Au siècle de Louis XIV, tandis que le catholicisme français resplendissait de tout l’éclat du trône, mais vivait plus dans l’imagination des artistes, dans l’éloquence de ses prédicateurs et dans les hommages rendus à son brillant clergé que dans le cœur du peuple, quelques voix réformatrices osèrent s’élever dans son sein et troubler sa majestueuse immobilité. Du fond des solitudes de Port-Royal, l’austère Jansénisme vint lui redire le dogme augustinien qu’il avait désappris, et, par les mœurs sévères d’un Arnaud, d’un Saint-Cyran, d’un Pascal, censura indirectement le faste de l’Église. On persécuta ces calvinistes déguisés ; une bulle pontificale essaya de les flétrir : ils se compromirent eux-mêmes par les excès des convulsionnaires : mais le parti ne périt point : il alla en Hollande former une Église indépendante, et persista même en France sous la forme d’une opposition muette qui n’est pas encore éteinte. Le Quiétisme, bien moins sérieux, bien moins important, protesta au nom d’un mysticisme raffiné contre le formalisme de la dévotion générale : il occupa beaucoup le grand monde, mit en scène d’illustres personnages, mais ne survécut pas à la condamnation de son plus célèbre défenseur, et s’éteignit avec le siècle de Louis XIV.
C’est de ce dernier parti religieux, dont l’existence fut si courte et si agitée, que nous nous occuperons dans ce travail. L’étude du quiétisme est plus compliquée qu’on ne pourrait le croire. Il a peu d’importance par lui-même ; mais il en a acquis beaucoup par les circonstances qui l’ont entouré. Répandu surtout à la cour, où la dévotion était à la mode, depuis que Mme de Maintenon, plus prude que pieuse, dominait le roi, sa faveur et ses disgrâces, ses progrès et sa condamnation ont provoqué le conflit des intérêts les plus variés : il a mis aux prises deux grands génies et soulevé entre eux un procès dont toutes les pièces auraient besoin d’être revues pour contrôler sur ce point l’opinion traditionnelle, évidemment trop légère pour être irrévocable ; un procès qui, bien étudié, fournirait pour le jugement des deux évêques des données toutes nouvelles, des révélations précieuses, destinées peut-être à modifier sensiblement les idées reçues. Enfin, le quiétisme à côté de cette face historique, féconde, comme on le voit, en intéressants résultats, mais environnée de difficultés, présente aussi une face dogmatique : c’est un système religieux, c’est un ensemble de préceptes chrétiens, c’est une spiritualité, comme on disait alors, dont il faut examiner les principes et apprécier la valeur. Ici donc s’ouvre toute une autre série de recherches intéressantes et difficiles à leur tour, et qui, ajoutées aux précédentes, donnent évidemment lieu à un travail considérable.
Dans notre première ignorance du sujet, nous avions commencé par faire marcher de front ces deux ordres de recherches, et nous allions demandant aux mémoires du temps, aux traités quiétistes, aux historiens modernes, des données sur la doctrine du quiétisme et sur son histoire. Force a été de nous restreindre, sous peine de devenir l’auteur d’un volume, et nous avons dû choisir entre les deux points de vue. Nous nous sommes décidé pour le point de vue dogmatique, qui exige des recherches moins longues et moins minutieuses, qui est peut-être plus sérieux, et qui en tout cas a été moins souvent traité.
Bien peu de lecteurs peut-être nous sauront gré d’avoir retracé les subtilités du quiétisme, et d’avoir pris la peine d’exposer et de critiquer des principes passés pour ne plus revenir ; mais outre l’intérêt qui s’attache à toute aberration religieuse, le quiétisme offre celui d’une doctrine qui, quels que soient ses écarts et ses subtilités, appartient à une des tendances les plus remarquables de la conscience religieuse, le mysticisme ; d’une doctrine qui a provoqué d’illustres censures et d’illustres suffrages ; d’une doctrine, enfin, qui remet en question des points essentiels du christianisme souvent attaqués par d’autres côtés, et qui ne va à rien moins qu’à ébranler les bases de la pure foi et à miner le terrain étroit où elle doit se maintenir pour ne pas incliner à des principes destructeurs de toute morale.
Il n’est donc pas sans intérêt, il nous semble, de nous arrêter à l’examen dogmatique du quiétisme.
Cet examen portera sur les principaux ouvrages qui exprimèrent ce système : il sera successivement une exposition et une critique. Nous avons cru devoir séparer ces deux éléments de l’examen, afin de faire connaître, par une exposition toute simple, les auteurs en question d’une manière plus immédiate, plus fidèle, plus vivante, et de laisser ensuite la critique se former d’elle-même.
Disons maintenant, pour excuser en partie toutes les imperfections de ce travail, qu’au point de vue où nous nous sommes placé, nous avons été à peu près réduit à nos seules forces. Les deux principaux ouvrages, du temps sur les dogmes quiétistes, c’est-à-dire, l’Instruction sur les États d’oraison de Bossuet, et la Réfutation du quiétisme par Nicole, attaquent le quiétisme au point de vue des doctrines catholiques, de la tradition, ou de ce qu’on appelle la théologie de l’école. D’ailleurs, comme on doit l’attendre d’une polémique contemporaine, ils s’occupent de détails souvent insignifiants plus que de l’ensemble. Les historiens modernes, assez riches pour ce qui regarde le point de vue historique, ne disent presque rien des dogmes du quiétisme. Schrœckha donne des principaux monuments une analyse assez complète, mais pas du tout critique. Hagenbachb, qui consacre une vingtaine de pages au quiétisme, n’a su que copier Schrœckh pour les faits, se perdre dans des détails biographiques, et donner sur le point qui nous occupe des phrases pompeuses, mais d’un vague désespérant.
a – Schrœckh, Neuere Kirchen-Geschichte, 7e vol., p. 452 — 473.
b – Hagenbach, Vorlesungen über Wesen und Geschichte der Reformation, 4e vol., 17e et 18e leçons.
Dans ces derniers temps quelques écrivains français se sont occupés de ce sujet avec une tout autre connaissance de cause. M. Micheletc, dans son livre Du prêtre, de la femme et de la famille, a naturellement parlé, à propos de la direction au 17e siècle, du quiétisme, qui y eut une large part. Il en a parlé avec esprit et finesse, cela va sans dire, mais nous pouvons ajouter : avec vérité et nouveauté. M. Nisardd a écrit, avec tout le charme qui le caractérise, deux articles dans la Revue des deux mondes : le premier sur la querelle de Fénelon et de Bossuet, le second exclusivement sur Fénelon. Bien qu’il ne nous ait rien fourni directement sur le dogme quiétiste (il se gardait, lui, du point de vue théologique), nous ne pouvons nous empêcher de dire combien son jugement hardi, neuf et vraiment critique a heureusement influé sur notre manière de voir.
c – Michelet, Du prêtre, de la femme et de la famille. Paris, 1845, chap. II, V, VI, VII, VIII, IX, X.
d – Revue des deux mondes, nos du 15 juillet 1845 et du 15 mars 1846.
Quelles que soient du reste les ressources dont nous soyons redevables pour ce travail aux auteurs que nous avons cités, et à ces deux derniers surtout, nous répétons que pour le côté du sujet que nous avons traité, nos réflexions sont avant tout et presque uniquement celles que nous a suggérées la lecture des principaux traités quiétistes.