l’assemblée.

« Je me suis demandé, depuis que je suis entré ici, commença-t-il, en répétant les paroles qu’il avait prononcées sous la galerie, si ce serait une chose à faire que de dire un mot à la fin du service. Je ne suis pas ivre, je ne suis pas fou, je suis parfaitement inoffensif ; mais si je meurs, comme il est probable que ce sera le cas dans quelques jours, j’aurai du moins la satisfaction d’avoir dit ce que j’ai sur le cœur, dans un lieu comme celui-ci et juste devant cette sorte de monde ».

Henry Maxwell n’avait pas repris sa place, il se tenait debout, appuyé sur le bord de la chaire et regardait l’étranger. C’était l’homme qui s’était présenté chez lui le vendredi matin ; il portait toujours ses habits poussiéreux et râpés, et serrait toujours entre ses mains, d’un geste qui semblait lui être familier, son feutre déformé. Jamais, assurément, la Première Eglise n’avait vu sur ses bancs pareil auditeur. Les membres de cette Eglise connaissaient cette face de l’humanité pour l’avoir rencontrée dans les rues, autour des ateliers du chemin de fer, ou rôdant le long des boulevards ; mais jamais ils n’avaient rêvé un incident semblable à celui auquel ils assistaient.

Il n’y avait rien d’offensif dans la voix ou les manières de cet homme. Il n’était pas excité et parlait d’une voix basse quoique distincte. Malgré l’étonnement dont il était saisi, Henry Maxwell se rappelait, en l’entendant, une personne qu’il avait vue parler et marcher en dormant.

Personne dans l’église ne fit un mouvement pour arrêter l’étranger, aucun bruit ne l’interrompit. Lui, d’ailleurs, continuait son discours comme si la pensée d’une interruption possible ne l’abordait même pas, et comme s’il ne se doutait en aucune façon de l’élément hétéroclite qu’il introduisait dans le service de cette Première Eglise, si connue pour son décorum. Tandis qu’il parlait, le visage d’Henry Maxwell devenait de plus en plus sombre et triste, et du haut de la galerie de l’orgue, Rachel Winslow regardait aussi, pâle d’émotion et d’intérêt, l’homme aux vêtements sordides et au chapeau crasseux.

« Je ne suis pas un rôdeur de profession, je tiens à le dire, bien que je ne sache pas que Jésus ait jamais enseigné qu’il y ait des misérables moins dignes que d’autres d’être sauvés. Connaîtriez-vous peut-être une de ses paroles qui dise le contraire ? »

Il posait cette question aussi simplement que s’il s’était trouvé dans une petite réunion d’étude biblique, puis il s’arrêta pour tousser péniblement. Au bout d’un moment, il reprit la parole.

« J’ai perdu ma place il y a de cela dix mois. Je suis typographe de mon métier. Les nouvelles machines à composer sont de beaux spécimens d’invention, mais je connais six hommes qu’elles ont tués depuis une année. Je ne blâme pas les journaux de ce qu’ils se procurent ces machines, mais en attendant, que peuvent faire les ouvriers ? Je n’ai jamais appris d’autre métier, c’est tout ce que je sais faire. J’ai couru tout le pays cherchant de l’ouvrage. Ils sont beaucoup dans le même cas que moi. Je ne me plains pas, n’est-ce pas ? J’expose seulement un fait. Seulement je me demandais, quand j’étais assis sous cette galerie, si ce que vous appelez suivre Jésus est bien la même chose qu’il entendait lui-même. Qu’entendait-il quand il disait : « Suivez-moi ? » Le pasteur disait… — ici l’homme se tourna pour regarder la chaire — il disait qu’il était nécessaire pour les disciples de Jésus de suivre ses traces, et il ajoutait que ses traces sont l’Obéissance, la Foi, l’Amour et l’Imitation. Mais je n’ai pas entendu qu’il ait expliqué ce que cela signifie, surtout en ce qui concerne le dernier de ces pas. Qu’est-ce que les chrétiens entendent sous cette expression : suivre les traces de Jésus ? J’ai erré dans votre ville pendant trois jours, cherchant de l’embauche et je n’ai pas entendu un mot de sympathie ou de consolation, excepté de la part de votre ministre qui m’a dit qu’il était fâché pour moi, et qu’il espérait que je trouverais de l’ouvrage. Je ne blâme personne, n’est-ce pas ? Je constate seulement. Je comprends parfaitement que vous ne pouvez pas vous mettre tous en quête d’une occupation pour un homme comme moi. Je ne vous demande pas de le faire, mais ce qui m’intrigue c’est de savoir ce que veut dire cette expression : suivre Jésus ? Voulez-vous dire que vous souffrez, que vous renoncez à vous-même, et que vous cherchez à sauver l’humanité perdue, ainsi que Jésus l’a fait, à ce que je crois comprendre ? Je suis placé de façon à voir l’envers des choses et je puis affirmer qu’il y a dans cette ville plus de cinq cents individus dans la même situation que moi. Beaucoup d’entre eux ont des familles à soutenir. Ma femme est morte il y a quatre mois. Je suis heureux de la sentir à l’abri de la misère. Ma petite fille est chez un typographe de mes amis, jusqu’à ce que j’aie retrouvé une place. Et je ne puis m’empêcher d’être troublé quand j’entends un si grand nombre de chrétiens, vivant dans le luxe, chanter :

La croix que Dieu me donne,
A porter ici-bas…

et que je me souviens que ma femme est morte dans un bouge, à New-York, manquant d’air et suppliant Dieu de reprendre l’enfant en même temps qu’elle. Je ne prétends pas que vous puissiez empêcher les gens de mourir de misère, mais qu’est-ce que cela veut dire : suivre Jésus ? Vous ne pouvez pas faire circuler l’air dans les chambres où nous étouffons, mais on me dit que beaucoup des antres que nous sommes obligés de louer appartiennent à des chrétiens. Le propriétaire de celui où ma femme est morte est membre d’une Eglise, et je me suis demandé s’il est bien vrai qu’il suit Jésus. La nuit passée, j’ai entendu des gens chanter dans une réunion de prière :

De ma vie, heure par heure,
Que ta main règle le cours,
Car désormais je demeure
A tes ordres pour toujours,

et je me demandais, assis sur les marches du perron de l’église, ce qu’ils pouvaient bien vouloir dire par là. Il me semble qu’il y a dans le monde un énorme lot de misères qui n’existeraient pas, si tous les gens qui chantent des paroles pareilles allaient et les mettaient en pratique. Je suppose que je n’y entends rien. Mais que ferait Jésus ? Et prétendez-vous, vraiment, suivre ses traces ? Il me semble parfois que le peuple qui remplit les belles églises des villes a de beaux habits, de belles maisons, de l’argent à dépenser pour s’accorder toutes sortes d’objet de luxe, des voyages, des vacances, tandis que le peuple, qui se tient en dehors, court les rues pour trouver de l’ouvrage, s’élève dans la misère et l’ivrognerie et meurt dans des taudis… »

A ce moment l’homme s’inclina du côté de la table de communion et tendit la main pour s’y cramponner. Son chapeau roula à ses pieds. Un frémissement se fit sentir dans toute l’assemblée. Le Dr West se leva et s’élança vers l’étranger qui passa son autre main, à plusieurs reprises, sur ses yeux puis, sans un cri, s’affaissa et tomba tout de son long sur les dalles.

— Nous considérons le service comme terminé, s’écria Henry Maxwell du haut de sa chaire. L’instant d’après il s’agenouillait à côté de la forme inerte étendue à terre. Tout le monde s’était levé, mais personne ne sortait. Enfin le Dr West déclara que l’étranger vivait encore. C’est un évanouissement, dit-il, en ajoutant quelques mots dans lesquels on ne distingua que : « maladie de cœur ».

Quelques messieurs s’approchèrent, pour aider le pasteur et le docteur à transporter l’homme, toujours évanoui, dans la sacristie. Il respirait bruyamment, mais ne donnait aucun signe de connaissance. Quand on en vint à se demander ce qu’il fallait en faire, le pasteur insista pour le prendre chez lui. Rachel Winslow, qui était entrée dans la sacristie sans être aperçue, s’offrit également à l’héberger. Nous avons de la place, dit-elle, et je suis certaine que ma mère serait heureuse de se charger de lui. Elle paraissait étrangement excitée, mais personne n’y prit garde. Au fait, ils l’étaient tous, et ils avaient bien de quoi l’être, car jamais événement si étrange ne s’était passé dans la Première Eglise. Mais le pasteur insista, et quand la voiture qu’on était allé quérir emmena le malade, ce fut vers le presbytère qu’elle se dirigea. Avec l’entrée de ce pauvre fragment d’humanité dans cette demeure, commençait un nouveau chapitre de la vie d’Henry Maxwell, mais personne, et lui-même moins encore que les autres, ne se doutait du changement remarquable que ce simple fait allait opérer dans sa manière de comprendre la tâche d’un disciple du Christ.

L’événement produisit une grande sensation dans la paroisse de la Première Eglise de Raymond. Pendant une semaine on ne parla pas d’autre chose. L’opinion générale était que l’homme était entré dans l’église dans un état de trouble mental causé par la misère, et qu’il avait parlé dans une sorte de délire, sans savoir le moins du monde à qui il s’adressait. C’était l’explication la plus charitable de son acte ; d’ailleurs, chacun s’accordait à reconnaître qu’il y avait dans tout ce qu’il avait dit une singulière absence d’amertume ou de rancune. Il avait parlé tout le temps d’une voix douce, et comme en s’excusant ; on aurait vraiment pu le prendre pour un membre de la congrégation cherchant à s’éclairer sur un sujet très difficile à comprendre.

Le troisième jour qui suivit son transfert dans la maison du pasteur, il se produisit chez lui un changement marqué. Le docteur déclara que la fin approchait. Cependant, le samedi, il vivait encore, bien qu’il se fût rapidement affaibli vers la fin de la semaine. Le dimanche matin, comme l’horloge venait de sonner une heure, il se ranima tout à coup et demanda si sa petite fille était arrivée. M. Maxwell l’avait envoyé chercher, dès qu’il avait pu trouver son adresse dans une lettre cachée au fond d’une des poches du moribond.

— Elle est en route, elle sera bientôt ici, répondit le pasteur en penchant vers lui son visage fatigué par plusieurs nuits de veille.

— Je ne la reverrai jamais en ce monde, murmura l’homme, puis il ajouta, parlant avec peine : Vous avez été bon pour moi. Il me semble que c’est ce qu’aurait fait Jésus. Peu après il tourna la tête vers la paroi et, avant qu’Henry Maxwell eût pu s’en douter, le dernier souffle s’arrêtait sur ses lèvres.

La matinée s’annonçait radieuse, comme celle du dimanche précédent. Quand Henry Maxwell monta l’escalier de la chaire, il vît devant lui une des plus nombreuses assistances qui eût jamais rempli l’église. Il avait l’air si hagard qu’on aurait pu le croire à peine remis d’une longue maladie. Sa femme était restée à la maison auprès de la petite fille, arrivée par le premier train, une heure après la mort de son père. Celui-ci reposait dans la chambre d’ami, délivré de toutes ses misères, et tandis qu’il ouvrait la Bible, le pasteur croyait avoir devant lui son visage émacié et rigide.

Personne, dans l’assemblée, ne se souvenait d’avoir jamais entendu M. Maxwell prêcher sans notes, ainsi qu’il le faisait en cet instant. Peut-être cela lui arrivait-il parfois, au début de son ministère, mais depuis longtemps il écrivait ses sermons avec beaucoup de soin. On s’apercevait, vraiment, qu’il n’avait pas pris la peine, ou le temps, de se préparer ainsi les jours précédents. Il parlait avec hésitation, comme s’il avait été sous l’empire d’une préoccupation sans rapport avec son texte. Il prononça, cependant, la fin de son discours avec une force qui manquait d’une façon pénible à sa première partie. Enfin il ferma la grande Bible et, penché sur le rebord de la chaire, il se mit à parler de la scène qui se déroulait devant lui une semaine auparavant.

« Notre frère, — ces paroles, dans la bouche d’Henry Maxwell, résonnaient d’une façon étrange, — notre frère est mort ce matin. Je n’ai pu encore apprendre son histoire. Les papiers qu’il portait sur lui m’ont appris qu’il avait une sœur à Chicago. Je lui ai écrit mais n’en ai pas encore reçu de réponse. Sa petite fille est chez nous et y restera pour le moment ».

Il s’arrêta et promena ses regards d’un bout à l’autre de l’église. Il se dit que jamais, durant tout le cours de son ministère, il n’y avait vu autant de visages sérieux et recueillis. Il ne se sentait pas capable, en cet instant, de raconter à ses paroissiens toutes les expériences faites durant la crise qu’il traversait ; mais quelque chose de son émotion se communiquait à eux et il comprit que ce ne serait pas agir inconsidérément que de leur dire quelque chose de ce qui remplissait son cœur. Il reprit donc la parole :

« L’expression et les paroles de cet étranger ont produit sur moi, dimanche dernier, une puissante impression. Je ne puis vous cacher que ce qu’il nous a dit m’a forcé à me demander, comme je ne l’avais jamais fait auparavant : « Qu’est-ce donc que suivre Jésus ? » Je ne me sens pas en position de prononcer une condamnation sur vous, ni même sur moi, au sujet de nos relations, en tant que chrétiens, avec cet homme ou la partie de la société qu’il représente. Mais tout cela ne m’empêche pas de penser qu’il y avait des choses si vraies dans ce qu’il nous a dit, que nous devons, ou chercher à répondre aux questions qu’il nous posait, ou nous résigner à passer condamnation comme disciples du Christ. Ce que nous avons entendu ici, il y a huit jours, était, au fond, un défi jeté au christianisme, tel qu’il se manifeste dans nos Eglises. Je l’ai senti, dès lors, avec une netteté qui n’a fait que croître chaque jour. Et je ne crois pas retrouver jamais un moment plus propice que celui-ci pour vous exposer un plan, ou un projet, qui me paraît devoir répondre aux reproches qui nous ont été adressés ici et dont vous vous souvenez tous. »

Henry Maxwell fit encore une pause pour regarder son auditoire. Il y avait des hommes et des femmes de valeur dans la Première Eglise. Le pasteur voyait devant lui Edouard Norman, le rédacteur du Journal de Raymond, qui était membre de son église depuis dix ans. Personne n’était plus honoré que lui dans la communauté. Il voyait Alexandre Power, le directeur des ateliers du chemin de fer ; Donald Marsh, président du lycée Lincoln ; Milton Wright, l’un des principaux négociants de Raymond, qui employait au moins une centaine de commis dans ses vastes magasins ; le Dr West qui, bien que jeune encore, était considéré comme une autorité dans les cas chirurgicaux et Jasper Chase, le romancier dont le premier ouvrage venait de remporter un éclatant succès. Il voyait aussi Virginia Page, l’héritière, que la mort récente de son père avait mise en possession d’une fortune s’élevant à plus d’un million de dollars et qui était, en outre, exceptionnellement bien douée de toute façon. Enfin il distinguait, sur la galerie réservée au chœur, Rachel Winslow, dont le visage brillait, en cet instant, d’un éclat inaccoutumé, causé par l’attention intense avec laquelle elle suivait ce qui se passait au-dessous d’elle.

Bien souvent, à la vue de toutes ces individualités marquantes, douées de caractères forts et vigoureusement trempés, Henri Maxwell avait éprouvé une satisfaction intense à se dire que c’étaient là des membres de son Eglise. Mais ce matin-là il se demandait seulement comment ils accueilleraient l’étrange proposition qu’il se préparait à leur faire. Enfin il reprit la parole, lentement et d’une voix contenue, et tout son auditoire se dit que jamais, même dans ses mouvements oratoires les plus dramatiques, il n’avait produit une pareille impression :

« Ce que je vais -vous proposer, dit-il, ne devrait pas paraître extraordinaire, ni d’une exécution impossible. Et pourtant je ne me dissimule pas que c’est ce qu’une partie, une très large partie peut-être, de mon auditoire déclarera. Cependant je ne vous en exposerai pas moins mon plan, de la façon la plus simple et la plus catégorique possible, afin de dissiper d’emblée toute espèce de malentendu. Je demande des volontaires, pris parmi les membres de la Première Eglise, qui s’engagent sérieusement et honnêtement à ne rien faire, durant toute une année, sans se poser au préalable cette question : « que ferait Jésus ? » Et, après se l’être proposée, chacun suivra l’exemple de Jésus aussi exactement que possible, quoi qu’il en puisse résulter. Il va de soi que je m’enrôle moi-même dans cette compagnie de volontaires et que je prie d’avance mon Eglise de ne pas se formaliser de ma conduite, et de ne point s’opposer à mes décisions, tant qu’elles seront conformés à ce que Christ ferait. Me suis-je exprimé clairement ? A l’issue de ce service je prie tous les membres de l’Eglise qui seraient disposés à se joindre à moi de rester ici, afin que nous puissions discuter les détails de notre plan. Notre devise sera : « Que ferait Jésus ? » Notre but, d’agir exactement comme il le ferait, s’il était à notre place, sans nous préoccuper de ce qu’il en adviendra. En d’autres termes, nous nous proposons de suivre les traces de Jésus, non en principe mais en réalité, ainsi qu’il a enseigné à ses disciples à le faire. Et ceux qui y consentiront s’engageront pour une année entière à partir d’aujourd’hui. »

Il serait difficile de décrire la sensation produite par les paroles d’Henry Maxwell. On n’était pas habitué à l’entendre définir ainsi le christianisme, et on se regardait avec un étonnement voisin de la stupeur. Chacun, évidemment, comprenait fort bien ce qu’il proposait, mais les opinions différaient au sujet de l’opportunité de sa proposition, et de cette façon d’envisager la vie chrétienne.

Le pasteur termina le service par une courte prière, après laquelle l’assistance se disposa à sortir dans un état d’animation tout à fait inusité. Les conversations s’engageaient dans l’église même, des groupes obstruaient les couloirs et discutaient à haute voix la proposition du ministre, aussi un temps assez long s’écoula-t-il avant que la vaste nef se trouvât entièrement vide. Enfin M. Maxwell se dirigea vers la salle de la bibliothèque, où les membres de l’Eglise avaient coutume de se réunir, quand ils avaient quelque question à traiter. Il tressaillit en voyant le nombre de ceux qui la remplissaient. Il ne s’était pas demandé qui seraient ceux qui se joindraient à lui, mais il s’attendait à être très peu suivi, tandis qu’il se trouvait en face d’une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles il distinguait Rachel Winslow et Virginia Page, MM. Norman, le président Marsh, Alexandre Power, Milton Wright, le Dr West et Jasper Chase.

Il ferma la porte derrière lui et s’arrêta. Il était pâle et ses lèvres tremblaient d’émotion. Il sentait que l’heure présente était d’une importance incalculable pour lui et pour son Eglise, et que ce qu’il allait dire lui était si certainement dicté par le Saint-Esprit, que personne ne pouvait en prévoir les résultats. Il ne comprenait pas lui-même toute la signification de la crise intense qu’il traversait ; il savait seulement que toutes ses notions concernant la vie chrétienne venaient d’être bouleversées, et que la conception nouvelle qu’il commençait à en avoir atteignait en lui des profondeurs de sentiments insoupçonnées jusqu’alors.

Sa première parole fut pour demander à ceux qui l’entouraient de se joindre à lui dans la prière. Jamais encore ils ne l’avaient entendu prier ainsi ; tous sentaient que l’Esprit divin agissait au milieu d’eux ; il leur semblait qu’il remplissait la chambre d’une manière, presque visible. Un moment de silence solennel succéda à la prière. Toutes les têtes restaient baissées, des larmes remplissaient les yeux d’Henry Maxwell. Si une voix du ciel était venue donner sa sanction à l’engagement qu’ils prenaient tous de suivre le Maître aucun d’eux ne se serait senti plus assuré de la bénédiction qui descendait sur eux.

Et c’est ainsi que commençait le mouvement religieux le plus sérieux qui se fût jamais produit dans la Première Eglise de Raymond.

Nous comprenons tous, dit enfin M. Maxwell d’une voix contenue, ce que nous voulons faire. Nous nous engageons à nous demander, à chaque pas de notre vie quotidienne : « Que ferait Jésus ? », et à agir en conséquence, quoi qu’il puisse en résulter pour nous. Peut-être vous dirai-je un jour le changement profond qui s’est fait en moi au cours de la semaine dernière. Aujourd’hui je ne le puis pas. Il suffit que vous sachiez que les expériences par lesquelles j’ai passé depuis dimanche dernier m’ont laissé un tel mécontentement, au sujet de l’idée que je m’étais faite jusqu’ici de la tâche d’un disciple de Jésus, que j’ai été forcé d’agir comme je le fais aujourd’hui. Je n’aurais pas osé prendre cette initiative seul, mais je me sens conduit par la main du Dieu d’amour et je sais qu’en venant ici, vous obéissez tous à la même impulsion qui m’a forcé à vous parler. Sommes-nous bien tous d’accord sur ce que nous allons entreprendre ?

— J’aurais une question à poser, dit Rachel Winslow.

Chacun se tourna de son côté, son visage rayonnait d’une beauté presque surnaturelle.

— J’éprouve quelque doute au sujet de notre connaissance de la manière dont Jésus agirait, continua-t-elle. Qui décidera pour moi de ce qu’il ferait exactement s’il était à ma place ? Notre époque est différente de celle à laquelle il vivait. Il y a dans notre civilisation bien des questions troublantes auxquelles il n’a jamais fait allusion dans ses enseignements. Comment saurai-je ce qu’il ferait maintenant ?

— Je ne sais qu’un moyen de résoudre la question, répondit M. Maxwell, c’est d’étudier Jésus par le moyen du Saint-Esprit. Vous vous rappelez ce que lui-même a dit à ses disciples :

« Quand le Consolateur sera venu, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, par ce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera. Tout ce que le Père a est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il prend de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera. »

Je ne connais pas d’autre preuve. Nous aurons à décider ce que Jésus ferait, après avoir puisé à cette source de la connaissance.

— Mais ne pourrait-il pas arriver que d’autres prétendent que nous agissons comme Jésus ne l’aurait pas fait ? demanda le directeur général des ateliers du chemin de fer.

— C’est inévitable. L’essentiel c’est que nous soyons honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes. Votre manière de juger de ce que doivent être nos actes, en tant que chrétiens, ne peut pas varier beaucoup d’un cas à l’autre.

— Et pourtant ce qu’un membre de l’Eglise considère comme la chose que Jésus ferait, un autre le déclare impossible à mettre en pratique. Comment rendrons-nous notre conduite uniforme ? Pourrons-nous arriver, à propos de chaque cas, à une conclusion identique, demanda le président Marsh.

— Non, je ne crois pas que nous devions nous attendre à cela, répondit M. Maxwell après un moment de silence. Mais, encore une fois, si nous cherchons sincèrement et de tout notre cœur à suivre les traces de Jésus, je ne puis croire qu’il se produise de grands écarts entre nos manières de résoudre les questions qui se poseront à nous. Il nous faudra nous garder d’un côté du fanatisme, de l’autre de trop de prudence. Si Jésus est l’exemple proposé au monde, il est certainement possible de le suivre. Mais n’oublions pas que nous serons tenus, après avoir sollicité les lumières du Saint-Esprit, d’agir strictement d’après les indications qu’il nous donnera. C’est entendu entre nous, n’est-ce pas ?

Il y avait dans tous les visages tournés vers lui une telle intensité d’acquiescement, qu’une émotion poignante fit trembler les lèvres d’Henry Maxwell et le secoua tout entier.

Ils restèrent encore un moment ensemble, discutant des questions de détails, et se promettant de se réunir chaque semaine, pour mettre en commun le résultat de leurs expériences.

Avant de se séparer, ils écoutèrent encore, dans un recueillement profond, une prière prononcée par Henry Maxwell, puis ils se séparèrent en silence, après avoir, les uns après les autres, serré la main de leur pasteur.

Resté seul, celui-ci s’agenouilla et resta longtemps la tête cachée dans ses mains. Rentré chez lui, il se rendit tout droit à la chambre où reposait l’homme qui était mort le matin, et là, en face de ce visage rigide, il cria encore à Dieu, le suppliant de lui donner la force et la sagesse dont il sentait avoir un si grand besoin. Mais, même alors, il ne réalisait pas l’importance du mouvement qui venait de commencer, il ne se doutait pas qu’il allait aboutir à une série d’événements, plus remarquables qu’aucun de ceux qui s’étaient passés jusqu’alors dans la ville de Raymond.

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