C’est étrange ! John reste longtemps songeur, le soir, tout seul dans sa chambre.
Depuis des mois, il croit percevoir un appel, le cri d’angoisse continuel qui vient des îles lointaines du Pacifique : poussière d’îles perdues dans ce vaste océan, rochers peuplés de sauvages redoutables, de tribus païennes avides de sang humain, mais profondément malheureuses.
Pourquoi rêver ainsi ? John Paton, depuis peu pasteur d’une paroisse vivante, n’est-il pas heureux et comblé à Glasgow où chacun apprécie son zèle et ses dons ? Son ministère porte déjà des fruits ; que lui faut-il de plus ?
Tout cela est vrai. Et pourtant, il n’est pas satisfait. Comment pourrait-il l’être puisque Dieu l’appelle à partir — il le sait bien — à partir vers ces hommes hostiles, sanguinaires, qui massacrent sans frémir leurs congénères et nombre d’innocents missionnaires ? L’appel est pressant, toujours plus distinct, chaque jour plus impérieux. Or, Paton ne voudrait pas désobéir à son Maître. Servir Dieu, c’est bien… mais là où Il veut. Pas n’importe où !
N’y tenant plus, un soir, il capitule :
— Seigneur, me voici. Envoie-moi !
Le lendemain, le cœur débordant, il fait part à ses amis de sa ferme décision. Il est déterminé à partir puisque Dieu le veut ainsi. Chose curieuse, à cette nouvelle inattendue — une vraie bombe dans l’église —, chacun se dresse contre lui, comme si l’on s’était donné le mot pour le désapprouver, le décourager même. Est-il raisonnable d’envisager chose pareille ? On le traite de fou, d’inconscient, d’illuminé. On emploie tous les langages, tous les tons, tous les arguments pour le dissuader. Et comme il s’obstine toujours, on le menace, on lui prophétise les pires malheurs.
Un vieux chrétien — au demeurant un excellent homme — lui jette à la figure :
— Les cannibales ! Ils vous mangeront !
— Et après, répond calmement le futur missionnaire ! Avez-vous réfléchi ? Etre mangé par les cannibales ou rongé par les vers… la différence ? Au jour de la résurrection, il n’en paraîtra rien puisque je revêtirai le corps glorieux des élus.
Désarmé, le vieux monsieur lève les bras au ciel et ajoute d’un ton bourru :
— Après ça, je n’ai plus rien à dire. Allez-y donc ! Je ne vous suivrai pas.
Sur ces mots, il fait volte-face et quitte la chambre du jeune homme sans même le saluer, en claquant la porte derrière lui.
Poussière d’Iles perdues dans ce vaste océan.
Et Paton de sourire, en haussant les épaules. Encore un qui n’y a rien compris ! Sans doute, John n’ignore-t-il pas les risques d’une telle entreprise et d’un tel ministère. Il connaît trop bien l’histoire des pionniers de la mission dans les mers du sud pour se leurrer une seconde sur ce qui l’attend.
En 1839 déjà, deux jeunes hommes courageux, John Williams et Harris, connurent le martyre dans la petite île d’Erromanga où ils s’étaient installés. Ils furent assommés, cuits et mangés. De quoi vous donner le frisson et vous ôter une bonne fois pour toutes l’envie d’aller vivre dans ces parages !
Trois ans plus tard, deux autres missionnaires s’établirent à Tanna *, île plus importante et la plus proche d’Erromanga. Ils y tinrent six mois, pas plus ! Harcelés, persécutés sans répit, ils ne durent la vie sauve qu’à la fuite sur une frêle embarcation, par une nuit sans lune. Plus tard, d’autres vaillants chrétiens périrent brutalisés, victimes de fièvres ou d’épuisement, souvent démoralisés.
* A près de 400 km au nord-est de la Nouvelle-Calédonie.
Toutes ces choses, Paton les sait fort bien. Il ne part pas sur un coup de tête : il a longuement calculé la dépense et considéré froidement tous les risques et tous les obstacles. Et cependant, loin de l’arrêter ou de l’effrayer, les terribles nouvelles qui lui parviennent et qu’on ne manque pas de lui servir en toute occasion ne font que l’affermir dans sa résolution d’aller en pleine Océanie porter secours aux cannibales. Et puis, il ne reviendra pas sur le oui qu’il a donné à Dieu :
— L’Evangile à toute créature… répète-t-il pour se persuader encore davantage. A toutes créatures… donc aux cannibales. Reculer serait trahir et son Maître et ces malheureux.
Du reste, les derniers rapports de la mission sont des plus encourageants. Dieu n’accorde-t-il pas un succès étonnant dans l’île d’Aneityum ? Car en effet, en quelques années seulement, grâce au ministère courageux et persévérant des missionnaires Geddie et Inglis, plus de trois mille cinq cents indigènes ont abandonné leurs idoles pour servir le Dieu vivant. Voilà qui vaut la peine de risquer sa vie !
A vrai dire, Paton est taillé pour la rude bataille. Son affrontement avec Stephen annonçait sans doute qu’il était destiné à une existence mouvementée et des plus périlleuses.
A Glasgow, dans l’église, l’opposition grandit autour de lui. Elle l’attriste beaucoup mais ne l’ébranle pas. Au contraire !
— Ici, en Ecosse, tout le monde a la Bible et l’Evangile à sa portée. Mais qui ira vers les païens ? J’obéirai à mon Seigneur. A Lui toute la responsabilité de son appel : « Allez par tout le monde prêcher l’Evangile à toute créature. » Toute créature ! Toute créature ! Les cannibales sont des créatures de Dieu. C’est pourquoi, je partirai.
Quelques semaines plus tard, le facteur lui remet une lettre de la maison. Fébrilement, Paton déchire l’enveloppe. C’est son père sans doute qui répond à ses projets missionnaires. Qu’en pense-t-il ? Incompris de tout son entourage, le jeune pasteur le sera-t-il aussi de celui qu’il chérit plus que tout ?
Mon cher John,
Dieu soit loué pour ta décision qui nous réjouit. Dès ton enfance, ta mère et moi t’avions donné au Seigneur, pour son service. Enfin, Il vient de nous exaucer.
Mon fils, l’heure est venue pour toi de partir. Nos prières t’accompagneront.
Ton père.
John respire. Quel baume sur son cœur et quel réconfort dans ces quelques lignes !
— Cette lettre vient du ciel. Alléluia ! s’écrie le jeune homme qui se jette à genoux pour rendre grâce à Dieu pour cet ordre — on ne peut plus clair — de partir vers les cannibales.
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Les choses ne traînent pas. Moins d’un an plus tard — en 1858 — et après un voyage interminable qui aurait pu se terminer tragiquement pour lui, Paton arrive enfin sur le champ missionnaire. Il s’installe dans l’île de Tanna avec une équipe d’instituteurs indigènes, de jeunes chrétiens bouilants, formés à Aneityum, l’île voisine où prospère toujours l’œuvre de la mission.
Sitôt débarqué, John se met à l’ouvrage. Il n’est pas homme à se tourner les pouces ou à attendre qu’on lui prépare un toit. Ce qui presse le plus, c’est de construire la station qui doit les abriter tous et, ensuite… d’apprendre la langue du pays. Un gros morceau. La langue est difficile et il n’y a — on s’en doute — ni grammaire, ni dictionnaire, ni école pour l’étudier. Par bonheur, ses collaborateurs connaissent un peu de tannésien. Ils lui enseigneront l’essentiel et pour le reste, le missionnaire s’en remet à Dieu.
Quant à la station, Paton s’en occupe aussi. Il achète un terrain près de Port Résolution, à quelques pas de la côte, et, le jour même, se rend sur les lieux pour commencer la besogne. Les fondations sont rapidement creusées et les murs sortent bientôt de terre. La vaillante équipe, armée de pioches et de pelles, travaille hardiment, joyeusement, malgré l’ardeur du soleil.
La première semaine s’écoule sans incident. Tout paraît calme lorsque…