De la Trinité

LIVRE DEUXIÈME
MISSIONS ET APPARITIONS

Encore de l’égalité et de l’unité de substance dans les trois personnes divines. – Celui qui est envoyé n’est point inférieur à celui qui l’envoie. – Diverses apparitions de Dieu rapportées dans l’Ecriture. – La Sainte Trinité, immuable et invisible de sa nature, est présente en tout lieu. – Il y a en elle unité d’action dans la mission et dans l’apparition.

PRÉFACE

1. Ceux qui cherchent Dieu, et qui s’appliquent, selon la faiblesse de l’esprit humain, à comprendre le mystère de la sainte Trinité, entreprennent un travail laborieux et difficile. Car, d’un côté, l’intelligence elle-même s’émousse dans ses efforts pour fixer cette lumière inaccessible, et de l’autre, l’Ecriture renferme une foule d’expressions dont il n’est pas toujours bien facile de saisir le sens. Je crois que l’Esprit-Saint a permis ces difficultés afin d’humilier notre raison, et de la relever ensuite en la forçant de se laisser diriger et éclairer par la grâce de Jésus-Christ. C’est pourquoi, si vous parvenez en un tel sujet à découvrir la vérité pleine et entière, vous devez être facilement indulgent pour ceux qui s’égareraient dans les profondeurs de cet impénétrable mystère. Mais l’homme qui se trompe, doit se prémunir contre deux vices qu’on lui pardonnerait difficilement. Le premier serait de se montrer présomptueux, avant que d’avoir saisi la vérité, et le second serait de s’opiniâtrer à défendre une erreur prouvée et démontrée. Puisse le Seigneur exaucer ma prière, et me préserver de ces deux vices également contraires à la recherche de la vérité, et à la saine interprétation des saintes Ecritures ! Puisse-t-il aussi, comme je l’espère, me couvrir du bouclier de sa bonne volonté et de sa miséricorde, afin que je continue avec une ardeur nouvelle à étudier, soit dans l’Ecriture, soit dans la nature visible, la grande question de la nature divine. Au reste, ces deux sources ne nous sont ouvertes que pour nous faciliter la recherche et l’amour de Celui qui a inspiré l’une et créé l’autre.

Je n’hésiterai pas non plus à dire franchement ma pensée, et toujours je rechercherai l’approbation des gens judicieux, bien plus que je ne craindrai les critiques des méchants. Et en effet, la charité qui est la plus belle des vertus, est si modeste qu’elle emprunte volontiers le doux regard de la colombe, et l’humilité qui est sincère, évite avec soin d’employer la dent du dogue, même lorsqu’elle prouve invinciblement la vérité. D’ailleurs, je préfère les observations de tout censeur catholique aux louanges et aux flatteries d’un hérétique. Car celui qui aime réellement la vérité, ne doit craindre aucune critique. Et en effet, c’est ou un ennemi qui vous reprend, ou un ami. Si c’est un ennemi qui vous insulte, il faut le supporter ; si c’est un ami qui s’égare, il faut le ramener en la bonne voie, et s’il veut vous instruire, il faut l’écouter. Mais l’hérétique qui vous loue et qui vous flatte, ne fait que vous affermir dans votre erreur, et vous y enfoncer plus profondément. « Que le juste me reprenne donc, et me corrige avec charité, mais que l’huile du pécheur ne se répande point sur ma tête (Ps. CXL, 5) ».

CHAPITRE I

RÈGLES D’INTERPRÉTATION

2. Tout chrétien qui veut parler de Notre Seigneur Jésus-Christ, doit s’attacher inviolablement à la règle canonique qui est basée sur l’Ecriture et sur l’enseignement des docteurs catholiques. Or cette règle nous apprend à considérer le Fils de Dieu comme égal à son Père, selon la nature divine qu’il possède essentiellement, et inférieur au Père selon la forme d’esclave qu’il a daigné prendre. En cette forme il est inférieur au Père, et à l’Esprit-Saint. Que dis-je ? il est inférieur à lui-même, non certes en tant qu’il a été dans le temps, mais en tant qu’il est ; car en prenant la forme d’esclave, il n’a point dépouillé la forme de Dieu ; et c’est ce que j’ai prouvé dans le livre précédent par plusieurs citations des saintes Ecritures. Cependant il faut reconnaître que nos livres sacrés renferment quelques passages dont le sens peut sembler douteux. Le lecteur hésite donc à les entendre du Fils qui, comme homme, est inférieur au Père, ou du Fils qui, comme Dieu, est égal au Père. C’est qu’en effet nous disons du Fils qu’il est Dieu de Dieu, et lumière de lumière, tandis qu’en parlant du Père, nous disons simplement qu’il est Dieu, et non, Dieu de Dieu. Il est en effet évident que Dieu le Fils a un Père qui l’a engendré, et dont il est le Fils. Le Père au contraire ne doit rien au Fils, si ce n’est que par lui il est le Père. Car tout fils tient de son père tout ce qu’il est, et il ne peut cesser d’être son fils. Mais le père n’est point redevable à son fils de ce qu’il est, puisqu’il est son père.

3. Ainsi dans l’Ecriture certains passages marquent qu’entre le Père et le Fils il y a égalité et unité de nature. En voici quelques-uns : « Mon Père et moi sommes un ». Et encore : « Jésus-Christ ayant la nature de Dieu, n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu (Jean X, 30 ; Philipp. II, 6) ». Il serait facile de multiplier des citations semblables. Mais (l’un autre côté plusieurs textes prouvent que le Fils est inférieur au Père en tant qu’il a pris la forme d’esclave, et qu’il a revêtu l’infirmité de la nature humaine. « Le Père », dit Jésus-Christ, « est plus grand que moi » ; et encore : « Le Père ne juge personne, mais il a donné au Fils la puissance de juger ». Aussi ajoute-t-il, comme conséquence de cette première parole, « que cette puissance de juger lui a été donnée parce qu’il est Fils de l’homme (Jean XIV, 28 ; V, 22, 27) » Enfin quelques autres passages se taisent sur toute idée d’égalité, ou d’infériorité, et se bornent à exprimer ce que le Fils tient du Père. Tels sont ceux-ci : « Comme le Père a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d’avoir en soi la vie… et le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père (Jean, V, 26, 19).

Si l’on rapportait ce dernier texte à Jésus-Christ comme étant inférieur au Père, en tant qu’il a pris la forme d’esclave, il s’ensuivrait que le Père a marché le premier sur les eaux, qu’il a guéri avec de la salive et de la boue un aveugle-né, et qu’il a opéré tous les miracles que le Fils, comme homme, a faits parmi les hommes (Matt. XIV, 26 ; Jean IX, 6, 7). Autrement Jésus-Christ n’eût pu les faire, puisque « le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père ». Mais qui porterait jusqu’à ce point le délire et l’extravagance ? Le sens de ces paroles est donc d’abord, que la vie est immuable dans le Fils comme dans le Père, et que néanmoins le Fils est engendré du Père ; ensuite qu’il y a dans le Père et le Fils unité d’opération, et que néanmoins le Fils tient du Père qui l’a engendré, la puissance d’agir ; et en troisième lieu que le Fils voit le Père, mais de telle manière que de cette vue résulte le fait de sa génération. Et en effet, pour le Fils, voir le Père, c’est être du Père ou en être engendré ; et le voir agir, c’est agir également, mais non de lui-même, parce qu’il ne s’est pas engendré lui-même. Aussi dit-il que « quelque chose que le Fils voit faire au Père, il le fait aussi », parce qu’il est né du Père (Jean V, 19).

Mais ici il ne faut se représenter ni le peintre qui reproduit le tableau qu’il a sous les yeux, ni la main qui fixe par l’écriture les pensées de l’esprit ; c’est un ordre d’opération tout différent, car « quelque chose que le Père fasse, le Fils le fait également comme lui (Ibid.)

Ces derniers mots, également et comme lui, expriment qu’il y a unité d’opération dans le Père et le Fils, et ils indiquent en même temps que le Fils agit par le Père. C’est pourquoi « le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père ». Au reste, en parlant ainsi, les écrivains sacrés n’ont point voulu affirmer que le Fils, comme Dieu, est inférieur au Père, et ils se sont seulement proposé de nous marquer sa génération éternelle. C’est donc faussement que quelques-uns en concluent l’infériorité du Fils. Cette erreur provient en eux d’une connaissance peu approfondie de nos livres saints, et parce que la saine raison se refuse à interpréter ces divers passages du Fils de Dieu, comme homme, ils se troublent et s’égarent en leurs pensées. Voulons-nous éviter ce malheur ? attachons-nous fortement à la règle qui explique ces textes, non de l’infériorité du Fils, mais de sa génération, et voyons-y, non l’indice d’une inégalité quelconque entre le Père et le Fils, mais le mode de la naissance de celui-ci.

CHAPITRE II

DEUX SENS ÉGALEMENT VRAIS.

4. Il se rencontre donc dans l’Ecriture, comme je l’ai déjà observé, certains passages dont le sens semble douteux. Et, en effet, ils peuvent ou signifier que le Fils, en tant qu’homme, est inférieur au Père, ou affirmer que quoique parfaitement égal au Père, il est sorti de son sein. Dans ce cas, et si la difficulté ne peut être levée, je pense qu’on peut en toute sûreté entendre ces passages de Jésus-Christ, et comme homme et comme Dieu. En voici un exemple : « Ma doctrine, dit Jésus-Christ, n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé (Jean VII, 16) ». Or, cette parole peut s’appliquer à Jésus-Christ comme homme, ainsi que je l’ai démontré dans le livre précédent (Voyez Livre I, chap. 2) et aussi à Jésus-Christ comme Dieu, et en cette qualité égal au Père, quoiqu’il soit né du Père. Et, en effet, en tant que Jésus-Christ est Dieu, il ne faut pas distinguer en lui l’être et la vie, puisqu’il est lui-même la vie ; et de même on ne doit point séparer en lui la doctrine de la personne, parce qu’il est lui-même la doctrine céleste. Précédemment nous avons vu que cette parole : « Le Père a donné au Fils d’avoir la vie en soi », signifiait que le Père a engendré un Fils qui est lui-même la vie ; et c’est ainsi que cette autre parole : « Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé », indique que le Père a engendré un Fils qui est lui-même la doctrine céleste. En formulant cette affirmation, Jésus-Christ voulait dire : Je ne me suis point moi-même donné l’être, mais je l’ai reçu de celui qui m’a envoyé.

CHAPITRE III

L’ESPRIT-SAINT PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS.

5. Quant à l’Esprit-Saint, nous ne saurions sans doute dire « qu’il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave ». Et néanmoins à son égard Jésus-Christ s’exprime ainsi : « Lorsque l’Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, parce qu’il recevra de ce qui est à moi (Jean XVI, 13-15). Si le Sauveur n’eût immédiatement ajouté : « Tout ce qui est à mon Père, est à moi ; c’est pourquoi je vous ai dit que l’Esprit recevra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera », peut-être eussions-nous cru que l’Esprit-Saint était né du Fils, comme celui-ci est né du Père. Et, en effet, il avait dit en parlant de lui-même : « Ma doctrine n’est pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé », et en parlant de l’Esprit-Saint : « Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il a entendu » ; et encore : « Il recevra de ce qui est à moi, et il vous l’annoncera ». Toutefois, parce que le Sauveur explique ainsi cette dernière parole : « Il recevra de ce qui est à moi », en disant : « Tout ce qui est au Père est à moi, c’est pourquoi je vous ai dit que l’Esprit recevra de moi, et vous l’annoncera », nous ne pouvons pas ne point comprendre que l’Esprit-Saint recevra également du Père et du Fils. Telle est, en effet, la conséquence rigoureuse de ces paroles : « Lorsque le Consolateur sera venu, cet Esprit de vérité qui procède du Père, et que je vous enverrai de la part de mon Père, rendra témoignage de moi (Jean XV, 26) ». C’est donc comme procédant du Père que cet Esprit de vérité ne parle pas de lui-même. Mais ici il est utile de rappeler que le Fils n’est point inférieur au Père, parce qu’il a dit : « Le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père (Id. V, 19) ». Car il a prononcé ces paroles non comme homme, mais comme Dieu, ainsi que je l’ai prouvé, et c’est pourquoi elles signifient, non que le Fils est inférieur au Père, mais qu’il est engendré du Père. Et de même l’Esprit-Saint ne cesse point d’être égal au Père et au Fils, parce que Jésus-Christ a dit « qu’il ne parlera pas de lui-même, mais qu’il dira tout ce qu’il aura entendu ». Cette parole indique seulement que l’Esprit-Saint procède du Père. Mais puisque le Fils est né du Père, et que l’Esprit-Saint procède du Père, pourquoi ne les nommons-nous pas tous deux fils, engendrés ? Je me réserve de répondre plus tard à cette question, et de prouver, si le Seigneur m’en fait la grâce, que le Fils est Fils unique du Père, et que l’Esprit-Saint, quoique procédant du Père, n’en vient point par voie de filiation, ni de génération (Voyez livre XV, ch. XXV).

CHAPITRE IV

LE FILS GLORIFIÉ PAR LE PÈRE.

6. Et maintenant secouez votre sommeil, si vous le pouvez, ô vous qui vous flattez d’appuyer l’infériorité du Fils à l’égard du Père sur cette parole : « Père, glorifiez-moi (Jean XVII, 1) ». Eh quoi ! voilà que l’Esprit-Saint lui-même glorifie le Fils ! mais est-ce une raison pour affirmer qu’il lui est supérieur ? Or, l’Esprit-Saint ne glorifie le Fils que parce qu’il reçoit du Fils, et il n’en reçoit ce qu’il doit annoncer que parce que le Fils lui-même a tout ce que possède le Père. Ainsi il est évident que tout ce qui est au Père, appartient non-seulement au Fils, mais encore à l’Esprit-Saint, puisque ce dernier a le pouvoir de glorifier le même Fils que le Père glorifie. Enfin, si mes adversaires veulent’ absolument que celui qui glorifie soit plus grand que celui qui est glorifié, du moins ne pourront-ils pas ne point reconnaître une égalité parfaite entre le Père et le Fils qui se glorifient réciproquement. Il est en effet écrit que le Fils glorifie le Père. « Père, dit Jésus-Christ, je vous ai glorifié sur la terre (Jean XVII, 4) ». Mais qu’ils évitent alors une nouvelle erreur, qui serait de croire l’Esprit-Saint supérieur au Père et au Fils, parce que, d’un côté, il glorifie le Fils que glorifie aussi le Père, et que, de l’autre, l’Ecriture ne dit nulle part qu’il soit lui-même glorifié par le Père, ou par le Fils.

CHAPITRE V

LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT ENVOYÉS PAR LE PÈRE.

7. Convaincus sur ce point, mes adversaires se retournent vers un autre, et disent : Celui qui envoie, est évidemment plus grand que celui qui est envoyé. Le Père est donc plus grand que le Fils, puisque celui-ci ne cesse de se dire envoyé par le Père, et il est encore plus grand que l’Esprit-Saint, puisque le Fils dit de ce dernier que « le Père l’enverra en son nom (Id. XIV, 26) ». Quant à l’Esprit-Saint, il est certainement inférieur au Père qui l’envoie, comme je viens de le rappeler, et inférieur aussi au Fils qui disait à ses apôtres : « Si je m’en vais, je vous l’enverrai ». Voilà bien l’objection ; et pour la résoudre avec plus de netteté, je demande tout d’abord d’où le Fils a-t-il été envoyé, et où est-il venu ? « Je suis sorti de mon Père, dit-il lui-même, et je suis venu dans le monde (Id., XVI, 7, 28) ». Ainsi le Fils est envoyé, parce qu’il sort de son Père, et vient dans le monde. Mais que signifie donc ce passage du même évangéliste : « Le Verbe était dans « le monde, et le monde a été fait par lui, et « le monde ne l’a pas connu » ; et, ajoute-t-il, « il est venu chez lui (Id. I, 10, 11) » ? Ainsi le Fils a été envoyé là où il est venu ; mais si en sortant de son Père il est venu dans le monde, où il était déjà, il a donc été envoyé là où il était. Et, en effet, nous lisons dans les prophètes, que le Seigneur dit : « Je remplis le ciel et la terre (Jer. XXIII, 24) ». Quelques interprètes attribuent même cette parole au Fils qui, selon eux, l’aurait ou inspirée au prophète, ou prononcée par sa bouche. Quoiqu’il en soit, le Fils n’a pu être envoyé que là où il était déjà. Car où n’est pas Celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre » ?

Voulez-vous rapporter cette parole au Père ? J’y consens ; mais où le Père peut-il être sans son Verbe ; et sans cette sagesse qui « atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et dispose toutes choses avec douceur (Sag. VIII, 1) » ? Bien plus, où peut-il être sans son Esprit ? Aussi l’Esprit-Saint lui-même a-t-il été envoyé là où il était. C’est ce que nous fait comprendre le psalmiste, lorsque, voulant exprimer que Dieu est présent en tous lieux, et qu’il ne pouvait se dérober à ses regards, il nommait tout d’abord l’Esprit. Saint, et s’écriait : « Seigneur, où irai-je de devant votre Esprit ? Où fuir devant votre face ? Si je monte vers les cieux, vous y êtes ? Si je descends au fond des enfers, vous voilà (Ps. CXXXVIII) ».

8. Mais puisque le Fils et l’Esprit-Saint sont envoyés là où ils étaient déjà, il ne nous reste plus qu’à expliquer le mode de cette mission du Fils et du Saint-Esprit : car, pour le Père, nous ne lisons nulle part qu’il soit envoyé. Et d’abord je transcris, relativement au Fils, ce passage de l’Apôtre : « Lorsque les temps furent accomplis, Dieu envoya son Fils, formé d’une femme et assujetti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous sa loi (Gal. IV, 4) ». Cette expression, « formé d’une femme », signifie pour tout catholique, non que Marie perdit alors sa virginité, mais seulement, et selon une façon de parler qui est ordinaire aux Hébreux, qu’elle devint mère. Lors donc que l’Apôtre dit « que Dieu envoya son Fils formé d’une femme », il indique évidemment que Dieu l’envoya là où il devait se faire homme. Car, en tant qu’il est né de Dieu, le Fils était déjà dans le monde ; mais en tant qu’il est né de la Vierge Marie, il fut envoyé, et il vint dans le monde. Au reste, il a été envoyé conjointement par le Père et l’Esprit-Saint. Et, en effet, on ne saurait tout d’abord comprendre que la naissance humaine du Verbe ait pu avoir lieu sans le concours de l’Esprit-Saint ; et puis l’Evangile nous l’affirme ouvertement. La Vierge Marie dit à l’ange : « Comment cela se fera-t-il ? » et l’ange lui répondit : « L’Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ». Aussi saint Matthieu dit-il qu’ « elle se trouva avoir conçu du Saint-Esprit (Luc I, 34, 35 ; Matt. I, 18) ». Enfin, c’est de son futur avènement en la chair que Jésus-Christ lui-même a dit par la bouche d’Isaïe : « Le Seigneur et son Esprit m’ont envoyé (Isa. XLVIII, 16) ».

9. Peut-être aussi quelqu’un de mes adversaires me pressera-t-il jusqu’à me faire dire que le Fils s’est envoyé lui-même. Et, en effet, la conception de Marie et son enfantement sont une œuvre de la Trinité tout entière, puisque les trois personnes divines coopèrent également à la création des êtres. Comment donc, direz-vous, le Fils est-il envoyé par le Père, s’il s’envoie lui-même ? Avant toute réponse, je demande à mon tour qu’on m’explique comment le Père sanctifie le Fils, puisque celui-ci se sanctifie lui-même ? Or, Jésus-Christ a expressément formulé cette double vérité. « Moi, dit-il, que le Père a sanctifié et envoyé au monde, vous dites que je blasphème, parce que j’ai dit : Je suis Fils de Dieu (Jean X, 36) », et dans un autre endroit, il dit : « Je me sanctifie pour eux (Id. XVII, 19) ». Je demande encore comment le Père a pu livrer son Fils à la mort, puisqu’il s’y est livré lui-même. C’est ce que nous enseigne l’Apôtre, quand il nous dit que « Dieu n’a pas épargné son propre Fils, et qu’il l’a livré pour nous tous » ; et parlant ailleurs du Sauveur et de sa rédemption, il écrit ces mots : « Il m’a aimé, et il s’est livré pour moi (Rom. VIII, 32 ; Galat. II, 20) ». Avec un peu de science théologique, on me répondra que dans le Père et le Fils il y a unité de volonté, non moins qu’unité d’opération. Comprenons donc que si le mystère de l’Incarnation du Verbe et celui de sa naissance du sein de la Vierge Marie, nous révèlent qu’il a été envoyé par le Père, il n’est pas moins certain que ces deux mystères sont l’œuvre conjointe et unique du Père et du Fils. Il faut aussi leur adjoindre l’Esprit-Saint, car l’Evangile dit expressément que « Marie se trouva avoir conçu du Saint-Esprit ».

Cette manière d’élucider la question nous fera comprendre plus facilement le sens de cette assertion : Dieu le Père a envoyé son Fils, il lui a commandé de venir dans le monde, et soudain le Fils a obéi, et est venu. Mais le Père a-t-il simplement manifesté un désir, ou bien a-t-il donné un ordre formel ? Peu importe, puisque dans un cas, comme dans l’autre, le Père a déclaré sa volonté par sa parole. Or, la parole ou le Verbe de Dieu n’est autre que le Fils de Dieu. C’est pourquoi, dès là que le Père a envoyé le Fils par sa parole, on est en droit de conclure que cette mission n’est pas moins l’œuvre du Fils que celle du Père. Le Père envoie le Fils, et le Fils s’envoie lui-même, parce qu’il est le Verbe, ou la Parole du Père. Eh ! qui pourrait en effet proférer cet horrible blasphème, et dire que le Père a prononcé une parole rapide et passagère pour envoyer son Verbe éternel, et faire que dans le temps il apparût en notre chair ? Mais la vérité est qu’en Dieu était le Verbe, qu’au commencement le Verbe était avec Dieu, et qu’il était Dieu lui-même. Ainsi cette sagesse divine qui n’est point bornée par le temps, a daigné dans le temps prendre la nature humaine. Et comme en dehors de tout calcul de temps et de durée, le Verbe était au commencement, et que le Verbe était avec Dieu, et que le Verbe était Dieu, éternellement aussi résidait dans le Verbe le décret ou la parole qui réglait que dans le temps le Verbe se ferait chair, et qu’il habiterait parmi nous (Jean I, 1, 2, 14). Lors donc que la plénitude des temps fut arrivée, « Dieu envoya son Fils formé d’une femme (Gal. IV, 4) », c’est-à-dire né dans le temps, afin que son Verbe devînt homme et qu’il parût au milieu des hommes. Mais le Verbe avait de toute éternité fixé en lui-même le moment où il se manifesterait dans le temps. Car l’ordre des temps et la succession des siècles sont éternels en la sagesse de Dieu.

Or, puisque nous reconnaissons que le décret qui réglait l’incarnation appartient également au Père et au Fils, nous pouvons dire avec raison que celui des deux qui a paru en notre chair, a été envoyé, et que l’autre qui ne s’est point manifesté, l’a envoyé. Car les œuvres extérieures qui paraissent à nos yeux, se réalisent en Dieu dans le secret de la Divinité, et c’est pourquoi on les dit envoyées, missa. Au reste, c’est la personne du Fils qui s’est faite homme, et non celle du Père. Aussi disons-nous que dans ce mystère le Père a envoyé le Fils, parce qu’étant, avec son Fils, Dieu et invisible, il a fait que ce Fils s’est rendu visible. Mais si le Fils, en se rendant visible, eût cessé d’être invisible ainsi que le Père, c’est-à-dire si la nature invisible du Verbe se fût changée et transformée en une créature visible, on comprendrait bien que le Père envoie le Fils, quoique l’on ne puisse concevoir aussi facilement que le Fils reçoive de lui-même sa mission, ainsi qu’il la reçoit du Père. Mais parce que le Fils, en prenant la forme d’esclave, a conservé la forme divine en toute son intégrité, il est évident que le Père et le Fils, par une opération secrète et invisible, ont fait que le Fils apparût parmi les hommes. En d’autres termes, le Père invisible et le Fils invisible ont envoyé le Fils, afin qu’il se manifestât au monde. Pourquoi donc Jésus-Christ dit-il : « Je ne suis point venu de moi-même ? » C’est qu’il parlait en tant qu’homme ; et c’est en ce même sens qu’il ajoutait encore : « Je ne juge personne (Jean VIII, 42, 15) ».

10. Nous disons donc que Dieu le Fils a été envoyé, parce qu’étant comme Dieu caché aux regards des hommes, il s’est rendu visible comme homme. Et de même il est aisé de comprendre que l’Esprit-Saint est également envoyé. Car nous savons que cet Esprit divin s’est manifesté quelquefois sous une forme sensible et matérielle. Ainsi, au baptême de Jésus-Christ, il descendit sur lui sous la forme d’une colombe ; et au jour de la Pentecôte, il s’annonça d’abord par un vent violent, et les apôtres virent ensuite comme des langues de feu qui se partagèrent et se reposèrent sur chacun d’eux (Matt. III, 16 ; Act. II, 2-4). C’est cette manifestation visible de l’action secrète de l’Esprit. Saint que nous appelons Mission. Sans doute, il n’apparut pas en cette nature invisible et incommunicable qui lui est commune avec le Père et le Fils, mais il voulut exciter, par ces signes sensibles, l’attention des hommes, afin que de cette manifestation temporelle, ils s’élevassent à la pensée de sa présence éternelle et invisible.

CHAPITRE VI

LE SAINT-ESPRIT NE S’EST PAS INCARNÉ COMME LE FILS.

11. Nous observons aussi que nulle part l’Ecriture ne dit que le Père est plus grand que l’Esprit-Saint, ni que celui-ci soit inférieur au Père. La raison en est que l’Esprit-Saint ne s’est point uni hypostatiquement aux créatures dont il empruntait la forme pour se rendre visible, comme le Verbe divin s’est uni à la nature humaine, et s’est manifesté en cette nature. Car en Jésus-Christ la divinité était unie à l’humanité d’une manière bien plus excellente que dans les saints qui participent à la sainteté de Dieu, et si comme homme il surpassait tous les hommes en sagesse, ce n’était point qu’il eût plus abondamment puisé dans la plénitude du Verbe, mais c’était qu’en lui il n’y avait qu’une seule personne, la personne du Verbe. Et, en effet, il est bien différent d’affirmer que le Verbe est dans la chair, ou que le Verbe est chair, c’est-à-dire que le Verbe est dans l’homme, ou que le Verbe est homme. Au reste, ici, le mot chair signifie homme, comme dans ce passage de l’Evangile : « Le Verbe s’est fait chair » ; et encore : « Toute chair verra également le salut de Dieu (Jean I, 14 ; Luc III, 6) ». Car, qui oserait dire que ces derniers mots désignent une créature inanimée et irraisonnable ? Evidemment toute chair veut dire tout homme.

Il est donc vrai de dire que l’Esprit-Saint ne s’est point uni la créature dont il a emprunté la forme pour se manifester, de la même manière que le Fils de Dieu s’est uni la nature humaine, qu’il a prise dans le sein de la Vierge Marie. Car ce divin Esprit n’a point béatifié la colombe, ni le vent, ni le feu, et il ne s’est joint à aucun de ces éléments en unité de personne et par une union éternelle. On serait également dans l’erreur, si l’on affirmait que ces éléments n’étaient point de simples créatures, et que l’Esprit-Saint, comme s’il était muable et changeant de sa nature, s’était transformé en colombe, en souffle, ou en feu, ainsi que l’eau se convertit en glace. La vérité est que ces diverses créatures se montrèrent en temps opportun, se réjouissant de servir leur Créateur, et obéissant à l’ordre de Celui qui est par essence immuable et éternel. C’est ainsi qu’elles symbolisèrent son opération divine, et qu’elles la manifestèrent aux hommes sous de mystérieux emblèmes. Sans doute, saint Matthieu nous dit que la colombe représentait l’Esprit-Saint, et au livre des Actes saint Luc marque expressément qu’à la Pentecôte ce même Esprit parut sous la figure de langues de feu. « Il parut », dit-il, « comme des langues de feu qui se partagèrent, et se reposèrent sur chacun d’eux. Et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l’Esprit-Saint les faisait parler (Act. II, 3, 1) ». Toutefois, il nous est défendu de dire que le Saint-Esprit était tout ensemble Dieu et colombe, Dieu et langues de feu, comme nous disons du Fils qu’il est Dieu et homme, et même qu’il est l’Agneau de Dieu. Cette dernière expression se rapporte à cette parole du saint précurseur : « Voici l’Agneau de Dieu (Jean I, 29) », et à la vision que saint Jean rapporte dans son Apocalypse, et où il vit Jésus-Christ comme un agneau immolé (Apoc. V, 6). Et en effet, dans cette vision, le prophète ne vit point des yeux du corps un agneau matériel et sensible, et il aperçut seulement du’ regard une forme idéale. Jean-Baptiste, au contraire, et les apôtres virent réellement et de leurs yeux une colombe et des langues de feu.

J’avoue néanmoins qu’au sujet de ces langues on peut demander, en interprétant rigoureusement le texte de saint Luc, si les apôtres les virent des yeux du corps, ou du regard de l’esprit. Car l’évangéliste ne dit pas que les Apôtres virent comme des langues de feu se partager, mais qu’il parut comme des langues de feu. Or, nous ne disons pas dans le même sens : il parut, et j’ai vu. Quand il s’agit de formes corporelles qui se montrent en des visions imaginatives, nous disons également : il parut, et j’ai vu ; et quand il s’agit de corps réels et sensibles qui se présentent devant nos yeux, nous ne disons point ordinairement : il parut, mais j’ai vu. Il est donc permis de demander au sujet de ce feu, de quelle manière il a été vu. Les Apôtres le virent-ils par le regard intérieur de l’âme, ou des yeux du corps ? Je n’ose le décider. Mais pour ce qui est de la colombe, comme l’Evangile dit qu’elle parut sous une forme sensible et corporelle, on ne peut douter qu’elle n’ait été vue des yeux du corps.

Observons encore qu’il serait inexact de dire que le Saint-Esprit était colombe, ou feu, dans le même sens que nous nommons Jésus-Christ la pierre, selon cette parole de l’Apôtre : « Or, cette pierre était le Christ (I Cor. X, 4) ». Car cette pierre existait précédemment, et parce que son action symbolisait le Christ, elle en reçut le nom. Il en est de même de la pierre que prit Jacob, sur laquelle il s’endormit, et qu’il oignit ensuite d’huile pour la consacrer au Seigneur. Enfin, Isaac lui-même était la figure de Jésus-Christ lorsqu’il portait le bois du sacrifice (Gen. XXVIII, 6 ; XXII, 6). Ici la pierre et le bois existaient antérieurement, et ils ne symbolisèrent Jésus-Christ que par une action extérieure et interprétative. La colombe, au contraire, et le feu furent instantanément créés pour exprimer l’opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi je les comparerais volontiers au buisson ardent que vit Moïse, à la colonne de feu qui guidait les Israélites dans le désert, et aux éclats de la foudre qui ébranlait le Sinaï, lorsque Dieu y promulgua sa loi (Exod. III, 2 ; XIII, 21, 22 ; XIX 16). Et en effet, il y avait là une forme sensible et passagère qui annonçait la présence du Seigneur.

CHAPITRE VII

APPARITIONS DIVINES.

12. C’est donc par rapport à ces formes corporelles que nous disons que le Saint-Esprit a été envoyé ; car elles n’existèrent que pour symboliser son opération secrète, et pour la rendre temporellement sensible aux regards des hommes. Toutefois, nous n’affirmons point que le Saint-Esprit soit inférieur au Père, ainsi que nous le disons du Fils, en tant qu’il est homme. C’est que le Fils s’est uni la nature humaine en unité de personne ; tandis que ces formes ne furent créées que pour signifier l’opération du Saint-Esprit, et qu’elles cessèrent ensuite d’exister. Mais pourquoi ne disons-nous pas que le Père a été envoyé, quoiqu’il se soit montré sous ces figures sensibles et corporelles, telles que le buisson ardent, la colonne de feu et de nuée, et les éclats du tonnerre, quoiqu’il ait alors parlé à nos pères, ainsi que l’Ecriture nous l’atteste ? Et en effet, Dieu le Père se révélait aux regards des hommes par ces formes corporelles et sensibles. Si, au contraire, c’était le Fils qui se manifestait ainsi, pourquoi n’est-il dit envoyé par le Père que bien des siècles plus tard, et seulement lorsqu’il a été formé d’une femme ? « Quand la plénitude des temps fut arrivée, dit l’Apôtre, Dieu envoya son Fils formé d’une femme (Gal. IV, 4) ». Or, ce même Fils n’avait pas été précédemment envoyé, quand il parlait à nos pères sous ces formes mobiles et passagères. D’ailleurs, en admettant que l’on ne puisse véritablement dire du Fils qu’il a été envoyé, si l’on ne se reporte au mystère de l’incarnation ; pourquoi le disons-nous du Saint-Esprit, qui jamais ne s’est uni à aucune créature ? Enfin, voulez-vous ne plus reconnaître en ces figures dont nous parlent la loi et les prophètes, ni le Père, ni le Fils, mais le Saint-Esprit ? je vous demanderai encore pourquoi ce n’est que dans l’Evangile que cet Esprit est dit envoyé, quoiqu’il soit évident qu’il l’ait été longtemps auparavant, et de diverses manières ?

13. Ces questions sont difficiles et perplexes, et avant d’en aborder la solution, je dois rechercher si sous ces formes corporelles et sensibles les trois personnes divines se manifestaient séparément, en sorte que, tantôt ce fût le Père, tantôt le Fils, ou le Saint-Esprit, ou bien si c’était la Trinité entière sans distinction de personnes, et comme n’étant qu’un seul et unique Dieu. En second lieu, quel que soit le résultat de mes recherches, je demanderai encore si Dieu créa réellement alors la créature dont il se servit pour se montrer aux ‘yeux des hommes, ou si les anges qui existaient déjà, et qui étaient envoyés pour parler au nom de Dieu, revêtaient selon les besoins de leur ministère la forme d’une créature corporelle et sensible. Peut-être aussi, comme ils ne sont point soumis à leurs corps, mais qu’ils le régissent à leur gré, ont-ils pu, en vertu de la puissance que le Seigneur leur a donnée, transformer ce corps en la forme qu’ils jugeaient la plus convenable à leur mission. Enfin, j’examinerai, et c’est là le point culminant de la question, si le Fils et l’Esprit-Saint ont été envoyés avant l’époque qui est marquée dans l’Evangile, et s’ils l’ont été, quelle différence existe entre cette mission première et celle que les évangélistes nous racontent, ou bien faut-il dire que le Fils n’a été envoyé qu’au moment où il s’incarna dans le sein de la Vierge Marie, et qu’également l’Esprit-Saint n’a été envoyé qu’au jour où il se montra visiblement sous la forme d’une colombe ou de langues de feu ?

CHAPITRE VIII

TOUTE LA TRINITÉ ÉGALEMENT INVISIBLE.

14. Mais d’abord je laisse de côté ceux qui, ne s’inspirant que de la chair, disent que le Fils unique de Dieu, qui est son Verbe et sa Sagesse, et qui, toujours immuable en lui-même, renouvelle sans cesse toutes choses, a été non-seulement soumis au changement, mais encore qu’il s’est rendu visible à nos yeux. Leur erreur vient de ce qu’ils appliquent à l’étude de la religion un esprit plus rempli de pensées basses et terrestres que de sentiments religieux. Et, en effet, considérons notre âme : elle est une substance spirituelle, et elle n’a pu recevoir l’être que de Celui par qui toutes choses ont été faites et sans lequel rien n’a été fait. Eh bien ! je dis que cette âme, quoique sujette au changement, n’est point visible. Pourquoi donc mes adversaires le croient-ils du Verbe, qui est la sagesse même de Dieu et qui a créé notre âme ? D’ailleurs cette sagesse divine n’est pas seulement invisible comme l’est notre âme, mais de plus elle est immuable, ce que notre âme ne saurait jamais être. C’est cet attribut que proclame l’Ecriture quand elle dit, en parlant de la sagesse divine, « qu’immuable en soi, elle renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27) ». Il est vrai que pour étayer cette erreur sur le témoignage des saintes Ecritures, on cite deux passages de l’Apôtre. Mais on les prend dans un sens faux, puisqu’on n’applique qu’à Dieu le Père, et non au Fils et au Saint-Esprit, ce que l’Apôtre dit de la Trinité entière. Au reste, voici ces deux passages : « Au Roi des siècles, au Dieu qui est l’immortel, l’invisible, l’unique, honneur et gloire dans les siècles des siècles… Celui qui est souverainement heureux, le seul puissant, le Roi des rois, et le Seigneur des seigneurs ; qui seul possède l’immortalité ; qui habite une lumière inaccessible, et qu’aucun homme n’a vu et ne peut voir (I Tim. I, 17 ; VI, 15, 16). Et maintenant, pour ce qui est du véritable sens de ces passages, je crois en avoir déjà suffisamment donné l’explication.

CHAPITRE IX

OBJECTIONS : RÉPONSES.

15. Je reviens donc à ceux qui veulent les entendre séparément de Dieu le Père, et se refusent à les appliquer au Fils et au Saint-Esprit. Ils affirment, en conséquence, que le Fils s’est rendu visible bien des siècles avant son incarnation dans le sein de la Vierge Marie. Car, disent-ils, il a apparu aux patriarches. Mais, leur répondrai-je, si le Fils est visible de sa nature, il est également mortel de sa nature, puisque, selon vous, c’est uniquement au Père que se rapporte cette parole : « Qui seul possède l’immortalité ». Si, au contraire, le Fils n’est mortel que parce qu’il a pris la nature humaine, souffrez aussi qu’il n’ait été visible qu’en cette nature. Point du tout, répliquent-ils : de même que le Fils était visible avant l’incarnation, il était également mortel avant l’incarnation. Cette dernière assertion vous étonne ; mais si mes adversaires reconnaissaient que le Fils n’est devenu mortel qu’en se faisant homme, ils seraient forcés d’avouer qu’il est immortel comme le Père, car étant son Verbe, et celui par qui tout a été fait, il possède essentiellement l’immortalité. De plus, ils ne sauraient dire qu’en prenant une chair mortelle, le Fils a perdu ses droits à l’immortalité, puisque notre âme elle-même n’est point soumise à la loi de mort qui frappe le corps. Car Jésus-Christ nous a dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme (Matt. X, 28) ». Quant à la personne de l’Esprit-Saint, elle est encore pour eux un sujet de nouvelles perplexités. Et, en effet, supposons que le Fils soit mortel parce qu’il a pris une nature mortelle, comment peuvent-ils dire que le Père seul, à l’exclusion du Fils et du Saint-Esprit, possède l’immortalité, puisque le Saint-Esprit, qui ne s’est point incarné, serait également mortel ? Il faut donc en conclure que si le Fils est mortel, ce n’est point uniquement parce qu’il s’est fait homme. D’un autre côté, si l’Esprit-Saint est immortel, ce n’est donc plus seulement du Père qu’il a été dit « que Dieu seul possède l’immortalité ».

Pour se tirer d’embarras, mes adversaires affirment qu’avant le mystère de l’Incarnation le Fils était de lui-même mortel, parce que, disent-ils, tout changement notable peut être appelé une mort. Ainsi nous disons que notre âme meurt, non certes en ce sens qu’elle se transforme en notre corps, ou en toute autre substance matérielle, mais en ce sens que restant immuablement ce qu’elle est, elle passe d’un état à un autre, et cesse d’être affectée aujourd’hui comme elle l’était hier. Or, ce sont ces variations d’état et d’affections qu’on nomme la mort de l’âme. Avant donc, poursuivent-ils, que le Fils de Dieu fût né de la Vierge Marie, il a apparu aux patriarches, non une seule fois et sous une seule forme, mais plusieurs fois et sous plusieurs formes. C’est pourquoi il est visible de sa nature, puisqu’ antérieurement au mystère de l’Incarnation, il s’est rendu sensible aux regards de l’homme, et il est également mortel, parce qu’il a subi divers changements. On doit aussi appliquer ce raisonnement à l’Esprit-Saint, qui s’est montré tantôt sous la forme d’une colombe, et tantôt sous celle de langues de feu. Ainsi, concluent mes adversaires, ce n’est point à la Trinité entière, mais unique. ment et tout spécialement au Père que conviennent ces paroles de l’Apôtre : « A Dieu seul, l’immortel et l’invisible, honneur et gloire ; lui seul possède l’immortalité et habite une lumière inaccessible ; nul homme ne l’a vu et ne peut le voir (I Tim. I, 17 ; VI, 15, 16) ».

16. Mais, je le répète, je laisse de côté ces adversaires qui ne sont pas même capables de comprendre que notre âme est une substance spirituelle et invisible. Combien sont-ils donc plus incapables encore de pénétrer les mystères de l’essence divine. Entendront-ils jamais comment les trois personnes de l’auguste Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ne sont qu’un seul Dieu, vrai, invisible, immuable, comment la réunion de ces attributs les établit dans une véritable et parfaite immortalité ? Pour moi, je crois que nul homme n’a contemplé de ses yeux l’essence divine, et par conséquent qu’il n’a pu voir ni le Père, ni le Fils, ni l’Esprit-Saint, si ce n’est par l’intermédiaire d’une créature sensible et corporelle. Mais lorsqu’antérieurement à l’incarnation du Verbe, le Seigneur a daigné apparaître à nos pères, est-ce la Trinité entière qui s’est manifestée, ou seulement une des trois personnes divines, en sorte que chacune d’elles se soit montrée successivement ? Telle est la question que je me propose d’étudier avec la paix de l’Eglise catholique et en esprit de paix. Si je me trompe, j’accepte d’avance toutes les observations que mes frères m’adresseront par amour de la vérité, et même toutes les critiques de mes adversaires, quelque mordantes qu’elles puissent être, pourvu qu’elles soient fondées et sincères.

CHAPITRE X

APPARITIONS DE DIEU À ADAM, À ABRAHAM.

17. Et d’abord nous lisons au livre de la Genèse, que le Seigneur parla à l’homme qu’il avait formé du limon de la terre. Mais si nous prenons ici les paroles de l’Ecriture dans leur sens littéral, et si nous en excluons toute signification figurée, il semble que Dieu prit une forme humaine pour converser avec l’homme. Sans doute l’écrivain sacré ne l’affirme point positivement, mais cela résulte de l’ensemble de son récit, et spécialement de certains détails bien circonstanciés. Ainsi Adam entendant la voix de Dieu qui, vers le soir, se promenait dans le paradis terrestre, se cacha parmi les arbres qui étaient dans le jardin, et lorsque Dieu lui dit : « Adam, où es-tu ? » il lui répondit : « J’ai entendu votre voix et je me suis caché de votre face, parce que j’étais nu (Gen. III, 8, 10) ». Or, je ne vois pas comment Dieu aurait pu, dans la rigueur des termes, marcher et parler, si ce n’est sous une forme humaine. Et, en effet, l’on ne peut dire qu’Adam entendit seulement le son d’une voix, puisque Moïse affirme que Dieu marcha. Et d’un autre côté, l’on ne peut soutenir qu’en marchant Dieu ne se soit rendu visible, puisqu’il est dit qu’Adam se relira de devant sa face. Quelle était donc cette personne divine ? Était-ce le Père, ou le Fils, ou le Saint-Esprit ? Ou bien la Trinité tout entière conversait-elle avec l’homme sous une forme humaine ?

Mais l’usage de l’Ecriture n’est point de passer brusquement d’une personne à l’autre, et ainsi celle qui parle ici à Adam, paraît être la même qui avait dit : « Que la lumière soit ; « que le firmament soit (Id. I, 3, 6) », et qui se montra dans les autres jours de la création. Or, nous reconnaissons que cette personne est Dieu le Père, qui par sa parole créa le monde. Il fit donc toutes choses par son Verbe, et la foi catholique nous apprend que ce Verbe est son Fils unique. Mais si Dieu le Père a parlé au premier homme, s’il s’est promené vers le soir dans le paradis terrestre, et si Adam pécheur s’est caché de devant sa face dans les bosquets du jardin, pourquoi n’admettrions-nous pas qu’il soit également apparu à Abraham, à Moïse, et à plusieurs autres ? Qui l’empêchait en effet de le faire selon son bon plaisir, et par l’intermédiaire d’une créature muable et visible, tandis que lui-même restait toujours de sa nature immuable et invisible ? Toutefois, qui vous a dit, m’objecterez-vous, que l’écrivain sacré n’a point passé secrètement d’une personne à une autre, et qu’après nous avoir montré le Père créant par son Verbe la lumière et l’ensemble de l’univers, il n’indique pas ici le Fils, comme étant la personne divine qui parle à l’homme ? Sans doute il ne l’affirme pas expressément, mais il le propose à nos recherches et à notre intelligence.

18. Que celui donc qui possède un œil assez vif pour pénétrer ce mystère, y applique son esprit, et qu’il cherche à découvrir si par l’intermédiaire d’une créature sensible, le Père a pu se manifester aux regards des hommes, ou bien si ces diverses apparitions doivent exclusivement être rapportées au Fils et au Saint-Esprit. Je souhaite qu’il réussisse dans cette recherche, et qu’il lui soit donné d’éclaircir et d’expliquer ce mystère. Pour moi, je m’en tiens au texte même de l’Ecriture, et je regarde comme secrète et impénétrable la manière dont le Seigneur a parlé à l’homme. D’ailleurs il ne me paraît pas évident qu’Adam et Eve aient aperçu Dieu des yeux du corps ; et puis se présente cette grande question : Comment leurs yeux s’ouvrirent-ils, dès qu’ils eurent mangé du fruit défendu ? est-ce qu’auparavant ils étaient fermés (Gen. III, 7) ? Cependant il ne me semble point téméraire de dire que l’Ecriture, en mentionnant le jardin de délices comme un séjour terrestre, suppose par cela même que Dieu ne pouvait s’y promener que sous une forme humaine. Et en effet, l’on n’est point admis à supposer que l’homme entendît seulement une simple voix, sans voir une figure quelconque, et bien qu’il soit expressément marqué « qu’Adam se cacha de devant la face du Seigneur », on ne doit pas conclure qu’il le voyait habituellement. Eh ! sans pouvoir contempler Dieu, Adam ne craignait-il pas d’en être vu, parce qu’il avait entendu sa voix, et qu’il avait senti sa présence dans le paradis terrestre ? Caïn disait aussi au Seigneur : « Voilà que je me cacherai de devant votre face (Gen. IV, 14) ». Et néanmoins nous ne sommes point forcés d’avouer que Caïn vit Dieu des yeux du corps, et sous une forme sensible, quoiqu’il entendît distinctement la voix qui lui parlait, et qui lui reprochait son crime.

Au reste, il est difficile d’expliquer comment Dieu faisait alors entendre sa voix aux hommes, et principalement à Adam. D’ailleurs cette recherche est étrangère à mon sujet, et je me propose seulement cette question. S’il n’y avait dans ces apparitions de Dieu aux premiers hommes qu’une voix et un son qui leur rendit sa présence plus sensible, pourquoi n’y reconnaîtrais-je pas la personne du Père ? En vérité, je ne vois rien qui s’y oppose. Car c’est le Père qui se manifeste et qui parle, lorsque sur la montagne Jésus est transfiguré en la présence de trois de ses apôtres. C’est lui encore qui se fait entendre, lorsqu’au baptême de Jésus, l’Esprit-Saint descend sur lui en forme de colombe (Matt. XVII, 5 ; III, 17), et qui, exauçant cette prière du même Jésus : « Mon Père, glorifiez votre Fils », dit : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore (Jean, XII, 28.) ». Ce n’est point, il est vrai, qu’ici Dieu le Père agisse sans son Fils et sans l’Esprit-Saint, puisque toute œuvre extérieure est commune aux trois personnes divines. Mais je veux dire que cette voix révélait seulement la personne du Père, de même que le mystère de l’Incarnation est l’ouvrage de la Trinité entière, et que néanmoins la personne seule du Fils s’est incarnée. Et en effet, si la Trinité invisible nous a rendu visible par l’Incarnation la seule personne du Fils, pourquoi ne verrions-nous pas dans la parole que Dieu adresse à Adam et l’action de la Trinité entière, et la manifestation spéciale d’une des trois personnes divines ?

D’ailleurs nous sommes contraints d’attribuer uniquement au Père cette parole : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé (Matt. III, 17). Car on ne saurait dire, ni croire que Jésus-Christ est le Fils de l’Esprit-Saint, ou bien qu’il est lui-même son propre Fils. N’est-ce pas encore le Père qui se déclare par cette voix venue du ciel : « Je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore » ? Elle n’est en effet que la réponse du Père à cette prière du Sauveur Jésus : « Mon Père, glorifiez votre Fils ». Or Jésus ne pouvait prier ainsi que son Père, et non l’Esprit-Saint dont il n’est point le Fils. Pourquoi donc n’entendrions-nous pas de la sainte Trinité cette parole de la Genèse : « Et le Seigneur Dieu dit à Adam » ?

19. Nous lisons également dans l’Ecriture que Dieu dit à Abraham : « Sors de ta terre et de ta parenté, et de la maison de ton Père ». Mais il n’est point expressément marqué si ce patriarche entendit seulement un son et une voix, ou s’il fut en outre favorisé de quelque apparition. Un peu après, il est vrai, l’écrivain sacré semble se prononcer plus ouvertement, car il ajoute « que le Seigneur apparut à Abraham et lui dit : Je donnerai cette terre à ta postérité (Gen. XII, 7) ». Toutefois, même dans ce passage, Moïse ne spécifie point le genre de vision dont jouit Abraham, et il ne détermine point laquelle des trois personnes divines lui apparut. Mais peut-être croirez-vous qu’il ait voulu désigner le Fils, parce qu’il a dit : « Le Seigneur apparut à Abraham », et non Dieu apparut. Et en effet dans quelques endroits des saintes Ecritures, ce mot, le Seigneur, désigne particulièrement Dieu le Fils. Ainsi l’Apôtre écrit aux Corinthiens : « S’il est des êtres appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, en sorte qu’il y ait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, néanmoins il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, de qui procèdent toutes choses, et qui nous a faits pour lui ; et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites, et nous sommes par lui (I Cor. VIII, 5, 6) ». Cependant Dieu le Père est lui-même appelé Seigneur dans plusieurs passages de nos livres saints, comme dans celui-ci : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite » ; et encore : « Le Seigneur m’a dit : Vous êtes mon Fils, et je vous ai engendré aujourd’hui (Ps. CIX, 1 ; II, 7) ». Bien plus, l’Apôtre nomme aussi Seigneur l’Esprit-Saint, car il dit que « le Seigneur est Esprit » ; et pour qu’on ne puisse croire qu’il désigne ici le Fils, et ne l’appelle esprit que par rapport à son humanité, il ajoute immédiatement que « là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté (I Cor. III, 17) ». Or, qui peut douter que l’esprit du Seigneur ne soit l’Esprit-Saint ? C’est pourquoi l’on ne peut ni préciser laquelle des trois personnes divines apparut à Abraham, ni déterminer si ce ne fut pas cette Trinité entière, dont il est dit, comme n’étant qu’un seul Dieu : « Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui (Deut. VI, 13) ».

Sous le chêne de Mambré, Abraham vit encore trois hommes, qu’il invita à venir se reposer sous sa tente, et auxquels il servit le repas de l’hospitalité. Mais au début de son récit Moïse dit que « le Seigneur apparut à ce patriarche », et non que trois hommes lui apparurent ; et puis, entrant dans quelques détails au sujet de ces trois hommes, il observe qu’Abraham leur parla au nombre pluriel pour les inviter, et au nombre singulier pour les entretenir. C’est ce que nous remarquons lorsque l’un d’eux lui promit un fils de Sara ; et à cette occasion l’écrivain sacré répète cette expression : « Le Seigneur apparut à Abraham ». Ainsi Abraham invite ces trois hôtes, leur lave les pieds et les reconduit par honneur, comme s’ils étaient trois hommes, et il leur parle comme s’il ne s’adressait qu’au Seigneur, soit qu’ils lui promettent un fils, soit qu’ils lui annoncent la prochaine destruction de Sodome (Gen. XVIII).

CHAPITRE XI

LE CHÊNE DE MAMBRÉ.

20. Mais ce passage de la Genèse mérite que nous nous y arrêtions quelque temps. Et en effet, si un seul homme eût apparu au saint patriarche, ceux qui affirment que le Fils était visible de sa nature, et avant son incarnation dans le sein d’une Vierge, pourraient ici jeter un cri de joie et de victoire, et soutenir avec raison que c’est du Père que l’Apôtre a dit « qu’il est seul le Dieu invisible (I Tim. I, 17) ». Toutefois il me serait permis de leur demander comment, avant qu’il se fût fait homme, le « Fils de Dieu put être reconnu homme par tout ce qui parut en lui », car Abraham lui lava les pieds, et le fit asseoir à sa table. Oui, comment cela put-il se faire, lorsque « ce Fils ayant la nature de Dieu ne croyait point que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu » ; car « il ne s’était pas encore humilié, en prenant la forme d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et se faisant reconnaître pour homme par tout ce qui paraissait en lui (Philipp. II, 6, 7) » ? Nous savons en effet que tout ce mystère d’abaissement ne s’est réalisé que par l’enfantement de la Vierge Marie. Comment donc avant cet enfantement le Fils de Dieu a-t-il pu apparaître comme homme ? Mais il n’était pas réellement homme. Cette difficulté m’arrêterait, si un seul homme eût apparu à Abraham, et si cet homme eût été le Fils de Dieu. Mais puisque ce saint patriarche vit trois hommes, et puisque tous trois étaient égaux en beauté, en âge et en pouvoir, pourquoi ne reconnaîtrons-nous pas en eux une figure de l’auguste Trinité, dont les trois personnes, égales en toutes choses, n’ont qu’une seule et même nature ?

21. Peut-être encore voudrions-nous conjecturer que l’un des trois voyageurs était supérieur aux deux autres, et qu’il représentait le Fils de Dieu, accompagné de ses anges, parce qu’Abraham, voyant trois hommes, ne parle qu’à un seul, et le nomme Seigneur. Mais la sainte Ecriture prévient ces pensées tout au moins téméraires, quand elle dit peu après que deux anges vinrent trouver Loth, pour l’arracher à la destruction de Sodome, et que cet homme juste leur parla comme s’il eût parlé à Dieu. Et en effet elle s’exprime ainsi : « Le Seigneur disparut, lorsqu’il eut cessé de parler à Abraham ; et Abraham retourna dans sa demeure (Gen. XVIII, 33).

CHAPITRE XII

APPARITION FAITE À LOTH.

« Or deux anges arrivèrent sur le soir à Sodome ». Ici, la proposition que je veux établir demande toute notre attention. Nous avons vu qu’Abraham s’adressant à ses trois hôtes, leur parlait comme à un seul qu’il appelait son Seigneur ; et de là on pourrait conclure qu’il en reconnaissait un pour Dieu, et les deux autres pour ses anges. Mais comment accorder cette opinion avec la suite du récit ? « Le Seigneur disparut lorsqu’il eut cessé de parler à Abraham, et Abraham retourna en sa demeure. Or deux anges arrivèrent sur le soir à Sodome ». Est-ce par hasard que celui des trois que le saint patriarche reconnaissait comme Dieu, s’était alors retiré, se contentant d’envoyer ses anges à Sodome ? Eh bien poursuivons la lecture du texte sacré : « Deux anges arrivèrent donc sur le soir à Sodome, et Loth était assis à la porte de la ville. Et dès qu’il les eut vus, il se leva et alla au-devant d’eux, et il adora, s’inclinant vers la terre, et il dit : « Je vous prie, seigneurs, retirez-vous en la maison de votre serviteur (Gen. XIX, 1, 2) ». Ne ressort-il pas de ce récit que ces anges étaient au nombre de deux, et que Loth les prenant pour des hommes, leur adressait la parole au pluriel, les invitait à accepter ses offres d’hospitalité, et leur donnait par honneur le nom de seigneurs ?

22. Mais voici une nouvelle difficulté. Si Loth n’eût reconnu en eux des anges, « il n’eût point adoré, s’inclinant vers la terre » : et si, d’autre part, il ne les eût pris pour des hommes, il ne leur eût point offert la table et le logement. Cette difficulté, je l’avoue, ne laisse pas que d’être sérieuse, et néanmoins sans la résoudre, je poursuis mon raisonnement. L’Ecriture raconte donc tout d’abord que deux anges arrivèrent à Sodome, que Loth les vit, qu’il leur offrit l’hospitalité, et qu’il leur parla au pluriel jusqu’à ce qu’il eût quitté la ville ; puis elle continue en ces termes « Et après qu’ils l’eurent emmené hors de la ville, ils lui dirent : Sauve ta vie ; ne regarde point derrière toi, et ne t’arrête point dans cette contrée : mais sauve-toi sur la montagne, de peur que tu ne périsses avec les autres. Et Loth leur répondit : Mon Seigneur, je vous prie, puisque votre serviteur a trouvé grâce devant vous », et le reste (Gen. XIX, 1-19). Pourquoi donc Loth dit-il aux deux anges : « Je vous prie, Seigneur », si celui qui était Dieu s’était déjà retiré et n’avait laissé que ses anges ? Pourquoi encore ce mot, Seigneur, au singulier, et non au pluriel ? Direz-vous qu’il ne s’adressait qu’à un seul ? mais alors pourquoi l’Ecriture s’exprime-t-elle ainsi : « Loth leur répondit : Mon Seigneur, je vous prie, puisque votre serviteur a trouvé grâce devant vous » ? Evidemment, il est ici question de deux personnes ; et Loth qui leur parle comme à un seul, reconnaît en elles l’unité de nature, et confesse qu’elles ne sont qu’un seul Dieu. Mais quelles sont ces deux personnes ? Le Père et le Fils, ou le Père et l’Esprit-Saint, ou plutôt le Fils et l’Esprit-Saint ? Cette dernière hypothèse me paraît la plus vraisemblable. Car ces deux anges se disent envoyés, ce que nous disons également du Fils et du Saint-Esprit, tandis que jamais l’Ecriture ne l’affirme du Père.

CHAPITRE XIII

LE BUISSON ARDENT.

23. Voici maintenant en quels termes le livre de l’Exode raconte l’apparition du Seigneur à Moïse, lorsque celui-ci fut envoyé au peuple d’Israël pour le faire sortir de l’Egypte. « Moïse paissait les brebis de Jéthro, son beau-père, prêtre de Madian ; et, un jour qu’il avait conduit le troupeau dans le fond du désert, il vint à la montagne de Dieu, à Horeb. Et l’ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d’un feu qui sortait du milieu d’un buisson ; et Moïse voyait que le buisson brûlait et ne se consumait point. Moïse dit donc : « J’irai et je verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne se consume point. Mais le Seigneur voyant qu’il venait pour regarder, l’appela du milieu du buisson et lui dit : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (Exod. III, 1-6) ». Ici le personnage qui apparaît, est d’abord nommé ange, et puis Dieu. Est-ce qu’un ange peut être le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Non sans doute ; aussi peut-on reconnaître dans cet ange le Sauveur Jésus, dont l’Apôtre a dit : « qu’il est sorti des patriarches selon la chair, et qu’il est le Dieu au-dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles (Rom. III, 1-6) ». Celui donc qui est le Dieu béni dans tous les siècles, peut bien, sans difficulté aucune, se nommer le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais pourquoi l’écrivain sacré parle-t-il d’un ange, lorsque la flamme du buisson apparut à Moïse ? C’est que peut-être un esprit céleste représentait effectivement la personne de Dieu ; ou bien était-ce une créature quelconque qui se montrait visiblement, et se faisait entendre distinctement, afin de manifester par ces signes sensibles la présence invisible du Seigneur ? Mais si c’était un ange, qui pourrait sans témérité affirmer qu’il représentait la personne du Fils à l’exclusion de celle du Saint-Esprit, ou du Père ? ou plutôt n’était-ce pas cette Trinité, qui est un seul Dieu, qui disait : « Je suis « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu « de Jacob ? » Et en effet, celui qui ne serait pas Dieu, ne saurait être le Dieu de ces illustres patriarches. Mais ce n’est pas seulement le Père qui est Dieu, comme en conviennent tous les hérétiques, c’est encore le Fils dont ils sont forcés, bon gré, mal gré, de reconnaître la divinité, puisque l’Apôtre dit « qu’il est le Dieu au-dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles ». Enfin le Saint-Esprit est Dieu, car le même Apôtre écrit aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit, qui réside en vous, et que vous avez reçu de Dieu ? glorifiez donc Dieu en votre corps (I Cor. VI, 19, 20) ».

Or, comme ces trois personnes, ainsi que nous l’enseigne la foi catholique, ne sont qu’un seul Dieu, il n’est pas facile de déterminer laquelle des trois représentait cet ange, ni même de décider s’il ne figurait point la Trinité entière. Mais voulez-vous ne voir ici que l’union passagère à une créature formée pour la circonstance présente, rendue capable de frapper l’œil et l’oreille de Moïse, et portant les noms d’ange du Seigneur, et même de Dieu et de Seigneur, vous ne sauriez dire qu’elle représentait le Père, mais seulement le Fils ou l’Esprit.. Saint. Cependant l’Ecriture n’appelle nulle part l’Esprit-Saint l’Ange du Seigneur, quoique ce nom convienne à ses diverses opérations, car d’un côté le Sauveur a dit de lui « qu’il annoncerait ce qui doit arriver (Jean XVI, 13) », et de l’autre le mot ange signifie envoyé. Quant à Jésus-Christ, le Prophète le nomme expressément « l’Ange du grand conseil (Isa. IX, 6) ». Au reste c’est un article de foi, que l’Esprit-Saint et le Fils sont comme Dieu au-dessus des anges.

CHAPITRE XIV

LA COLONNE DE FEU.

24. Nous lisons encore que lorsque les Hébreux sortirent de l’Egypte, « le Seigneur les précédait durant le jour en une colonne de nuée, pour leur montrer la voie, et durant la nuit, en une colonne de feu. Et jamais, ajoute l’écrivain sacré, la-colonne de nuée ne cessa de paraître devant le peuple durant le jour, ni la colonne de feu durant la nuit (Exod. XIII, 21, 22) ». Qui pourrait ici douter que Dieu n’ait alors apparu aux yeux des Israélites par l’intermédiaire d’une créature sensible et corporelle, et non point en sa propre substance ? Mais était-ce le Père, ou le Fils, ou l’Esprit-Saint, ou bien n’était-ce pas la Trinité tout entière ? C’est ce qu’on ne saurait affirmer. Selon moi, on ne peut même tirer à cet égard aucune lumière du passage où il est dit que « la gloire du Seigneur apparut dans la nuée, et que le Seigneur parlant à Moïse, lui dit : J’ai entendu les murmures des enfants d’Israël (Exod. XVI, 10-12) ».

CHAPITRE XV

LE MONT SINAÏ.

25. Quant aux prodiges qui éclatèrent sur le mont Sinaï, l’on connaît assez la nuée lumineuse, les éclats de la foudre, le bruit des voix et des trompettes, et les tourbillons de fumée. D’ailleurs, voici le texte même du livre de l’Exode : « Tout le mont Sinaï fumait, parce que le Seigneur y était descendu au milieu du feu, et la fumée de ce feu montait comme d’une fournaise ; tout le peuple fut grandement épouvanté, et le son de la trompette augmentait de plus en plus, et Moïse parlait, et Dieu lui répondait (Id. XIX, 18, 19) ». L’écrivain sacré dit encore, après avoir raconté la promulgation des dix commandements de la loi, que « le peuple voyait les éclairs et la fumée de la montagne, et qu’il entendait le tonnerre et le son de la trompette. Il se tint donc au loin, ajoute-t-il un peu plus bas ; mais Moïse entra dans la nuée où était Dieu, et Dieu parla à Moïse (Id. XX, 18, 21) ». Que dirai-je ici ? Mais d’abord qui serait assez insensé pour croire que la fumée, le feu, la nuée, et les autres prodiges étaient la substance même du Saint-Esprit, ou la personne du Verbe divin que nous nommons le Christ et la Sagesse de Dieu ? Quant à y voir Dieu le Père, les Ariens eux-mêmes n’ont jamais osé le dire. Ainsi tous ces prodiges se réalisèrent par l’intermédiaire de différentes créatures qui, soumises au Créateur, en rendaient la présence sensible aux yeux des Israélites. Néanmoins, parce qu’il est dit « que Moïse entra dans la nuée où était « Dieu », quelques-uns croient qu’il vit réellement de ses propres yeux la substance du Fils, tandis que le peuple n’apercevait que la nuée. Mais ce n’est ici qu’une folle imagination des hérétiques.

Eh quoi ! Moïse aurait vu de ses propres yeux la substance du Verbe éternel, que nous nommons le Christ et la Sagesse de Dieu, lorsque nous ne pouvons même voir l’âme d’un sage, ni de tout autre homme ! Sans doute il est écrit des vieillards d’Israël, « qu’ils virent le Dieu d’Israël, et sous ses pieds comme un ouvrage de saphir, et comme le ciel lorsqu’il est serein (Exod. XXIV, 10) ». Mais faut-il en conclure que le Verbe qui est la Sagesse de Dieu s’est circonscrit substantiellement dans un certain espace, lui qui « atteint d’une extrémité à l’autre avec force, et qui dispose toutes choses avec douceur (Sag. VIII, 1) ». Ainsi le Verbe divin, par qui tout a été fait, serait soumis au changement, et selon les circonstances se dilaterait et se resserrerait ! Ah ! plaise au Seigneur de ne jamais permettre que de telles pensées souillent le cœur de ses enfants ! Mais, comme je l’ai dit souvent, tous ces différents prodiges se réalisèrent au moyen de créatures visibles et sensibles qui annonçaient la présence du Dieu invisible et spirituel. Or, ce Dieu est la Trinité entière, Père, Fils et Saint-Esprit, Trinité « de laquelle, en laquelle et par laquelle sont toutes choses. Car les perfections invisibles de Dieu, aussi bien que son éternelle puissance, sont devenues visibles depuis la création du monde par ce qui a été fait (Rom. XI, 36 ; I, 20). »

26. Cependant, en ce qui concerne la question qui nous occupe en ce moment, je ne saurais déterminer, si c’était la Trinité entière, ou bien une seule des trois personnes divines qui se fit alors entendre au milieu des effrayants prodiges qui s’accomplissaient sur le mont Sinaï. Néanmoins, il est permis de conjecturer avec modestie et avec réserve, qu’ici l’action de l’Esprit-Saint se révèle tout spécialement. Car il est dit que le Seigneur écrivit de son doigt la loi sur deux tables de pierre. Or, dans l’Evangile, le Saint-Esprit est appelé le doigt de Dieu (Exod. XXXI, 18 ; Luc XI, 20). De plus, cinquante jours sont comptés depuis l’immolation de l’agneau et la célébration de la pique jusqu’à la promulgation de la loi sur le Sinaï ; et de même cinquante jours après la résurrection de Jésus-Christ, l’Esprit-Saint, qu’il avait promis descendit sur les apôtres. Nous lisons encore au livre des Actes, que cet Esprit divin parut sous la forme de langues de feu, qui se divisèrent et se reposèrent sur la tête de chacun des apôtres (Act. II, 1-4). Mais n’est-ce pas aussi ce que nous raconte l’écrivain sacré ? « Tout le mont Sinaï », dit-il, « fumait, parce que le Seigneur y était descendu au milieu du feu : et l’aspect de la gloire du Seigneur était au sommet de la montagne comme un feu ardent devant les yeux des enfants d’Israël (Exod. XIX, 18 ; XXI, 16) ». Peut-être aussi ces divers signes marquaient-ils seulement que le Saint-Esprit, qui devait écrire la loi, apparaissait sur la montagne conjointement avec le Père et le Fils. Au reste, il est bien entendu que Dieu, qui est de sa nature invisible et immuable, ne se montra alors que sous les dehors d’une créature visible et matérielle. Toutefois, je ne saurais à mon point de vue, préciser quelle fut celle des trois personnes divines qui apparut.

CHAPITRE XVI

COMMENT MOÏSE A-T-IL VU DIEU.

27. Le passage suivant du même livre de l’Exode ne laisse pas aussi d’embarrasser quelques esprits : « Le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami ». Et de son côté, Moïse lui disait : « Maintenant donc, si j’ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie et que je vous connaisse, et que je trouve grâce devant vos yeux, afin que je sache que cette multitude est votre peuple » Peu après, il dit encore à Dieu : « Je vous supplie de me faire voir votre gloire (Exod. XXXIII, 11, 13, 18) » Eh quoi ! dans les diverses apparitions que j’ai rapportées, quelques-uns ont cru faussement que l’essence divine se rendait visible, et que le Fils de Dieu se manifestait par lui – même et non par l’intermédiaire des créatures ; et quant à ce qui est dit de Moïse qu’il entra dans la nuée, ils l’ont expliqué en ce sens, qu’à l’extérieur le peuple n’apercevait qu’une nuée ténébreuse, tandis qu’au dedans de cette même nuée, Moïse contemplait la face du Seigneur et entendait sa parole ? C’est le témoignage de l’écrivain sacré, qui dit « que le Seigneur parla à Moïse face à face, et comme un ami parle à son ami ». Mais voilà que ce même Moïse dit au Seigneur : « Si j’ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie manifestement ». Il comprenait donc qu’il n’avait sous les yeux qu’une image corporelle, et il désirait contempler l’Etre spirituel et invisible. Il est vrai que la parole du Seigneur était douce et familière comme celle d’un ami qui parle à son ami. Mais jamais un homme n’a vu des yeux du corps ni Dieu le Père, ni le Verbe « qui au commencement était avec Dieu, qui était Dieu, et par qui toutes choses ont été faites (Jean I, 1, 3) » ; ni l’Esprit-Saint, qui est l’Esprit de sagesse ? Quel est donc le semis de cette prière : « Montrez-vous manifestement à moi, afin que je vous voie ? » Evidemment Moïse veut dire : Seigneur, découvrez-moi votre essence divine. Sans cette parole, on eût pu excuser la témérité de ceux qui soutiennent que Moïse contempla réellement l’essence divine par l’intermédiaire des divers prodiges qui s’accomplirent sur le Sinaï. Mais quand nous l’entendons ici formuler un désir qui ne doit pas être exaucé, oserions-nous encore affirmer que sous ces diverses formes, qui frappaient sensiblement ses regards, ce n’étaient point des créatures visibles et matérielles qu’il apercevait, mais bien l’essence divine.

28. Au reste, les paroles suivantes de Dieu à Moïse confirment ce raisonnement. « Tu ne pourras, lui dit-il, voir ma face ; car l’homme ne me verra point sans mourir. Et il ajouta : Voici un lieu près de moi : tu te tiendras là, sur ce rocher. Lorsque ma gloire passera, je te placerai dans un creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que ma gloire soit passée. Ensuite je retirerai ma main, et tu me verras par derrière, mais il ne te sera point donné de voir ma face (Exod. XXXIII, 20, 23) ».

CHAPITRE XVII

VOIR DIEU PAR DERRIÈRE.

Cette expression : « Tu me verras par derrière », peut s’entendre très-convenablement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et marquer ainsi la chair en laquelle il est né de la vierge Marie, est mort et est ressuscité. Et en effet le mystère de l’Incarnation, par lequel le Verbe s’est fait homme, ne s’est accompli que vers la fin des siècles, tandis que ce même Verbe, considéré comme la face de Dieu, existe de toute éternité. Mais en tant qu’il n’y a point en lui usurpation de se dire l’égal de Dieu le Père, jamais l’homme n’a pu le voir sans mourir. Si vous m’en demandez la raison, je vous répondrai tout d’abord qu’après cette vie où nous sommes éloignés du Seigneur, et où le corps qui se corrompt appesantit l’âme, nous le verrons « face à face », selon l’ex pression de l’Apôtre. C’est en parlant de cette vie mortelle et terrestre, que le psalmiste a dit que « tout homme vivant n’est que vanité » ; et encore, « que nul homme vivant ne se justifie devant le Seigneur (Ps. XXXVIII, 6 ; CXLII, 2) ». Dans cette vie, dit également l’apôtre saint Jean, « ce que nous serons un jour ne paraît pas encore, mais nous savons que, quand le Christ viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est (I Jean III, 2) ». Or, qui ne comprend que l’Apôtre désigne ici cet état heureux où la mort et la résurrection doivent nous établir ?

J’observe en outre, qu’autant ici-bas nous pénétrons en la connaissance de la sagesse divine, qui a fait toutes choses, autant nous mourons aux affections de la chair. Ainsi, de jour en jour le monde meurt à notre égard, et nous mourons au monde, en sorte que nous pouvons dire avec l’Apôtre : « Le monde est crucifié pour moi, et je suis crucifié pour le monde (Gal. VI, 14) ». C’est encore de cette mort que le même Apôtre a dit : « Si vous êtes morts avec Jésus-Christ, pourquoi agissez-vous comme si vous viviez dans le monde (Coloss. II, 20) ? » C’est aussi que nul homme ne peut voir, sans mourir, la face, c’est-à-dire la manifestation pleine et entière de la sagesse divine. Car c’est là cette vision béatifique, après laquelle soupire tout homme qui s’étudie à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit, et qui, aimant ses frères comme lui-même, s’efforce, autant qu’il est en lui, de les amener au même bonheur. Eh ! n’est-ce pas en ce double amour de Dieu et, du prochain que sont renfermés la loi et les prophètes ?

Au reste, Moïse nous en offre un bel exemple ; car, tout brûlant d’amour pour le Seigneur, il dit d’abord : « Si j’ai trouvé grâce devant vous, faites que je vous voie et que je vous connaisse, afin que je trouve grâce devant vos yeux » ; et puis il ajoute immédiatement, comme preuve de son amour pour ses frères : « Faites aussi que je connaisse par-là que toute cette multitude est votre peuple ». Telle est cette vision béatifique qui ravit toute âme du désir de la posséder. Mais ce désir est d’autant plus ardent en nous que notre vie est plus pure ; et la pureté de celle-ci s’augmente selon nos efforts pour nous élever à la spiritualité, de même que nos progrès dans cette dernière voie se mesurent sur notre mort, plus ou moins parfaite, aux affections de la chair et du sang. Nous ne saurions donc, tant que « nous sommes éloignés du Seigneur, et que nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir encore à découvert (II Cor. V, 6, 7) », nous ne saurions voir le Christ que par derrière, c’est-à-dire en sa chair. Et même, pour obtenir cette vision, il nous faut, à l’exemple de Moïse, demeurer fermes sur le rocher de la foi, d’où nous la contemplerons comme d’un lieu sûr et inexpugnable, c’est-à-dire du sein de l’Eglise catholique, dont Jésus-Christ a dit « qu’il l’établirait sur la pierre ». Au reste, notre amour pour Jésus-Christ et notre désir de voir sa face sont d’autant plus grands en nous, que nous connaissons mieux combien le premier il nous a aimés en sa chair.

29. J’ajoute que notre salut et notre justification s’opèrent par la foi en sa résurrection selon cette même chair. Car, nous dit l’Apôtre, « si vous croyez de cœur que Dieu a ressuscité Jésus-Christ après sa mort, vous serez sauvés » : et encore : « Jésus-Christ a été livré à la mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (Matt. XVI, 18). Sa résurrection selon la chair est donc le mérite de notre foi. Et en effet, les Juifs croient bien qu’en cette chair il est mort sur la croix, mais ils rejettent le dogme de sa résurrection. Nous, au contraire, nous y adhérons fermement, parce que nous sommes établis sur la pierre ferme. C’est pourquoi « nous attendons d’une espérance certaine l’adoption des enfants de Dieu, qui sera la délivrance de nos corps (Rom. VIII, 23) ». Car cette plénitude de perfection que la foi nous montre en Jésus-Christ, qui est le Chef des élus, doit aussi se réaliser en nous qui sommes les membres de son corps mystique. Aussi veut-il ne se montrer à nous par derrière, qu’au moment où sa gloire passera, afin que nous croyions à sa résurrection. Le mot pâque signifie en hébreu passage, et c’est à ce sens que fait allusion l’évangéliste saint Jean, lorsqu’il dit « qu’avant la fête de la pâque, Jésus-Christ sachant que l’heure était venue de passer de ce monde à son Père (Jean, XIII, 1) ».

30. Toutefois, il est important d’observer que les hérétiques et les schismatiques qui professent ce dogme de la résurrection en dehors de l’Eglise catholique, ne voient point par derrière le Sauveur Jésus du lieu qui est près de lui. Ce n’est pas, en effet, sans une intention particulière que le Seigneur dit à Moïse : « Voici un lieu près de moi ; tu te tiendras là sur ce rocher ». Quel lieu terrestre est plus rapproché du Seigneur ? Être rapproché de lui, c’est le toucher spirituellement. Car, autrement, quel lieu n’est près du Seigneur, puisqu’il atteint avec force d’une extrémité à l’autre, et qu’il dispose toutes choses avec douceur ? N’est-ce pas encore de lui que le Prophète a dit que « le Ciel est sa demeure, et la terre l’escabeau de ses pieds » ? Et lui-même ne nous dit-il pas : « Quel palais pouvez-vous me bâtir ? et quel est le lieu de mon repos ? tout ce qui existe, ma main l’a fait (Isa. LXVI, 1, 2) » ?

Ainsi le lieu qui est tout spécialement près du Seigneur, et dans lequel nous nous tenons sur la pierre ferme, est l’Eglise catholique. C’est là que celui qui croit à la résurrection de Jésus-Christ contemple la pâque du Seigneur, c’est-à-dire son passage, et il le voit lui-même par derrière, c’est-à-dire en la réalité de son humanité. « Tu te tiendras là sur ce rocher, dit le Seigneur à Moïse, lorsque ma gloire passera ». Et en effet, quand la gloire du Seigneur Jésus passa devant nos yeux dans le mystère de la résurrection et dans celui de l’ascension, nous fûmes solidement établis sur la pierre. Pierre lui-même fût confirmé dans la foi, en sorte que, désormais, il prêcha courageusement celui qu’il avait auparavant renié par crainte et par faiblesse. Sans doute, par le fait seul de sa vocation à l’apostolat, il avait été placé dans un creux du rocher, mais le Seigneur le couvrait de sa main, et l’empêchait de voir. Certainement, il devait un jour voir le Seigneur par derrière, mais plus tard, parce que Jésus-Christ n’était pas encore passé de la mort à la vie, et qu’il n’était pas encore entré en possession de la gloire de sa résurrection.

31. Nous trouvons aussi un sens figuratif dans les paroles suivantes du livre de l’Exode : « Je te couvrirai de ma main, dit le Seigneur à Moïse, jusqu’à ce que ma gloire soit passée. Ensuite, je retirerai ma main, et tu me verras par derrière (Exod. XXIII, 22, 23) ». Nous savons, en effet, que beaucoup d’entre les Juifs, figurés alors par Moïse, crurent en Jésus-Christ après sa résurrection ; et ils le virent par derrière, parce que le Seigneur avait retiré sa main de devant leurs yeux. C’est ce qu’avait annoncé le prophète Isaïe, dont l’évangéliste saint Matthieu rapporte les paroles : « Le cœur de ce peuple, dit-il, s’est aveuglé ; ses oreilles sont appesanties, et ses yeux sont fermés » On peut aussi, et non sans vraisemblance appliquer à ce même peuple cet autre passage des psaumes : « Votre main s’est appesantie sur moi jour et nuit (Jean VI, 10) ». Le Jour ne signifierait-il pas ici les miracles que Jésus-Christ faisait au public, et que les Juifs ne voulurent point reconnaître ? Et la nuit ne marquerait-elle point la passion du Sauveur, quand ces mêmes Juifs le crurent véritablement mort comme un simple homme ? Mais, lorsqu’il fut entré en sa gloire, ils le virent par derrière. Car l’apôtre saint Pierre leur ayant annoncé qu’il fallait que le Christ souffrît et qu’il ressuscitât, ils furent touchés de repentir et de componction. Ils demandèrent donc le baptême, et en le recevant ils virent se réaliser pour eux cette parole du même psaume : « Heureux ceux auxquels leurs iniquités ont été pardonnées et dont les péchés ont été couverts ».

Aussi ce même peuple, qui a dit en la personne du psalmiste « Seigneur, votre main s’est appesantie sur moi jour et nuit », s’empresse-t-il, dès que le Seigneur a retiré sa main, et qu’il l’a vu par derrière, de faire entendre un cri de douleur et de repentir. Bien plus, il réclame le pardon de ses péchés au nom et par les mérites de sa foi en la résurrection de Jésus-Christ. « Je me suis tourné vers vous, dit-il, dans mon affliction, et sous la pression de l’épine. Je vous ai déclaré mon crime, et je ne vous ai point caché, mon iniquité. J’ai dit : je confesserai contre moi mes prévarications au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiété de mon cœur (Ps. XXXI, 4) ». Cependant nous ne devons pas nous enfoncer si profondément dans les ténèbres de la chair, que nous pensions que le même Dieu qui nous cache sa face, se laisse voir par derrière. Car nous l’avons vu de ces deux manières, lorsqu’il s’est montré à nous sous la forme d’esclave ; et quant au Verbe divin qui est la sagesse de Dieu, ce serait un blasphème de dire que, comme l’homme, il se présente tantôt de face, et tantôt par derrière, ou d’affirmer qu’il change d’aspect et qu’il est soumis aux diverses influences du mouvement, du lieu et du temps.

32. C’est pourquoi il vous est sans doute permis de dire que Notre Seigneur Jésus-Christ se montrait dans les différents prodiges qui sont racontés au livre de l’Exode ; vous pouvez même soutenir, comme tout semble l’indiquer, que le Fils de Dieu parut seul, ou-présumer que ce fut le Saint-Esprit, ainsi que je l’ai insinué ; mais il serait téméraire d’en conclure que jamais Dieu le Père ne s’est montré aux patriarches sous une forme sensible et matérielle. Et en effet, dans un grand nombre d’apparitions, l’on ne saurait spécifier à laquelle des trois personnes divines, le Père, ou le Fils, ou l’Esprit-Saint, elles se rapportent. Néanmoins il existe à cet égard de telles probabilités, qu’il serait par trop téméraire d’affirmer que jamais Dieu le Père ne s’est montré aux patriarches ou aux prophètes sous une figure sensible. Cette opinion n’a été émise que par ceux qui n’ont pu comprendre, qu’on doit appliquer aux trois personnes en unité de nature ces paroles de l’Apôtre : « Au roi des siècles, au Dieu qui est l’immortel, l’invisible, l’unique, honneur et gloire ». Et encore : « Aucun homme ne l’a vu, ni ne peut le voir (I Tim. I, 17 ; VI, 16) ». Et en effet, la foi orthodoxe entend ce passage de la substance divine, qui est souverainement une et immuable, et en laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’un seul et même Dieu. C’est pourquoi lorsque le Dieu invisible et immuable de sa nature a daigné employer la créature pour apparaître sous des formes visibles et matérielles, il ne s’est point montré tel qu’il est ; ces formes ont seulement révélé sa présence selon l’opportunité des choses et des circonstances.

CHAPITRE XVIII

VISION DE DANIEL.

33. Mais en vérité je ne sais comment mes adversaires expliquent la vision où l’Ancien des jours apparut à Daniel. Car c’est de lui que le Verbe divin, qui par amour pour nous a daigné se faire fils de l’homme, a reçu le sceptre et la puissance, selon cette parole qu’il lui adresse au psaume deuxième : « Vous êtes mon Fils, je vous ai engendré aujourd’hui. Demandez-moi et je vous donnerai les nations pour héritage (Ps. II, 7, 8) ». Aussi le psalmiste dit-il dans un autre endroit, que « le Père a soumis toutes choses au Fils (Ps. VIII, 8) ». Or, si Dieu le Père qui donne le royaume, et si Dieu le Fils qui le reçoit, se sont montrés à Daniel sous une forme corporelle, il n’est plus permis d’affirmer que le Père n’a jamais apparu aux prophètes, et que c’est de lui seul, comme de l’unique invisible que l’Apôtre a dit « qu’aucun homme ne l’a vu, ni ne peut le voir ».

Au reste, voici le récit de Daniel lui-même. « Je regardais, dit-il, jusqu’à ce que les trônes fussent placés, et l’Ancien des jours s’assit son vêtement était blanc commue la neige, ses cheveux, comme une laine brillante, son trône, comme une flamme ardente, et les roues de ce trône, comme un feu brûlant. Et un fleuve de feu sortait rapidement de sa face. Mille millions d’anges le servaient, et dix mille millions se tenaient devant lui. Le jugement commença et les livres furent ouverts. Je regardais donc », ajoute le prophète, « en la vision de la nuit, et voici comme le Fils de l’homme qui venait sur les nuées du ciel, et il s’avança jusqu’à l’Ancien des jours, et on l’offrit en sa présence. Et il lui donna la puissance et l’honneur et le royaume : et tous les peuples de toute tribu et de toute langue le serviront. Sa puissance est une puissance éternelle, qui ne sera point transférée ; et son règne ne sera point affaibli (Dan. VII, 9-14) ». Certes, voilà bien le Père qui donne au Fils un royaume éternel, et le Fils qui le reçoit ; et tous deux se montrent visiblement aux regards du prophète. Il nous est donc permis de conjecturer avec raison que Dieu le Père a pu, lui aussi, apparaître aux hommes.

34. Mais peut-être dira-t-on encore que le Père est invisible, parce qu’il se montra au prophète pendant son sommeil, tandis que le Fils et le Saint-Esprit sont visibles, parce que Moïse les vit étant éveillé. Eh ! peut-on croire que Moïse ait vu des yeux du corps l’essence même du Verbe qui est la sagesse de Dieu ? De plus, si nous ne pouvons voir ni l’âme qui anime le corps de l’homme,. ni ce souffle sensible et corporel qu’on appelle vent, combien moins encore cet esprit de Dieu, qui par l’ineffable prérogative de sa nature divine surpasse l’intelligence des anges et des hommes ! Car je ne saurais supposer que mues adversaires s’égarent jusqu’à dire, qu’à la vérité le Fils et l’Esprit-Saint se montrent aux hommes dans l’état de veille, mais que Dieu le Père ne peut leur apparaître que durant le sommeil. Comment donc entendent-ils du Père seul cette parole de l’Apôtre : « Aucun homme ne l’a vu, ni ne peut le voir ? » Est-ce que l’homme cesse d’être homme parce qu’il est endormi ? Ou bien le même Dieu qui peut se montrer pendant le sommeil tians les fantômes d’un rêve, ne pourrait-il donner à ces fantômes un corps et une réalité pour nous apparaître dans l’état de veille ? Au reste l’essence divine, qui est la nature même de Dieu, ne saurait être aperçue ni dans le sommeil sous une image quelconque, ni dans l’état de veille sous une forme corporelle et sensible. Or, cela est vrai non-seulement du Père, mais encore du Fils et du Saint-Esprit.

Et maintenant je m’adresse à ceux qui soutiennent que dans l’état de veille, le Fils seul, ou l’Esprit-Saint, et non le Père, se sont montrés aux hommes sous une forme corporelle. Je pourrais sans doute leur demander comment, en présence des textes si larges et si explicites de nos saintes Ecritures, et en face des interprétations si multipliées qu’on en donne, ils osent raisonnablement affirmer que jamais dans l’état de veille aucun homme n’a vu le Père. Mais je laisse cette objection pour ne leur citer que l’exemple d’Abraham, notre père. Certes il était bien éveillé, et il vaquait à ses travaux, lorsque l’Ecriture dit « que le Seigneur lui apparut ». Or, dans cette apparition il ne vit pas un ou deux anges, mais trois ; et de ces trois nul n’affecta sur les deux autres quelque prérogative de dignité, ni ne réclama quelque distinction d’honneur ou quelque supériorité dans le commandement.

35. Je m’étais proposé de rechercher dans ce livre trois choses. La première, si le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont apparu simultanément, et sous une forme corporelle aux patriarches et aux prophètes : la seconde, si dans ces diverses apparitions c’est une seule des trois personnes qui se soit montrée à l’exclusion des deux autres ; et la troisième, si dans quelques-unes de ces manifestations nous ne devons pas abandonner la distinction des personnes, et n’y voir que le Dieu unique, c’est-à-dire la Trinité tout entière. Pour réussir dans cette triple recherche, j’ai étudié les divers passages de l’Ecriture qui se rapportaient à mon sujet, et cette étude m’a convaincu, autant que le permet une modeste et saine appréciation des secrets divins, qu’on ne saurait sans témérité déterminer laquelle des trois personnes de la sainte Trinité s’est montrée aux patriarches et aux prophètes, sous une forme corporelle, ou sous une image sensible, à moins que l’ensemble du contexte ne nous fournisse à cet égard quelques notions bien précises. Car pour ce qui est de la nature, ou de l’essence, ou de la substance divine, c’est-à-dire pour ce qui est de Dieu en tant qu’il est Dieu, quelque nom qu’on veuille lui donner, il est certain qu’il ne peut être vu corporellement. Mais on doit croire que le Père, non moins que le Fils et l’Esprit-Saint, a pu révéler sa présence aux hommes par l’action d’une forme corporelle ou d’une image sensible. C’est pourquoi craignant d’allonger outre mesure ce second livre, je réserve pour les suivants les développements de ce sujet.

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