Paris, ce 28 juillet 1870.
Mon cher Monsieur,
Vous avez désiré que j’écrive quelques lignes sur l’important ouvrage dont vous enrichissez notre littérature théologique. Mon seul titre est d’avoir été l’intermédiaire entre vous et l’éminent auteur de l’Histoire de la Théologie protestante, dont l’amitié m’honore depuis de longues années. Permettez-moi de vous féliciter d’avoir mené à bien une œuvre aussi considérable, car vous nous la donnez vraiment sous une forme française. Pour qui connaît l’original, ce n’est pas un mince mérite, d’autant plus que votre traduction est d’une scrupuleuse fidélité.
Je considère l’ouvrage de Dorner comme de la plus haute importance en lui-même et dans les circonstances actuelles.
Nous avons eu des histoires générales de la réforme allemande et française pleines de vie et d’éclat ; nous avons eu des récits particuliers sur cette grande époque, révélant l’érudition la plus sagace. La Société de l’Histoire du Protestantisme français concentre et stimule ces utiles travaux. Le livre de Dorner nous donne l’histoire même de la pensée religieuse au sein de la Réforme ; il nous fait assister à son élaboration confuse dans les couvents du moyen âge, où le mysticisme rejoignait l’absolu d’un coup d’aile en quelque sorte et faisait une œuvre d’affranchissement en supprimant tous les intermédiaires. Son tort ou sa faiblesse était de se perdre en Dieu au lieu de s’y retremper ; il noyait la vigueur morale dans l’extase. Après ce beau tableau moral du moyen âge, Dorner nous fait assister à la genèse de la Réforme dans l’âme de Luther. La figure du grand réformateur se détache vivante de ses écrits ; ce n’est pas une idole, une image taillée, roide et immobile, c’est bien Luther avec ses contrastes, avec sa grandeur, sa passion, sa foi surtout ; on le suit dans les évolutions de sa riche pensée, souvent contradictoire. La caractéristique des autres réformateurs, de leurs systèmes, de leurs conflits n’est pas moins remarquable. Dorner égale peut-être Baur pour l’art d’analyser les idées et les théories. Je me rappelle l’admiration que Bunsen exprimait pour lui à cet égard. Dans son grand livre sur l’Histoire de la doctrine de la personne de Jésus, il avait reconstruit le système d’une petite secte hérétique d’après un informe fragment de texte. Les Philosophoumena de saint Hippolyte, retrouvés plus tard au mont Athos, contenaient précisément ce texte. Dorner avait deviné juste ; sa déduction était confirmée. Il a appliqué le même talent d’analyse à l’histoire de la théologie protestante qu’il suit dans les directions les plus diverses, en Allemagne, en Suisse, en France, en Angleterre, depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours, sans jamais perdre le fil d’une pensée dominante, toujours impartial et modéré dans ses jugements. Son livre, tout pénétré de la foi évangélique la plus pure, nous prouve, pièces en main, que le vrai courant de la Réforme unit l’Évangile et la liberté, que s’il peut se perdre pour un temps dans les sables arides de la scolastique orthodoxe, comme au dix-septième siècle, ou bien précipiter ses flots sous un vent d’incrédulité, il retrouve bientôt sa pente naturelle, il revient au Christ vivant et éternel, balayant les barrières de la tradition, mais respectant les rives de la foi positive, sans lesquelles le fleuve ne serait plus qu’un torrent. Dorner montre à quel point la science et la piété se sont associées au sein du protestantisme et ce qu’elles ont gagné l’une et l’autre à cette union salutaire. Quiconque veut s’orienter dans cette vaste histoire de la théologie de la Réforme ne saurait mieux faire que d’étudier ce grand livre, que je considère comme l’un des plus beaux cadeaux qui aient été faits depuis longtemps à notre littérature théologique.
Un tel ouvrage est la meilleure réponse opposée à ces détracteurs de la tendance évangélique libérale[a], qui la jugent avec une sévérité dédaigneuse. Je ne sais plus quel correspondant allemand, dans un de nos journaux protestants français, se permettait de dire que Dorner n’était qu’un demi-chrétien. J’en conviens, si pour être un chrétien complet il faut faire de tel ou tel réformateur une idole, de tel ou tel formulaire un shibboleth judaïque, du sacrement un misérable opus operatum et de l’une des formes de l’Église l’Église elle-même, Dorner est un chrétien très incomplet. Mais si le christianisme est venu pour nous donner tout ensemble le salut et la liberté, en nous affranchissant de tout joug humain ; si saint Paul a consumé sa vie à établir le règne de l’esprit, c’est-à-dire de la puissance morale par excellence, seule digne de Dieu et de l’âme humaine, alors Dorner et son école, sous la réserve des erreurs et des imperfections inhérentes à tout ce qui est humain, représentent infiniment mieux l’Évangile que leurs adversaires. Ceux-ci ont oublié dans leur attachement aux formes et aux formules du passé, que le manteau d’Elie recueilli par Elisée n’est qu’une vaine défroque, s’il ne symbolise pas l’esprit du prophète, cet esprit qui fait que les fils, pour être fidèles aux pères, ne se contentent pas de les copier, mais les continuent. Imiter un homme de progrès, ce n’est pas rester au point où il est resté, c’est progresser comme lui. Voilà pourquoi les vrais fils de Luther et de Calvin ne sont ni luthériens ni calvinistes au sens strict ; non, ils poursuivent l’œuvre de leurs pères sans l’immobiliser. La Réforme est une réformation continue qui a sa règle et sa boussole dans l’Écriture sainte, dans la foi vivante au Christ « mort pour nos péchés et ressuscité à cause de notre justification. » C’est précisément ce point de vue qui fait le mérite du livre de Dorner. Du reste, à quelque tendance que l’on appartienne, il renferme une riche documentation sur l’un des plus grands chapitres de l’histoire religieuse des temps modernes. Il offre un intérêt bien particulier et bien actuel pour les catholiques sincères que la proclamation du nouveau dogme a jetés dans de si cruelles perplexités. Ce tableau sincère des origines de la Réforme leur apprendra comment des perplexités semblables aux leurs conduisent à la véritable émancipation, qui n’est qu’une manière de mieux obéir à Dieu ; tout est gagné quand elles passent de l’esprit, toujours incertain et mobile, dans la conscience, seule capable d’inspirer les résolutions viriles et héroïques.
Telles sont, mon cher Monsieur, mes impressions au sujet de la publication, du beau livre que vous nous avez donné. J’écris ces lignes dans un jour d’angoisse et de douleur, alors que les deux grands peuples allemand et français sont engagés dans une lutte formidable. La traduction de l’ouvrage du professeur de Berlin nous rappelle qu’il y a une haute région de fraternité et de réconciliation qui reparaîtra brillante, quand la fumée des combats aura été dissipée. C’est mon vœu le plus cher.
Croyez à mon affectueux dévouement en Jésus-Christ.
E. de Pressensé.
[a] Pour de Pressensé, ce mot de libéral ne se rapporte pas aux protestants niant les miracles de la Bible, mais ceux qui ne souscrivent pas à un calvinisme strict.