Voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu. C’est pour cela que le monde ne nous connaît point, parce qu’il ne l’a point connu. Mes bien-aimés, nous sommes dès à présent enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté, mais nous savons que, quand il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. Et quiconque a cette espérance en lui, se purifie soi-même, comme lui-même est pur.(1 Jean 3.1-3)
Premier discours
Une idée triste me saisit à l’entrée de mon sujet, et c’est la première aussi sur laquelle je dois arrêter votre pensée. A qui l’apôtre s’adresse-t-il ? Qui sont ceux qu’il salue du beau titre d’enfants de Dieu, et qu’il invite à contempler l’amour ineffable du Père ? A en juger par la suscription de cette épître, c’est l’humanité tout entière ; car l’épître est catholique ou universelle. Mais aucun de vous ne s’y trompera : l’univers dont il s’agit ici, c’est l’univers chrétien ; c’était, à l’époque où cette épître fut composée, une imperceptible minorité, perdue dans la population païenne de quelques villes de la Syrie, de l’Asie mineure, de la Grèce et de l’Italie ; c’étaient, çà et là, quelques sectaires obscurs, jusqu’alors enveloppés de mépris, et qu’à peine alors le monde commençait à honorer d’un peu de haine ; et encore dans cette poignée d’insensés, les nobles, les riches, les savants, étaient le petit nombre ; cette maladie, semblable à quelques autres fléaux, n’avait en général sévi que parmi les pauvres. Tel était alors le monde chrétien, ou, pour nous rattacher aux expressions de notre texte, telle était alors la famille de Dieu sur la terre. Nous osons croire qu’elle s’est multipliée depuis ; une grande partie de l’humanité se dit chrétienne ; et les diverses religions des peuples viennent s’absorber les unes après les autres dans le vaste sein de la religion de Jésus-Christ. Mais si, en fait de religion, le nom, la profession extérieure n’est rien, si d’une famille spirituelle on n’est membre que par le cœur, sont-ils de vrais enfants de Dieu, tous ceux qui se disent chrétiens ? La réponse à cette question est prête depuis longtemps dans la conscience de tus ceux qui m’écoutent ; et peut-être, à l’ouïe du passage de l’apôtre, la tristesse de plusieurs a prévenu la mienne.
Tristesse bien naturelle ; utile, mais dure épreuve de notre foi. Comment voir, sans un serrement de cœur douloureux, tant d’êtres immortels, de la même origine que nous, vendre leur droit d’aînesse pour un aliment périssable ? Peut-être même un sentiment moins pur agit en nous à notre insu. Ce titre d’enfants de Dieu a pu quelquefois, de la part de ceux qui se l’appliquent avec une emphase indiscrète, trahir une prétention à la fois téméraire et injurieuse. Mais ces impressions toutes personnelles n’enlèvent rien à la vérité des faits, et ne sauraient prévaloir contre le langage de l’Ecriture. Il est positif que ce n’est point à tous les hommes indistinctement qu’elle donne le titre d’enfants de Dieu, ni à tous les hommes, en effet, que ce titre peut convenir. Toutefois, faisons avant tout, avec l’Ecriture elle-même, une importante réserve. Dieu est le père des esprits ; il est le père de tous les êtres en qui réside un esprit immortel ; il en était le père avant même qu’ils fussent créés, et lorsqu’ils n’existaient encore que dans le secret de sa volonté ; de toute éternité il les portait tous dans son sein ; il les connaissait dans leurs personnes ; il les nommait par leurs noms ; il les aimait comme ses enfants ; et lorsque, de cette existence cachée, mystérieuse, dont lui seul avait le secret, il les appela à cette existence positive connue d’eux et de tous, son amour qui avait été pressé de se donner un objet à chaque point de l’univers, son amour qui les avait créés, ne cessa pas de les entourer, et ne leur retira pas ce titre d’enfants qu’ils avaient porté dans son éternelle pensée. Pour tout ce qui appartient à l’intention de Dieu, nous fûmes ses enfants, nous le sommes encore. Mais ce titre, embrassé dans toute l’étendue et conçu dans toute la force de sa signification, emporte nécessairement une pleine réciprocité d’intention et de sentiment. Dieu est esprit ; nous sommes des esprits ; il n’est père que de nos esprits ; c’est donc par notre nature spirituelle que nous sommes ses enfants ; le fait extérieur de notre origine n’est rien si le fait intérieur n’y répond et ne le confirme ; et Dieu lui-même, si nous cessons d’être unis à sa volonté par la nôtre, ne peut plus nous reconnaître ; lorsque, par le cœur, nous ne sommes plus ses enfants, lui-même n’est plus notre père ; j’ose dire que sa nature, qui est toute sainte, le lui défend ; rien n’est impossible à Dieu, sinon de n’être plus Dieu ; et il ne le serait plus, s’il pouvait prostituer le titre d’enfants à des êtres dont la vie entière, en niant ses droits, le nie lui-même, et dont toutes les pensées, selon l’expression de la Bible, reviennent à celle-ci : qu’il n’y a point deDieu[b].
[b] Psaumes 10.4
Ce titre d’enfants de Dieu, ce n’est pas Dieu qui nous l’a ravi ; nous le portions pour l’éternité dans les profondeurs de son amour ; c’est nous qui nous en sommes dépouillés ; c’est nous qui sommes ravisseurs ; car c’est nous qui avons ravi à Dieu sa paternité. Le péché, qui est la négation de Dieu, la renonciation à nos droits comme à nos devoirs, l’abandon de notre état légitime, le péché a effacé d’un trait notre lettre d’origine et de cité ; du chef d’Adam, nous ne sommes plus que la postérité d’un pécheur ; pécheurs nous-mêmes, et librement pécheurs, puisque notre conscience ne souscrit jamais à ce désordre, nous venons, les uns après les autres, signer cette abdication insensée ; il n’y a plus, dans le point de vue de notre état naturel, et à nous prendre tels que nous ont faits la naissance et la vie, il n’y a plus d’enfants de Dieu ; aux yeux du père des esprits, la terre est déserte ; elle continue à se peupler selon les lois de la nature, mais elle ne se peuple que d’êtres dégradés et ne réserve pas un seul habitant aux solitudes du Paradis.
Si cette parole est dure, elle est certaine du moins ; elle est à la base de l’Evangile, qu’on rejette tout entier si on la rejette. Là-dessus il faut prendre son parti ; l’accepter avec l’Evangile, ou repousser l’Evangile avec elle ; car, de moyen terme, il n’y en a pas. Si elle indigne notre orgueil, c’est que notre conscience n’a pas encore parlé ; c’est que nous ne nous connaissons pas ; c’est que nous ne connaissons pas Dieu ; c’est que nous ne nous sommes pas examinés et jugés en face de sa loi. Que ceux à qui cette vérité serait nouvelle, et par conséquent révoltante, commencent par s’assurer qu’elle est dans l’Evangile ; qu’ensuite ils la cherchent dans leur cœur, où elle est profondément enracinée ; il leur faudra du temps pour cela, précisément le temps qu’il faut à chacun, selon son état particulier, pour devenir chrétien ; mais qu’ils ne laissent pas, avant d’avoir accompli cette tâche, d’écouter les développements que nous donnerons aux paroles de saint Jean ; qu’ils les écoutent, du moins, comme l’exposition d’un système tiré du plus respectable des livres ; qu’ils se supposent, s’il leur est possible, au point de vue de l’ensemble de nos auditeurs, à qui nous n’avons plus (c’est notre ferme confiance) à démontrer cette vérité fondamentale ; peut-être, en marchant avec nous dans un chemin qui ne paraît point le leur, auront-ils fait une partie de la route que nous venons de leur proposer.
Ce que nous sommes dans le cœur de Dieu après notre malheureuse défection, le titre qu’il nous conserve ou qu’il nous inflige dans le double secret de sa justice et de sa bonté, c’est ce que je n’essayerai pas de vous dire. J’aime mieux vous rappeler ces solennelles et touchantes déclarations de la Parole inspirée : Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie[c]. Dieu veut que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité, par un seul rédempteur, savoir Jésus-Christ[d]. Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils au monde, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle[e]. Jésus-Christ est la propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux de tout le monde[f]. Si ces paroles n’effacent point d’autres paroles bibliques, d’une signification mystérieuse et redoutable, et dans lesquelles la réhabilitation, préparée pour tous, ne s’applique en résultat qu’à un petit nombre, ces dernières paroles, à leur tour, n’effacent point les premières ; autrement il faudrait, à défaut de ce que nous lisons, que ce que nous voyons les eût déjà effacées ; en effet, tous les jours nous voyons les grâces de Dieu volontairement, ouvertement rejetées, la main paternelle tendue en vain vers des enfants rebelles, et la prière (ô prodigieux renversement !) la prière venant de Dieu, allant aux hommes et par eux repoussée. Tout cela nous empêche-t-il de reconnaître que Dieu veut la conversion des pécheurs et leur vie, que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ?
[c] Ezéchiel 18.23
[d] 1 Timothée 2.4
[e] Jean 3.16
[f] 1 Jean 2.2
Quiconque répond à cet appel de grâce, quiconque souscrit aux conditions de ce traité de paix, et veut bien tout devoir, dans le temps et hors du temps, à la pure gratuité de Dieu, quiconque, en un mot, s’en remet sans réserve à l’arbitrage et à la médiation de Jésus-Christ, a cessé par là même d’être orphelin, et rentre en possession de son état perdu et du glorieux titre d’enfant de Dieu[g]. Ce titre lui appartient dès le moment qu’il le réclame, ou qu’il consent à le porter. Ce consentement, qui n’est autre chose que la foi chrétienne, si c’est le cœur qui l’a donné, si l’homme tout entier s’en est porté garant, s’il s’est enregistré en silence dans la profondeur de l’âme, fait passer, sans intermédiaire, l’esclave à l’état de fils ; entre ces deux conditions, point de vague milieu, point de situation mixte ; point de nom entre ces deux noms ; servitude ou liberté, étranger ou enfant, un maître ou un père, c’est entre ces deux termes seulement que l’homme est appelé à choisir ; et sa volonté ne peut qu’une de ces deux choses, ou le faire enfant, s’il ne veut plus être esclave, ou le retenir esclave s’il ne veut pas être enfant.
[g] Galates 3.26
Remarquez : quoique dans tous les cas, ce soit la volonté de Dieu qui fasse l’enfant de Dieu, cependant, lorsque nous avons considéré l’enfant de Dieu dans sa première époque, c’est-à-dire avant toute déchéance et toute réhabilitation, c’est par son état moral que nous l’avons caractérisé, c’est à ses sentiments que nous l’avons reconnu. Ici au contraire cette qualité semble précéder les caractères qui, pourtant, lui sont essentiels ; l’enfant de Dieu, sous l’Evangile, l’est tout d’abord parce qu’il consent à l’être ; sa volonté fait son droit.
L’enfant de Dieu, sous l’Evangile, paraît l’être uniquement parce qu’il consent à l’être ; mais n’y soyons point trompés : cette volonté toute nue est déjà un fait moral, suppose ou plutôt constate un certain état de l’âme ; elle est du moins le germe ou le principe de tout un état subséquent ; elle renferme tout le chrétien futur ; et quoique ce fait unique soit d’une telle simplicité qu’il ne se laisse ni décomposer ni décrire, il est, dans son essence, d’une telle énergie, il sort d’une source tellement profonde, il résulte de la combinaison de tant de forces, il résume tellement tout l’homme, qu’on peut avant tous ses développements et toutes ses conséquences, l’apprécier comme la manifestation d’une nouvelle vie morale, comme la création d’une nouvelle nature, et décerner, sans anticipation, à celui chez qui il s’est consommé, le titre d’enfant de Dieu.
Mais toujours c’est la volonté de Dieu qui est en première ligne ; nous portons ce titre parce qu’il nous l’a décerné… (nous l’avons accepté, mais il l’a offert ; ce titre, au moment où nous l’acceptons, est tout ce qu’il peut être, et nous ne sommes rien encore ; avant de consentir à être enfants de Dieu, et au moment même d’y consentir, nous ne sommes point enfants de Dieu ; nous le sommes seulement dans la volonté de Dieu ; nous le sommes en Dieu.
A partir de ce moment, la qualité d’enfants de Dieu deviendra une réalité dans le cœur, une vérité de sentiment, un fait de conscience ; mais cette vérité a commencé, si je puis m’exprimer ainsi, par exister hors de nous ; elle était en Dieu avant d’être en nous ; cette qualité, nous ne la ravissons pas, nous ne la créons pas ; nous la recevons de la volonté de Dieu par le ministère de sa Parole.) C’est Lui qui nous l’offre avec le sang de Jésus-Christ ; c’est Lui qui nous invite à la revêtir ; c’est Lui qui nous presse de nous en prévaloir ; c’est sur sa parole, avant tout, que nous osons nous en emparer ; et sans cette parole, aucune expérience ne pourrait nous l’assurer, ou plutôt nous ne ferions jamais d’expérience. Pesons bien les expressions de l’apôtre : Voyez, dit-il, quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu. Nous ne nous appelons pas nous-mêmes, nous sommes appelés ; avant que nous ayons éprouvé tous les sentiments et fait toutes les expériences qui nous donneront la qualité de notre titre, nous avons le titre de notre qualité ; nous devons l’accepter, tout indignes que nous en sommes, au même temps que nous acceptons le bénéfice de la médiation de Jésus-Christ ; nous devons l’accepter quoiqu’il nous confonde ; nous devons l’accepter comme un don avant de le posséder comme un caractère ; il nous faut nous en décorer avec larmes, avec componction, avec joie et douleur tout ensemble, et surtout avec une profonde reconnaissance ; il nous faut, non pas l’étaler, mais le serrer religieusement dans nos trésors, ou plutôt en faire notre unique trésor ; mais, encore une fois, il faut l’accepter avec un empressement respectueux, avec une sainte avidité ; hésiter, ce serait être insensé ; refuser, ce serait être ingrat.
Quand, dans l’œuvre de notre salut, tout ce que nous pouvons faire est d’accepter, quand notre éternité dépend de cette acceptation, quand la possession de Dieu même y est attachée, qu’est-ce qui pourrait, sinon quelque présage secret d’incrédulité et d’ingratitude, nous empêcher d’accepter ?
En acceptant ce titre, craignez-vous d’être présomptueux ? Mais il vous est offert, il vous est même imposé. Craignez-vous d’insulter vos semblables en vous appliquant un nom qu’ils se refusent ? Mais vous l’avez reçu comme une aumône ; vous l’avez recueilli comme le témoignage d’un amour tout gratuit ; d’autres n’y avaient ni moins ni plus de droits que vous-mêmes ; ils pouvaient, ils peuvent encore le recueillir et s’en couronner comme vous ; il ne s’agit, ô condescendance du Père céleste ! il ne s’agit que de prendre ; est enfant de Dieu qui veut l’être ; nul n’est privé de cet honneur que celui qui le dédaigne ; si sa possession est un privilège, c’est la faute de ceux qui n’en veulent pas ; vous ne vous en êtes point parés contre eux, mais pour vous ; vous ne les en privez pas, vous ne le leur contestez pas ; ce sont eux qui se le refusent ; vous les pressez de s’en décorer, ils le repoussent ; refuserez-vous de le porter parce qu’ils n’en veulent point ? et parce qu’ils sont insensés, voulez-vous être ingrats ?
Ah ! sans doute ; malheur à celui qui jouit d’un bien nécessaire sans plaindre ceux qui en sont privés ou ceux qui s’en privent ! trois fois malheur à celui dont le bonheur est fait de l’infortune d’autrui, et qui n’aime d’un avantage que ce qu’il a d’exclusif ! malheur à celui qui insulte ses frères de sa félicité supposée ! Quiconque jouit ainsi du titre d’enfant de Dieu, ne l’est pas et ne l’a jamais été ; plus à plaindre lui-même que ceux qu’il n’a pas su plaindre, son illusion est plus grossière, plus funeste que toutes leurs erreurs ; sous ce nom vaste et catholique de chrétien, il n’est en effet qu’un sectaire ; et la condition est meilleure de ceux qui refusent un nom que de ceux qui s’en emparent pour le déshonorer.
Ces vérités établies, il nous reste à signaler les principaux traits de l’attribut nouveau dont la bonté de Dieu revêt l’homme selon son cœur. L’apôtre nous y invite lorsqu’il s’écrie : Voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu. Cherchons dans ce titre les traces de cet amour.
A parler vrai, le titre seul en dit assez ; il dit tout. Ce titre est le plus grand, le plus doux, le plus tendre, qui jamais eût pu nous être donné. Il ne laisse en dehors de lui rien de ce que tous les autres renferment de magnifique et de réjouissant. Nous sommes, en tant que chrétiens, un sacerdoce royal, une nation sainte ; mais l’enfant de Dieu n’est-il pas, comme tel, prêtre du Dieu vivant et membre de l’immortelle cité ? Jamais et nulle part, même dans le Ciel, nous ne saurions être plus qu’enfants de Dieu ; ce titre comprend tout, absorbe tout. Il est le sceau de notre entière réhabilitation ; il est le vrai nom de la grâce divine ; il en est la substance même ; il signifie à la fois l’homme rendu à Dieu, et Dieu rendu à l’homme ; il résume l’Evangile, il révèle le Ciel.
Tout le monde le comprend ; mais pour le bien sentir, il faut s’attacher un moment à la signification de ce mot d’enfants, et emprunter à la terre, comme Dieu l’a fait dans sa Parole, la mesure des choses du ciel. Il faut ramasser tout ce que ce nom d’enfant répand autour de lui d’idées tendres, intimes et douces. Il faut contempler par la pensée ce commerce respectueux, confiant et familier d’un fils avec son père et surtout avec sa mère. Il faut voir, d’un côté, l’inépuisable sollicitude, la vigilance toujours debout, les conseils, les leçons, le sérieux des réprimandes, le charme des encouragements, la douceur des caresses ; il faut voir, de l’autre, la confiance aveugle, l’abandon, les interrogations multipliées, les longs entretiens, les hommages respectueux et naïfs, l’honneur rendu au nom d’un père et d’une mère bien-aimés, plus tard à leur mémoire, et leur souvenir servant de guide à toute une vie. Il faut voir tout cela, puis il faut se dire que tout cela n’est qu’une imparfaite image des rapports qui s’établissent entre l’enfant de Dieu et son père céleste. Il faut ajouter à chacun de ces traits tout ce qui le rend parfait, et à l’ensemble tout ce qui le rend incomparable ; et alors on comprendra tout ce qu’emporte, soit en Dieu, soit en l’homme, la relation nouvelle fondée par Jésus-Christ et signalée dans notre texte.
Je le répète encore : nous sommes enfants de Dieu du fait même de Dieu et par cela seul qu’il veut que nous le soyons. Toutefois cette qualité ne serait qu’un nom, et l’adoption qui nous la communique un non-sens, si ce qui est vrai en Dieu ne devenait pas réel en nous[h]. Cette circonstance retranchée, rien ne resterait de la grâce de Dieu salutaire à tous les hommes, rien ne resterait du salut. Car le salut n’est pas un fait matériel, extérieur ; le salut n’est pas hors de nous, mais en nous ; c’est une œuvre dont le vrai lieu est notre cœur ; le salut est un état de notre âme ; et, par cela même, toute œuvre de grâce à laquelle notre âme demeure étrangère, ne saurait être l’œuvre de notre salut.
[h] « Ce qui est vrai en lui et en vous. » (1 Jean 2.8.)
Qu’importe que dans une autre vie, qu’importe que dès ici-bas, la miséricorde de Dieu nous déclare amnistiés, absous, si d’ailleurs nos rapports avec lui ne changent pas, et si notre juge ne devient pas notre père ? Qu’est-ce qu’un bonheur qui n’a pas son siège dans le cœur ? Chacun, même les plus légers, a le sentiment que le vrai bonheur ne peut être que dans le cœur. Chacun ayant pu entrevoir, en certains moments de sa vie, qu’un sentiment vif de bonheur peut se rencontrer avec des douleurs corporelles ou d’amers chagrins, et qu’un vif sentiment d’infortune peut surmonter les éléments de la plus entière prospérité, chacun, dans ces moments, a eu le pressentiment ou la vision d’un bonheur moral qui doit être celui du ciel, et d’une infortune morale qui doit être celle de l’enfer ; disons mieux : d’un bonheur qui doit être le Ciel, et d’un malheur qui doit être l’Enfer.
Or, notre cœur étant le vrai lieu de notre bonheur et de notre malheur, le salut peut commencer sur la terre, aussi bien que, de fait, la condamnation y a commencé. Et si, dès cette vie, nous sommes enfants de Dieu, dès cette vie nous devons reconnaître les gages de notre salut dans les privilèges de notre adoption. Et si nous ne les trouvons pas, si nous ne goûtons pas les prémices du bonheur moral, si nos relations avec Celui qui se proclame notre Père ne deviennent pas des relations filiales, si toute la grâce qu’il nous fait consiste, pour ainsi parler, dans la nue-propriété du salut, d’un salut vide et sans substance, d’un salut qui ne renferme pas le bonheur et ne le fait pas pressentir, je dis que cette grâce est illusoire, je dis que nous ne sommes pas sauvés, que Dieu n’est pas notre père et que nous ne sommes pas ses enfants. Lorsque David accorda aux prières d’un serviteur affectionné la grâce d’Absalon, il permit à ce fils repentant de revenir dans Jérusalem, mais il refusa de le voir. Absalon tint-il cette grâce pour une grâce ? Il s’écria, le cœur navré : Que ne me laissait-on dans la terre de Guesçur ? Il aurait mieux valu que j’y fusse demeuré ![i] C’est que Jérusalem, dépouillé de ce qui lui avait fait aimer cette cité, n’était plus pour lui Jérusalem ; ce qu’avait demandé son cœur, c’était un cœur, non un certain lieu et de certains murs ; les bras paternels étaient sa véritable patrie ; et loin de la vue de son père, le ciel de la sainte cité était pour lui un ciel étranger, et la terre natale un triste lieu d’exil.
[i] 2 Samuel 14.32
Telle serait l’image de l’enfant de Dieu, si la présence vivifiante et les embrassements de son père lui manquaient. Il chercherait en vain le salut promis ; il en verrait le nom, les symboles partout, la réalité nulle part ; et, pour tout fruit de son retour dans les domaines paternels, désenchanté du monde qui amusait du moins son incurable tristesse, il s’écrierait comme Absalon : Que ne me laissait-on dans Guesçur ? Il aurait mieux valu que j’y fusse demeuré !
Heureusement cela n’est pas, et cela ne peut pas être. L’œuvre de Dieu est complète. Sa grâce annonce le salut ; elle fait plus : elle le met dans le cœur. Elle l’y met en y mettant l’amour, qui est un autre nom, le vrai nom du salut. L’œuvre de Dieu dans l’Evangile est fondée sur un calcul sublime. Il a été pourvu à ce que la même dispensation qui portait la joie dans le cœur de l’homme, du même coup et par un même effet y portât l’amour. Une divine violence a été faite à ce cœur qui ne pouvait être gagné que par violence. L’homme avait renversé tous ses rapports avec Dieu : Dieu, à son tour, a renversé tous ses rapports avec l’homme. L’homme s’était fait Dieu, Dieu s’est fait homme. L’homme avait tout refusé à Dieu, Dieu s’est donné lui-même à l’homme dans la personne de Jésus-Christ. La croix élevée sur Golgotha a montré à l’humanité dans un gage de réconciliation un prodige de charité. Le Saint et le Juste, le digne objet des dilections de l’Eternel, acceptant tout de notre condition, la vie et la mort, et dans la vie ce qu’elle a de plus dur, et dans la mort ce qu’elle a de plus amer, acceptant tout, vous dis-je, excepté le péché, le Fils de Dieu, ramassant en sa personne, avec toutes les douleurs de l’humanité, d’intimes et d’ineffables douleurs que l’humanité n’a jamais connues, voilà ce dernier effort de charité auquel l’homme ne s’attendait pas, et qui devait briser la dureté de son orgueil ou la déclarer incurable ; voilà le signe qui devait manifester et rallier les élus ; voilà l’enfantement qui devait reformer sur la terre une famille de Dieu. Or, telle est la nature de ce fait, que dans les cœurs où il produit quelque chose, c’est nécessairement l’amour qu’il produit ; s’il n’y meurt pas comme un germe égaré dans la poudre, il y devient le principe fécond et incessamment actif d’une nouvelle vie ; la reconnaissance et la joie, de concert, avertissent, éveillent toutes les forces de l’âme ; aucune ne demeure oisive ; toutes accourent ; l’enfant de Dieu s’épanouit ; ses caractères se prononcent ; il laisse apercevoir et compter les éléments dont il se compose ; le fait extérieur devient un fait intime ; ce qui était vrai en Dieu devient vrai en l’homme ; et ainsi que dans les jours de gloire qui suivirent la première création, aujourd’hui encore c’est par ses sentiments, par son état moral, par ses œuvres, que l’enfant de Dieu se caractérise et se décrit. Le salut n’est plus seulement annoncé aux croyants, il est réalisé, il se rend sensible en eux. Ce n’est plus seulement la Parole écrite, c’est l’Esprit même de Dieu, qui rend témoignage à leur esprit qu’ils sont enfants de Dieu[j].
[j] Romains 8.16
Car dans ces bras où ils se sont jetés, sur ce cœur paternel où il leur a été permis de s’appuyer, ils ont puisé comme à un foyer divin, la chaleur de la vie ; cette vie, qui ne peut se confondre avec nulle autre, leur donne l’invincible conscience d’être dans la vérité ; ils se sentent remis dans l’ordre, rendus à leur principe, réunis à leur père ; chaque jour, quelque nouveau don de sa main leur confirme sa paternité, et renouvelle le sceau de leur adoption : la Parole leur avait dit : Nul ne vous ravira de sa main[k], un profond écho répond du fond de leur âme à cette bienheureuse parole ; ils aiment ; cela ne suffit-il pas ? L’amour n’est-il pas la vie ? L’amour n’est-il pas immortel ? Et chacune des œuvres, chacun des sacrifices de cet amour, l’augmentant de tout ce qu’il enlève à l’égoïsme et à la nature, chaque œuvre et chaque sacrifice accroît le sentiment de leur union avec leur Père, non comme un mérite qui le fait descendre vers eux, mais comme un élan qui les rapproche de lui.
[k] Jean 10.28
Mais ce qui les unit à Dieu les sépare du monde dans la même proportion ; ils y demeurent mêlés, mais non confondus ; compagnons par la charité, étrangers par le principe de cette charité même, je veux dire par leur foi et leur espérance. Ils ne cessent pas pour cela de le comprendre : loin de là, ils le pénètrent mieux que jamais ; ils connaissent le monde bien mieux qu’il ne se connaît lui-même ; ils connaissent le monde parce qu’ils ne sont plus du monde ; car, dit l’apôtre, l’homme spirituel juge de toutes choses ; mais selon le même apôtre, l’homme spirituel n’est jugé par personne[l] ; et en effet le monde ne les connaît point, dit saint Jean dans mon texte ; c’est-à-dire que le monde, ne concevant rien à la nouvelle vie des enfants de Dieu, ne pouvant se rendre compte du principe qui détermine leur conduite, cesse de les reconnaître pour siens, et s’éloigne d’eux beaucoup plus encore qu’ils ne s’éloignent de lui.
Ce manque d’intelligence, d’un côté du moins, cette espèce de confusion de langues, née cette fois, non autour d’une seconde Babel, mais autour du monument sanglant de la charité divine, est devenue au sein de la chrétienté, un sujet permanent de scandale. Le renouvellement du cœur, chez les enfants de Dieu, partage l’humanité en deux tribus, dont l’une n’entend pas le langage de l’autre.
A toutes ses hauteurs le christianisme est surhumain ; car les incrédules décidés ne comprennent aucune des nuances, aucun des degrés de la foi ; et le plus vulgaire parmi les croyants de tradition leur est aussi inconcevable que le véritable enfant de Dieu. Et c’est de ce fait même que je prétends me servir pour faire ressortir la vérité des paroles de l’apôtre. Le chrétien le moins avancé, le chrétien d’opinion, si je puis le nommer ainsi, est lui-même une énigme pour les hommes que le monde a retenus tout entiers. Placé par sa conviction à un point de vue où ceux-ci ne sont point montés, il est orienté tout différemment ; il juge tout autrement de la vie, de la mort, et de Dieu ; il a, sur la valeur des actions, il a, sur le devoir et sur le droit, de tout autres notions ; et, si peu élevé qu’il soit, il l’est assez pour regarder en pitié ceux qui n’ont jamais envisagé les choses humaines à la lumière du christianisme. Mais si, tout mondain qu’il est encore par les inclinations de son cœur, il ne laisse pas d’être, par ses opinions au moins, inconcevable à tous ceux qui ne les partagent pas, à quel point ne devront pas l’être, par toute la substance de leur vie, ceux que l’Ecriture appelle les enfants de Dieu ? Lui-même, ce chrétien d’opinion dont je viens de vous parler, lui-même ne les comprend pas. Une vallée le sépare des incrédules, un abîme le sépare des enfants de Dieu. Partageant, jusqu’à un certain point, leurs convictions, il n’a point de part à leur vie, parce que sa foi n’a pas encore passé de son intelligence dans son cœur. Vous pourriez croire qu’il ne lui faudra, pour les comprendre, que raisonner un peu et raisonner juste ; car il a les principes dont ils ont tiré les conséquences ; et ces conséquences, un esprit droit semble devoir les tirer sans peine des principes où elles sont enfermées ; mais il n’en va guère ainsi ; rarement, en ces matières, on a l’esprit droit quand on n’a point le cœur simple ; le même obstacle qui nous a empêchés de vivre conformément à nos convictions, nous empêche aussi de conclure d’une manière conséquente à nos principes ; notre pensée fait fausse route aussi bien que notre vie ; notre esprit n’arrive point où notre cœur n’est point arrivé ; ou si, par un bénéfice particulier, notre raison se sent condamnée à suivre jusqu’au terme ceux que notre cœur n’a pas voulu suivre, si nous comprenons que leur état doit être en effet ce qu’il est, comme nous n’en avons pas le sentiment, nous n’en restons pas moins éloignés d’eux de toute la distance qui sépare le néant de l’être, et la mort de la vie. Cet état n’en est pas moins pour nous une énigme, un mystère ; tout, de cet état singulier, nous est inattendu, étrange ; tout nous surprend et nous choque ; pour comprendre cette vie il faudrait l’aimer ; pour l’aimer il faut en vivre soi-même ; la vie explique la vie ; et les morts, du fond de leur tombe, n’entendent pas les secrets des vivants.
Sur deux lignes parallèles, mais en sens inverse, marchent sans se toucher et sans s’unir, deux races, deux humanités. Qu’est-il donc survenu entre ces deux branches d’une même famille ? Quelqu’un des caractères primitifs de l’homme a-t-il été enlevé à l’une des branches ? Quelque caractère absolument nouveau a-t-il été ajouté à l’autre ? Des deux côtés, j’entends des cris, des soupirs, des mots d’ordre pareils ; ce sont, à ce qu’il semble d’abord, les mêmes expressions, la même langue ; on parle, sur les deux rives, de devoir, d’amour, d’espérance, et même de Dieu ; mais sous des termes communs, ce sont des idées différentes, et je vois bientôt qu’il n’est question, entre ces deux races, ni des mêmes devoirs, ni du même amour, ni des mêmes espérances, ni surtout du même Dieu. Encore une fois, ce sont deux humanités ; il faut qu’il y ait ici deux origines, deux naissances ; et en effet, il y en a deux ; ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit[m] ; or, l’esprit connaît bien la chair, mais la chair ne connaît pas l’esprit.
[m] Jean 3.6
Le monde, dit saint Jean, parlant ici au nom des enfants de Dieu, le monde ne nous connaît point parce qu’il n’a point connu Dieu. Raison aussi simple que sublime, et qui rentre tout à fait dans celle que nous avons donnée. Pour comprendre les enfants de Dieu, il faut l’être soi-même ; et on ne l’est qu’après avoir connu Dieu, c’est-à-dire après avoir compris ses desseins envers l’homme et sa bonté. Qui n’a pas voulu de Dieu pour père, ne reconnaîtra pas pour frères ses enfants. Et celui à qui la Rédemption est demeurée un scandale, sera-t-il moins scandalisé de la foi même à ce mystère, des sentiments qui naissent de cette foi, de la vie qui correspond à ces sentiments et qui leur donne à la fois une substance et une confirmation ?
Résumons-nous : la qualité d’enfants de Dieu est tout ensemble la plus belle de toutes, et la plus mystérieuse pour quiconque n’en est pas revêtu. Elle nous place dans l’ordre aux yeux du Créateur, et dans le désordre à l’égard de la créature. Elle résout, à nos propres yeux, l’énigme de notre vie, et nous fait devenir nous-mêmes une énigme aux yeux du monde. Elle nous rend honorables devant les anges de Dieu, et nous rend, devant la multitude, méprisables ou ridicules. Elle nous élève et nous abaisse. Elle nous rend, d’un côté, plus propres à la société humaine et à la vie, et d’une autre part, elle nous y rend inhabiles et étrangers. L’enfant de Dieu est plus qu’un homme dans un certain point de vue, moins qu’un homme dans un autre sens. J’insiste sur ces oppositions, non pour le vain plaisir de créer des contrastes, mais pour faire mieux ressortir aux yeux des chrétiens la double obligation qui résulte de leur double état, ou, pour leur signaler, si vous l’aimez mieux, deux pièges attachés à leurs deux situations.
Enfants de Dieu ! enfants au milieu des étrangers, libres au milieu des esclaves, rois parmi la multitude ! Quel motif d’humble et profonde reconnaissance ! mais aussi quel sujet d’orgueil ! Or il faut opter : il faut précipiter l’orgueil dans l’abîme de la reconnaissance ou la reconnaissance dans l’abîme de l’orgueil. Si vous ne voyez dans le titre qui vous a été donné qu’une délivrance inespérée, qu’un don immérité, le témoignage accablant d’un amour entièrement gratuit, si vous vous accoutumez à n’envisager que par ce côté la qualité que vous avez acquise, alors vous garderez l’humilité, et avec elle toutes les grâces dont elle est le lien et le gage. Humbles, vous bénirez, vous prierez, vous aimerez ; la bénédiction, la prière et l’amour ne germent que dans le cœur des pauvres en esprit ; à eux seuls, a dit le Maître, appartiennent le royaume de Dieu et ses trésors. Humbles, vous aurez la réalité de votre titre ; vous serez vraiment enfants de Dieu ; votre Père vous reconnaîtra, et le sentiment de sa présence et de son amour ne vous manquera jamais. Humbles, vous ne douterez pas ; et la fermeté de votre assurance sera proportionnée à votre petitesse volontaire. L’humble seul, parce qu’il ne présume jamais, a droit d’espérer toujours. Mais si dans ce titre, hélas ! dans ce privilège d’enfants de Dieu, c’est le privilège que vous aimez ; si c’est la distinction qui vous touche ; si vous êtes heureux surtout de vous sentir l’objet d’une exception ; si vous n’avez pas besoin d’un effort, d’un acte de foi, pour vous résigner à voir tant d’enfants de Dieu (je crois pouvoir parler ainsi) répudier ce titre sublime ; si leur infortune, au lieu d’attrister votre joie, peut-être à votre insu la relève ; si vous arborez ce titre comme le drapeau d’un parti ; si vous rehaussez gratuitement les barrières visibles qui vous séparent des autres hommes ; si, dans vos discours, vous insistez moins sur les engagements de votre état que sur cet état lui-même ; et si vous ne vous appliquez pas, dix fois contre une, les titres qui vous humilient et vous confondent avec le reste des hommes, de préférence à celui qui vous élève et vous distingue ; en un mot, si votre joie est de l’orgueil et votre pitié de l’insulte… écoutez. Vous étiez dans l’erreur ; vous vous flattiez grossièrement ; vous jouissiez en usurpateurs d’un titre qui ne vous appartient pas. Enfants de Dieu ! non, vous ne l’êtes point, vous ne le fûtes jamais. L’orgueil, principe de la chute première, vous reporte et vous laisse gisants au point même où Dieu vous a pris, ou plutôt où il avait voulu vous prendre. L’orgueil est mauvais gardien, dépositaire infidèle des trésors qui durent vous être confiés ; il les dévore à mesure ; il consume, dans leur première fleur, la reconnaissance, l’amour et la prière ; il arrive même jusqu’à cette joie qui fut le premier fruit de votre foi nouvelle ; il la ronge incessamment par le doute ; car l’orgueil est aussi plein d’anxiété que l’humilité est pleine d’assurance ; l’orgueil n’est pas fait pour espérer, mais pour craindre ; il apprend à l’âme à trembler, en lui persuadant de quitter son véritable appui pour s’appuyer sur elle-même ; il lui donne, par intervalles, d’affreux moments d’obscurité, et finit quelquefois par l’envelopper tout entière dans la nuit du désespoir.
Mais, d’un autre côté, les enfants de Dieu ! étrangers au milieu du monde ! étrangers souvent parmi leurs proches ! vivant d’une vie qui offense parce qu’elle étonne ! isolés dans la société, solitaires parmi la foule ! offrant à tous un cœur que chacun refuse, si même on ne va jusqu’à leur supposer des sentiments hostiles parce qu’ils ont des principes contraires ! estimés peut-être, honorés d’une froide confiance, mais n’étant ni recherchés, ni accueillis, ni prévenus, ni aimés, eux qui aiment, eux chez qui Jésus a fortifié en les épurant toutes les affections aimantes ! Quel autre piège ! quelle autre tentation ! Position doublement difficile : car il faut se résigner à cette épreuve, et il faut la sentir toujours. Malheur à celui qui la sent trop vivement, malheur à celui qui cesse de la sentir ! Trop de sensibilité à cet état d’isolement, à cette répulsion générale et continuelle, entame le courage chrétien, expose la fidélité ; naturellement la haine, l’indifférence fatiguent ; on se lasse de ces regards méprisants ou seulement froids ; on a besoin de rentrer dans la communion humaine ; on recule devant des scènes pénibles, auxquelles nous expose la profession, même la plus humble, de notre espérance (on est tenté de cacher, pour l’amour d’une fausse paix, cette décoration dont la vue effarouche) ; on fait mystère d’une espérance qui pourrait se communiquer, et d’une joie qui pourrait faire envie ; on entre au milieu des hommes, dépouillé de ces glorieux insignes qui doivent reluire sur toute la personne et sur toute la vie du chrétien ; on est bien loin maintenant d’étaler son privilège, c’est à peine si on l’avoue ; et pour résultat de ces concessions qui ne procurent que rarement la paix parce qu’elles sont rarement accueillies par la confiance, on a retenu la vérité captive, on lui a interdit le chemin des âmes, on l’a affaiblie en soi-même ; et pour n’avoir pas voulu paraître enfant de Dieu, peut-être, hélas ! on a cessé de l’être.
Et toutefois, nous le répétons, malheur à celui qui a cessé de sentir l’aiguillon de cette épreuve, et qui s’accoutume trop complètement à cette solitude contre nature au milieu de la famille humaine ! Non, je veux que cette douleur soit vive, et je veux qu’elle dure. Votre Père la guérira dans le ciel ; mais, ici-bas, que cette plaie reste ouverte. Résignez-vous par soumission ; ne vous accommodez pas par indifférence. Quand est-ce que votre Maître a cessé d’avoir besoin de l’universelle sympathie ? Quand est-ce que son regard a cessé, même au milieu de la foule ennemie, de chercher un regard ami ? Quand est-ce qu’il a cessé d’être populaire, populaire à la façon d’un Dieu, prévenant, insinuant, suppliant même, et avec tous ? Quand est-ce que vous le voyez, fièrement isolé de la foule, fièrement enveloppé dans sa qualité, qui valait bien, apparemment, la vôtre ? Etait-ce au dernier moment, lorsque, gravissant la montagne du sacrifice, et alors, certes, violemment isolé de son peuple, il s’unissait aux larmes des filles de Jérusalem, et en détournait le cours de dessus lui-même sur elles et sur leurs enfants ? Etait-ce lorsque, pour divines représailles, il comparait ses bourreaux à de faibles poussins dont il avait été, et dont, à ce dernier moment, il était encore la mère ? Jusqu’au dernier moment, ne consentez jamais à l’isolement où l’on vous condamne ; qu’il ne soit jamais votre fait ; soyez exilés, mais ne vous exilez pas ; ne vous renfermez pas dans une égoïste paix ; descendez de votre gloire sans y renoncer ni la désavouer ; pécheurs, mêlez-vous aux pécheurs sans vous associer au péché ; que votre sûreté ne vous rende jamais durs ; que le christianisme ne vous sorte pas de l’humanité ; soyez, au contraire, d’autant plus hommes que vous êtes plus chrétiens. Vous ne serez jamais entièrement compris et connus ; l’apôtre l’a dit, la raison l’enseigne, l’expérience l’a prouvé ; consentez-y. Mais ne soyez pas plus obscurs, plus inconcevables qu’il ne convient à des chrétiens de l’être ; n’ajoutez pas une folie de votre choix à la sainte folie de l’Evangile ; restez intelligibles, accessibles, par tous les côtés qui peuvent l’être ; entretenez toutes les relations qui peuvent être entretenues ; demeurez en rapport avec vos frères selon l’humanité ; ne permettez pas qu’une longue interruption vous ôte le besoin de leur commerce et de leur contact ; craignez qu’isolés par votre faute sur les sommets de votre dignité nouvelle, l’orgueil ne vienne vous trouver dans votre solitude, et ne vous précipite de ces hauteurs, non pas dans les rangs de cette multitude que vous avez trop désavouée, mais beaucoup plus bas. Que faire au milieu de ces dangers, dont l’un vous rejette dans l’autre ? Que faire, sinon vous mettre en état de supplication permanente, et appeler incessamment le secours contre des tentations qui renaissent incessamment ? L’enfant de Dieu a de grands privilèges ; mais le plus grand est celui de savoir supplier ; et sans ce don, que seraient tous les autres ? Priez donc que la grâce de Dieu ne vous tourne pas en piège ; priez qu’une nouvelle grâce continue la première, la confirme à chaque instant, la rende inébranlable et perpétuelle. Priez pour obtenir d’être de véritables enfants de Dieu, confiants avec humilité, fidèles avec charité, vous faisant petits sous la main qui vous élève, vous mettant dans la poussière, non seulement avec les moindres des croyants, mais avec les pires des infidèles, en un mot, miroirs naïfs de ce Fils de Dieu, qui, « possédant en lui-même la vie » que vous n’avez que par grâce, certain de son titre à qui nul titre ne se compare, n’en fut pas moins doux et humble de cœur, et se serait fait pardonner sa sainteté à force d’amour, si la sainteté était une chose à quoi le monde pût pardonner !
Second discours
Dès à présent, dit l’apôtre, nous sommes enfants de Dieu. C’est-à-dire que, dès à présent, nous sommes essentiellement tout ce que nous devons être. Quelque chose de plus qu’enfants de Dieu, nous ne le serons jamais ni sur la terre ni dans le ciel. Nous portons en nous, comme tels, les gages et le sentiment de notre éternelle adoption : et notre vie est déjà, quant à ses principes et à sa direction générale, la vie du ciel.
Toutefois, si notre destinée était absolument consommée par l’état moral que nous avons décrit, il ressortirait de ce fait deux objections que vous prévoyez sans peine. La première, c’est qu’il n’y aurait dans un tel salut pas assez de bonheur parce qu’il n’y aurait pas assez de sainteté ; car, ne l’oublions pas, le bonheur est proportionné à la sainteté, le bonheur n’est lui-même que la sainteté ; et tout ce qui manque à la sainteté, c’est-à-dire à l’obéissance et à l’amour, est autant de pris sur le bonheur, autant de retranché du salut. Je ne méconnais pas que tout d’abord le salut est hors de nous, antérieur à notre renouvellement moral, indépendant de nos œuvres, et que, dans un sens, il n’admet point de degrés ; on est sauvé ou on ne l’est pas. Mais précisément celui qui se connaît sauvé, sauvé par grâce et irrévocablement, celui-là éprouve le besoin de la perfection, qui est, sous un autre nom, la soif du véritable bonheur ; et comme, malgré tous ses progrès, il se voit toujours loin du but, comme les circonstances extérieures, les liens de la chair, les douleurs de la vie, la lutte des affections naturelles avec les affections d’un autre ordre, entretiennent sans cesse autour de son âme un reste d’obscurité et de souillure, il aurait lieu de se demander, dans le cas où l’avenir ne devrait rien ajouter au présent : Est-ce donc là le ciel ? est-ce donc là le salut ? est-ce donc là tout le partage des enfants de Dieu ?
Ceci vous mène directement à la seconde objection. L’homme, tant qu’il sera homme, et il le sera éternellement, aura besoin d’avenir et vivra d’espérance. Le mouvement, le progrès sont essentiels à sa nature ; et tout, dans la création, correspond à ce besoin. Le monde physique paraît inépuisable, le monde moral ne l’est certes pas moins. On peut toujours connaître mieux, agir mieux, mieux aimer ; et l’on doit s’en fier à Dieu du soin d’occuper notre activité et de dilater notre être au delà de toutes les limites accessibles à notre pensée. Or cette perspective si nécessaire à notre âme lui manquerait s’il fallait prendre dans un sens absolu ces paroles de l’apôtre : Dès à présent nous sommes enfants de Dieu.
Aussi, ajoute-t-il aussitôt, comme pour prévenir une question et peut-être une plainte : Ce que nous serons n’a pas encore été manifesté, donnant ainsi une forme nouvelle et plus précise à cette pensée de saint Paul : Nous ne sommes sauvés qu’en espérance[n] ; ce qui voulait dire sans doute : nous avons déjà la pleine assurance, mais non encore la pleine jouissance du salut. Il reste donc quelque chose à manifester ; l’enfant de Dieu a un avenir ; et comment, sans la prévision de cet avenir, pourrait-il avoir une joie vive et un véritable amour ? La terre, qui n’accomplit aucun des besoins de l’homme naturel, ne satisfait pas davantage, et bien moins encore, ceux de l’homme renouvelé. Mais quel est cet avenir ?
[n] Romains 8.24
A-t-il une époque distincte ? est-ce une ère nouvelle dans la vie de l’enfant de Dieu ? On peut répondre oui et non à cette question. Il y a pour le fidèle deux avenirs : l’un qui part du présent, et le continue immédiatement, l’autre qui a pour date un moment unique et solennel. L’apôtre parle de tous les deux, mais d’abord de celui-ci. Suivons le même ordre.
Nous savons, dit saint Jean, que, quand il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. Voilà notre avenir : devenir semblables à Dieu ; voici la date de cet avenir : quand il paraîtra ; voici le gage de cet avenir : nous le verrons tel qu’il est. Ne séparons point ces idées. Nous rendre semblables à Dieu, rétablir en nous son image, c’est tout l’objet de l’Evangile, c’est l’œuvre même du salut ; et cette œuvre commence chez l’enfant de Dieu dès l’instant où ce titre lui est accordé. Il devient semblable à Dieu, et il le devient à la même condition indiquée pour l’avenir : c’est de voir Dieu tel qu’il est. Cet indispensable moyen a été mis en œuvre pour l’enfantement de la nouvelle créature. Dieu s’est montré aux hommes tel qu’il est ; et, je puis même dire, tellement en face, tellement en plein, qu’il ne semble pas que, sous ce rapport, il lui reste rien à faire, et qu’aucune manifestation soit réservée à l’avenir.
Je ne vous dirai pas que ce qu’on peut connaître de Dieu a été manifesté parmi les hommes, Dieu le leur ayant manifesté par la création du monde, qui fait voir comme à l’œil ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité[o]. Bien qu’ils soient inexcusables de n’avoir point connu Dieu dans les œuvres de la création, on peut dire d’un autre côté que leur état de péché obscurcissait pour eux ce miroir si clair, qu’ils étaient incapables, et que nous le sommes pareillement, de trouver dans ses œuvres Dieu tel qu’il est, et que, vu l’état où nous sommes, le monde avec toutes ses merveilles ne nous révèle pas Dieu tout entier. Ce qui est inexcusable en nous, c’est donc moins de ne pas voir, que de nous être mis hors d’état de voir ; mais, quoi qu’il en soit, Dieu, dans la création, n’apparaît pas à l’homme pécheur tel qu’il est, tel qu’il veut être pour lui ; au delà du Dieu créateur, du Dieu conservateur de notre existence temporelle, un voile s’élève ; qu’y a-t-il derrière ce voile ? un juge ou un père ? nous avons un intime besoin de le savoir, et la nature ne nous le dit pas.
[o] Romains 1.19-20
Je ne vous dirai pas non plus que Dieu s’est montré tel qu’il est au peuple de Moïse. Si ce Dieu qui parle au milieu des éclairs et de la tempête, du haut d’une montagne où tout ce qui paraissait était si terrible que Moïse même s’écria : Je suis effrayé et tout tremblant[p], si c’est là Dieu tel qu’il est, nous ne concevons pas comment la vue de ce Dieu peut lui amener des enfants, ni comment on pourrait nous proposer de lui ressembler, ou enfin comment cette ressemblance accomplirait notre régénération. La justice incorruptible est digne de Dieu, et il ne nous est pas permis de lui prêter, par supposition, un attribut par lequel elle serait dégradée ; mais comment une telle justice nous conviendrait-elle ? comment, à elle seule, accomplirait-elle notre destinée ? à moins que nous ne commençassions à l’exercer envers nous ; mais, exercée dans toute sa plénitude, elle nous anéantirait.
[p] Hébreux 12.21
Ce que je vous dirai et ce que déjà vous vous êtes dit, c’est que Christ a paru, et qu’en lui Dieu a paru tel qu’il est. Tel qu’il est, c’est-à-dire tout à la fois juge incorruptible et miséricordieux sauveur. Non seulement tel qu’il est, mais tel qu’il doit être pour nous offrir un modèle ; car à quoi nous servirait d’apprendre de lui la justice, si nous n’en apprenions l’amour ? Tel qu’il devait être pour que nous pussions le contempler ; car comment, s’il ne s’était fait homme, aurions-nous pu le voir d’assez près, appliquer les exemples d’un Dieu à la condition humaine, et nous persuader par un fait irrécusable que la perfection est notre but et que notre nature et notre état renferment tous les éléments et toutes les conditions d’une vie sainte ? Nous avons vu, si j’ose parler ainsi, tout ce que Dieu serait, tout ce que Dieu ferait si Dieu était homme ; tel est le secret, telle est l’efficace de la mystérieuse incarnation de Jésus-Christ.
Nous lui deviendrons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est. Que la simple vue d’un être puisse nous rendre semblables à lui, nous communiquer ses caractères et sa nature, c’est là, au premier coup d’œil, une idée toute mystique, une chimère. Mais je dis que le préjugé opposé ne peut venir que d’une ignorance grossière des lois de la nature humaine et de la puissance de la vérité. Un peu de réflexion nous ramènera, sur ce point, à la pensée de l’apôtre. Réunissez les traits que nous avons successivement présentés ; figurez-vous la sainteté parfaite apparaissant pour la première fois à l’humanité sous la forme de l’humanité même, la sainteté appliquée à toutes les relations principales de la vie, la sainteté, enfin, écartant tout ce qui peut causer de l’effroi, apportant tout ce qui commande l’amour, la sainteté sous les traits du bonheur, effaçant comme des fantômes toutes les autres images de la félicité, et se mettant à leur place à titre de félicité suprême et seule véritable : croyez-vous que cette vue puisse être vainement présentée à une âme qui sent un égal besoin de sainteté et de bonheur, et qui, les voyant réunis en un même point, n’a plus à se diviser pour s’approprier ce double trésor ? La sainteté, une fois dépouillée de tout ce qui effraye, une fois parée de tout ce qui rassure, belle de sa beauté propre et belle de ses promesses, la sainteté doit avoir un puissant attrait, ou plutôt elle doit retrouver et exercer tout celui dont elle fut primitivement revêtue ; l’âme, qui fut faite pour la sainteté, doit la reconnaître pour son vrai bien, pour son unique objet, pour sa fin suprême ; elle doit s’y unir par amour comme l’œil à la lumière, comme tout l’homme à la vie ; elle doit, à mesure qu’elle la contemple, se l’approprier, s’en pénétrer, échanger pour ainsi dire sa propre substance contre cette substance divine ; il lui suffit de la vue ; car l’union existe d’avance et dans l’intention ; la volonté est déjà sainte ; elle aspire la sainteté comme la poitrine aspire l’air ; il ne s’agit plus pour elle que de connaître ce qu’elle aime, et c’est pourquoi la contemplation toute seule la transforme ; regarder, c’est acquérir ; voir, c’est vivre.
Or, puisqu’il est vrai que celui qui a vu Jésus-Christ a vu le Père[q], il est vrai aussi que celui qui contemple le Fils a la vie éternelle[r], c’est-à-dire devient semblable à Dieu, ce qui est avoir la vie, et la vie éternelle. C’est cette contemplation de Dieu en Jésus-Christ qui renouvelle sur la terre la race éteinte des enfants de Dieu. Mais si, en Jésus-Christ, Dieu a paru tel qu’il est, que reste-t-il pour un autre avenir, qu’est-ce que le monde futur nous tient en réserve, et que signifient ces paroles de l’apôtre : Quand il paraîtra, nous lui deviendrons semblables, parce que nous le verrons alors tel qu’il est ? N’a-t-il donc pas déjà paru, et ne l’avons-nous pas vu tel qu’il est ?
Ce n’est pas l’objet qui a manqué, c’est le regard. Un œil malade ou offusqué ne saurait bien voir. Grâce à Dieu, cet œil en a pu voir assez pour communiquer à l’âme une joie inexprimable et les éléments immortels d’une nouvelle vie. Mais que d’obstacles, que d’objets entre le regard et son objet, et que de causes se réunissent pour nous empêcher de voir à la fois, et continuellement, et distinctement, Jésus tout entier, c’est-à-dire Dieu tout entier ! Que de causes, par conséquent, se réunissent pour nous empêcher de lui ressembler, puisque une ressemblance exacte dépend d’une vue parfaite !
Ah ! la divine condescendance a tout fait pour que l’enfant de Dieu pût jouir de la vue de son Père, tout, hormis une seule chose : elle l’a laissé détenu dans les liens de la chair et dans les soucis de la vie. Contempler Dieu à toute heure, sans distraction, sans nuage, ne fut jamais le partage d’un enfant de la terre. Ceux-mêmes qui, ne consentant pas à leur condition mortelle, ont voulu pénétrer par la pensée dans les dernières profondeurs de Dieu, ont mieux montré que tous les autres combien à cet égard notre puissance est limitée ; et leurs mystiques extases ne leur ont pas tant profité que ne profite à l’humble fidèle son humble regard. Saint Paul l’a bien dit : Nous ne voyons à présent que confusément et comme à travers un miroir ; nous ne connaissons rien, a-t-il dit encore, que par fragments[s] ; toute vue d’ensemble, toute vue continue nous est refusée ; à plus forte raison, la vue de Dieu et des choses divines ; je l’ai déjà dit : entre Dieu et nous, deux obstacles s’interposent, et brisent pour ainsi dire notre regard : la chair et la vie.
La chair, c’est-à-dire tout ce qu’il y a dans l’homme, et tout ce qu’il reste dans l’enfant de Dieu lui-même, d’affections simplement humaines, et surtout ce qu’elle garde encore des inclinations de péché. Lorsque ces éléments s’élèvent devant nos yeux comme une vapeur impure, alors nous cessons de voir Dieu ; son image s’affaiblit, se confond, s’efface ; nous ne la voyons plus qu’à l’horizon, vague, triste et peut-être menaçante, dépouillée de tout ce qui nous la faisait aimer, de tout ce qui nous unissait à elle et peu à peu nous y rendait conformes. On peut même dire que, par l’effet constant de ces vapeurs grossières, la divine image, du plus au moins, est constamment troublée, et que jamais elle ne nous apparaît avec une pureté parfaite ; en sorte que toujours quelque chose, ou du Dieu de notre imagination mondaine, ou du Dieu de l’ancienne loi, se mêle, pour la dénaturer, à l’image du Dieu véritable, achevée et révélée par l’Evangile.
J’ai dit encore : la vie, cause plus innocente de l’imperfection de notre vue, si la chair n’y mêlait ses influences mauvaises ; mais cause bien réelle, et suffisante à elle seule pour obscurcir la glorieuse vision qui fait notre joie et notre salut ; la vie, qui doit, sans doute, de tous les points de sa circonférence, converger vers le centre divin ; la vie, qui, telle que la nature la donne, et dans tous ses détails, doit se convertir en un culte perpétuel ; mais enfin une vie terrestre, provisoire, engagée, pour chacun de nous, dans mille autres vies, liée à la société, à des nécessités matérielles, à de périssables intérêts, et tellement diverse et morcelée qu’il faut une espèce d’art pieux pour lui donner un sens unique et lui imprimer une direction inflexible. Qui pourrait se flatter de n’être jamais distrait par la vie, de regarder invariablement à Dieu dans chacune de ces occupations dont l’objet immédiat est terrestre, et que nous devons, l’une après l’autre, attentivement marquer de son sceau ? Qui pourrait espérer de ne perdre jamais de vue cet objet adorable, et même pour des temps plus ou moins longs, pendant lesquels l’enfant de Dieu redevient, de fait, enfant de la terre ?
Et enfin, si vous rassemblez par la pensée toutes ces causes d’obscurité, si vous y ajoutez les discours des hommes, jamais plus téméraires qu’au fait de la religion, si vous tenez compte des embarras que jette dans les esprits une contentieuse théologie, si vous avez observé tout ce que prennent sur la contemplation de Dieu des discussions sans terme sur le culte qui doit lui être offert, en un mot, si vous savez tout ce qu’une prétendue religion enlève à la religion, vous ne vous étonnerez que d’une chose, c’est que la vue de Dieu soit encore si vive et si habituelle chez quelques enfants de Dieu, et qu’elle y ait distinctement reformé les principaux traits de l’image divine ; et vous bénirez le Père d’avoir laissé percer tant de rayons au travers de tant de nuages.
Béni soit donc, béni soit ce joui lumineux où nous verrons Dieu face à face, et où nous ne verrons que lui ! où notre pensée, s’emparant librement de ce digne objet, n’en aura désormais point d’autre, et, dans toutes les merveilles du monde nouveau qui lui sera alors dévoilé, retrouvera immédiatement, non la trace seulement, ni le nom seulement, mais la présence vivante du Père ! Car Dieu alors remplira tout ; il n’y aura que lui sous mille et mille aspects ; il sera aussi impossible de ne le point voir qu’à l’œil ouvert de ne point voir la lumière, qu’à l’esprit de ne point penser. Que dis-je ? l’œil alors sera tout lumière ; l’âme verra, pour ainsi dire sans regarder ; la vérité, qu’elle avait si longtemps poursuivie, si souvent perdue, pour la retrouver et pour la perdre encore, la vérité résidera en elle ; et cependant l’union de l’âme et de la vérité, bien que perpétuelle et sans interruption, aura toujours le charme d’une rencontre toujours nouvelle ; soustrait à la peine de l’ignorance et aux tourments du doute, l’esprit n’en connaîtra pas moins la vive joie d’apprendre et de découvrir ; mais le glorieux privilège de ce nouvel état, c’est que l’homme, transplanté dans sa nouvelle patrie, voyant Dieu enfin tel qu’il est, lui deviendra de plus en plus semblable, sentira son cœur se remplir de tout ce qui abonde dans le cœur de Dieu, verra tout son intérieur devenir justice, amour, sainteté, et se réjouira à jamais de servir les desseins adorables de son Père, comme le Dieu bienheureux se réjouit lui-même, d’une manière toute divine et ineffable, de les concevoir et de les accomplir.
Maintenant l’apôtre revient sur ses pas, et, se reportant avec chaque fidèle au moment même de cette naissance spirituelle qui en a fait un enfant de Dieu, il lui annonce et lui décrit un avenir plus prochain, enfermé dans les limites de cette vie terrestre. Mais remarquez-le : cet avenir découle de la pensée du céleste avenir.
Quiconque, dit-il, a cette espérance (l’espérance de voir un jour Dieu tel qu’il est), se purifie comme Dieu lui-même est pur.
Se purifie. Plus timide, plus circonspect, l’écrivain aurait dit : doit se purifier. Mais reconnaissez ici ce même esprit d’inflexible conséquence qui lui fait dire un peu plus loin : Quiconque demeure en Christ ne pèche point. – Et qui est-ce, ô apôtre de Jésus-Christ, qui est-ce qui ne pèche point ? – Le vrai chrétien. – Un tel être n’existe donc point ; et Christ est seul de son parti, et Christ accomplit seul la loi qu’il a donnée. Il est trop vrai ; et de même que nous ne connaissons qu’imparfaitement, nous n’obéissons aussi qu’imparfaitement. Vous deviez donc, ô disciple bien-aimé, dire seulement : que celui qui demeure en Jésus-Christ renonce par là même au péché, et que celui qui a la grande espérance dont vous avez parlé, s’occupe à se purifier. Mais nous vous rendons grâce d’avoir donné à la vérité sa forme la plus absolue, la plus tranchante, et la plus propre à châtier notre infidélité ; vous avez été inexorable ; c’est, en matière pareille, un des caractères de la charité.
Quiconque a cette espérance se purifie. Qu’est-ce que se purifier ; qu’est-ce qu’emporte cette pureté ? Tout ce qu’elle emporte en Dieu même ; car l’apôtre ajoute : comme Dieu lui-même est pur ; et son Maître avait dit avant lui : Soyez parfaits comme votre Père est parfait[t].Voilà pour ce qui concerne l’étendue de cette pureté : elle n’a point de limites. Mais quant à son essence même, il importe de faire une observation. On a coutume d’attacher au mot de pureté je ne sais quelle idée toute négative et toute vide ; d’après la commune interprétation du mot, ce serait une simple exemption de souillures, l’absence d’un défaut plutôt que la présence d’une qualité ; mais, en morale, la pureté ne gît pas plus là dedans que le bonheur ne consiste dans l’exemption des peines ; de même qu’on n’est positivement heureux qu’autant que les peines sont remplacées par des plaisirs, on n’est réellement pur qu’autant que les défauts ont fait place à des qualités. Et prenez garde que je ne dis point seulement qu’il en doit être ainsi ; je dis qu’il en est ainsi ; je dis que cet état négatif n’existe pas et ne se conçoit pas même ; que le vide n’a pas plus lieu dans l’âme que dans la nature physique ; et qu’un défaut ne peut jamais y être remplacé que par une qualité, un vice que par une vertu. Que, s’il en est autrement, j’affirme que le défaut a été remplacé par un défaut et le vice par un vice. Si vous avez à cœur quelque chose de plus que de polir une surface et d’embellir des dehors, le fait même de votre réforme suppose, entraîne plus qu’une réforme ; car ce qui a expulsé un principe de mort était un principe de vie ; vous ne retranchez pas seulement, vous ajoutez ; et comme le premier pas hors de la pauvreté est le premier pas vers la richesse, le premier effort sérieux pour l’extirpation d’un mal est autant de fait pour l’acquisition d’un bien. Aucune place ne peut rester vacante dans l’âme ; et le trône qu’un ange n’a pas occupé, un démon, soyez-en sûrs, viendra s’y asseoir. (Et, pour ne laisser aucune équivoque en ce sujet : c’est déjà beaucoup, a-t-on dit, que de ne point haïr. C’est confondre deux amours : car il y en a bien deux ici, mais différents, et même si vous voulez, inégaux. L’homme qui ne m’a jamais nui, qui m’a fait du bien, qui m’est aimable par ses qualités, conforme par ses goûts, frère par ses convictions et par ses espérances, je l’aime d’un amour de préférence également fondé en raison et en religion ; celui, au contraire, qui m’a blessé et me blesse encore dans les parties les plus sensibles de mon être, je ne puis pas l’aimer comme j’aime l’autre ; mais enfin, avec le secours de Dieu, je puis cesser de le haïr, et si je ne le hais plus, il faut que je l’aime ; le milieu ne se conçoit pas ; la nature humaine ne le fournit pas ; et tout au moins a-t-il fallu, pour cesser de le haïr, que j’aime Celui qui n’a haï que la haine, Celui qui est amour, Celui qui, depuis le jour de Golgotha, est, vis-à-vis de moi, le représentant, non seulement des pauvres, des faibles, mais de tout ce que repousse l’homme naturel, et par conséquent, en un sens particulier, le représentant de mes ennemis. Or, qui pourrait aimer Jésus-Christ sans avoir quelque amour, de compassion du moins, pour ceux que Jésus-Christ représente, et qu’il ne représente que parce qu’il les aime ? Ceci n’est point affaire de raisonnement et de logique ; la logique ne donne pas un nouveau cœur ; c’est, si j’osais le dire, affaire de nature ; le grand mystère, lorsque nous aimons Jésus-Christ, n’est pas assurément d’aimer ceux qu’il aime ; le grand mystère, la grande difficulté (ô douleur !) c’est d’abord d’aimer Jésus-Christ ; cet amour, en entrant dans le cœur, y amène toutes les saintes et bonnes affections ; car cette première affection est, à proprement parler, toute une renaissance du cœur, qui le dispose à la fois à tout ce qui est bon.)
[t] Matthieu 5.48
Quiconque, dit l’apôtre, a cette espérance en lui, se purifie comme lui-même est pur. Ici les mêmes paroles expriment à la fois la règle et le motif. Il faut être pur comme Dieu ; il faut être pur parce qu’il est pur. Il est vrai que sans cette espérance dont parle l’apôtre, le motif ne s’adresserait qu’à la raison ; et ce serait trop peu pour la réforme du cœur et de la vie. Mais, appuyé sur cette espérance, le motif a toute la puissance dont notre faible volonté réclame le secours. L’espérance de voir Dieu tel qu’il est, espérance qui embrasse tout, doit donner à toutes les vérités toute la force et l’influence dont elles peuvent être armées. Une telle espérance place l’homme, par la pensée, en présence et à proximité de ce Dieu pur, c’est-à-dire de ce Dieu saint, parfait en pensées comme en œuvres, à la contemplation duquel il doit être admis un jour. L’homme, dès cette heure, vit sous ses regards, dans sa maison, à ses pieds ; introduit par l’espérance dans la demeure même de la sainteté, ayant spirituellement pour compagnie les anges, les saints glorifiés, les saints encore engagés comme lui dans le combat de la vie, tout le sollicite d’être pur pour être digne de cette communion invisible et néanmoins sentie ; tout lui communique un saint zèle, une sainte jalousie ; tout lui inspire un profond dégoût pour tout ce qui n’est pas pur de la pureté de Dieu ; tout élève, ennoblit ses inclinations ; tout exerce la délicatesse de son goût moral et la finesse de son tact spirituel ; tout le cultive dans le sens de sa céleste vocation, et remplace incessamment, sur le haut de cet arbre transplanté, une cime flétrie à jamais, par un feuillage immortel.
Maintenant, laissez-moi un moment sortir de mon texte ; je ne sortirai pas pour cela de l’Evangile. Saint Jean vous a proposé, pour vous purifier, un noble et puissant motif ; permettez-moi de vous en proposer un autre. Enfants de Dieu, vous ne jouissez pas en possesseurs égoïstes et jaloux de ce privilège qui, par cela seul, cesserait de vous appartenir ; vous gémissez plutôt (et c’est à ce signe que j’aime à vous reconnaître), vous gémissez de ce que c’est un privilège ; vous voudriez le communiquer, le partager, le répandre ; Dieu même a mis dans votre cœur ce noble besoin, qui, avant tout, était dans son cœur. Eh bien ! pour le satisfaire, une voie vous est ouverte : purifiez-vous !
Je parle ici, vous le savez, avec l’Evangile, avec Jésus-Christ lui-même, qui vous a dit : Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils glorifient votre Père qui est dans le ciel[u]. Je parle avec Jésus-Christ, qui vous l’a dit tant de fois, sous tant de formes et avec tant d’instances ; et cette autorité peut suffire. Mais, du texte même que nous venons de développer, une objection semble s’élever contre l’injonction du Sauveur ; et il y a toute sorte d’intérêt à la relever.
[u] Matthieu 5.16
Comment, dira-t-on, nous purifier au profit des autres, comment les attirer par nos œuvres, et augmenter ainsi la famille de Dieu ? N’est-il pas dit que le monde, le monde dont ils font partie, ne nous connaît point, c’est-à-dire ne nous comprend point ? Le rappel de ces âmes appartient donc immédiatement à Dieu, à la prédication de sa parole, à nos prières peut-être, mais à nos exemples nullement.
C’est ici le lieu de faire une distinction aussi simple qu’elle est profonde, et qui, à notre vif regret, échappe à trop de chrétiens. Ce que le monde ne connaît pas, ne comprend point chez l’enfant de Dieu, ce sont les principes qui dirigent sa vie, c’est tout cet ensemble de sentiments qui lui ont composé, en quelque sorte, une nouvelle âme. Ce qu’il ne comprend pas, ce sont encore certains actes, certaines démarches qui dérivent immédiatement de cet état moral, et qui joignent de trop près leur source pour ne pas se confondre avec elle, pour n’être pas obscures comme elle. Mais si vous exceptez ces deux choses, les principes mêmes, et certains actes qui, de loin en loin, dénoncent l’homme nouveau, il reste un ensemble de vie et de mœurs parfaitement clair à tout le monde. Je me trompe, cet ensemble même, comme ensemble, est extraordinaire et inintelligible ; cette unité sévère, quoique aimable dans tout ce qui la compose, est aussi un effet propre à cette même cause qui fait l’homme nouveau ; l’effet ne se conçoit pas mieux que la cause ; mais enfin tous les éléments dont la réunion forme la vertu chrétienne, sont ce que le monde lui-même appelle des vertus ; elles ne diffèrent de celles qu’il connaît et qu’il révère que par la sainteté de leur principe et la perfection de leur caractère ; ce sont, dans un plus haut degré, les mêmes dispositions, les mêmes habitudes qui rendent un homme estimable, la société sûre et douce, la vie tranquille et heureuse ; ce sont les mêmes qualités qu’on se félicite de rencontrer dans les jours d’épreuve et de malheur ; ce sont les mêmes forces qui poussent l’humanité dans les voies de la vraie civilisation et du solide progrès ; c’est la même beauté morale qui, révélant à l’homme la dignité de sa nature, lui commande le respect de soi-même, et quelquefois l’invite à chercher au-dessus de lui un plus digne objet de respect ; c’est, en un mot, pour emprunter les paroles de saint Paul, tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui est de bonne réputation, tout ce qui est vertu[v]. Il est vrai que, dans le langage de l’Evangile et du chrétien, plusieurs de ces choses ont emprunté du principe distinctif qui leur a donné naissance, tel ou tel nom particulier, qui n’en recommande pas l’idée à l’homme du monde ; mais leur caractère propre, leur substance n’en est point changée, et dans la réalité elles n’en sont pas moins aimables. La charité, qui est suspecte sous ce nom, n’est autre chose dans ses actes que la bonté, qui est aimée ; l’humilité, qu’on repousse, c’est la modestie, qui est aimée ; la miséricorde, dont le mot fait peur, c’est l’indulgence, qui est aimée. Le principe pourrait être haï, mais à la longue l’effet ne peut pas l’être. Tout cela, quand il est véritable, quand il est soutenu, quand il est simple et naturel, quand il paraît spontané, finit par se concilier l’estime et l’affection ; le vrai chrétien finit par paraître aimable et le plus aimable des hommes ; l’opprobre qui l’enveloppait tout entier se resserre autour de ses convictions : l’honneur environne sa vie ; et j’ai souvent pensé qu’il pourrait tomber d’un danger dans l’autre, des pièges de l’opprobre dans les pièges de la gloire, tant la considération qui entoure la vertu chrétienne éprouvée, est universelle et profonde. Que cet hommage soit involontaire et en quelque sorte arraché, que cette confiance n’ait pas les caractères de la sympathie, cela peut être vrai dans certains cas pour un temps, et dans plusieurs pour toujours. Cependant le parfum de la vie chrétienne est bien pénétrant ; il n’est substance si dure qui ne s’en imprègne plus ou moins ; on ne peut pas résister longtemps à un attrait si doux ; on est gagné quelquefois avant de se croire atteint ; et de même que c’est la vue de la sainteté sans tache, réalisée en Jésus, qui fait les chrétiens, c’est aussi la vue d’une sainteté bien inférieure, mais réelle, qui les prépare, en les disposant peu à peu à regarder à Jésus. Vous voyez donc, ô bienheureux disciples de ce Jésus, que, quoique isolés dans le monde, vous avez prise sur le monde ; et que, comme saint Paul, vous êtes à la fois inconnus et très bien connus, pauvres au jugement du monde, et cependant en enrichissant plusieurs[w]. Vous voyez que rien ne vous empêche et par conséquent ne vous dispense de vous purifier en vue de vos semblables, qui doivent devenir, avec la grâce de Dieu, les disciples de vos œuvres. Cet intérêt doit s’ajouter comme un motif pressant à tous ceux qui vous commandent de vous purifier ; et je ne doute pas que, s’il était méconnu, l’œuvre de votre purification n’en fût ralentie ou sensiblement compromise. Vous avez besoin de ce motif, non pas certes, plus élevé, mais plus prochain, plus immédiatement sensible que celui que saint Jean vous a présenté dans mon texte ; et saint Jean lui-même vous en est garant, lui qui a dit : Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit point ?[x]
[v] Philippiens 4.8
[w] 2 Corinthiens 6.9-10
[x] 1 Jean 4.20
Mais voici un autre garant, bien plus élevé au-dessus de saint Jean que saint Jean lui-même ne l’est au-dessus de vous. Jésus-Christ a dit, en parlant de ses disciples : Je me sanctifie moi-même pour eux[y]. Pesez cette parole ; dites-vous bien que celui qui l’a prononcée était le Saint et le Juste ; et, en le voyant se sanctifier pour ses disciples, osez dire que vous n’êtes pas appelés à vous sanctifier pour les vôtres ; pour vos disciples, je le dis encore ; car tout enfant du monde est disciple-né de l’enfant de Dieu qu’il approche ; et tout chrétien est apôtre par cela même qu’il est chrétien.
[y] Jean 17.19
Malheur, a dit la voix divine, malheur à qui scandalise ![z] Mais si ce que nous avons dit sur le néant des œuvres négatives est conforme à la vérité, ne devons-nous pas traduire ainsi ces paroles : « Malheur à qui n’édifie pas ? » Car qu’est-ce, en morale, que ne pas édifier, sinon détruire ? et, en tout cas, comment un cœur chrétien pourrait-il se dire de sang-froid : Mon affaire est de ne point faire périr, mais je laisserai périr ? Il y a du meurtre dans cette seule pensée ; il y a du Caïn dans un chrétien de cette trempe ; et qu’il ne s’étonne pas si, un jour, la voix de l’Eternel lui crie : Qu’as-tu fait de ton frère ?[a]
[z] Matthieu 18.7
[a] Genèse 4.9-10
Répondra-t-il avec plus d’assurance et plus de droit que l’ancien meurtrier : Suis-je donc, moi, le gardien de mon frère ? Oui, sans doute, vous l’étiez ; oui, sans doute, chacun est le gardien de son frère. Qu’il est beau ce ministère, cet universel apostolat, et qu’il est simple en même temps ! De quoi s’agit-il pour chacun de nous, sinon de faire pour l’amour des hommes, ce que déjà nous devrions faire pour l’amour de Dieu, pour le seul amour de nous-mêmes ? De quoi s’agit-il sinon de nous donner un nouveau motif d’avancer notre propre bien ? Car, prenez-y bien garde, ce qu’on vous propose, ce n’est pas de vous observer vis-à-vis de vos frères, de leur cacher vos côtés faibles, de mettre en évidence votre force ; non, soyez à leurs yeux tout ce que vous êtes ; laissez-vous transpercer par leurs regards ; qu’ils n’aient pas la ressource d’opposer à votre homme extérieur je ne sais quel homme caché et suspect ; mais aussi soyez en réalité tout ce que vous devez être ; efforcez-vous de le devenir ; ces efforts sont déjà des effets ; un désir sérieux est déjà une réalité ; et qui veut être saint dans sa vie l’est déjà dans son cœur en quelque mesure. Le don de la parole, le talent de l’enseignement, est le privilège de quelques-uns ; mais l’apostolat par les œuvres appartient à tout le monde ; remplissez-le généreusement ; sanctifiez-vous pour les autres ; exercez-vous dans la charité par charité même ; aimez, bénissez, suppliez, afin d’apprendre aux autres l’amour, la bénédiction et la prière ; ayez faim et soif du salut de vos frères ; soyez avides de leurs âmes pour Dieu ; embrassez-les par le cœur dans le cercle de cette famille de Dieu où la grâce vous a fait entrer ; élargissez ce cercle ; agrandissez cette famille ; et, accomplissant en un sens spirituel et sublime le commandement de celui qui est à la fois le Créateur des corps et le Père des esprits : croissez et multipliez ! Afin qu’un jour, au pied du trône de la charité, vous puissiez paraître accompagnés d’un cortège d’âmes fraternelles, et dire à votre commun Père, non seulement comme pères vous-mêmes, ou comme parents et amis, ou comme pasteurs, mais simplement comme hommes : Me voici, Seigneur, avec ceux que tu m’as donnés ![b]
[b] Hébreux 2.13