Si la discipline dont nous nous occupons était une discipline indépendante et se suffisant à elle-même, il serait nécessaire de poser tout d’abord la question de savoir s’il y a un fait moral, une science morale.
Parmi les négations de la morale, nous en distinguons de sérieuses et de frivoles ; les unes se donnant pour les échos d’une science rigoureuse et inflexible, les autres abdiquant de si hautes prétentions et faisant un cynique étalage d’un scepticisme satisfait.
« Ce n’est pas de péché, d’expiation, de rédemption qu’il faut désormais parler à l’homme, écrivait M. Renan à propos du Journal intime d’Amiel, c’est de bonté, de gaieté, d’indulgence, de bonne humeur, de résignation. A mesure que les espérances d’outre-tombe disparaissent, il faut habituer les êtres passagers à regarder la vie comme supportable, sans cela ils se révolteront. On ne maintiendra l’homme en repos que par le bonheur. Or dans une société qui n’est pas trop mal faite, bien des personnes ont à se plaindre d’avoir été mises au monde. Le pessimisme et le nihilisme ont pour cause l’ennui d’une vie qui, par suite d’une organisation sociale défectueuse, ne vaut pas la peine d’être vécue. La vie ne vaut que par ses fruits. Si l’on désire que l’homme y tienne, il faut la rendre savoureuse et délectable à mener. Amiel se demande avec inquiétude : Qu’est-ce qui sauve ? Eh ! mon Dieu, c’est ce qui donne à chacun son motif de vivre. Le moyen de salut n’est pas le même pour tous. Pour l’un, c’est la vertu ; pour l’autre, l’ardeur du vrai ; pour un autre, l’amour de l’art, pour d’autres, la curiosité, l’ambition, les voyages, les femmes, le luxe, la richesse ; au plus bas degré, la morphine et l’alcool. Les hommes vertueux trouvent leur récompense dans la vertu même. Ceux qui ne le sont pas, ont le plaisir. Tous ont l’imagination, c’est-à-dire la joie suprême, les enchantements qui ne vieillissent pas. A part quelques cas de pathologie morale, il n’y a pas de vie si sombre où ne pénètre aucun rayon de soleil. La plus dangereuse erreur en fait de morale sociale est la suppression systématique du plaisir. La vertu rigoureusement correcte est une aristocratie. Tout le monde n’y est pas également tenu. Celui qui a reçu le privilège de la noblesse intellectuelle et morale y est obligé ; mais la bonne vieille morale gauloise n’imposait pas les mêmes charges à tous. La bonté, le courage, la gaieté, la confiance au Dieu des bonnes gens suffisent pour être sauvé. Il faut que les masses s’amusentc »
c – Journal des Débats, 7 octobre 1881.
Les mœurs étant soumises à la loi de la variation incessante et indéfinie, la confusion de la morale avec les mœurs implique la variabilité, indéfinie aussi, la négation, par conséquent, de la morale elle-même, laquelle est absolue ou n’est pas.
C’est la conclusion désastreuse dans son sérieux tragique qu’exposa Edmond Schérer, dans un article sensationnel intitulé la Crise de la Morale :
« Sachons voir les choses comme elles sont : la morale, la bonne, la vraie, l’ancienne, l’impérative a besoin de l’absolu ; elle aspire à la transcendance ; elle ne trouve son point d’appui qu’en Dieu.
La conscience est comme le cœur, il lui faut un au delà. Le devoir n’est rien, s’il n’est sublime, et la vie devient chose frivole si elle n’implique des relations éternelles… Mais on peut réclamer l’absolu sans être sûr pour cela de l’obtenir. L’enfant aussi demande la lune, dont il a vu l’image dans un puits.
Mais enfin, me dira-t-on, où voulez-vous en venir et de quel côté vous rangez-vous ? du côté des croyances dont vous avez l’air de déplorer l’affaiblissement, ou du côté des objections que vous avez eu la bonne foi de présenter dans toute leur force ? Je réponds que je n’ai pas à répondre. »
Et voici la conclusion désolée de ce scepticisme absolu :
« Ce qui me parait certain, c’est qu’on prend trop facilement aujourd’hui tout changement pour une amélioration ; on confond l’évolution et le progrès ; mais le déclin, la sénilité, la mort même, c’est encore de l’évolution, et les sociétés n’échappent pas plus que les individus à la loi de la décadence. Après Rome, Byzance. De sorte que la question est de savoir si la crise morale dont il a été question dans ces pages n’est pas précisément l’un des éléments ou des agents d’une transformation générale dans le sens de la médiocrité et de la vulgarité : la religion réduite à des rites passés en habitude ou à des pratiques superstitieuses, une morale à la Confucius, une littérature de mandarinat, l’art tournant au japonisme, point de ciel au-dessus des têtes, point d’héroïsme dans les cœurs, mais un certain niveau de bien-être, de savoir-faire et d’instruction, l’égalité et l’uniformité d’un monde où les forces en s’usant se sont équilibrées. Toute vallée sera comblée, annonçaient déjà les prophètes d’Israël, et toute montagne sera abaissée. Ainsi soit-il ! Le monde, de ce train, ressemblera un jour à la plaine Saint-Denis. Et dire ce qu’il aura coûté de cris et d’écrits, d’encre et de sang, d’enthousiasme et de sacrifice pour réaliser cet idéal. »d
d – Études sur la littérature contemporaine. VIII, p. 155 à 185.
La réfutation des négateurs sérieux ou frivoles de la chose appelée morale a été faite dans la Propédeutique, et spécialement dans l’apologie de la religion et de la révélation chrétiennes, qui renfermait celle de la religion et de la révélation naturelles. Nous n’avons pu faire l’une et l’autre qu’en en appelant au témoignage de la conscience. Retranchez la prémisse morale, l’axiome moral qui se prononce dans toute conscience humaine, et l’objet de notre science s’évanouit aussitôt avec cette science elle-même. La morale est donc et reste, même après toutes les apologies que nous avons pu faire, objet de foi et non pas de science ou de dialectique pure, sujet à caution, par conséquent, à tout autre point de vue que celui où nous nous plaçons.
Nous définissons provisoirement l’ordre moral, dont l’existence et le droit sont présupposés dès notre entrée en matière, en ces termes : l’ordre où agissent les forces libres de la créature, conformément aux normes posées par la volonté créatrice, en vue de la réalisation du plan du monde.
Cette définition suppose que l’ordre moral ne comprend pas l’ordre universel ; elle implique la présence, dans l’univers des êtres, d’autres systèmes d’existence que l’ordre moral.
Nous connaissons et nommons d’abord l’ordre des réalités divines, qui le dépasse.
A côté de l’ordre où se réalise le Bien, nous apercevons l’ordre logique, où réside et se meut l’Idée pure ; l’ordre esthétique, où se produit le Beau ; au-dessous de lui, l’ordre physique, où agissent les forces de la matière, et nous aurons à marquer, au cours de notre tractation, en quoi l’ordre moral diffère de ceux qui l’avoisinent.
Il pourra paraître que notre définition est incomplète en ce qu’elle ignore une des deux grandes manifestations de la liberté humaine, le mal, et semble ne connaître dans l’ordre moral que le bien. Nous n’ignorons pas le mal, mais nous ne saurions le mettre de pair avec le bien, et il ne saurait non plus figurer à ce rang comme objet de science. Au bien seul appartient l’existence de droit et de fait ; le mal n’a que l’existence de fait.
Notre définition renferme trois propositions et exclut par conséquent les trois thèses qui y sont opposées. Les trois éléments renfermés, selon nous, dans la notion de l’ordre moral sont : la part du facteur divin, la part du facteur humain et l’opposition absolue du bien moral, qui est l’usage normal des forces libres de la créature, au mal moral, qui est l’abus ou la stérilisation de ces forces. Nous allons reprendre en détail ces trois éléments.
La réalisation du bien dans l’ordre moral suppose nécessairement, disons-nous d’abord, l’intervention et le concours de l’action divine. L’histoire de l’humanité, dans le sein de laquelle se réalise l’ordre moral, a, en effet, comme nous l’avons rappelé, une origine déterminée dans un point du temps ; elle se poursuit sous nos yeux dans une succession de faits qui ne tardent pas à s’ordonner dans des groupements appelés époques ou périodes, et elle s’achemine, selon la foi des chrétiens, vers une consommation qui marquera en même temps la fin des temps. Cette fin ne doit dès lors pas être conçue seulement comme un terme, mais comme un but, τέλος. L’histoire élabore un produit connu et voulu d’avance, et qui n’existait pas auparavant. La réduire, comme tant d’esprits l’ont toujours fait, à une évolution sans principe et sans terme, c’est en exclure, ce que la plupart n’osent pas faire, le progrès. C’est entre ces deux termes, le commencement et la fin de l’histoire, que se déploie la liberté créée, que se réalise l’ordre moral, le bien moral. Or il est évident que Dieu seul a pu fixer ce commencement et ce terme de l’histoire, et en général les limites dans l’enceinte desquelles l’ordre moral se réalise. Dieu est en tout cas l’initiateur et il sera le consommateur de l’ordre moral, du bien moral.
C’est ce que nous avons indiqué dans notre définition par le nom même de créature que nous donnons à l’agent moral, et par la mention d’une norme posée par la volonté créatrice en vue de la réalisation du plan du monde.
A la nécessité d’une norme divine présidant à la production du bien moral par la créature, s’ajoute celle d’une force divine concomitante avec la force humaine. Du moment qu’il y a un Dieu, un Dieu qui a créé l’homme et qui le jugera, qui a posé le point de départ et le point d’arrivée de sa carrière, l’homme ne saurait avoir la prétention de réaliser, de l’un à l’autre de ces termes, le bien sans lui.
Tout le bien d’ailleurs qui se réalise au cours de l’histoire n’est qu’imparfait, relatif. L’expérience nous enseigne que si le souverain bien existe quelque part, ce n’est pas sur la terre ; ce n’est pas dans l’humanité empirique, ce ne peut être qu’en Dieu. Or nous savons par l’Écriture que le souverain bien, c’est-à-dire la perfection morale, sera réalisée un jour dans la créature et par la créature (Éphésiens 1.4) ; que cette réalisation future et finale est certaine, étant garantie par Dieu même ; que, par conséquent, l’ordre moral, qui procède de Dieu, ἐξ αὐτοῦ, qui retourne vers Dieu, εἰς αὐτόν, se réalise aussi par lui, δι’ αὐτοῦ. (Romains 11.36).
Cette part du facteur divin dans la réalisation du souverain bien, c’était le sujet de notre Dogmatique ; et ces interventions successives du facteur divin dans la réalisation historique de l’ordre moral se sont appelées : conseil divin, création, action providentielle, rédemption, résurrection, jugement, restauration finale de l’univers.
Mais si l’action du facteur divin a été très certainement prépondérante, initiatrice, et sera enfin consommatrice dans la réalisation du bien moral et de l’ordre moral, nous disons qu’elle n’y a pas été unique et exclusive, et que le facteur humain y joue aussi son rôle.
Ce rôle est caractérisé par la qualification de libres, donnée par nous aux forces qui agissent dans l’enceinte de l’ordre moral, ce qui signifie que les forces qui agissent conformément aux normes posées par la volonté créatrice, le font par suite d’une spontanéité propre au sujet ou à l’agent moral, et sont dotées d’une certaine faculté de réaliser une fin différente ou contraire.
Nous rencontrons ici la grande et nombreuse école qui, plus rapprochée de nous que celle qui nie la part du facteur divin dans la réalisation du bien moral, ne voit dans l’histoire que le produit exclusif de ce facteur divin, et aux yeux de laquelle l’homme n’est qu’un instrument aveugle et mécanique. En réalité le drame de l’existence humaine n’est plus que le prolongement, la diffusion de la vie et de l’activité divines.
Si réduite, disons-nous au contraire, que soit ou que paraisse la part de l’homme dans le fait moral, la liberté humaine, à peine perceptible dans ses manifestations, reste l’agent responsable du produit moral. C’est la présence ou l’absence de ce facteur qui nous fera toujours discerner la présence ou l’absence de l’ordre moral et du fait moral.
Cette association de l’homme à Dieu est relevée dans l’Ecriture, du commencement à la fin. Toute l’histoire sainte en fait foi, cette histoire qui n’est que le commentaire vivant et comme la concentration de ce qu’on est convenu d’appeler l’histoire profane. Elle est déjà indiquée sans doute dans la parole créatrice, Genèse 1.27. Car l’homme ne devait être fait à l’image de Dieu que pour devenir ouvrier avec lui. L’idée et le mot reviennent deux fois sous la plume de Paul (1 Corinthiens 3.9 ; 2 Corinthiens 6.1). Le langage de l’Écriture a ceci de particulier, que des deux facteurs concomitants de l’œuvre morale, il ne sacrifie jamais l’un à l’autre.
Cependant l’activité humaine, par le fait même qu’elle est régie par des lois, d’une part, et qu’elle est libre, de l’autre, peut être supposée en conflit avec ces lois, et c’est alors que surgit dans son sein, comme dans l’enceinte de l’ordre moral lui-même, l’opposition absolue du bien et du mal.
Ce troisième axiome, pas plus que les précédents, n’est objet d’évidence sensible ni d’évidence rationnelle ; il relève lui aussi de l’évidence morale ; il est objet de foi. Nous l’opposons à la thèse optimiste, qui tout en reconnaissant l’opposition empirique des deux formes appelées le bien et le mal, attache, à l’une et à l’autre, un caractère de légitimité, ne consentant à statuer dans le domaine des activités humaines que des anomalies apparentes, fugitives et, par conséquent, relatives.
Schérer, en France, et Rothe, en Allemagne, ont été, dans la seconde moitié du siècle, les représentants les plus illustres de cette conception hégélienne du péché.
« Si le péché, écrivait Schérer, provient des conditions de la nature humaine, il devient quelque chose de normal, tandis que l’idée du péché implique au contraire quelque chose d’anormal. Il y aurait donc contradiction. Au point de vue où nous nous sommes placés, ce raisonnement tombe de lui-même. A l’opposition de ce qui doit être et de ce qui est, il suffit de substituer l’opposition du commencement et du but, de la réalité et de l’idéal. Le sentiment de l’obligation est la conscience de l’idéal que Dieu a imposé à l’humanité, et le sentiment du péché, la conscience de la distance qui nous sépare de notre destination.
Dieu est-il donc l’auteur du péché ? Je dirai plutôt que Dieu a permis le péché comme il a voulu la liberté, comme il a voulu le développement. Dieu, en créant un être moral, a consenti aux conditions de la moralité, absolument comme, en posant un but à l’humanité, il a consenti à la recherche, à la lutte, partant à l’imperfection. Demander à Dieu pourquoi l’homme est pécheur, c’est lui demander pourquoi il n’a pas créé l’enfant homme fait, l’homme dans la condition de l’ange, ou pourquoi il n’a pas racheté l’humanité par un seul acte de sa puissance. La réponse à toutes ces objections, c’est que Dieu a voulu que l’homme fût moral, ou, ce qui revient au même, perfectible. »
Ainsi le péché est considéré comme condition nécessaire, partie intégrante de la moralité. En termes plus barbares, Rothe exprime la même pensée que l’auteur français.
« Le procès moral, dit-il, et par conséquent aussi son produit, le bien moral, ne peut suivre son cours, conformément à sa notion même, qu’en débutant d’une façon anormale, c’est-à-dire par le péché, et c’est seulement en vertu d’un nouvel acte créateur de Dieu que cette anomalie peut être rectifiée. Il en résulte que la description scientifique du bien moral ne peut se faire d’une manière correcte et complète dans une construction simple, mais seulement par la jonction de deux désignations, partant de deux points de vue différents, qu’il faut successivement traverser. Le bien moral ne peut se réaliser conformément à sa notion qu’en traversant le fait anormal, et notre tâche directe est donc la construction spéculative de ce bien moral, en tant qu’il arrive à sa pleine et parfaite réalisation par les deux phases successives du péché et de la rédemption. »e
e – Ethik, § 92.
En opposition aux deux citations précédentes, nous affirmons non seulement l’existence du mal, ce qui n’est point contesté, et l’opposition du mal au bien, ce qui est encore admis par nos adversaires, mais la culpabilité, l’anomalie absolue du mal. Le mal est, selon nous, ce qui, d’une manière absolue, ne doit pas être, bien qu’il soit.
C’est dire que le bien et le mal ne jouissent pas, à notre point de vue, d’un droit égal dans l’ordre moral, non pas même sous cette réserve que la forme du bien restera définitive, car cette réserve signifierait que le mal et le bien ne seraient que les deux formes successives, les deux termes nécessaires, les deux pôles, l’un négatif, l’autre positif, de l’existence finie, en d’autres termes encore : que le bien est bien et que le mal est aussi bien.
En opposition à ceux qui déclarent que l’imperfection physique est un mal, et, comme corollaire naturel de cette proposition, que tout mal se réduit à l’imperfection, nous disons que l’imperfection initiale, résultant de la distance qui sépare le point de départ du point d’arrivée de l’agent moral, est normale, mais que toute déviation de cette ligne droite est une anomalie absolue.
L’ordre moral, tel que notre expérience actuelle nous le révèle, est donc à la fois idéal et réel ; il se réalise dans le fait et il s’affirme en même temps dans l’idée. Il est réel, disons-nous, car si jamais le bien moral, ainsi que les vertus qui l’accompagnent, avaient été totalement absents de la sphère des activités humaines, si jamais le bien avait disparu de la terre et du cœur de l’humanité, c’est que l’humanité elle-même aurait disparu et qu’il ne resterait plus à sa place que les puissances infernales. Au contraire, l’ordre moral s’est maintenu ici-bas avec plus ou moins de succès, dans ce sens qu’il y a toujours eu, aux époques même les plus ténébreuses de l’histoire, quelque bien fait par l’homme sous l’influence supérieure de la grâce divine, quelque produit moralement bon du concours de l’activité divine et de l’activité humaine. En aucun moment de l’histoire, il n’y a eu solution de continuité absolue entre les origines qui étaient pures et le terme qui restait en vue, le souverain bien atteint et réalisé. Mais, en partie réalisé, le bien moral est, disons-nous, en partie idéal.
Ce caractère idéal de l’ordre moral lui appartiendrait même dans l’état normal, actuellement perdu, puisque, même alors, l’agent moral aurait dû réaliser un progrès moral continu ; à combien plus forte raison, dans l’état de déchéance propre à l’économie actuelle de l’humanité.
Nous oserons même dire que la plus grande partie du bien idéal et possible, du bien qui doit se réaliser, d’après les desseins de Dieu, est encore éventuelle, soit par le fait que les agents de cette réalisation n’existent pas encore, soit surtout par la faute de ceux qui ont passé ou qui passent actuellement sur la scène.
Mais quoi qu’il en soit, le droit du bien n’en reste pas moins intact et absolu. La loi du bien n’est point déterminée ni influencée par l’état de fait ; elle ne déroge jamais au niveau du fait ; elle persiste à s’affirmer, même dans le cas du plus grand écart entre le fait et l’idée. Elle pose et maintient l’obligation morale absolue en face même de la révolte absolue. Chassée du milieu des réalités, elle continuera à retentir dans le désert. Repoussé de la sphère des faits, le bien se réfugie dans le droit, et de là condamne le mal envahissant et triomphant.
L’élément idéal du fait moral, c’est ce que, dans notre définition, nous avons appelé la norme de l’activité morale, tendant à la réalisation finale du plan du monde ; ce qui, dans l’ancienne dichotomie de la morale était désigné comme le devoir ; et l’élément réel du fait moral, c’est la force morale déjà existante ou encore accessible au sujet et les produits partiels de cette force ; dans l’ancienne terminologie, les vertus et les biens.
L’ordre moral, tel que nous le concevons, n’est donc pas une quantité matériellement déterminable, à limites fixes et tangibles, dont on pourra dire : Il est ici, ou il est là ! L’ordre moral est un fait spirituel, incessamment mobile et variable, puisqu’il est dominé par la loi de la liberté dont les conditions d’existence sont soustraites à la loi de l’espace aussi bien qu’à la loi du temps ; puisqu’il se réalisera pleinement à une époque et dans des milieux non encore apparus, mais dont la présence et l’action n’en sont pas moins parfaitement perceptibles aux organes qui y correspondent.
Nous ne savons pas quel quatrième terme on pourrait juxtaposer aux trois éléments de la norme morale, de la force morale et du produit moral, que nous venons d’énumérer et de définir, pour en faire un des éléments constitutifs de l’ordre moral. Mais, si c’est dans ces trois termes que nous décomposons cette notion, ce n’est pas à dire, et nous le montrerons plus tard, qu’ils doivent nous fournir le principe de division de notre discipline.
Afin toutefois de caractériser mieux encore l’ordre moral que nous venons de définir, nous allons le comparer successivement à ce qui est au-dessous de lui, l’ordre physique, et à ce qui est au-dessus, l’ordre céleste.
A l’ordre moral s’oppose tout d’abord celui qui lui est immédiatement subordonné, l’ordre physique. Tandis que dans l’enceinte du premier se meut la liberté de choix et se produisent les résultats divers et contraires de cette faculté, le second est le règne de la nécessité ou de l’immutabilité naturelle. Ce n’est pas à dire que ces deux ordres soient exclusifs l’un de l’autre ; que la présence de l’ordre physique à la place subordonnée que nous lui assignons, soit incompatible avec la présence de l’ordre moral ; l’un nous apparaît au contraire au service de l’autre ; et le fonctionnement régulier des forces de la nature est une condition préalable du fonctionnement, normal ou anormal, des forces libres. Pour que la liberté ne se consume, ni ne s’évaporise dans son exercice même, pour que cette force réalise dans les sens les plus divers ses possibilités latentes, pour que les effets qu’elle produit aient une consistance, il convient qu’elle repose sur un fonds stable, constant, résistant, le sol de la nature, sur la durée duquel l’agent libre puisse compter, et qui mette à sa portée des forces toujours prêtes. Et, supportant l’activité libre, la nature tout à la fois la stimule, la limite, la contient et au besoin, par le jeu même, inhérent à elle, de ces actions réflexes, la réprime.
Toujours est-il que les caractères de ces deux ordres physique et moral, indispensables l’un à l’autre, sont totalement opposés et que leur assimilation ou leur identification est la source de quelques-unes des plus grandes erreurs du temps.
C’est ainsi que les trois termes de lois, de forces et de biens, produits ou buts, appliqués sans cesse, les deux premiers surtout, aux faits de l’ordre naturel, prennent ici un tout autre sens et une tout autre portée, qui ont été déjà indiqués dans les volumes précédentsf.
f – Voir Exposé, tome II, page 353 et suiv. ; tome III, page 621 et suiv.
Tandis que, dans l’ordre moral, étant donnée la liberté de choix qui renferme la possibilité d’une déviation de la ligne normale et même d’une violation de la norme elle-même, la loi est distincte de la force, transcendante au fait, tandis qu’il est même possible que le fait et la force entrent en conflit avec la loi, les forces et les lois se couvrent les unes les autres dans l’ordre naturel, tout au moins dans le rayon de notre expérience.
Ce caractère purement empirique de la loi naturelle nous est déjà révélé, comme nous l’avons montré précédemment, par son origine même. A l’inverse de la loi morale, elle n’a pas préexisté au fait ; elle est issue d’un procédé d’induction remontant de l’observation des faits particuliers à la formule qui a paru leur être commune à tous ; et, par conséquent, les suspensions, déviations ou cessations de l’action des forces de la nature, rebelles seulement aux formules de généralisation que l’esprit humain avait établies sur un nombre insuffisant d’observations, ne méritent pas plus de s’appeler des dérogations que le jeu ordinaire des forces de la nature ne mérite le nom de loi.
Le terme de bien, à son tour, comporte des acceptions diverses, selon qu’il figure dans l’ordre physique ou dans l’ordre moral. Le bien moral est un produit, transcendant à l’effort moral, par conséquent d’une valeur intrinsèque et permanente, de la force libre réglée par la loi morale. Les bonnes œuvres, pour employer le langage de l’Écriture, ne périssent pas ; elles suivent leur auteur jusqu’au delà de l’existence terrestre.
On peut parler sans doute aussi et l’on parle des biens de la nature, des produits de la nature, et le Créateur lui-même appela, après l’œuvre des six jours, la terre très bonne. Mais l’ordre de la nature n’a, ni dans son ensemble ni dans ses parties, sa fin en lui-même. Le ciel et la terre passeront, a dit Jésus-Christ. Les fins particulières à leur tour que la nature semble poursuivre dans ses évolutions nécessaires, ne sont que des retours compris dans le cycle ininterrompu des causes et des effets.
Il est si vrai qu’aucun produit de la nature n’apparaît comme effet sans figurer immédiatement comme cause, que la réalité même des causes finales a pu être mise en doute ou niée, et ne saurait être admise d’ailleurs par nous-mêmes qu’à un point de vue étranger ou supérieur à celui qu’autorise l’observation purement empirique ou rationnelle des faits naturels. La nature, considérée en elle-même, ne comporte ni développement, ni histoire, ni progrès. L’existence des êtres libres, au contraire, est un acheminement, incessant, sinon continu, vers un terme placé au dessus et en dehors d’elle, que la philosophie a appelé le souverain bien, et l’Écriture la parfaite sainteté.
On parle donc de lois, de forces et de biens dans l’un et l’autre ordre, mais en attachant inévitablement à chacun de ces termes, transporté d’un ordre à l’autre, une signification différente et propre à la nature de ce dernier.
Mais comme le terme du développement moral, la réalisation de ce bien suprême appelé dans l’Écriture le Royaume de Dieu, n’est pourtant encore qu’éventuelle, puisque cette réalisation est soumise aux chances de la liberté créée, que les forces peuvent être distraites de leur fin et vouées à des fins contraires, il pourrait paraître et on pourrait nous objecter que cette chance que courent la loi morale et l’ordre moral d’être violés, constitue une infériorité de cette loi relativement à la loi naturelle, et cette difficulté a été aperçue et exploitée par tous les partisans des systèmes déterministes. Ils ont cru voir une dérogation à la majesté de la loi et à la majesté divine, pour autant que la loi morale leur paraissait émanée de Dieu et d’un Dieu personnel, dans le fait que l’exécution de la volonté divine et de la loi morale ne serait pas assurée, de la même façon que toute déviation du cours régulier et périodique des forces naturelles leur paraissait inconciliable avec la sagesse divine. La liberté, cette fée capricieuse qu’on pourrait bien, elle aussi, appeler la folle du logis, devait troubler de ses écarts le bel organisme ou plutôt le beau mécanisme de ce monde. La nier, c’était donc sauvegarder les droits de l’Être absolu et de la loi absolue. L’immutabilité dans l’homme comme dans la nature leur a paru être seule conforme à l’idéal de perfection que leur raison ou leur conscience portaient en elles, et pouvoir seule aussi satisfaire ce besoin d’unité inné à tout esprit pensant.
Mais cette infériorité, très réelle au point de vue déterministe, n’existe pas au nôtre, et cela pour deux raisons. La première, c’est que nous différons d’opinion précisément sur la nature et l’essence du bien. Le bien n’est pas l’ordre purement et simplement. Le bien n’est le bien selon nous qu’à la condition d’être le produit d’une activité libre excluant librement le principe contraire qui est le mal. Si, avons-nous dit précédemment, la réalité du mal est un mal, la possibilité du mal est un bien. Bien plus, cette possibilité est la condition même du bien pour la créature de Dieu. Car le bien qui résulterait du jeu nécessaire d’un mécanisme, l’acte humain qui ne serait que la répercussion dans le fini de l’acte absolu et infini, serait conforme à l’ordre sans doute, mais dénué de toute valeur intrinsèque, puisqu’il serait donné déjà avec le tout. Il ne serait pas un fait nouveau apparu à un moment donné et ajouté à la somme totale des existences. L’œuvre bonne, qui ne serait que l’émanation d’une volonté déterminée, ne serait pas spécifiquement supérieure au fruit que nous cueillons de l’arbre.
Nous sommes d’accord, dira-t-on, si le bien se fait ; mais s’il ne se fait pas, si c’est son contraire qui prend sa place, l’ordre moral n’en recevra-t-il pas une atteinte qui le mettra au-dessous de l’ordre physique qui, par son essence même, est mis à l’abri de toute violation ? Oui, sans doute, si la loi morale violée restait impuissante ou annulée ; nous convenons que, dans ce cas, la supériorité de cet ordre sur l’ordre naturel serait difficile à établir d’une manière définitive. Obéie par des agents libres, la loi morale est déjà plus glorifiée que la loi naturelle, qui n’est servie que par des forces ; mais nous disons, en second lieu, que, même violée par les agents libres, elle n’en revendique pas moins sa gloire et n’en maintient pas moins sa supériorité en déférant les auteurs de l’offense à la justice. Séparée de la force morale qui devait la réaliser, la loi, violée et méconnue, plane encore au dessus du fait anormal qui l’outrage, au dessus de l’ordre moral perverti ; elle attend le jour inévitable, quoique tardif peut-être, où elle sera exécutée et vengée. La loi naturelle cesse avec le fait où elle s’était incorporée et comme épuisée. La loi morale, même violée, demeure, se réservant de retrouver la revanche de son droit dans la punition du malfaiteur ; et par là, tout en se rendant hommage à elle-même tout d’abord, elle rend également hommage au coupable, traité comme un agent libre et responsable, supérieur aux agents naturels.
Bien loin donc que la chance d’une violation ou d’une perturbation de l’ordre moral doive rabaisser cet ordre à nos yeux, ce qui fait sa supériorité sur l’ordre physique et naturel, c’est que celui-ci, dépendant uniquement du fait, passe avec lui comme tout ce qui n’est que matériel et visible, tandis que celui-là peut attendre au sein de la perturbation même sa restauration inévitable.
Il nous serait facile d’appuyer les considérations qui précèdent de témoignages scripturaires ; mais dans une introduction d’un caractère général, nous préférons nous contenter d’en appeler au témoignage universel de la conscience humaine qui nous donnera toujours raison contre une science faussement ainsi nommée. C’est en effet la notion de justice, de cette justice qui est la sauvegarde de l’ordre moral, que la philosophie et, en général, la sagesse du jour supportent avec le plus d’impatience ; ou, si elle l’accepte, c’est sous la forme d’une justice dite immanente, qui encore ne se réveille qu’à l’appel de l’intérêt de ceux qui l’invoquent.
Or, admettre la liberté de l’agent moral, c’est admettre la responsabilité, et qui dit responsabilité, dit sanction supérieure, rétribution, punition et récompense, en un mot, justice.
Cette possibilité du mal ne reste pas toutefois attachée au bien d’une façon indissoluble ; le moment doit arriver où le bien s’accomplit à son tour chez la créature avec une nécessité absolue, comme en Dieu même. Mais, loin que le bien soit supprimé ou son essence altérée dans cette période nouvelle, ou que cette nécessité désormais absolue du bien le fasse redescendre au rang du fait naturel, nous disons que par là il arrive à consommation. C’est que cette nécessité, tout absolue qu’elle est, n’est pas de nature physique, mais reste morale ; elle est le fruit et la récompense de l’usage sain et normal de la liberté ; la liberté n’est pas absente de cette nécessité morale, comme c’est le cas dans l’ordre naturel ; elle s’est au contraire identifiée, unifiée avec elle, accomplie en elle ; cette nécessité n’est que la perfection de la liberté, comme elle est l’accomplissement suprême du bien.
De même, et comme contre-partie de la nécessité absolue du bien, l’agent libre peut arriver à la nécessité absolue du mal. Pas plus que la première, celle-ci n’est identique à la nécessité physique et naturelle, d’où résulterait pour l’agent l’absence complète de responsabilité ; mais elle est l’alliance, la fusion désormais indissoluble de la liberté employée au mal et de la nécessité. C’est la conséquence de la responsabilité du mal précédemment assumée, et cette détermination désormais fatale du mal en est précisément la principale punition. C’est la consommation du mal, opposée à la consommation du bien.
Le signe évident que cette nécessité morale soit du bien, soit du mal n’est pas identique à la nécessité physique, c’est le fait de l’imputabilité au sujet de ces actes même nécessaires, et, dans le cas du mal, la persistance de la responsabilité du sujet.
La nécessité morale soit du bien soit du mal forme donc le pôle opposé à la nécessité physique et naturelle ; celle-ci ne relevait pas encore de l’ordre moral ; celle-là n’y appartient plus. Elle ressortit au surnaturel invisible, soit à l’ordre divin et céleste, élevé au dessus de la lutte, du développement et du progrès, soit au monde infernal où règne le mal sans mélange et sans retour.
La langue, d’ailleurs, guidée par un instinct juste, n’appelle êtres moraux ni les habitants du ciel, ni ceux de l’enfer. Elle réserve cette qualification à ceux qui sont doués de la liberté de choix, mais ne sont pas encore parvenus soit au souverain bien, soit au mal consommé. On donne le nom d’êtres moraux à ceux qui sont encore engagés dans la lutte du bien et du mal, et ceux-là seuls peuvent être en effet les objets de notre science qui recherche, comme nous l’avons dit, les lois de notre activité libre, ainsi que les forces qui concourent à la réalisation de ces lois. La science de l’ordre surnaturel ne pourrait être, dans tous les cas, si elle était possible, qu’une science descriptive.