1. Observations générales — 2. Religion et morale — 3. Formes de la religion
Il existe chez l’homme une disposition mystérieuse, qui l’élève au-dessus de ce monde changeant et périssable, vers l’éternel, l’infini, l’invisible, qui l’agite de craintes et d’espérances, dont il ne peut souvent ni se rendre compte ni s’affranchir, nui tend à régir sa vie intérieure aussi bien que sa vie extérieure, et dont l’empire est toujours plus ou moins ressenti, là même où il est contesté et repoussé : c’est la religion.a
a – L’état fragmentaire des documents a rendu particulièrement difficile le travail de division et de coordination des chapitres 1 et 2 ; le lecteur voudra bien nous en tenir compte. (Edit.)
L’homme, par ses deux natures, tient à deux mondes ; par son corps il appartient au monde matériel, et il en subit les lois ; par son âme, il se rattache au monde spirituel, et il aspire à s’y élever. Aussi a-t-il des instincts, des besoins, des désirs, des facultés que le monde physique ne saurait satisfaire. Le sensualisme, quoi qu’il fasse — et l’on peut en dire autant du positivisme naturaliste — laisse forcément en dehors de ses théories toute une partie de nous-mêmes ; il lui est impossible d’expliquer par les propriétés de la matière la pensée, la conscience, la volonté, l’unité et l’identité du moi humain ; il ne rend pas compte de ces grands faits constitutifs de notre être qu’il ne peut contester, non plus que de beaucoup d’autres qu’il nie généralement, mais qui n’en sont pas moins certains, tels que le sentiment religieux et le sentiment moral. On ne parviendra jamais ni à arracher complètement l’homme aux impressions sensibles, ni à le placer et à le retenir tout entier sous leur domination ; alors même qu’il en est le plus esclave, il aperçoit toujours au delà quelque chose qui l’attire et le fait tressaillir d’espérance et de joie, ou qui le trouble et l’effraie. Là est un ordre de faits dont on peut expliquer diversement l’origine, mais dont il semble qu’on n’aurait jamais dû contester l’existence, tant ils se montrent inhérents à la vie de l’humanité sous toutes ses formes et dans toutes ses phases historiques.
La nature de l’homme résiste également au spiritualisme absolu qu’ont prêché certaines religions, et au sensualisme absolu qu’ont enseigné certaines philosophies. S’il incline davantage vers le dernier, il sent intérieurement que le premier est sa destination et sa gloire. Le panthéisme, du moins sous les formes mitigées qu’il revêt ordinairement, n’éteint pas le sentiment religieux, comme fait le sensualisme ; il semble même souvent lui imprimer plus de profondeur, d’intensité et de vie ; mais il le fausse par cette exaltation factice qu’il lui communique ; à force de l’étendre, il le dissipe et l’évapore ; lui enlevant son objet propre, par conséquent sa raison et sa fin réelle, il le change en une vague et vaine aspiration, qui, ne sachant plus à quoi se prendre, se dénature dans ses excès et ses écarts et se perd enfin dans le vide.
Le sentiment religieux, de même que le sentiment moral, est une des lois primordiales de notre nature, comme la sociabilité, la sympathie, la pitié, l’amour paternel et filial, comme toutes ces affections et ces tendances qui déterminent le mode d’existence de l’homme, de la même manière que les instincts déterminent celui des diverses espèces d’animaux. Ce sont là de ces faits primitifs qu’il s’agit d’abord de vérifier, pour les expliquer ensuite si l’on veut ou si l’on peut ; mais qui s’imposent en se posant. Il est difficile, ou même impossible, de dire exactement ce qu’est le sentiment religieux ; il faut l’admettre tel que l’expérience le constate, tel que la conscience le donne ; on ne le connaît que par ses manifestations. Il en est ainsi, du reste, de tous les sentiments. Un être absolument égoïste ne comprendrait pas le dévouement ou n’y verrait qu’un faux calcul ; il serait à l’égard des dispositions généreuses ce qu’est l’aveugle à l’égard des couleurs. Mais de même qu’il n’existe pas d’homme qui n’ait ressenti en quelques circonstances les émotions de la bienveillance et de la sympathie, il n’en existe pas non plus, nous le croyons, qui n’ait éprouvé de quelque manière, à une heure de sa vie ou à l’autre, les impressions du sentiment religieux. Sans doute ce sentiment arrive chez les uns à un plus haut degré de pureté, de vivacité et de force, à un plus haut point de développement et d’empire ; tandis que chez d’autres, contrarié, paralysé ou perverti par les tendances inférieures qu’ils laissent prédominer en eux, il n’atteint pas même le niveau commun et donne à peine, çà et là, quelques signes de sa présence. L’existence terrestre et animal peut prendre une telle prépondérance, qu’elle étouffe en quelque sorte l’existence supérieure dont nous portons les germes ou les éléments au dedans de nous. Mais il n’est pas au pouvoir de l’homme de changer sa nature, ni par conséquent de se soustraire entièrement à l’empire du sentiment religieux, de quelques distractions qu’il s’entoure, à quelque dégradation qu’il descende. Celui-là même qui a dit au fond de son cœur : il n’y a point de Dieu, est visité à l’improviste par la pensée d’une puissance et d’une justice suprêmes, d’un ordre de choses surnaturel qui se manifeste à son âme, tandis que ses lèvres le nient ; il est agité par des craintes et des espérances, par des pressentiments et des instincts plus forts que tous ses systèmes ou ses vœux d’incrédulité, et ]a superstition s’est bien souvent unie à l’athéisme. Notre siècle lui-même, que l’industrialisme et une sorte de matérialisme pratique tiennent si fortement courbé vers la terre, a été un moment emporté dans le domaine du merveilleux par la foi aux esprits, de même qu’il a été jeté dans les ferveurs du mysticisme et de l’illuminisme par ses théories panthéistiques.
La religion, redisons-le, fait visiblement partie intégrante de la nature humaine. Elle ressaisit son empire par de secrètes réactions, là où l’on s’en croyait affranchi sans retour. L’homme qui lui a soustrait son esprit et son cœur, quelque distingué qu’il soit à d’autres égards, est un être mutilé ; quelque chose d’anormal, d’incomplet, de douloureux, se fait sentir de mille manières dans sa vie comme dans son âme. (Byron, par exemple, Gœthe lui-même.) Les nations dépérissent à mesure que le principe religieux les abandonne ; elles s’affaissent sur elles-mêmes, parce qu’il leur manque un des éléments de l’ordre et du progrès social.
Au moral comme au physique, la terre est liée au ciel.
La religion lient aux trois ordres de faits internes que nous découvrons en nous, pour peu que nous nous observions : les idées, les sentiments et les volitions ; correspondant à nos trois facultés principales : l’intelligence, la sensibilité, la volonté. Le sentiment est le point intermédiaire entre l’idée et la volition, entre la connaissance et l’acte ; il est le centre de la vie, et c’est pour cela qu’il en est généralement le principe et le mobile. Quand le cœur (et je comprends dans le cœur la conscience morale, comme le fait l’Ecriture), quand le cœur se range du côté de l’intelligence, la volonté est bientôt gagnée. Selon qu’il incline au bien ou au mal, il ouvre ou ferme les voies de la vérité, influant sur la formation des croyances beaucoup plus qu’il ne paraît. Aussi est-ce l’état du cœur qui constitue essentiellement l’état moral de l’homme : l’expérience le prouve et l’Ecriture le confirme. Dieu a égard au cœur (1 Samuel 16.17). C’est du cœur que viennent etc. (Matthieu 15.19)
En réalité il n’existe pas entre les trois faits la séparation que nous établissons en théorie. Dans la conscience religieuse, quand elle n’est pas faussée, l’idée, le sentiment et la volition coexistent et s’engendrent en quelque sorte mutuellement. Les croyances déterminent les dispositions et les œuvres ; les dispositions et les œuvres agissent à leur tour sur le développement des croyances. Ce rapport, dont nous aurons à nous occuper ailleurs, ne doit point nous étonner : l’intelligence, le cœur, la volonté se confondent et s’identifient dans les profondeurs de l’âme ; ce sont seulement des manifestations ou des formes diverses de son activité, ce sont des forces multiples qui ne reçoivent pas toujours un égal accroissement, parce qu’elles ne sont pas également exercées et cultivées, mais qui se perdent l’une dans l’autre à leur source.
Il importe souverainement de maintenir les trois éléments religieux dans cette corrélation native, pour leur conserver leur proportion et leur action régulière. La science en rompt fréquemment l’équilibre par ses continuels revirements. Les écoles issues de Schleiermacher, élevant outre mesure le sentiment, en ont fait leur principe fondamental pour la preuve et pour la construction de la vérité religieuse, elles y ont appuyé l’apologétique et la dogmatique tout entières ; comme les écoles sorties de Kant les avaient appuyées sur la raison pratique ou la conscience morale ; comme d’autres écoles les appuient sur la raison pure ou la démonstration logique. Perpétuelles réactions, oscillations incessantes qui ne font que jeter d’une extrême à l’autre. Une autre expression à la mode est celle de vie, comme désignation du fond substantiel de la religion. J’y souscris volontiers. A la prendre en elle-même, la religion est, en effet, une vie. Lorsqu’elle ne l’est pas, lorsqu’elle n’est que du dogmatisme, du ritualisme, du sentimentalisme, elle n’est rien devant Dieu et au point de vue de l’éternité. Mais c’est encore une définition dont on abuse, quand on oppose, comme on le fait souvent, la vie à la doctrine ; car la vie religieuse implique la croyance religieuse ; elle n’est qu’avec elle et par elle. En prêchant la vie, prenons garde de couper ses racines : cultivons l’arbre, si nous voulons avoir le fruit.
L’existence, à peu près universellement reconnue aujourd’hui, de ce que nous pourrions nommer la religiosité au fond de l’âme humaine, est un fait capital et dont on n’a pas tiré encore tout ce qu’il donne. Par sa simple constatation il coupe court au naturalisme sous toutes ses formes. Il atteste tout au moins le Dieu inconnu. Par l’exacte détermination de ses éléments intégrants, il va aussi frapper à leur base le déisme et le kantisme. Le Dieu qu’il annonce n’est ni le Dieu relégué sur les hauteurs des Cieux et comme étranger ce qui se passe ici-bas, ni le Dieu-idée ou le Dieu-monde, mais le Dieu-providence, le Dieu libre et personnel de qui tout dépend. Partout, jusque dans le plus grossier fétichisme, le sentiment d’une relation directe avec les puissances invisibles, dont il faut apaiser la justice ou se concilier la bienveillance ; partout la prière, le sacrifice, et l’attente d’une réponse du Ciel.
Il y a là, je le crois, de quoi juger immédiatement les tendances naturalistes, déistes, panthéistes, contre lesquelles le Christianisme a surtout à se défendre aujourd’hui. Une analyse bien faite des données primordiales de l’âme humaine assurerait, si je ne me trompe, ce résultat important. C’est ce qu’a reconnu la grande direction théologique qui fait de la conscience religieuse ou morale son principe et son facteur. C’est ce qui la recommande ; et nous nous associons pleinement à son œuvre sur ce terrain où se découvrent les premiers fondements de la foi et ses titres ou ses droits invincibles, car ces notions humanitaires sont avant tout et au-dessus de tout. Si nous nous trouvons ensuite presque constamment en lutte avec elle, c’est d’un côté qu’elle substitue une conscience factice à la conscience naturelle, seule réellement normative ; c’est d’un autre côté que, dans la question chrétienne, pour échapper avec l’esprit du temps au principe d’autorité, elle ne fait pas à la révélation biblique la part qui lui appartient. Ceci s’éclaircira à mesure que nous avancerons.
Les croyances, les dispositions et les œuvres, voilà les éléments constitutifs de la religion ; leur réunion fait la religion complète, leur pureté fait la religion véritable et sainte.
La religion embrasse l’existence humaine tout entière ; elle en est à la fois le principe et le terme le plus élevé. La pensée ne s’arrête avec calme dans ses recherches que lorsqu’elle est arrivée à l’idée de Dieu, où elle trouve la seule solution raisonnable du problème de l’origine et de la fin des choses ; le cœur ne se repose que dans la source éternelle de toute félicité, de toute sainteté, de toute vie ; la volonté n’est satisfaite que lorsqu’elle s’est soumise à la loi morale ou, en d’autres termes, à la volonté divine. Ainsi toutes les facultés de l’homme, comme toutes les traditions des peuples, comme la voix de la conscience et l’étude de la nature mènent ensemble à la foi. Le règne de Dieu en nous, c’est évidemment notre état normal, c’est le but suprême vers lequel nous devons tendre. (Matthieu 6.33)
On distingue la religion en subjective, objective, positive.
La religion subjective, quand elle n’est pas le sentiment religieux lui-même, est la manière dont chacun s’approprie les croyances religieuses au sein desquelles il vit, la conception qu’il s’en forme, l’impression qu’il en reçoit ; c’est la religion individuelle, personnelle, intime, par opposition à la religion extérieure qui a ses dogmes et ses rites déterminés, ses doctrines et ses formes convenues. Elle se diversifie de mille manières jusque chez les personnes qui suivent extérieurement le même symbole, professent le même culte et vivent dans la même Eglise. Il y eut certainement de nombreuses et grandes différences sous ce rapport entre Bossuet, Fénelon, Pascal, Vincent de Paul ; entre Luther, Calvin, Melanchton, Spencer ; on en remarque entre saint Jean, saint Jacques, saint Pierre et saint Paul. Cela tient à bien des causes inhérentes à l’esprit de l’homme et à la nature du Christianisme. On a une doctrine commune, mais on la perçoit et on l’exprime autrement, selon qu’on la saisit surtout par la raison, ou par la conscience, ou par le cœur : la foi et la vie sont diverses dans leur manifestation et dans leur forme, quoique identiques au fond.
Considérée objectivement, la religion est un dogme, une doctrine, qui a pour conséquence naturelle, ou pour complément nécessaire, un culte et une morale. Aussi dit-on généralement qu’elle consiste à connaître et à servir la divinité ; modus cognoscendi et colendi numen.b —(Définition universellement admise pendant longtemps, rejetée comme superficielle par les nouvelles écoles, mais qui revient malgré qu’on en ait au point de vue objectif où nous nous plaçons ici ; car à ce point de vue la religion et la religiosité, ou le sentiment religieux, sont choses très distinctes). — Le dogme, la doctrine, constitue la religion théorique ou spéculative ; le culte et la morale, la religion pratique. Ces deux parties n’en forment qu’une au fond, puisque la seconde n’est que le produit et en quelque sorte le prolongement de la première. En principe, c’est incontestable ; en fait, cela n’a pas toujours lieu. Dans bien des cas, soit abus de la spéculation, soit résistance du cœur ou inertie de la volonté, la foi reste morte, la connaissance stérile, la religion pratique et vivante ne reçoit pas à beaucoup près le degré de développement et d’empire qui lui est dû, et l’on s’arrête à la religion théorique ou à la religion rituelle. Le formalisme de l’orthodoxie ou du culte prend la place de la vraie piété. Dans une autre direction, aujourd’hui dominante, qui fait du sentiment l’élément générateur de la religion ou même son élément constitutif, il existe un semblable péril, mais en sens inverse. Ce ne sont plus les abus du formalisme ecclésiastique et du dogmatisme théologique qu’on a à redouter, ce sont ceux du mysticisme ou de l’idéalisme, non moins nuisibles au plein développement de la vie spirituelle. Oscillations extrêmes qui semblent inhérentes à la marche de L’esprit humain, qui se succèdent avec une sorte de régularité et contre lesquelles on ne saurait trop se mettre en garde, puisqu’elles portent également au delà du vrai et qu’elles le faussent par cela même.
b – Une manière de connaître et d’adorer la divinité. (ThéoTEX)
Les écarts du mysticisme vers lequel on incline aujourd’hui ne sont pas moins à craindre que ceux du formalisme ou de l’intellectualisme qu’on veut fuir. L’histoire de l’Eglise le montre à qui veut le voir. En dernier résultat, c’est la vérité qui est la vie, car c’est elle qui prévient à la fois les erreurs de droite et les erreurs de gauche.
Dans toute religion, il y a trois termes principaux : Dieu, l’homme et les rapports de l’homme avec Dieu. C’est la partie dogmatique, d’où dépend et sort la partie pratique. Chaque religion a sa doctrine particulière, et par conséquent son culte et sa morale propre, ou sa manière de servir la divinité.
On a quelquefois donné le nom de religion objective à celle qui contient l’idée religieuse complète et pure, la vérité absolue ; religion une, immuable, parfaite, dont toutes les religions particulières doivent tendre à se rapprocher. cette vue correspond à la théologie originaire ou archétype des scholastiques ; théologie de Dieu, qu’ils opposaient à la théologie des hommes et des anges, nommant cette dernière dérivée ou extype. On peut considérer le Christianisme tel qu’il est, non dans les divers symboles, mais en soi et dans le Nouveau Testament, comme étant pour l’homme la religion objective en ce sens supérieur.
On appelle religion positive celle qui est professée par un peuple ou une association, qui a ses lois, ses institutions, son clergé, son culte, sa doctrine fixe ; ainsi, la religion de l’Egypte, de la Grèce, etc., la religion anglicane, catholique, etc. ; ou bien celle qui s’appuie sur une révélation, ainsi la religion juive, chrétienne, etc. Dans le premier cas, la religion positive est opposée à la religion individuelle ; dans le second, elle l’est à la religion naturelle. A certains égards les deux termes de religion objective et de religion positive se touchent jusqu’à se confondre, en tant qu’opposés l’un et l’autre à la religion subjective.
Il faut distinguer la religion et les religions, comme au sein du christianisme on distingue l’Eglise et les églises. Il y a religion partout où il existe quelque connaissance et quelque adoration d’un Etre suprême : les dogmes et les cultes divers font les religions différentes.
L’étymologie du mot religion est incertaine. On le dérive généralement ou de relegere avec Cicéron, ou de religare avec Lactance…
La Bible ne donne nulle part de la religion une définition précise, mais elle en exprime la notion générale sous des formules diverses et populaires, où domine toujours le côté pratique, selon le caractère constant de son enseignement et de son langage. D’après la Bible, la religion consiste à « marcher avec Dieu ou devant Dieu », à « chercher les choses d’en haut », à « se purifier du mal et à faire le bien ». Elle est « la connaissance de Dieu », « la vérité », « la vérité selon la piété », « la foi », « l’adoration spirituelle », « la crainte de Dieu », « l’amour de Dieu », « le service de Dieu », « la voie de Dieu », « la vie de Dieu », « la vie cachée avec Christ en Dieu », etc.
Dans la Bible, point de ces spéculations et de ces questions dont la curiosité humaine est si avide ; un constant appel aux sentiments et aux actes de la piété : une doctrine aussi simple et impressive quant à la forme que pure et élevée quant au fond, admirablement appropriée aux personnes et aux circonstances pour lesquelles elle fut donnée, et qui se trouve, à la portée de tous les peuples et de tous les siècles. Remarquons, en particulier, comment la foi et la sanctification, le dogme et le précepte s’y mêlent continuellement pour former, en dehors de nos abstractions logiques ou théologiques, cette religion concrète qui est tout ensemble vérité et vie.
Le théologien a besoin de reconstituer sans cesse cette religion-là, s’il veut faire au-dedans de lui l’œuvre du chrétien, et au dehors celle du pasteur. Après avoir porté sur les objets de la foi, sur les éléments de la vie religieuse, le scalpel de la science pour les bien déterminer, il faut qu’il transforme de nouveau la science en foi et la foi en vie ; il faut qu’il passe de l’analyse intellectuelle à la synthèse morale, de l’étude dogmatique et critique à la contemplation pratique, de la notion exacte, mais morte, à la réalité vivante, et, pour employer une expression du jour, du Christ idéal au Christ historique. N’oublions pas que la religion de l’Evangile, malgré les mystérieuses correspondances qu’on y découvre de plus en plus avec l’esprit et le cœur humains, est tout ensemble, selon le mot toujours vrai de saint Paul, « la sagesse de Dieu et la folie de l’homme ». Elle l’est par son côté pratique, pris simplement et pleinement, autant que par son côté dogmatique, et plus peut-être. S’il est rare que son contenu doctrinal soit intégralement admis, il est plus rare encore que son contenu moral soit franchement et entièrement accepté. Où sont ces renoncements de la foi, ces dévouements de la charité, ces dons de tout ce qu’on est et de tout ce qu’on a, qui devraient se produire comme d’eux-mêmes chez les disciples de Celui qui, étant en forme de Dieu, a revêtu par amour pour nous la forme de serviteur et s’est anéanti jusqu’à la mort de la Croix ? Où est l’Esprit de Christ ? et qu’est-il là même où il est ? N’apercevez-vous pas partout, non seulement dans le monde nominalement chrétien, mais dans le monde réellement chrétien, cette sorte d’interprétation ou de transaction, la plupart du temps inconsciente, qui restreint la portée des préceptes non moins que celle des dogmes ? La maxime actuelle que le Christianisme est un sentiment, une vie, est vraie en elle-même, sinon dans le sens exclusif et dans l’intention polémique qu’on y attache. Mais cette maxime qu’on donne pour une découverte, est aussi vieille que l’Eglise, où elle a été répétée d’âge en âge par tous les hommes qui ont pris l’Evangile au sérieux. Ce qui importe, ce n’est pas le dire, c’est le faire. Et si l’on veut que le Christianisme devienne ce qu’il doit être et qu’il est si peu, si l’on veut qu’il réalise de plus en plus ce saint idéal dont nous sommes si loin, qu’on lui laisse ses racines dans le ciel d’où il vient, car c’est là qu’il puise la puissance de rénovation qu’il est destiné à déployer sur la terre.
La religion et la morale tiennent l’une à l’autre par les liens les plus étroits, quoiqu’on puisse les concevoir séparées ; le sentiment religieux et le sentiment moral ne sont peut-être au fond que des manifestations diverses d’un seul et même principe de notre nature.
Leur intime connexion, si ce n’est leur unité et leur identité absolue, paraît, de quelque côté qu’on les envisage. Partez de la religion, vous arrivez tout aussitôt à la morale. Dieu est le Saint des Saints, comme le seul Bon ; la conscience nous déclare qu’il aime la justice et abhorre l’iniquité ; dès lors la loi morale se manifeste comme l’expression de la volonté divine, et le véritable adorateur est conduit à s’y conformer par intérêt, par devoir, par amour, c’est-à-dire par tous les grands mobiles de l’activité humaine. Si vous partez de la morale, vous vous élevez tout aussi vite à la religion ; car le principe de l’obligation se trouve finalement en Dieu ; on l’a cherché dans la conscience ou la raison pratique, dans les rapports mutuels des êtres intelligents et libres, dans l’utilité générale, mais c’est Dieu qui a fait la conscience, qui a placé les êtres dans les rapports où ils sont entre eux, qui a voulu que le bien produisît le bien et que le mal produisît le mal : tout cela aboutit donc à Dieu. Un autre ordre de considérations y mène encore. A l’observation et à la violation de la loi se lie invinciblement pour nous l’idée de peine et de récompense ; une voix intérieure, qu’il nous est impossible d’étouffer, nous dit que le devoir et le bonheur sont un, quelles que puissent être les apparences contraires, et que, tôt ou tard, cette unité de la vertu et de la félicité, aussi bien que de la misère et du vice, se manifestera à l’univers ; ce qui élève à la notion de Dieu : comme Législateur et Juge, et à l’attente d’une autre existence et d’un autre monde.
Cette connexité de la religion et de la morale se montre bien dans la forme pratique de l’enseignement scripturaire où (ainsi que nous l’avons vu), les dogmes et les préceptes naissent pour ainsi parler les uns des autres et se fondent dans une sorte d’unité. En principe et d’après la méthode et la règle scripturaire, la dogmatique et la morale devraient être partout unies dans l’enseignement chrétien. Elles l’ont été jusqu’au xviie siècle. Quelques théologiens reviennent à les traiter ainsi. Mais leur séparation se maintiendra dans la science. C’est dans la prédication que leur union est non seulement utile mais obligatoire et nécessaire. Là, le dogme doit sans cesse mener à la morale et la morale ramener au dogme. Il y faut plus que l’union, il y faut la fusion. Dans la sphère religieuse, la foi et la sanctification s’identifient en quelque sorte comme la vérité et la vie. Cette loi de la prédication chrétienne a été souvent trop oubliée. La chaire a oscillé, selon les époques, entre la simple moralité et un dogmatisme aride. Mais si le christianisme pratique exige l’union, le christianisme théorique réclame la division. Pour le sentiment et pour la vie, la religion forme un tout où s’entremêlent les dogmes et les préceptes ; pour la science, elle se sépare en branches distinctes qu’il importe d’étudier à part.
La connexité de la religion et de la morale se révèle par l’expérience. La vérité éveille et alimente la piété, la foi est le principe de la régénération, la source des vertus et des bonnes œuvres ; la morale sort de la religion. Mais à d’autres égards et à d’autres points de vue, la religion sort de la morale. L’état du cœur influe puissamment sur la formation des croyances ; l’incrédulité a sa principale racine dans les inclinations terrestres et le progrès de la sanctification assure celui de la foi. Mille déclarations de l’Ecriture confirment ces données de l’expérience. (Matthieu 5.8 ; Luc 8.11-15 ; Jean 3.19 ; 1 Timothée 1.19 ; Éphésiens 4.18 ; Romains 1.21 ; 12.2 ; 1 Corinthiens 8.3.)
Le rapport que nous signalons devient sensible par la question à laquelle le kantisme donna lieu : la religion a-t-elle ses bases dans la morale, ou est-ce la morale qui a les siennes dans la religion ? (Kant s’éloignant de l’opinion commune qui fonde la morale sur la religion, fit de la religion un postulat de la loi morale ou de la raison pratique). Rien de plus propre à constater la relation intime, la profonde affinité de l’idée religieuse et de l’idée morale qu’un pareil doute sur leur priorité, quant à l’ordre de génération.
Evidemment, pour dire un mot de cette question à la fois théologique et philosophique, la religion se montre sur le premier plan et la morale seulement sur le second. Elles peuvent être tout ensemble principe et conséquence l’une de l’autre ; mais dans la marche naturelle et commune, c’est la religion qui est principe ou cause, la morale n’est que conséquence ou effet. En thèse générale, la morale a dans la religion sa source, sa force, sa vie ; c’est là l’opinion constante et universelle, c’est l’ordre logique et c’est aussi l’ordre biblique. (Jean 8.32).
D’un autre côté on a été trop loin quand on a soutenu que la morale a dans la religion son unique source, qu’elle n’existe qu’avec elle et par elle. La morale a à certains égards ses principes propres et par conséquent son existence propre. Sans doute elle puise dans la religion sa sanction la plus haute, sa raison la plus évidente, sa plus grande puissance ; elle a besoin de lui rester constamment unie. Sans les vérités religieuses les vérités morales existent seulement comme de simples notions ou de purs instincts ou des inspirations de l’intérêt bien entendu ; elles sont par là même imparfaites et faibles ; elles n’ont pas au degré suffisant le caractère de règles vivantes et obligatoires ; elles paraissent manquer de fondements et de motifs, et elles exercent ordinairement peu d’empire.
Mais c’est trop dire que d’affirmer qu’elles périssent entièrement dès que la religion leur manque : la conscience les proclame encore quand elles ne se rattachent plus à la foi ; le sentiment moral peut subsister et agir dans le sommeil du sentiment religieux, de même que le sentiment religieux peut se manifester avec force dans la perversion du sentiment moral ; la religion s’est souvent unie au fanatisme le plus cruel et à des pratiques impures. N’oublions pas que l’idée du bien et du mal, du juste et de l’injuste est une des données primitives de la raison et du cœur ; on conçoit dès lors qu’elle se maintienne là même où l’idée du monde invisible s’est obscurcie ou éteinte. Aussi voyons-nous dans les temps anciens des morales sans religion chez plusieurs philosophes (Epicuriens), comme chez les peuples des religions sans morale (Paganisme). Et dans les temps modernes, certains disciples de Kant ont été jusqu’à exclure la pensée de Dieu de la pratique du bien, pour que la vertu reste pure, selon la notion qu’ils s’en forment.
Ce sont là sans doute des faits extrêmes, et la conscience de l’humanité a toujours réuni la religion et la morale, en appuyant la seconde sur la première ; mais ces faits n’en prouvent pas moins que la morale peut exister encore en dehors de la religion, et que l’opinion qui le nie est beaucoup trop absolue. En résumé, le sentiment religieux et le sentiment moral ont une telle connexité, et, pour ainsi parler, une telle parenté, qu’on les voit se perdre dans une commune origine ; et cependant ils peuvent se séparer dans leur développement, de manière à avoir une existence indépendante.
L’histoire nous montre la religion constamment et partout sur la terre, mais sous une foule de formes différentes.
En l’envisageant dans son objet (Dieu), nous avons le monothéisme, l’émanatisme, le dualisme, le polythéisme avec toutes ses variétés : fétichisme, astrolatrie, démonolatrie, anthropolatrie, etc. — (Nous ne plaçons pas ici le panthéisme, du moins le panthéisme absolu, parce que nous ne pouvons plus voir de religion là où l’on nie toute distinction réelle entre Dieu, l’homme et le monde. L’adoration, comme l’obligation, comme l’affection, suppose la différence de l’objet et du sujet ; si tout est un, il n’y a plus ni devoir ni culte. Mais il existe un semi-panthéisme, plus commun que le panthéisme complet, et qui rentre plus ou moins dans le système des émanations ; en voyant dans l’univers un sorte d’écoulement ou de dédoublement de Dieu, il établit pourtant entre Dieu et l’univers une différence formelle. Celui-là n’éteint pas le sentiment religieux ; il le développe quelquefois à un haut degré en lui imprimant une forme et une direction particulières, d’accord avec le principe fondamental de l’émanatisme ; tout est sorti du sein de Dieu, tout doit aussi aspirer à y rentrer ; le but de la piété, son terme final, est l’absorption ; là se trouvent cette paix, cette félicité, cette vie supérieure dont l’âme porte naturellement en elle le désir et l’espoir ; c’est là le Ciel ; la volonté propre disparaît avec l’existence propre. — On rencontre généralement dans le mysticisme, même dans le mysticisme chrétien, quelque teinte de cette tendance panthéistique. Mais si elle n’éteint, pas le sentiment religieux, si elle paraît même bien souvent l’aviver, il est évident qu’elle l’altère et le fausse. La piété veut sans doute s’unir à Dieu, mais non certes se perdre en lui).
Envisagée dans son sujet (l’homme), la religion est intérieure ou extérieure, mystique ou spéculative, rituelle ou morale, vraie ou fausse, pure ou superstitieuse, etc. Aucun de ces caractères n’est absolu dans la réalité. Il n’y a pas de religion qui soit totalement et exclusivement intérieure ou, etc.. Mais l’un ou l’autre de ces caractères domine dans les religions diverses, et sert à les distinguer et à les dénommer.
Envisagée dans sa source, elle est naturelle ou révélée. Quoique cette distinction soit vulgaire, nous en ferons le sujet de deux ou trois remarques.
La religion naturelle étant celle qui est connue par la conscience ou par la raison, et non par la révélation, cette dénomination pourrait s’appliquer à tous les systèmes de philosophie religieuse, au dualisme, par exemple, ou au panthéisme ; mais il est convenu de la réserver au déisme ou théisme, donnée suprême du sentiment religieux. — (Cette expression est aujourd’hui fort décriée ; mais le fait qu’elle caractérise reste et restera, aussi longtemps que le Christianisme sera tenu pour une révélation au sens propre. Qu’on préfère une autre épithète, je le veux bien, pourvu qu’on s’explique, car, ici, comme partout, ce qui importe ce n’est pas le mot mais la chose). — La différence fondamentale entre la religion naturelle et la religion révélée est moins dans la nature de la doctrine que dans le principe de la connaissance, quoiqu’elles se distinguent généralement à ce double égard. En supposant qu’on pût arriver au christianisme complet par le sentiment ou par le raisonnement seul, comme l’ont prétendu et le prétendent encore bien des théologiens, ce christianisme-là serait une religion naturelle. D’un autre côté, si l’on n’admettait l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la Providence et les diverses doctrines du déisme que sur le témoignage de la Bible ou de la tradition, comme l’ont fait beaucoup de personnes, ce théisme-là serait une religion révélée (Unitaires)…
La religion naturelle qui forme la base, le fond commun de toutes les religions positives, n’est nulle part arrivée à s’ériger en religion publique ou populaire ; dans tous les cultes il s’est mêlé à l’élément rationnel quelque élément historique ; ce dernier élément a même universellement dominé.
Cette religion varie extrêmement chez les divers individus qui la professent. Le symbole en est quelquefois fort restreint ; il se réduit pour certaines personnes à la simple reconnaissance de l’existence de Dieu, sans dogmatique ni culte d’aucune espèce.
Les déistes contestent la nécessité, l’utilité et même la possibilité d’une révélation.
D’un autre côté, bien des personnes ont contesté qu’il existât une religion naturelle dans le sens déiste, soutenant que toutes nos connaissances religieuses procèdent originairement de révélation ou de tradition, ce qui revient au même en dernière analyse.
Le déisme avait été depuis la Renaissance, jusque vers la fin du xviiie siècle, le grand adversaire du Christianisme ; à cette époque il fut remplacé par un athéisme matérialiste ou naturaliste, dont les doctrines et les tendances sont loin d’avoir entièrement péri ; le déisme est dominé aujourd’hui par les théories panthéistiques, mais, malgré les dédains de la nouvelle école, il reprendra certainement une haute place dans la lutte qui semble se préparer. Le panthéisme ne peut être qu’une aberration momentanée…
Les hommes ont-ils commencé par le monothéisme ou par le polythéisme ? — Un grand nombre de philosophes et bien des théologiens ont adopté la dernière hypothèse, se fondant soit sur le principe de perfectibilité ou de progrès qui régit l’humanité, soit sur le fait que les peuples sans culture semblent ne pouvoir s’élever à la notion du Dieu un, soit sur les données de l’histoire qui nous montre partout l’idolâtrie dans les premiers temps.
Mais cette opinion, quelque accréditée qu’elle soit, est certainement peu probable en elle-même, lorsqu’on admet la notion rationnelle et biblique de Dieu. Peut-on croire qu’après avoir créé l’homme et l’avoir doué du sentiment religieux et moral, Il l’ait laissé dépourvu de lumières sur ce qu’il lui importe le plus de connaître, sur la vérité suprême, fondement de son bonheur présent et de son salut éternel ? Du reste, sans invoquer le raisonnement a priori dans une question de fait, remarquons qu’on part ou d’une pure hypothèse ou d’une véritable pétition de principes : d’une hypothèse, quand on fait des premiers hommes d’imbéciles sauvages, ou qu’on les tire, je ne sais comment, du rang des animaux ; d’une pétition de principes, quand on prend le fait qu’il s’agit d’établir comme démontré en quelque sorte par lui-même. On suppose que le polythéisme a été l’état primitif, par cela seul qu’il se montre à peu près partout aux époques les plus reculées qu’éclaire l’histoire, sans s’inquiéter si l’on embrasse, ou non, la série entière des annales humaines. Le point essentiel, et celui précisément qu’on néglige, est de déterminer ce qui était dès le commencement. Or nous trouvons partout la tradition d’un état meilleur d’où l’homme est déchu ; — les monuments religieux les plus anciens, semblent indiquer que le dogme de l’unité de Dieu a dominé d’abord chez les peuples mêmes qui sont ensuite tombés dans les superstitions les plus grossières : cela paraît positif pour les Egyptiens, les Perses, les Phéniciens, les Chaldéens, les Indous, etc., chez qui se montrent des réminiscences d’une doctrine monothéiste ; cela peut se conclure encore de ces restes de vérité qui se conservèrent dans le monde païen, où il demeure partout une sorte de foi vague, mais sensible, à une divinité supérieure, où l’idée d’un Etre suprême se manifeste toujours de quelque manière comme une sorte de croyance voilée au milieu de la foule de dieux qu’on adore. Ces faits frappent dans sa base l’hypothèse que nous discutons. — De plus l’ordre de développement des idées religieuses n’est point tel qu’elle le représente. On ne peut citer aucun peuple qui se soit élevé de lui-même du polythéisme au monothéisme. Ce changement, quand il a eu lieu, s’est toujours opéré sous des influences étrangères. Le théisme même de quelques philosophes grecs, semble avoir eu sa première origine dans leurs communications avec l’Orient où les traditions anciennes s’étaient mieux conservées. — Enfin, le Pentateuque nous montre la connaissance et le culte du seul vrai Dieu, après le déluge comme après la création ; l’idolâtrie ne devient prépondérante que du temps d’Abraham et les pures notions religieuses se conservent encore, çà et là, hors de la famille de ce patriarche (Melchisédec Genèse 14.18, Jéthro Exode 18.11-12, Job). L’autorité du Pentateuque, décisive pour le croyant, doit être d’un grand poids pour l’incrédule lui-même, car s’il n’y voit pas une révélation, il ne peut s’empêcher d’y voir le monument le plus authentique des premiers âges.
Origine du Polythéisme. — La question du polythéisme se rattache à celle de l’état primitif de l’homme ; elle est fort difficile, car, à part la Bible, les documents nous manquent ici. — L’établissement du polythéisme est antérieur aux temps historiques, — on est donc réduit aux hypothèses. — Celle qui fait de l’homme primitif un sauvage placé immédiatement au-dessus du singe dans l’échelle des êtres, fut générale au xviiie siècle : elle tomba devant des études historiques et philosophiques plus profondes ; elle s’est relevée de nos jours sous d’autres formes, à l’ombre des doctrines panthéistiques et de certaines théories physiologiques qui rapportent à un seul type la chaîne des organisations successives. — La science humaine ne pénétrera jamais, quoi qu’elle fasse, le mystère de l’origine et de la fin des choses. Au delà des données de la conscience, de l’histoire, de l’observation et de la révélation, elle ne trouvera que des hypothèses qui se renverseront incessamment les unes les autres, parce qu’on est là dans la région du mystère. L’ordre de la création, comme la création elle-même, est nécessairement le secret de Dieu.
Le fait qui domine tout ici, et qu’attestent unanimement les anciennes traditions, est celui d’une déchéance, d’une profonde altération de l’état primitif. Et ce fait admis, il décide tout.
Mais comment expliquer la chute générale du monde dans le polythéisme ; comment comprendre cette profonde perversion des croyances primitives, cette substitution universelle de fausses doctrines et de faux cultes au culte et à la doctrine, qu’on avait reçus d’en haut. « Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? »
L’hypothèse la plus probable est qu’on passe insensiblement de l’adoration de l’objet du culte à celle de ses symboles. On conçoit, par exemple, que les pères aient fait du soleil une image de Dieu et que les enfants aient fini par en faire Dieu lui-même. Or, une fois la voie de l’erreur ainsi ouverte, on a dû s’y enfoncer et s’y égarer de plus en plus. Tous les êtres, toutes les forces de la nature ont pu être divinisés au même titre et de la même manière.
Un autre cause qui a pu produire de semblables effets dans l’ordre moral, c’est la facilité avec laquelle l’homme est conduit de la vénération à l’adoration ; l’affection et le respect se changent aisément en une sorte de religion dans les idées et les traditions populaires ; de là, le culte si répandu des mânes et des ancêtres ; de là, l’apothéose et la canonisation.
Ainsi, toutes les causes et les origines indiquées peuvent être réelles ; toutes les hypothèses explicatives peuvent avoir de la vérité. Mais ce ne sont là que des causes et des origines secondaires ; ce qu’il importerait surtout de constater, c’est la cause de ces causes, c’est la source et la nature de cette tendance de l’esprit ou du cœur humain à oublier Dieu pour diviniser et adorer d’autres êtres, tendance si générale, si forte, qu’elle précipita le monde entier dans les aberrations les plus inconcevables, et l’y retint pendant des siècles, et l’y relient encore partout où une action supérieure ne vient pas l’en retirer.
Cette cause est évidemment dans l’homme, puisqu’elle a donné des effets analogues, sinon absolument identiques, dans l’infinie variété de circonstances où les peuples se sont rencontrés. Elle doit se chercher à l’intérieur, dans les dispositions de l’âme, non à l’extérieur dans les faits de l’histoire ou les phénomènes de la nature. Les influences externes ont imprimé à l’erreur ses formes particulières, ses couleurs locales, elles n’en sont pas la source première, la cause efficiente ; elles n’ont fait que fournir des dieux dans l’abandon de Dieu. C’est cet abandon qu’il s’agit d’expliquer. Si nous ne nous trompons, la raison de ce fait si étonnant et si universel est moins dans l’esprit que dans le cœur de l’homme. Ce sont surtout les mauvaises dispositions et les mauvaises œuvres qui ont changé la lumière en ténèbres.
A côté du sentiment religieux et moral, il y a dans l’homme le penchant charnel et égoïste, tendances contraires, en lutte constante l’une avec l’autre. L’idée de Dieu dans sa pureté se présente comme barrière ou comme menace contre les inclinations terrestres, dont elle porte en elle la condamnation, dont elle exige impérieusement le sacrifice. Mais ce sacrifice révolte la chair et le sang. Le cœur ne l’accepte et ne se l’impose qu’à la dernière extrémité : il s’offre cependant comme absolument nécessaire, comme condition sine qua non du salut, aussi longtemps que la pensée du Saint des Saints est là dans l’éclat de sa vérité, dans la plénitude de sa force. D’après les expressions de l’Ecriture, vivre dans la sainteté, c’est marcher devant Dieu ou avec Dieu ; revenir au bien, c’est se rapprocher de Dieu. Il faut ou rompre avec Dieu, ou rompre avec soi-même en sacrifiant le vieil homme. Et l’une et l’autre alternative coûte également, car s’il est difficile d’étouffer la convoitise, il ne l’est pas moins d’étouffer entièrement les lumières et les impressions de la foi. Pour le cœur décidé à suivre sa pente naturelle, la négation de Dieu est la ressource la plus sûre (Psaumes 14.1), mais une ressource extrême, désespérée, et qui n’est pas toujours possible : elle l’était peut-être moins que jamais sous l’empire des croyances instinctives et des traditions générales qui dominaient dans les premiers temps. On a pu y recourir plus tard quand les lumières primitives se sont obscurcies ou éteintes, quand le développement excessif de l’intelligence et d’une vie toute factice a atrophié la conscience et le cœur, paralysé le sens religieux et créé un. universel scepticisme. Dans les premiers âges, l’homme était forcé de prendre un autre parti, parce que celui-là était alors impraticable ; ne pouvant bannir de son âme la notion vivante de la Divinité, il l’altéra ; ne pouvant nier Dieu, il le fit à son image. Par là, il parvenait à satisfaire tout ensemble et le sentiment religieux et le penchant charnel. Il appelait l’erreur au secours de la corruption, sans rompre avec la vérité suprême qui l’agitait malgré lui ; et dans ce mélange adultère de la lumière et des ténèbres, dans cet impur compromis entre l’obligation dont il n’était pas maître de se défaire, et l’inclination qu’il ne voulait pas sacrifier, il respirait plus à l’aise. C’était peut-être l’œuvre la plus habile de ce cœur rusé et désespérément malin, qui enfante tant d’illusions pour se dérober à la nécessité de la réforme que Dieu exige.
Cette explication se légitime d’elle-même aux yeux de quiconque connaît tant soit peu l’homme ; et l’étude des faits vient d’ailleurs la confirmer.
Voyez quels ont été les caractères de l’idolâtrie :
1° Dans le monde païen. — La plupart des solennités religieuses s’y mêlent à des festins, à des jeux, et souvent à d’abominables impuretés. On y a divinisé jusqu’aux passions et aux vices. Que sont dans les légendes populaires du polythéisme grec et romain, Mercure, Mars, Vénus, etc., ainsi que les fêtes célébrées en leur honneur ? Que signifient encore les autels de la Victoire et de la Vengeance ? La nature de ces cultes n’en trahit-elle pas l’origine secrète ?
2° Chez les Israélites, où nous la voyons renaître sans cesse malgré les révélations et les dispensations extranaturelles destinées à la combattre. Ici l’idolâtrie se forme sous nos yeux, à plusieurs reprises, au milieu des lumières de la révélation, comme elle dut se former dès les premiers temps en face des croyances traditionnelles. Nous pouvons donc l’observer dans ses principes, la suivre dans ses développements et en mieux constater l’origine, la cause, la nature véritable. Or, il est évident qu’elle sort en Israël du désordre moral et non d’erreurs spéculatives ; ce ne sont pas des doutes sur le mosaïsme qui l’enfantent, c’est l’attrait des coutumes et des mœurs païennes, c’est l’inclination déréglée du cœur ; elle est toujours marquée par la recherche de grossières jouissances ; elle porte à toutes les époques la même empreinte que dans sa première manifestation au pied du Sinaï : « Ils se levèrent de bon matin, et ils offrirent des holocaustes et des sacrifices, et le peuple s’assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour danser (Exode 32.6). » Le caractère de ces tendances idolâtres chez les Juifs, la licence qu’elles traînaient avec elles, leur persistance à travers les siècles, en face d’une lumière si éclatante, et en opposition à tous les efforts de Dieu, si l’on peut ainsi parler, nous font voir à l’œil et toucher au doigt l’action de cette grande cause qui amoncela les ténèbres sur le monde. L’égarement ne procédait pas des incertitudes ou des aberrations de l’esprit chez ce peuple favorisé des révélations célestes, il venait de la corruption du cœur ; la vérité était visible et appuyée sur une série non interrompue de signes et de miracles. La connaissance de Dieu ne manquait certes pas en Israël. Aussi reste-t-elle jusque dans les manifestations de l’idolâtrie ; le veau d’or qu’on fit à Sinaï et ceux qu’établit ensuite Jéroboam n’étaient dans la pensée du peuple qu’une représentation de Jéhovah. C’est qu’en effet tout ce qu’on cherchait, tout ce qu’il fallait, c’était l’altération de l’idée divine trop redoutable pour le cœur charnel lorsqu’elle se montre dans sa sainte et pure majesté ; l’abandon absolu de cette idée n’était pas nécessaire, quoiqu’il suivît presque toujours plus ou moins.
Nous avons là, ce me semble, une révélation bien positive des premières origines du polythéisme ; il dut naître ailleurs comme il naissait sans cesse dans la Judée.
L’histoire de l’Eglise chrétienne elle-même n’est pas sans leçons à cet égard. Ici encore, l’antique et universelle source des erreurs a, sur bien des points, renversé ou surmonté la digue que lui avait opposée la main divine ; la vieille racine du mal a aussi porté ses fruits : il s’est formé une sorte de demi-paganisme à côté de l’Evangile ; le culte des saints, de la croix, des images s’est venu joindre et s’est presque entièrement substitué en certain temps à l’adoration en esprit et en vérité (Jean 4.24). Sans doute ce culte ne détrône pas le vrai Dieu, comme l’ancienne idolâtrie, et il n’a point pour objet d’autoriser les penchants grossiers de notre nature : cela n’était plus possible avec le livre qui a vaincu sans retour le polythéisme, et marqué du sceau indélébile de la réprobation les désordres des sens. Cependant, nous pouvons découvrir dans l’erreur chrétienne plusieurs des caractères de l’erreur païenne, et nous assurer qu’en dernière analyse elles ont une commune origine. Le même principe qui avait fait les dieux, fit les saints ; la même cause qui avait créé l’Olympe créa le ciel du Moyen âge : c’est toujours la semence du serpent, c’est toujours la tendance signalée qui opère, quoique sous des formes différentes, parce que les idées et les dispositions générales sont tout autres ; des deux parts la vénération religieuse a conduit à l’adoration, et la canonisation correspond à l’apothéose. Remarquez en particulier deux effets du culte des saints où se manifeste son principe caché, a) En adressant les âmes à des divinités inférieures, si l’on veut nous passer cette dénomination, il tient dans une sorte de lointain l’image du Dieu des dieux, si redoutable à l’homme naturel et si redoutée de lui ; en établissant directement le rapport religieux avec des êtres semblables à nous, il rend la pensée du Trois fois saint moins menaçante, par cela même qu’il la rend moins immédiate et moins prochaine, b) Il permet beaucoup mieux que le service immédiat du Seigneur, de remplacer la régénération par des pratiques, et de substituer une sainteté extérieure à celle du cœur qui est la seule réelle, et que la chair et le sang veulent surtout, éviter.
Ces effets de l’adoration des saints, cet éloignement de Dieu, cette substitution de la dévotion à la régénération, trahissent des rapports d’origine, si ce n’est de nature, avec les idolâtries d’Israël et les inventions de l’ancien polythéisme. Nous pourrions ajouter une autre analogie, savoir l’union des fêtes mondaines aux fêtes religieuses ; la plupart des pèlerinages étaient des rendez-vous de plaisir en même temps que de piété. Nous pourrions relever encore le mélange étonnant de ces dévotions populaires en Irlande, en Espagne, en Italie, dans l’Amérique méridionale, avec des mœurs cruelles et impures.
Regardez à l’expression la plus haute du culte des saints, la notion et l’adoration de la Vierge. Cette divinisation de la femme fournit ample matière à une religion poétique qui a son siège dans l’imagination plus que dans la conscience, et où un romantisme sentimental prend la place de la piété, dont il simule tous les sentiments sans atteindre l’être moral. Ensuite Marie est, pour ainsi dire, l’amour maternel substitué à l’amour divin, et ce fait est infiniment grave. Elle est le symbole des compassions et des miséricordes, mais de ces compassions de femme dans lesquelles la tendresse et l’indulgence oublient et font oublier le devoir, mais de ces miséricordes qui s’allient trop peu aux éternelles exigences de la justice : ce n’est pas l’idée évangélique de la condescendance et de la bonté célestes toujours dominées par la sainteté, où la sévérité et la douceur se montrent également infinies et se relèvent l’une par l’autre, où l’acte même du pardon est la condamnation la plus redoutable du péché. Enfin, le culte de la Vierge se compose essentiellement de pratiques et d’observances, il réclame la dévotion dans le sens rituel beaucoup plus que la piété dans le sens chrétien. A ce point de vue le dogme que le catholicisme vient d’inscrire dans son symbole officiel est un symptôme infiniment grave.
Le principe intérieur des cultes idolâtres, sous toutes leurs formes, est donc dans la tendance de l’homme à se tenir loin de Dieu, tout en désirant se le rendre propice, cette tendance qu’on vit se produire immédiatement après la chute (Genèse 3.8), et qui est la suite naturelle de l’opposition que le péché crée entre l’âme qu’il a souillée et l’Etre dont la sainteté fait l’essence. Là est la cause première et générale, la cause efficiente de ce grand désordre ; toutes les autres causes ne sont que secondaires ; elles ont plutôt modifié que produit. L’homme changea son Dieu, afin de n’avoir pas à changer lui-même. Pour concilier les exigences de ses penchants terrestres avec le sentiment religieux qui l’agite, malgré qu’il en ait, il se fit des dieux semblables à lui.
Ces vues s’éclairent et se confirment par cette haute donnée de l’expérience et de la Bible, que la vérité religieuse et la vérité morale se tenant par les liens les plus intimes, elles exercent une action constante et profonde l’une sur l’autre, et que si l’erreur ou l’incrédulité déprave le cœur, si la foi le purifie, c’est aussi du cœur que sortent, à bien des égards, l’incrédulité et la foi. La pureté intérieure et la lumière divine sont corrélatives. « Voici la cause de la condamnation, dit le Seigneur, que la lumière, etc. » (Jean 3.19). Cette parole s’applique à la religion naturelle comme à la religion révélée ; les dispositions vicieuses éloignent également de l’une et de l’autre, car l’une et l’autre sont menaçantes pour le mal : la dépravation du sens moral amène nécessairement celle du sentiment religieux par suite de l’affinité de ces deux principes de notre nature ; la cautérisation de la conscience produit le naufrage de la foi (1 Timothée 1.19). De même que celui qui veut faire la volonté de Dieu s’élève à la vérité de Dieu (Jean 7.17), de même celui qui veut faire sa volonté propre est conduit à négliger, à altérer ou à rejeter cette vérité sainte, parce qu’elle le condamne. Ce fait d’observation commune jette un grand jour sur la question et légitime singulièrement la solution que nous avons proposée.
Cette explication de l’origine première du polythéisme sort donc du fond de l’enseignement biblique et de l’expérience intérieure. Mais ce n’est pas assez de dire qu’elle est d’accord avec l’Ecriture, elle y est formellement donnée. Saint Paul affirme (Romains 1.19) que les hommes ont criminellement retenu la vérité captive et refusé d’abandonner à ses directions, leur âme et leur vie ; qu’ils ont pu connaître Dieu, qu’ils l’ont connu, mais que, n’ayant pas voulu lui rendre l’adoration et l’obéissance qui lui sont dues, se livrant à leur sens dépravé et à leurs vains raisonnements, délaissés de lui après l’avoir délaissé, ils ont fini par changer sa gloire en des images corruptibles ; il déclare (Éphésiens 4.18) que l’ignorance et l’aveuglement des Gentils ont leur source dans l’endurcissement de leur cœur, c’est-à-dire qu’il rapporte comme nous les erreurs du monde païen à l’état moral de l’homme dégénéré. Remarquons cette expression entre plusieurs autres (Romains 1.28) : Comme ils n’ont pas voulu retenir Dieu dans leur pensée, καθὼς οὐκ ἐδοκίμασαν τὸν θεὸν ἔχειν ἐν ἐπιγνώσει, Dieu les a livrés à leur mauvais esprit. Je relève ce mot, parce que le trait sur lequel insiste saint Paul forme toujours un des caractères du cœur naturel. Qui n’a saisi en lui de mille manières cette disposition à s’éloigner de Dieu, à fuir sa pensée et sa présence, à se soustraire au regard de sa sainteté ? Qui n’a à se reprocher de s’être caché, comme Adam, pour ne point entendre sa voix ?
D’autres faits viendraient au besoin appuyer notre explication. Il en est un déjà signalé qu’il peut-être utile de rappeler ici. La notion du Dieu suprême ne périt pas entièrement dans les cultes polythéistes ; mais le vrai Dieu y fut délaissé de plus en plus pour les divinités inférieures, parce qu’on était plus à l’aise avec les dieux qu’on avait faits, qu’avec Celui qui nous a faits et qui, par sa nature, ne peut tolérer l’aspect du mal. Le même fait se remarque encore aujourd’hui chez les nations idolâtres…
Partout, il est, vrai, les sectateurs de ces cultes veulent en rendre raison par une sorte d’humilité qui porte à s’adresser à Dieu au moyen des médiateurs qu’il est censé avoir établis lui-même ; mais pour peu qu’on sonde ces pratiques et la faveur qu’elles acquièrent, on ne tarde pas à leur découvrir le motif secret que d’autres considérations conduisaient d’avance à leur supposer. La seule cause adéquate d’un fait si universel dans une telle variété de situations et de doctrines, est cette tendance intérieure qui élève un mur de séparation entre l’Etre, dont l’idée seule est un impérieux appel à l’amendement, et l’homme dont tout l’effort est de s’y dérober. A cela se rattache dans un sens spirituel cette parole de l’Ancien Testament : Qu’on ne peut voir Dieu et vivre. Aussi le peuple dit-il à Moïse : « Parle, toi, avec nous, et nous écouterons, mais que Dieu ne parle point avec nous, de peur que nous ne mourions » (Exode 20.19).
Comme les Israélites, les hommes de tous les temps ont voulu placer entre l’Eternel et eux des intermédiaires, de peur de mourir, c’est-à-dire de pour d’être forcés par sa seule présence à détruire le corps du péché. Les justes seuls lui ont dit : « Fais-moi voir ta gloire » (Exode 33.18) ; seuls ils se sont écriés avec une sainte ardeur ; « O quand entrerai-je et me présenterai-je devant la face de mon Dieu ! » (Psaumes 42.2).
La tendance du cœur naturel qui a répandu sur l’Eglise, tantôt le formalisme de la foi, tantôt le formalisme du culte, tantôt le formalisme des œuvres mortes (abstinences, mortifications, etc.), parce qu’on consent à tout donner plutôt que de se donner soi-même ; la tendance qui porte tant de gens à se contenter d’une vague notion de l’Evangile, parce qu’ils sentent instinctivement qu’une connaissance plus étendue et plus claire de la vérité dérangerait forcément le genre de vie qu’ils veulent à tout prix conserver ; la tendance qui en pousse tant d’autres à nier le Christianisme sans examen, ou à le tenir pour non avenu, quoiqu’il les enserre de toutes parts, quand ils ne peuvent trouver d’accommodement avec lui ; cette tendance qui produit ici l’incrédulité, là la crédulité ; ici la superstition, là l’athéisme, comme refuges contre la voix qui nous crie d’en haut : Mon fils, donne-moi ton cœur ; cette tendance si profonde, si forte, si tenace, qui a revêtu tant de formes, mais qui s’est toujours manifestée de quelque manière, est, selon nous, ce qui précipita le monde ancien dans l’idolâtrie. La corruption, par où j’entends le fond désordonné de notre nature, enfanta l’erreur derrière laquelle elle chercha ensuite à s’abriter ; et ce qu’elle a fait autrefois dans le monde païen, elle le fait encore de mille manières dans le monde chrétien.