Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition
Joannis Calvini Opera
(Baum, Cunitz, Reuss)

I.
Les prédécesseurs de Calvin
dans la théologie dogmatique protestante.

La réforme du seizième siècle, considérée dans son ensemble, a été une œuvre éminemment conservatrice. Née de la révolte de la conscience religieuse contre les prétentions d’une hiérarchie tyrannique et corrompue, elle se vit dès le début dans la nécessité de sortir de la simple négation, et d’établir d’une manière positive les principes chrétiens qu’elle regardait comme essentiels, et sur lesquels elle entendait baser son action et son enseignement Dès qu’il fut reconnu que Rome refusait d’entrer dans les voies du christianisme apostolique qu’il s’agissait de rétablir dans sa pureté primitive, il allait songer au fondement théorique à donner au nouvel, édifice qui devait être construit a côté de l’église du scolasticisme et de la tradition. Ce besoin d’une déclaration de principes se faisait sentir d’abord et le plus vivement dans les grands foyers du mouvement religieux vers lesquels se dirigeait alors en foule la jeunesse studieuse. Elle était nécessaire en face des adversaires armés d’une autorité consacrée par dix siècles, et criant au blasphème, à la destruction de tout ordre divin et humain, au renversement de la société tout entière. Elle était nécessaire en face des amis inquiète que leurs sympathies rattachaient à la réforme, mais qui s’effrayaient du bruit qu’elle causait et des efforts mêmes qu’il fallait faire pour la soutenir. Elle était nécessaire surtout en face du parti radical, toujours à l’avant-garde dans les grande mouvements qui agitent l’humanité, toujours prêt à compromettre la meilleure cause et à en éloigner ceux qui ne jugent les choses que d’après leurs effets prochains.

Les réformateurs avaient très bien compris le devoir de venir au devant de ces besoins aussi impérieux que légitimes, autant dans l’intérêt même de la cause qu’ils défendaient, que pour tranquilliser les esprits et assurer le repos des consciences. On s’était d’abord empressé de traduire les différentes parties de la liturgie légèrement épuréen ; on avait publié des catéchismes destinés soit au peuple, soit surtout aussi aux prêtres sortis de l’église romaine et s’offrant pour exercer des fonctions pastorales dans les communautés réformées. Mais il fallait plus que cela : il fallait une exposition de la doctrine pour les savants, un manuel pour les étudiants, un manifeste pour le monde instruit.

Un pareil écrit parut d’abord à Wittemberg, quatre ans à peine après que Luther eut affiché thèses contre les indulgences, et presque au moment même où il venait de proclamer les principes du droit de réforme devant l’assemblée politique la plus auguste et la plus brillante de la chrétienté. Mais ce premier manuel de la doctrine protestante ne sortit point de la plume de l’illustre chef de la réforme, qui était beaucoup moins théologien spéculatif et homme de cabinet, que prédicateur populaire et homme d’action. Le premier essai de formuler la doctrine évangélique d’après les méthodes de l’école fut l’œuvre d’un jeune professeur d’humanités, à peine âgé de vingt-trois ans, qui, par cette publication, jeta les fondements de la dogmatique luthérienne et lui imprima la direction qu’elle n’a cessé de suivre pendant tout un siècle. Les Loci theologici de Melanchthon durent leur origine à un cours que l’auteur fit dans sa maison, à un certain nombre d’auditeurs choisis, sur l’épître aux Romains. C’était le fil même du texte, qui, en lui fournissant les occasions de traiter les principaux points de doctrine, déterminait l’ordre de la tractation. Comme il circulait des copies plus ou moins imparfaites de ce cours, Melanchthon se décida à le publier lui-même. Écrit dans un style classique d’une grande simplicité, ce petit manuel, qui dans sa forme primitive dépasse à peine le volume d’un de nos catéchismes, eut une vogue extraordinaire tant en Allemagne qu’au dehors, et fut souvent réimprimé et traduit dans plusieurs langues. L’auteur le remaniait et le développait incessamment, de sorte qu’à plusieurs reprises l’ouvrage changea de forme et de proportions et devint de plus en plus systématique. L’édition qui précède immédiatement la première apparition de l’Institution de Calvin, ou plutôt la plus récente que celui-ci pouvait avoir eue sous la main à l’époque où il travaillait à son propre livre, traite en trente-huit chapitres les lieux communs de la théologie évangélique. En voici la série, telle qu’elle se présentait alors : De Dieu, de l’unité de Dieu, des trois personnes de la divinité, de la création, de la cause du péché, des facultés de l’homme et du libre arbitre, du péché et de ses peines, de la loi, de la différence entre les préceptes et les conseils, des promesses, de l’évangile et des bienfaits de Christ, de la différence de la loi et de l’évangile, de la justification, de la grâce, du don du l’Esprit, de la vie éternelle, de la foi, des bonnes œuvres, des péchés véniels et mortels, de la prédestination, de la différence entre l’ancienne et la nouvelle alliance, de l’esprit et de la lettre, de la liberté chrétienne, des sacrements, du baptême, du baptême des enfants, de la sainte Cène, du sacrifice, de la pénitence, du péché contre le S. Esprit, de la confession, de la satisfaction, de la puissance ecclésiastique, de l’église, des traditions, des scandales, que le règne de Christ est spirituel, de la résurrection, des afflictions, de la prière, de la magistrature et des choses politiques. On voit par cette énumération qu’il n’y a guère de lacune dans l’ensemble de la doctrine, mais que la suite logique des chapitres laisse, encore beaucoup à désirer.

Quatre ans après la première édition des Loci theologici parut un autre ouvrage qui, pour être moins connu et renommé, même dans le monde savant, ne laisse pas d’être un des travaux dogmatiques les plus remarquables du seizième siècle, un ouvrage portant au plus haut degré l’empreinte d’un esprit lucide et courageux. Nous voulons parler du Commentarius de vera et falsa religione de Zwingli. Le réformateur de Zurich était, de tous les grands théologiens de cette époque, celui qui s’était le plus nourri de la sève des auteurs anciens et qui avait emporté de l’ancienne Église et de son école le moins de préjugés théologiques. Il composa son livre en moins de trois mois, sur la demande pressante des réfugiés italiens et français qui se trouvaient à Zurich, à Bâle et à Strasbourg, après la première persécution de Meaux, et parmi lesquels on comptait des hommes de distinction, comme le chevalier Annemond de Coct du Viennois, Gilles de Porto de Côme, le chanoine du Blet de Lyon, tous zélés partisans de la réforme. C’est à leur instigation que Zwingli dédia son ouvrage à François premier, dans une préface qui soutient la comparaison avec celle que Calvin adressa au même prince dix années plus tard. Dans le traité même il commence par une définition du terme de Religion qui lui sert on même temps de base pour sa méthode, puis il expose la doctrine chrétienne en la divisant en vingt-sept loci ou titres : de Dieu, de l’homme, de la religion en général, de la religion chrétienne, de l’évangile, de la pénitence, de la loi, du péché, du péché contre le Saint-Esprit, des clefs, de l’église, des sacrements, du mariage, du baptême, de l’eucharistie, de la confession, des autres sacrements, du mariage des prêtres, des vœux, de l’invocation des Saints, du mérite des œuvres, de la prière, du purgatoire, de la magistrature, du scandale, des images. Ici encore il est évident que la disposition logique du dogme chrétien, d’après la conception protestante, n’avait encore fait que peu de progrès à cette époque.

Zwingli eut encore une seconde occasion d’adresser au même souverain un sommaire apologétique de la doctrine réformée. Louis Maigret, ambassadeur français en Suisse et ami des nouvelles idées, désirant amener une alliance entre la France et les Cantons évangéliques, avait prié Zwingli de rédiger une exposition succincte de la religion chrétienne, telle qu’il la prêchait, afin de dissiper les préventions dont on avait rempli l’esprit du roi à cet égard. Une copie de cette rédaction fut apportée à la cour de France par Rodolphe Collin, peu de temps avant la mort tragique de son auteur. Elle est encore conservée à la Bibliothèque impériale de Paris. Ce petit ouvrage ne fut publié qu’en 1536 par H. Bullinger, le successeur de Zwingli dans l’église de Zurich, sous le titre de Brevis et clara fidei expositio ad Regem Christianum. Il mérite aujourd’hui encore d’être lu et étudié comme un modèle de précision et de piété évangélique. Si François premier avait eu la patience de s’enquérir sérieusement des grandes questions religieuses qui agitaient son siècle, il aurait pu puiser facilement, dans cet excellent résumé, les éclaircissements dont il avait besoin. L’auteur y traite de Dieu et de son culte, de Christ notre Seigneur, du purgatoire, de la présence du corps de Christ dans la Cène, de la vertu des sacrements, de l’église, de la magistrature, de la rémission des péchés, de la foi et des œuvres, de la vie éternelle, et des Anabaptistes.

Un troisième ouvrage dogmatique antérieur à celui de Calvin, beaucoup moins connu que les deux précédents, moins savant aussi et moins méthodique, encore, mais plus pratique et plus populaire, est sorti de la plume de l’infatigable réformateur de Montbéliard et de la Suisse romande, Guillaume Farel. Il fut le premier qui essaya de traiter en langue française des matières aussi importantes. Cet écrit s’est à peu près perdu, si bien que nous n’en connaissons qu’un seul exemplaire, celui qui est conservé à la Bibliothèque publique de la ville de Zurich, où il se trouve relié avec un certain nombre d’autres pièces également rares et imprimées avant 1535 par Pierre de Wingle, probablement à Serriéres près Neuchâtel. Il est intitulé : Summaire briefve déclaration daucuns lieux fort nécessaires à ung chascun Chrestien pour mettre sa confiance en Dieu et ayder son prochain. Item ung traicte du Purgatoire nouvellement adiouste sur la fin. On pourrait presque le considérer comme un manuscrit inédit, qui mériterait bien les honneurs de la réimpression. Les quarante-deux chapitres, dont il se compose, traitent successivement : de Dieu, de l’homme, de Jesus-Christ, de la loy et sa vertu, de l’Evangile, de peche, de iustice, de la chair et vieil homme, de l’esprit et nouvel homme, de incredulite, infidelite et mescreance, de foy, du mérite, de grâce, de la doctrine et traditions des hommes, de la saincte escripture, de l’eglise, des clefs du royaume des cieulx, des sacrements, de la messe, de pénitence, des bonnes œuvres, de ieune, de prière et oraison, de aulmosne, de adorer Dieu, de l’adoration et service des sainctz, des festes, de la confession envers Dieu, de la reconciliation envers le prochain, de la confession au prebstre, du pardon et remission des pechez, de satisfaction, de excommuniement, des faulx pasteurs, du bon pasteur, de la puissance des pasteurs, du glaive et puissance de iustice et superiorite corporelle, de mariage, de l’instruction des enfans, de la preparation à la mort, de la resurrection, du iour du iugement.

L’ordre dans lequel les matières se suivent ici n’est guère plus rationnel que celui des livres précédemment analysés. On peut même dire qu’il l’est à un moindre degré et que cet opuscule se ressent sous ce rapport du caractère de son auteur et de l’état d’agitation dans lequel il se trouvait habituellement, par suite d’un tempérament bouillant et d’une activité dévorante. Mais si ce traité n’a pas les allures scientifiques et l’érudition classique que nous remarquons surtout dans le livre de Zwingli, il se distingue par la simplicité de son langage, par sa popularité toute biblique, et par sa tendance à tout ramener à la piété et à la vie chrétienne. Néanmoins la polémique contre les abus de l’Église romaine y occupe une place tout aussi large que dans les deux autres ouvrages dont nous venons de parler. C’était une nécessité, à cette époque de crise et de luttes, où les intérêts religieux amenaient incessamment avec eux la passion de l’attaque et le besoin de la défense. Les Loci de Melanchthon, qui a été le plus conservateur des trois auteurs, contiennent le moins d’éléments de ce genre.

Enfin nous n’oublierons pas de mentionner ici deux ouvrages bien connus et traduits dans presque toutes les langues, le grand et le petit Catéchisme de Luther. Bien que ces deux écrits soient étrangers à la théologie scientifique, nous avons un intérêt particulier à les citer à cette occasion, parce que nous avons trouvé des analogies assez frappantes, à l’égard de certaines parties, entre eux et la première ébauche de l’ouvrage de Calvin dont l’histoire doit nous occuper maintenant.

Nous tenions à constater que l’Institution n’a pas été le premier traité de théologie systématique produit par le mouvement protestant, et à donner en même temps une idée de la nature et du contenu des livres de ce genre tels qu’on les possédait et comprenait à cette époque. Nous ne pouvons pas, à la vérité, invoquer des témoignages positifs et explicites qui prouveraient d’une manière irréfragable que Calvin aurait connu tous les ouvrages que nous venons de mentionner, ni surtout qu’il les aurait mis à profit. En les comparant avec le sien, même tel qu’il se présente dans sa première édition, nous y trouvons bien les mêmes éléments de doctrine, les mêmes sujets de controverse, et quelquefois jusqu’aux mêmes arguments, mais nous n’avons pu découvrir aucune trace de dépendance directe, à l’exception de celles, assez peu accusées du reste, que nous venons de signaler à l’égard du Catéchisme de Luther. Mais si nous tenons compte de l’esprit de Calvin, de ses habitudes studieuses, de sa soif de connaître ce qui se publiait en Suisse et en Allemagne, il nous semble très probable qu’il n’aura pas laissé passer inaperçus des écrits qui intéressaient à un si haut point ses propres études et qui étaient dévorés par les contemporains. Sans doute tous les livres de ce genre étaient sévèrement prohibés en France, mais cela ne les empêchait pas d’y pénétrer. Les mesures de police ne peuvent pas grand’chose dans les crises religieuses et sociales ; elles servent plutôt à exciter la curiosité qu’à écarter le fruit défendu. Les nombreux étudiants suisses et allemands qui visitaient alors les universités de Paris et d’Orléans et qui y jouissaient de notables franchises, trouvaient toujours moyen de les introduire. On peut ajouter que Calvin était le disciple et le commensal du savant Melchior Wolmar, allemand d’origine, zélé protestant et professeur de grec à Bourges, dans la bibliothèque duquel de pareils livres ne doivent pas avoir manqué. Les ouvrages latins échappaient d’ailleurs bien plus facilement aux recherches de la police, que les pamphlets en langue vulgaire qu’on craignait davantage, et il est positif que les Loci de Melanchthon se vendaient publiquement à Paris malgré la défense expresse de la Sorbonne.

Mais lors même que ces suppositions rendraient vraisemblable une certaine familiarité de Calvin avec la littérature dogmatique protestante, telle qu’elle existait vers 1535, ce fait n’amoindrirait en rien la gloire de l’auteur de l’Institution, laquelle, après un essai moins parfait, ne tarda pas à conquérir le premier rang dans cette sphère spéciale, et qui s’y maintint bien au-delà du terme assigné ordinairement aux productions d’une science destinée à avancer toujours.

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