L’histoire de la théologie protestante en Allemagne n’est possible qu’à la condition qu’on reconnaisse l’unité harmonique de son développement, et qu’on y voie autre chose qu’une simple négation du catholicisme romain. La Réformation n’est pas une pure protestation contre Rome ou un instrument de vengeance ou d’avertissement entre les mains de la Providence, et par conséquent un simple événement relatif et secondaire ; elle est plus que cela, elle est une institution fondamentale, possédant une vie qui lui est propre, et qui la distingue tout à la fois de l’esprit du catholicisme et de l’esprit de secte. Nous n’avons pas à rechercher ici si le catholicisme et la Réforme ne constituent que des méthodes distinctes, ou des degrés relatifs d’une conception unique de la doctrine chrétienne. Bornons-nous à remarquer que, si ces deux grands courants religieux ne différaient que sur la méthode, leurs divergences reposeraient sur des nuances fondamentales d’individualisme national et religieux, et en tireraient leur légitimation et leur droit au soleil ; que, au contraire, s’ils ne différaient qu’en degré, la forme inférieure serait appelée à disparaître devant la forme supérieure, qui devrait, de son côté, s’en assimiler les éléments féconds et durables. Peut-être aucune de ces deux hypothèses n’est-elle complètement fondée. En tout cas, le protestantisme, s’il a le droit de se poser devant le monde comme une conception supérieure de la révélation chrétienne, ne saurait affirmer qu’il a atteint les dernières limites de l’évolution religieuse. Il n’a, en effet, accompli ses progrès que sous une forme éminemment individuelle, qui implique la possibilité de progrès individuels supérieurs dans l’avenir. On peut admettre qu’il existe en germe dans les diverses Églises des principes nouveaux et féconds, qui s’épanouiront, quand le principe évangélique se sera délivré de tout alliage impur dans le cours de son développement intérieur et sera mûr pour l’apparition d’une vie nouvelle. Cette transformation ne pourra que tourner à l’avantage de l’Église évangélique qui, tout en étant préservée de certains dangers inhérents à sa nature par la présence et l’exemple de l’Église romaine, se laisse entraîner par un esprit de réaction exclusive à négliger et à laisser dans l’ombre certains éléments positifs de la révélation chrétienne par le fait seul, qu’ils offrent quelque analogie avec des principes professés par Rome elle-même. On ne serait plus dès lors en droit de considérer les diverses individualités religieuses comme autant de sectes distinctes et rivales, et chacune d’elles, bien loin de se montrer intolérante et hostile à l’égard des autres, aurait à cœur de prendre chez chacune d’elles la part de vérité qu’elle représente, tout en lui communiquant avec amour les principes particuliers qui font sa force et sa vie.
Le protestantisme se propose en dernier ressort comme base unique de sa foi le christianisme primitif, tel qu’il nous est exposé dans les documents authentiques et inspirés du Nouveau Testament. Il doit travailler, en outre, à justifier, l’histoire en main, ses droits et sa raison d’être ; à montrer que les éléments négatifs et positifs, qui le constituent, ont fait leur apparition providentielle sur la scène du monde, quand les jours marqués par le plan de Dieu ont été accomplis ; qu’il joue enfin dans la société chrétienne moderne un rôle nécessaire, dont la disparition ne pourrait que porter un coup funeste à la civilisation générale.
Seule l’exposition complète et impartiale du développement trois fois séculaire de la théologie protestante nous permettra d’affirmer d’une manière éclatante et incontestable que le protestantisme, en dépit de ses nombreuses divergences intérieures, constitue en fait un principe un, homogène, normal, et qu’il est loin d’être, comme le prétendent les controversistes catholiques, un chaos d’opinions contradictoires ou une véritable cour des miracles intellectuelle, embrassant dans sa déplorable confusion toutes les infirmités et toutes les folies d’une pensée en délire. Contentons-nous d’affirmer que le nom de protestantisme embrasse dans le tableau des nationalités modernes tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent à la Réforme. Sans doute les protestants tirent leur nom de cette fameuse diète de Spire de 1529, dans laquelle les Etats évangéliques, qui avaient commencé dans leurs possessions la réforme sur la base de la Parole de Dieu et avec la sanction légale de décisions antérieures de la diète, furent sommés par la majorité, soutenue par l’éclat du pouvoir de Charles V, de donner leur sanction aux mesures d’une aveugle réaction antiévangélique. Il n’en est pas moins vrai qu’ils firent reposer leur protestation sur leur bon droit de chrétiens et de membres de la diète, et non sur l’arbitraire du caprice ou d’un faux amour de l’indépendance. Ce à quoi ils aspiraient, c’était à défendre la liberté chrétienne ; ils ne voulaient souffrir aucun intermédiaire entre Jésus et l’âme fidèle, mais la liberté, après laquelle ils soupiraient, n’était que l’obéissance joyeuse de l’âme à la vérité et à l’amour du Sauveur. C’est de ce jour que date le beau nom de protestantisme, qui a sans doute perdu son sens primitif et allemand, en s’étendant aux autres contrées de l’Europe, mais qui a conservé, par contre, son sens universel et grandiose, c’est-à-dire l’affirmation puissante et fière de la vérité en face de toutes les superstitions et de toutes les hérésies. Aussi nous voulons conserver et défendre ce beau nom, que nos pères nous ont acquis au prix de tant de sacrifices, nous voulons aussi l’affirmer dans son sens historique, qui légitime une protestation contre l’erreur au nom de la vérité révélée, au nom des intérêts du royaume de Dieu et de l’humanité.
L’œuvre grandiose de la Réformation, dont le fruit béni a été le protestantisme qui, sous la forme d’Église vivante et agissante, a su revendiquer sa place et jouer son rôle en face et à côté des Églises grecque et romaine, s’est manifestée historiquement sous diverses influences et a traversé plus d’une phase, tout en justifiant son unité supérieure et interne par la coïncidence de ses apparitions, par l’affinité de ses principes, enfin par l’influence dominante d’un grand caractère ou d’un grand peuple. Quelle que soit l’influence extraordinaire de l’Allemagne et de Wittemberg, d’un Luther et d’un Calvin, on doit admettre que des causes multiples firent naître en même temps dans un grand nombre de contrées les mêmes aspirations de réforme. La Réforme n’est pas l’œuvre d’un petit nombre de volontés individuelles puissantes ; non, les réformateurs les plus illustres n’ont voulu être que les humbles instruments de Dieu dans leur vocation spéciale ; ils n’ont conçu aucun plan arrêté, a priori, ils ont marché en avant, et comme malgré eux, vers un avenir obscur et redoutable. C’est qu’il y avait là une pensée providentielle et divine, qui agissait avec liberté et avec puissance, bien au-dessus des petites pensées et des petits moyens des enfants d’Adam ; il s’agissait d’un nouveau pas décisif, que l’humanité était appelée à accomplir dans son œuvre plusieurs fois séculaire de développement et d’assimilation du christianisme. Cette pensée unique et fondamentale de Dieu a su triompher des luttes et des diversités infinies des tendances et des caractères ; c’est elle qui a imprimé à ce mouvement, en apparence confus, une unité magistrale, et incontestable, et à toutes ces Églises le type d’une même race, dont l’Allemagne est la patrie commune.
Assurément, au point de vue historique, le protestantisme est une institution locale, un principe particulier, dont la race allemande semble avoir reçu le don spécial de répandre les bienfaits dans le monde. Il constitue, sans doute, une Église particulière, mais on n’est pas en droit d’en conclure qu’il ne prétend s’assimiler qu’une partie de la vérité, ou qu’il veut systématiquement exclure une partie de la vérité du cercle de son activité théorique et pratique. Il veut affirmer qu’il possède la vérité tout entière, conforme à l’institution apostolique, dans la mesure toutefois de la faiblesse humaine, mais il veut aussi revendiquer comme son œuvre particulière, comme son plus beau titre de gloire, le caractère individuel et assimilateur de sa conception de la vérité éternelle, caractère qu’il considère comme le plus conforme à l’esprit et à l’essence du christianisme primitif. Son particularisme lui a été imposé par les circonstances historiques, au milieu et par le moyen desquelles il a fait son apparition dans le monde, mais ce n’est là qu’un élément secondaire de sa nature, et ce qui le caractérise surtout, c’est cet élément universel du christianisme, qui s’adresse à tous, auquel tous sont appelés, et qui constitue la seule catholicité véritable. Son but est d’enseigner à l’homme l’assimilation individuelle de ce principe universel, et il est en droit de revendiquer ses titres à la vraie catholicité spirituelle, bien qu’ils lui soient encore contestés par un certain nombre d’Églises particulières. Quels que soient les éléments passagers et périssables, que le temps a mélangés à son principe, le protestantisme n’en doit pas moins affirmer et revendiquer sa raison d’être et son principe fondamental, s’il ne veut pas disparaître comme tant de manifestations éphémères de l’esprit humain. En face des Églises grecque et romaine, le protestantisme ne saurait se contenter d’une simple assimilation intellectuelle et spéculative du christianisme, ou de la soumission de la volonté soit à une organisation ecclésiastique, soit à un système dogmatique particulier. Bien au contraire, il envisage le christianisme comme une puissance, comme une lumière, comme une vie, dont l’âme croyante doit se pénétrer tout entière, pour y puiser sa force et sa nourriture ; il a la ferme assurance que, grâce à lui, l’Église chrétienne est entrée dans une voie nouvelle de développement et de progrès, et, bien loin de se considérer comme l’auteur d’un schisme nouveau, qui divise la chrétienté en plusieurs camps hostiles, il se croit appelé par Dieu à constituer un degré supérieur du développement de l’Église, degré dans lequel tous les germes de bien et de progrès des siècles antérieurs trouvent leur parfait évanouissement, tandis qu’ils seraient appelés à périr promptement, s’ils engageaient la lutte contre le principe, qui peut seul les vivifier et les maintenir.
La science n’a pas pour mission d’entretenir et de flatter l’orgueil confessionnel. Son principe aussi bien que sa dignité le lui interdisent d’ailleurs formellement. Nous n’en devons pas moins affirmer avec gratitude la force que Dieu a déployée en faveur de nos ancêtres, et nous montrer dignes de réaliser l’œuvre providentielle, qu’il a assignée dans le monde à l’Église évangélique. Les pays dans lesquels la Réformation a pris naissance, ont été le théâtre des œuvres les plus éclatantes que Dieu ait accomplies depuis les temps apostoliques, œuvres dont bien des générations sont encore, appelées par sa miséricorde infinie à recueillir les bienfaits ineffables. L’Allemagne surtout a dû à cette œuvre, de restauration, qui a chassé de son sein tous les germes de décomposition et de mort, sa renaissance, ses lumières et ses conquêtes, dont les bienfaits se sont étendus à cette partie de la patrie allemande elle-même, qui a repoussé jusqu’à nos jours les principes de Luther.
La lumière nouvelle, qui révéla au seizième siècle la flamme divine du christianisme apostolique à moitié voilée par les ténèbres du moyen âge, et qui le guida dans la voie large et féconde de la civilisation chrétienne et du progrès, éclaira d’un jour inconnu avant elle les doctrines fondamentales du christianisme, et révéla un monde d’idées fécondes et nouvelles, tout en soulevant en même temps plus d’un problème difficile. Il s’agissait, en effet, d’envisager tout le monde de l’histoire et de la pensée au point de vue du principe nouveau, et de trouver un ensemble harmonique et conforme en même temps à la réalité. La solution de ces problèmes, qui embrassaient la vie théorique et pratique, religieuse et morale, nationale et individuelle, en un mot le ciel et la terre, dut être abordée à des points de vue différents, et recevoir plusieurs solutions contradictoires, et c’est ce qui a permis à des observateurs superficiels et hostiles de ne vouloir reconnaître dans la Réforme qu’une œuvre de désordre et de confusion. Tout au contraire, dans les pays sérieusement protestants, on vit les controverses les plus violentes et les affirmations contradictoires d’intelligences également passionnées pour la vérité séparer le bon grain de l’ivraie, et dégager des sables et des rochers stériles l’or pur de la vérité, qui prit insensiblement une forme de plus en plus homogène et compacte. Dans les contrées qui répudièrent le principe protestant et qui n’y virent qu’un prétexte à l’anarchie et à la destruction de toute autorité intellectuelle et morale, on ne peut parler que des épreuves et des outrages supportés par le principe protestant, car, pour un observateur impartial, ce n’est point à lui, mais à l’Église romaine, que l’on doit imputer les excès du voltairianisme et du paganisme humaniste de l’Italie du seizième siècle. Ces manifestations elles-mêmes révèlent la décomposition intérieure des principes erronés qui les ont fait naître, et montrent aux âmes les abîmes auxquels conduit infailliblement l’erreur persécutrice, qui a craint les nobles orages de la liberté.
Il nous serait impossible de retracer un tableau fidèle et complet de l’évolution historique de la théologie protestante, et de saisir le but qu’elle se propose et vers lequel elle marche, si nous n’avions conquis une idée nette et précise de son principe et de sa méthode. Nous pouvons en quelques mots résumer ce mouvement quatre fois séculaire. Le seizième siècle, période créatrice et féconde de la Réforme, en a exposé les principes fondamentaux avec netteté et avec précision, sans parvenir, cependant, à les réaliser et à les développer avec la même clarté. Le dix-septième siècle les enferme sous la charpente lourde et massive des formules symboliques, et les expose par l’analyse formelle et logique ; le dix-huitième siècle renverse les barrières, nie la sainteté des formules, et en abandonne les débris aux quatre vents de l’incrédulité ; le dix-neuvième siècle sait reconnaître les principes et les conséquences qui en découlent ; il profite des expériences et des travaux des siècles antérieurs, et sa critique impartiale aboutit à une synthèse supérieure des principes, dégagés de tout alliage impur et saisis sous une forme plus vraie, plus complète et plus riche.
Nous aurons à retracer l’œuvre préparatoire de la Réforme au sein du moyen âge, et nous reconnaîtrons la main de Dieu, qui agit en secret dans le silence des âmes, et par des formes mystérieuses et profondes. Nous verrons les esprits adopter et repousser tour à tour dans le cours des siècles les idées de réforme, jusqu’au moment favorable où l’incendie éclate, après avoir couvé pendant des siècles sous les cendres. Nous verrons les sources de vie nouvelle, après avoir longtemps séjourné dans des canaux souterrains et cachés aux regards mortels, jaillir soudainement sur plusieurs points, en particulier à Wittemberg, et répandre partout la fraîcheur et la santé. Nous ne pouvons méconnaître la manière providentielle, dont les idées de réforme pénétrèrent, comme malgré eux, dans l’âme des Calvin et des Luther, et les transformèrent en des instruments de la sagesse divine. Au début, ils n’ont pas même conscience de l’œuvre grandiose qu’ils vont être appelés à accomplir, ils doutent d’eux-mêmes, mais bientôt l’Esprit de Dieu manifeste sa force dans leur infirmité, inspire leurs lèvres et enflamme leurs âmes d’une ardeur héroïque. Nous ne devons pas oublier qu’un seul homme, un seul peuple, n’ont pas le droit de revendiquer pour eux l’exclusive possession du christianisme, que l’assimilation de l’Évangile par une âme offre toujours quelque chose d’étroit et d’incomplet. Nous n’en sentons pas moins vivement le droit et le devoir de remettre en lumière les grands principes qui constituent le trésor commun de la chrétienté évangélique, ces principes pour lesquels nos pères ont prié, lutté et souffert, et d’en démontrer à notre patrie, aux Églises nos sœurs, à la chrétienté tout entière, le prix immense en face des Églises romaine et grecque, qui les ignorent ou qui les méconnaissent.
Les principes évangéliques ne sont pas une froide relique du passé, mais une source de vie éternellement jeune et féconde. Aussi aurons-nous à retracer le glorieux travail d’assimilation des trois siècles de la Réforme, leurs efforts, leurs travaux et leurs progrès dans les divers domaines de l’activité intellectuelle et morale, et cette étude nous révélera la richesse divine du christianisme évangélique remis en lumière par le grand mouvement religieux du seizième siècle.
Les pays réformés situés en dehors de l’Allemagne ont surtout développé l’élément pratique et édifiant du principe évangélique, dont l’Allemagne s’est réservé l’élément scientifique et idéal. C’est elle qui a eu l’honneur d’arborer le drapeau de la science, et de montrer au monde quelles richesses infinies présentait à la pensée régénérée l’œuvre accomplie par Luther. Il n’est aucune Église de l’ancien et du nouveau monde qui ne doive s’incliner devant la science allemande, et chercher dans ses écoles les principes de l’exégèse, de la dogmatique et de la critique sacrée. Pour être juste aussi, et tout en affirmant sans orgueil ce charisme de la science, que Dieu a accordé à notre patrie, nous devrons aussi révéler les lacunes et les faiblesses qui obscurcissent son éclat et affaiblissent son autorité morale en face des autres Églises de la Réforme, c’est-à-dire l’absence de génie pratique et l’imperfection des applications de la science à la vie religieuse et sociale. Ces lacunes n’ont pas encore été suffisamment comblées par les travaux de la nouvelle école évangélique, qui s’est efforcée de découvrir, et qui est parvenue à établir, le lien intime et vivant, qui rattache la théorie à la pratique, grâce au profond souffle religieux et moral qui l’anime, et qui a démontré l’influence vivifiante qu’elles peuvent exercer l’une sur l’autre dans les nombreux champs d’activité que la Réforme a rendus accessibles à l’esprit chrétien. Cette étude ne rentre pas dans le cadre de notre travail, qui embrasse la théologie, et non pas l’histoire de l’Église évangélique.
Le protestantisme aura acquis la conscience claire et certaine de son œuvre scientifique et pratique, s’il réussit à prouver, l’histoire en main, qu’il repose sur les droits de la conscience chrétienne et sur les vraies traditions apostoliques ; qu’il a su, à travers toutes les luttes et les contrastes de son développement historique, maintenir l’unité de son principe primitif et obéir à la loi de son développement ; enfin, qu’il est le représentant dans le présent et pour l’avenir des vrais besoins de la chrétienté tout entière aussi bien que de ses aspirations particulières.
L’existence de deux grandes confessions distinctes dans le monde, et jusqu’en Allemagne, semble devoir opposer un obstacle insurmontable au but, que nous nous sommes proposé, de démontrer l’unité du principe évangélique ? Envisageons ce problème d’une manière générale, en laissant de côté l’Église grecque d’Orient. Le protestantisme domine dans le nord, et le catholicisme dans le midi de l’Europe et de l’Amérique. L’élément réformé l’emporte à l’ouest, en Écosse, en Angleterre, en Hollande, en France et en Suisse ; l’élément luthérien à l’est, depuis le Wurtemberg et la Bavière jusqu’au Danemark, la Suède, la Norvège et les provinces baltiques de l’empire russe, en passant par l’Allemagne du centre et du Nord. L’Amérique du Nord se rattache presque exclusivement au rite réformé. Nous voyons ces deux grandes communions rapprochées sur divers points par des éléments divers. En Hongrie les deux communions constituent deux Églises égales en nombre et en influence, il en est de même en Alsace. La Suisse joue au point de vue de la langue et de la position le rôle médiateur, que l’Église anglicane doit aux formes de son culte. Le même fait se reproduit dans plusieurs Etats de l’Allemagne.
Cette situation permet et légitime un coup d’œil d’ensemble sur l’histoire de la théologie allemande, tout en rendant nécessaire un résumé rapide de ses relations avec la science protestante des autres contrées.
[Cette observation est une réponse à l’une des critiques que l’on a adressées à l’ouvrage du docteur Dorner. Il ne se propose nullement de retracer une histoire complète de la théologie française et anglaise. Nous expliquons à ce point de vue le peu de pages qu’il consacre en passant à notre théologie moderne. On agit de même en sens inverse dans les ouvrages français. (A. P.)]
Les peuples et les races qui ont adopté, en particulier en Allemagne, les principes de la Réforme, bien qu’ils se soient séparés plus tard en deux confessions distinctes et longtemps hostiles, ont néanmoins conservé, grâce à leur origine commune, un air de famille, qui permet de les embrasser d’un seul regard. Bien que la désunion ait eu pour cause des germes de division, qui existaient peut-être dès le début, les deux confessions, tout en ayant une existence séparée, ont eu conscience de leurs racines communes, et ont trahi leurs secrètes affinités au sein des polémiques les plus ardentes comme des tentatives de conciliation les plus fraternelles.
Nous n’avons plus à résoudre qu’une dernière difficulté, qui a trait aux rapports entre la théologie et l’Église. L’histoire d’une branche quelconque de l’activité pratique ou scientifique de l’esprit humain n’a de valeur, que quand on peut constater dans son développement l’apparition de principes nouveaux et de progrès sérieux, qui constituent le développement vivant du germe primitif, dont ils devaient manifester successivement la puissance. On peut objecter, à ce point de vue, que l’évolution dogmatique de l’Église a pris fin en 1530, en 1580 et en 1619 par la publication des divers symboles officiels, et que les progrès ultérieurs n’ont pas encore reçu la sanction ecclésiastique, ce qui s’explique d’ailleurs par le fait que l’Église évangélique ne possède pas les mêmes corps constitués que l’ancienne Église, corps seuls capables de donner à de nouvelles formules une sanction efficace. De plus, le mouvement religieux des esprits, surtout depuis le dix-huitième siècle, s’écarte tellement du grand courant de la tradition chrétienne, qu’il peut nous sembler impossible de retrouver dans ce labyrinthe le fil conducteur d’un développement ecclésiastique sérieux.
Nous pourrons, cependant, montrer que le fil conducteur n’a jamais été rompu. Comment justifier autrement le sentiment si vif, que l’Église évangélique du dix-neuvième siècle possède, de ses affinités avec la Réforme, ses tentatives, non pas artificielles et factices, mais sérieuses et puisées aux sources mêmes de la vie intense de l’âme, de reproduire l’esprit et la foi des ancêtres ?
Nous aurons donc à prouver que le dix-huitième siècle se rattache à ce grand mouvement des esprits provoqué par la Réforme. Quand on parle du développement de la doctrine, on n’a besoin de recourir ni aux conciles, ni aux décrets formels d’une assemblée quelconque. C’est ce que prouve le développement religieux des trois premiers siècles de l’Église chrétienne (avec lesquels les trois premiers siècles de l’Église évangélique offrent de grandes analogies), où le développement des esprits et de la science s’est accompli sans conciles et sans synodes. La sanction ecclésiastique ne saurait communiquer aux principes qu’elle formule, la vérité et la vie ; elle ne fait que confirmer un enseignement, qui constitue depuis longtemps la nourriture de l’Église tout entière, et auquel elle assure par ses arrêts la solidité et la durée. L’autorité extérieure de la vérité n’a que peu de valeur pour le principe évangélique, qui n’a jamais admis le dogme de l’infaillibilité de l’Église.
Ces progrès de la pensée religieuse, qui semblent, au premier abord, manquer de sanction extérieure, n’en possèdent pas moins, par cette liberté d’action qui leur est accordée et par la puissance qu’ils sont appelés à exercer sur les âmes, dont ils sont la nourriture et la vie, une autorité spirituelle et morale, qui agit avec l’efficace de toute force spirituelle et avec la vigueur de la vérité. Il en résulte que les décisions d’hommes faillibles ne viennent plus encombrer d’une foule de superstitions le grand trésor des vérités chrétiennes, transformer les erreurs du passé en autant de vérités imposées et enchaîner dans son essor l’avenir, qui doit en accepter l’héritage sous le bénéfice d’inventaire.
Nous ne pourrons donc citer en faveur des conquêtes réalisés par la Réforme depuis la rédaction des livres symboliques l’autorité d’aucune formule officielle, et d’ailleurs, le fait étant possible, nous ne chercherions pas à nous en prévaloir. Nous ne faisons que fort peu de cas des arguments extérieurs. Nous voulons surtout saisir dans sa pureté le principe évangélique, et le montrer agissant dans le cours des siècles comme une puissance harmonieuse, organisatrice, et aussi, quand les circonstances l’exigent, polémique contre l’erreur, et destructrice de la fausseté, de quelque côté qu’elle vienne.
Enfin, pour ne point nous laisser troubler par la richesse des diverses branches de la science protestante, nous chercherons, avant tout, à retracer l’histoire vivante de la théologie protestante au point de vue exclusif de l’exposition et des développements du principe protestant.