Théologie Systématique – V. et VI. La Morale Chrétienne

Introduction

La seconde grande division de la Théologie systématique, dont la Dogmatique forme la première, porte indifféremment les noms de Morale ou d’Éthique chrétienne. Ce dernier nom, le plus usité en Allemagne, a l’avantage de désigner plus exclusivement l’exposition scientifique de la matière, en opposition aux tractations oratoires ou populairesa.

a – Malgré ces raisons, nous avons adopté pour cet ouvrage le titre de Morale chrétienne, parce que ce terme est plus courant en pays de langue française. (Les Éditeurs.)

Le nom de Ἠθική fut donné déjà par Aristote qui, le premier, traita systématiquement cette matière, à la science qui a pour but de régler la vie humaine et ses rapports. Cicéron et Sénèque l’appelèrent Philosophia moralis ; l’ancienne théologie protestante : Theologia moralis ou practica.

Le nom de Théologie pratique est réservé aujourd’hui à la quatrième des grandes disciplines théologiques, celle qui règle les obligations et les attributions des ecclésiastiques, tandis que l’objet de notre discipline est l’obligation chrétienne générale.

Les trois désignations Éthique, Morale et Sittenlehre, ont une signification étymologique identique, qui se déduit des mêmes associations d’idées et qui ne nous conduit cependant pas à la vraie notion de la science morale ; et cet exemple nous prouverait déjà, à côté de plusieurs autres, que le sens étymologique d’un mot, qui a pu se former sous l’influence des préjugés ou des erreurs d’une époque, ne saurait faire autorité pour nous dans la définition de la chose elle-même.

Ἠθική vient de ἦθος. Ἡθος signifie dans Homère le siège, l’habitation, la patrie ; il en est venu plus tard à signifier au figuré ce qui est devenu un siège fixe, une patrie pour l’esprit et pour l’âme, le chez-soi moral, l’habitude (mot parent lui-même d’habitation), les mœurs, et c’est dans ce sens que nous le trouvons 1 Corinthiens 15.33, où l’apôtre cite, paraît-il, le poète Ménandre.

C’est de ce point-ci que le mot passe au sens moral proprement dit, en ce que la coutume générale a toujours été réputée faire règle pour l’individu, et est demeurée en fait la seule morale d’une quantité de gens, dont le sceptique Montaigne a exprimé le point de vue dans les lignes suivantes :

« Les loix de la conscience que nous disons naistre de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération intime les opinions et mœurs approuvées et receues autour de luy, ne s’en peult desprendre sans remors, ny s’y appliquer sans applaudissement. »

On voit que, dès les temps les plus anciens, ceux où se formaient, dans la fermentation des idées primitives de l’humanité, les radicaux des mots confiés à l’usage des générations, a commencé le pervertissement des notions les plus élémentaires. La confusion de l’obligation avec la coutume, de ce qui est avec ce qui doit être, du droit avec le fait, a passé de la chose dans le mot, en grec, en latin et en allemand.

L’adjectif latin moralis (car le latin n’a pas même le substantif de la chose) vient évidemment du substantif mores, comme Ἠθική vient de ἦθος. Le mot mos lui aussi désignait tout court la loi : Morem facit usus (Ovide) ; morem pacis imponere (Virgile) ; morem accipere ; morem pati.

Le mot allemand Sittenlehre a traversé exactement les mêmes vicissitudes que ses congénères latin et grec. Sitte vient de sitzen, et Sittenlehre désigne de même la science qui doit régler les mœurs. Le terme Sittenlehre trahit ouvertement la confusion que les transformations successives des racines grecque et latine pouvaient dissimuler à un premier coup d’œil.

Le mot morale est à un moment donné tombé dans un discrédit qui ne s’explique que trop bien par l’usage que l’on avait fait de la science ainsi désignée. L’esprit latin s’est trouvé, plus encore que l’esprit grec, porté à extérioriser, à matérialiser la morale, réduite fréquemment et pour de longues périodes à n’être qu’un recueil de préceptes et de recettes de conduite.

Nous acceptons les mots usuels, comme l’Evangile nous en a donné l’exemple, quitte à les corriger et à les adapter à notre usage. Si le mot même qui désigne la morale est étymologiquement immoral, il ne nous restera qu’à délaisser les origines du mot pour nous attacher aux principes qui président et doivent présider à la chose elle-même.

« Nous prenons le terme de morale, écrit M. Secrétan, au sens consacré par l’usage, comme un ensemble de préceptes ou de conseils. La morale n’est pas une théorie ; c’est un art, c’est la règle de la vie. Il n’est pas inutile de s’en expliquer, car le mot comporte naturellement plus d’une acception. Nous ne saurions reprocher à Spinoza d’avoir présenté sous le nom d’Éthique ou de Morale un système de métaphysique ou d’anthropologie dont la conséquence hautement proclamée est l’inutilité parfaite de tout travail pour moraliser les hommes. Chacun étant nécessairement tout ce qu’il peut être, et ses actes un résultat fatal de son organisation particulière et des circonstances dans lesquelles il se trouve placé, la morale devient pour Spinoza la science des mœurs, la connaissance des mobiles qui déterminent notre activité de fait ; il décline toute prétention de qualifier cette activité par le blâme ou par l’éloge, et bien plus encore l’espoir, absurde à ses yeux, d’en changer le cours par la vertu des exhortations. Son sentiment est aujourd’hui partagé par des écrivains très en vue ; mais la plupart des hommes ne l’entendent point ainsi. Ils s’approuvent ou se condamnent les uns les autres ; chacun d’eux intérieurement s’approuve tour à tour et se condamne. Entre la grossièreté bestiale et la culture raffinée d’un petit nombre de penseurs, dont on répète les sentences dans certains milieux sans être en état de les contrôler, le peuple des civilisés connaît les sentiments de l’estime et du mépris ; les gens se servent constamment des catégories de bien et de mal ; ils conçoivent vaguement un idéal de conduite qu’ils trouveraient beau de réaliser ; quelquefois même ils s’efforcent de le faire. Préciser les traits de cet idéal, montrer en quelle mesure et par quels moyens il est possible de s’y conformer, ce travail répondrait à des besoins qu’ils éprouvent. Ce serait l’objet de la morale telle qu’ils la conçoivent et telle que nous la définissons. »b

bPrincipes de la Morale, p. 73-74.

L’introduction comprendra quatre sections :

  1. Définition de l’ordre moral en général.
  2. Définition de la science morale en général.
  3. Définition de la morale chrétienne, ou de l’ordre moral tel qu’il est déterminé par le christianisme.
  4. Définition de la science qui a pour objet la morale chrétienne, ou de l’Éthique chrétienne.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant