Si nous voulons parvenir à l’intelligence du livre de Daniel, nous devons partir du point où il nous place dans ses deux premiers versets. Nous nous voyons transportés au sein de la lutte entre Israël et la puissance de ce monde (les gentils), et dans la période de cette lutte qui commence à la captivité de Babylone. Cette captivité est historiquement le point de départ des prophéties de Daniel : il l’indique lui-même dans son introduction (chapitre 1), dont le commencement et la fin rappellent le commencement et la fin de la captivité. (1.1 et suivants, 21 ; comparez 9.1-2.) Jetons un coup d’œil rapide sur le développement antérieur de la théocratie. Cela servira à faire saisir le rôle que joue dans l’histoire de la révélation l’époque dont il s’agit ici.
Par la vocation d’Abraham, Dieu avait fait sortir du sein des peuples, comme une île du milieu de la mera (Daniel 7.2) une race qu’il avait choisie pour lui appartenir. Il voulait en faire son sacrificateur, l’intermédiaire par lequel il se révélerait à l’humanité, et de la sorte renouer entre le ciel et la terre ce lien duquel dépend tout l’avenir de notre race. (Genèse 12.1-3 ; Exode 19.4-6.) En Egypte, la famille d’Abraham était devenue un peuple ; par Moïse ce peuple avait reçu de Dieu la Loi ; sous David et Salomon il était arrivé à être un état policé et avait atteint le plus haut degré de développement auquel il pût parvenir sous l’Ancien Testament. La théocratie, en opposition à la religion païenne et à la puissance des gentils, arriva sous ces deux rois à manifester complètement son caractère, mais d’une manière tout extérieure ; Israël fut non seulement indépendant des gentils, mais encore s’assujettit les peuples voisins. Par là l’époque de David et de Salomon est le type tout spécial de celle du Messie. C’est à David que se rattachent dès lors les prophéties relatives à cet avenir magnifique où l’on verra à l’état de pleine réalité ce dont on n’a vu dans l’Ancien Testament que l’ombre et que la forme extérieure. Avec Salomon s’annonce déjà la décadence. Elle commence au moment où le royaume de Dieu, Israël, se déchire en deux royaumes et perd par cette division sa vigueur intérieure et extérieure. Le royaume des dix tribus, qui avait rompu avec le sanctuaire de Jéhova à Jérusalem et avec la dynastie de la promesse, chercha d’abord à se fortifier en se rapprochant du monde païen : il s’allia contre Juda à la Phénicie et à la Syrie, courtisant l’idolâtrie et la puissance terrestre. Mais quand le peuple de Dieu devient infidèle à son Seigneur et entre en accommodements avec le pouvoir de ce monde, Dieu se sert de ce pouvoir même pour punir son peuple, « Celui qui sème pour la chair, moissonnera de la chair la corruption. » (Galates 6.8.) C’est ce que put apprendre le royaume d’Ephraïm, auquel les Assyriens mirent fin l’an 722 avant Jésus-Christ. L’histoire du royaume de Juda est la même, à ceci près que la chute est plus lente, parce que la fidélité à Jéhova, entretenue par le temple et par la maison de David, y subsista relativement plus longtemps. Mais Juda aussi se laisse séduire et imite les prostitutions d’Ephraïm. À dater environ de l’an 740 où Achaz, malgré l’avertissement d’Ésaïe, demande le secours de l’Assyrie contre Ephraïm et les Syriens (Ésaïe 7), il se trouve entraîné dans le courant des événements extérieurs. Il se jette tour à tour dans les bras de l’Assyrie et de l’Egypte. Enfin Babel est suscitée de Dieu pour détruire entièrement la théocratie. Nébucadnetzar fait trois invasions en Judée. À la première déjà, sous Jéhojakim (606), le peuple de Dieu devient tributaire de l’empire des Babyloniens. Daniel se trouve au nombre des captifs emmenés alors à Babel. À la seconde (598), nous y voyons déporter le roi Jéhojakim et le prophète Ezéchiel. À la troisième (588), Nébucadnetzar détruit la ville sainte, emmène à Babel, chargé de fers, le roi Sédécias et met fin au royaume de Juda.
a – C’est-à-dire le règne de Dieu réalisé sous la forme d’un gouvernement national, tel que nous le voyons dans l’ancienne alliance. (Trad.)
De ce moment, le peuple d’Israël perdit son indépendance, car le retour de la captivité ne la lui rendit pas et si plus tard, sous les Maccabées, il parvint à la reconquérir, ce ne fut que temporairement. En général, il resta toujours dépendant des grandes monarchies, ne faisant que changer de joug à mesure qu’elles se succédaient. Enfin la destruction de Jérusalem par les Romains le dispersa entièrement parmi toutes les nations. Depuis le commencement de la captivité, il n’y a plus ici-bas de théocratie. Et comme en Israël l’élément politique et l’élément religieux sont toujours unis de la manière la plus intime, il se trouve qu’à dater du moment où les jugements de Dieu éclatèrent sur ce peuple, les révélations de Dieu devinrent de plus en plus rares : il y eut même bientôt une période de plus de quatre cents ans qui en fut entièrement privée. Il en fut de Juda comme de son dernier roi : Sédécias ne fut pas seulement lié de chaînes, mais on lui ôta aussi la lumière, en lui crevant les yeux. (Jérémie 39.7.)
C’est de la première invasion de Nébucadnetzar qu’on fait dater la captivité, car ce fut alors déjà que la théocratie perdit son indépendance. À ce moment commence dans l’histoire du règne de Dieu une nouvelle période, ayant pour caractère essentiel la domination des puissances de la terre. Le commencement de ce temps de visitation fut avant tout un accomplissement de la prophétie. Car, dans les deux royaumes, Dieu avait opposé aux progrès croissants de l’apostasie des prophètes qui devaient inviter à la pénitence et annoncer le jugement près d’éclater. C’est ce qu’ils avaient fait depuis Joël et Amos jusqu’à Jérémie et Ezéchiel, qui virent encore la captivité. Mais, malgré ce jugement terrible qu’il s’était attiré par les péchés les plus graves, Israël ne demeura pas moins le peuple élu, le peuple dont Dieu voulait se servir pour réaliser ses vues sur l’humanité. Car « ses dons et son appel sont sans repentance. » (Romains 11.29.) Il voulut donc que tous les prophètes annonçassent, après le temps des châtiments, une époque magnifique de salut et de bénédiction, le règne du Messie. D’ailleurs, dans le temps même où le jugement s’exerçait sur le peuple, la lumière et la consolation d’en haut ne devaient pas lui faire défaut ; Dieu, dont le cœur était ému de compassion envers le serviteur élu qu’il devait châtier, Dieu avait par la bouche d’Ésaïe donné d’avance pour le temps de la captivité une parole de rafraîchissement, un encouragement de la foi. Enfin, Ezéchiel exerçait encore son ministère au milieu des captifs déportés sur les bords du Chaboras.
Ainsi, Israël ne manquait pas d’un rayon d’en haut, pour le consoler dans cet exil. Mais il lui fallait pour les siècles à venir une lumière qui éclairât plus loin encore. Car, hélas ! le peuple de Dieu n’était qu’au commencement de ses souffrances, le salut qui allait suivre la captivité ne devait point être encore cette délivrance complète et absolue qu’on attendait, la parole du Seigneur allait peu à peu cesser de se faire entendre ; enfin, il allait sembler bientôt que Dieu avait abandonné son œuvre et son règne et que les puissances de ce monde avaient définitivement triomphé.
« C’estoit, dit Calvin, dans l’introduction à son Commentaire sur Daniel, une tentation bien rude et fascheuse à porter, que les Juifs demeurassent en captivité soixante et dix ans. Mais depuis qu’ils furent de retour en leur pays, au lieu de soixante et dix ans, Dieu différa la pleine délivrance jusqu’à soixante-dix semaines. Ainsi le terme et délay fut prolongé de sept fois autant. Les esprits de tous ceux-là pouvoyent estre abattus et descouragez mille fois. Car tous les Prophètes avoyent parlé si magnifiquement de la Rédemption, que les Juifs esperoyent de vivre en un estat heureux et accompli en toutes sortes, incontinent qu’ils seroyent délivrez de la captivité de Babylone. Or quand ils se voyent pressez de tant d’affliction, et non point pour un peu de temps, mais par l’espace de plus de quatre cents ans, veu qu’ils n’avoyent esté captifs que soixante et dix tant seulement, il est bien certain qu’il pouvoit sembler que la Rédemption n’estoit qu’une pure moquerie. Et ainsi il n’y a nulle doute que Satan n’en ait sollicité plusieurs à se révolter, comme si Dieu se fust moqué d’eux, quand il les avoit retiré hors du pays de Caldee et ramenez en leur pays. Dieu donques pour ces causes monstra en vision à son serviteur quelles afflictions et combien grandes et diverses le peuple eleu devoit souffrir et endurer. »
Le serviteur de Dieu, choisi pour recevoir ces nouvelles révélations, fut Daniel.
La nouvelle révélation, dont le peuple de Dieu avait besoin pour l’époque nouvelle inaugurée par la captivité, devait avant tout lui faire comprendre ce qu’il en était de ces puissances de la terre auxquelles il avait dorénavant à obéir. Il devait apprendre quelle en était la nature, quel devait en être le sort, enfin, quel serait leur rôle relativement à l’œuvre de salut que Dieu avait commencée en Israël. La prophétie allait donc avoir un objet tout nouveau, qui par sa nature même n’aurait pu se produire avant l’exil, mais qui à ce moment-là s’imposait, si l’on ose le dire, à elle.
Mais, si Dieu jugeait bon de donner alors une révélation relative aux puissances de ce monde et à leur destinée, il fallait que le prophète fût placé dans d’autres conditions que ceux qui l’avaient précédé. La parole divine, en effet, se rattache toujours par quelque chose à l’histoire et c’est là ce qui rend capable de la recevoir celui à qui elle se communique. La révélation n’est pas un livre tout écrit qui tombe du ciel et qu’on n’a qu’à prendre en mains et à lire. Non ! Pour qu’elle soit à la portée des hommes et appropriée à leurs besoins, Dieu a voulu que ce fussent des hommes qui la reçussent en esprit, d’une manière vivante, et qui ensuite la missent par écrit. Mais pour qu’un homme soit propre à cela, il faut qu’il soit placé dans certaines conditions : il faut que la parole d’en haut ne soit pas pour lui quelque chose d’entièrement étranger et ne répondant à rien ; au contraire, il faut que la situation dans laquelle il se trouve soit devenue pour lui comme une question à laquelle cette révélation est une réponse venant de Dieu. Or il ne s’agissait plus ici, comme chez les prophètes antérieurs, d’Israël en regard des puissances du monde, mais des puissances du monde en regard d’Israël. Il fallait donc que l’homme de Dieu qui devait recevoir des prophéties à ce sujet vécût, non pas au milieu de son peuple, mais au siège même de la domination des gentils. C’était là seulement qu’il pouvait en acquérir une connaissance assez étendue, à laquelle la révélation céleste pût se rattacher. Voilà pourquoi nous trouvons pour ainsi dire l’observatoire du prophète à côté du trône de Babylone. Le regard de Daniel plane sur la première monarchie universelle et de là, éclairé par la puissance divine, plonge dans le plus lointain avenir et contemple les formes diverses et les destins changeants des empires. Dès ses jeunes années et jusqu’à son extrême vieillesse, le prophète vécut à la cour des rois babyloniens et médo-perses. (1.4, 6, 21 ; 10.1.) Il fut même un de leurs ministres et occupa les charges les plus importantes. (2.48 et suivants ; 5.29 ; 6.29 ; 8.27.) Cela lui valut une connaissance et une intelligence profondes des affaires et cela le rendit particulièrement propre à recevoir cette révélation dont le caractère est, si l’on peut ainsi dire, politique. Mais, au milieu des affaires politiques elles-mêmes, il ne manquait pas de plus hautes instructions. L’humiliation de Nébucadnetzar, la chute de Belsatzar, les progrès si rapides de la monarchie babylonienne, son déclin non moins rapide et sa totale destruction, la délivrance miraculeuse des amis de Daniel et de Daniel lui-même (chapitres 3 à 6), tous ces faits durent laisser à celui-ci une impression profonde du néant de la puissance terrestre et de la grandeur suprême du règne de Dieu.
Nous ne devons pas non plus passer sous silence l’instruction que reçut Daniel dans la sagesse des mages chaldéens. On est porté à refuser toute valeur aux sciences et aux arts occultes des païens, mais l’Ecriture Sainte nous montre que c’est à tort : on le voit, entre autres exemples, par celui des enchanteurs égyptiens que Pharaon opposa à Moïse. N’était-ce pas aussi des mages chaldéens, qui virent en Orient l’étoile du roi des Juifs et qui arrivèrent à Jérusalem pour l’adorer ? Ce dernier fait montre clairement que les mages n’étaient pas privés de toute lumière véritable. On peut, il est vrai, se demander s’il ne s’était point conservé parmi eux, par tradition, quelque chose de ce qui avait été révélé à Daniel quant au temps où devait naître ce roi des Juifs (9.24 et suivants), car on sait que Daniel était devenu le chef de tous les mages de Babylone. (2.48 ; 5.11.) Quoi qu’il en soit, l’étude qu’il fit de la sagesse chaldéenne (1.4, 5, 17) servit à coup sûr à développer son sens naturel pour la prophétie et à le familiariser avec ce mystérieux domaine. Ce fut pour lui ce qu’avait été pour Moïse son éducation à la cour d’Egypte ou ce que l’étude de la philosophie est de nos jours pour un théologien. Mais il va sans dire que si ses facultés se développèrent à cette école, il n’y acquit aucune connaissance positive et dépassa bientôt de beaucoup toute la science des mages. (1.19-20 ; 1 Corinthiens 2.6 et suivants.)
Ce qu’il faut signaler plus encore que tout cela, c’est la fidélité scrupuleuse avec laquelle ce « véritable Israélite sans fraude » se garda dès sa jeunesse de la souillure du monde païen ; c’est la droiture avec laquelle il servit son Dieu, au milieu des tentations et des dangers, et même au péril de sa vie. (Daniel 1.8 et suivants ; chapitre 6.) Il faut s’abstenir du vin et des friandises de ce monde si l’on veut être propre à recevoir les révélations divines ou à les interpréter. Sous ce rapport, Daniel avec ses trois amis est comme une lumière dans la nuit. Cette lumière a été une consolation pour le peuple de Dieu dans l’exil ; c’était vers Daniel que, pendant ce temps de souffrance, Israël tournait les yeux, cherchant en lui tout à la fois un appui extérieur et un encouragement religieux. Aussi le nom du prophète fut-il bientôt placé par ses compatriotes à côté de ceux de Noé et de Job qui, comme lui, avaient persévéré seuls dans la piété, au milieu d’une génération perverse et dans le temps des jugements de Dieu. (Ezéchiel 14.14 et suivants ; comparez 28.3.) Cette lumière a lui aussi dans les ténèbres de la gentilité. Daniel déclara la vérité à Nébucadnetzar, et le puissant monarque se prosterna devant le Dieu tout-puissant et lui rendit gloire. (Daniel 4.) Malgré tous les honneurs dont il jouissait à la cour, le prophète restait attaché à son peuple du plus profond de son cœur. Il suffit de relire sa prière, au chapitre 9, pour voir à quel point, jusque dans sa vieillesse, il vivait des espérances d’Israël et souffrait de ses souffrances.
Un homme tel que celui-là était plus propre que nul autre à devenir l’organe des révélations dont l’époque avait besoin. La position politique de Daniel, ses études chez les mages, sa connaissance des prophètes hébreux (Daniel 9.2), – ces trois choses ont formé, pour ainsi dire, le corps, l’âme et l’esprit de sa prophétie. Il ne fallait plus que l’étincelle d’en haut. C’est ainsi que la providence de Dieu prépare à la révélation des vaisseaux pour la recevoir.
On a comparé Daniel à Joseph. Le parallèle est aussi juste qu’il est frappant. Placés, l’un au commencement, l’autre à la fin de l’histoire de la révélation, ils représentent tous deux à la cour des rois païens le peuple élu et le culte du vrai Dieu ; tous deux se conduisent devant le Seigneur avec une pureté irréprochable ; tous deux ont reçu le don d’éclaircir, de débrouiller l’instinct confus de vérité qui se trouve dans le paganisme, en interprétant les songes envoyés de Dieu ; tous deux enfin sont doués d’une intelligence et d’une sagesse merveilleuses et ont été élevés aux plus grands honneurs par la puissance de ce monde. Par tous ces traits ils représentent la destination d’Israël, élu pour être au milieu des peuples un peuple saint et un royaume de sacrificateurs ; on voit clairement en eux que la théocratie de l’Ancien Testament avait une intention universaliste. Par là aussi ils sont des types et de Christ, qui est le véritable Israël, et de ce que le peuple juif doit être un jour, une lumière des gentils. (Romains 11.12, 25.) Hegel, dans sa philosophie de l’histoire, a montré avec beaucoup d’esprit que les personnages d’Achille et d’Alexandre, placés l’un au commencement, l’autre à la fin de l’histoire grecque, représentaient à merveille tout le caractère et le génie du peuple hellène. Il en est de même de Joseph et de Daniel dans l’histoire sainte. Daniel surtout, encore supérieur à Joseph, comme Alexandre l’est à Achille, est la figure la plus remarquable et le plus grand caractère qui apparaisse dans les derniers siècles de l’ancienne alliance. C’est l’exemple le plus complet que nous ayons d’un véritable Israélite.
Tel était l’homme que Dieu choisit pour recevoir l’Apocalypse de l’Ancien Testament. Et si nous nous souvenons que celle du Nouveau Testament a été écrite par le disciple que Jésus aimait, n’y a-t-il pas là de quoi nous remplir de respect pour ces deux Apocalypses, puisque Dieu a choisi, pour nous les transmettre, deux des hommes les plus éminents de l’ancienne alliance et de la nouvelle ?
La prophétie de Daniel se distingue, comme nous l’avons vu, de toutes les autres. « Avec Daniel, a dit déjà Eichhornb, nous entrons dans un monde nouveau. Si familiers qu’aient pu nous devenir les autres prophètes de l’Ancien Testament, si bien que nous en ayons étudié l’esprit, la langue, le style et la méthode, nous serons dépaysés en abordant Daniel, nous y trouverons des produits qui ne sont pas ceux de la Palestine ; mais qui ont crû sur un autre sol. » Ceci nous fait déjà comprendre pourquoi les collecteurs du canon de l’Ancien Testament n’ont pas réuni Daniel aux autres prophètes. Ce qu’il y avait eu de spécial et d’exceptionnel dans la position de l’auteur, ministre d’un monarque païen, se retrouve dans la position que son livre occupe dans le canon.
b – Dans son Introduction à l’Ancien Testament.
Il y a à bien des égards une différence tout aussi essentielle entre Daniel et les autres prophètes qu’entre l’Apocalypse de saint Jean et les épîtres des apôtres. Les livres prophétiques, de même que les épîtres, ont dû toujours leur existence aux besoins actuels du peuple de Dieu et par cette raison ils se proposent toujours un but immédiat et prochain. Les prophètes et les apôtres vivent dans des rapports personnels, intimes et constants avec Israël et l’Eglise : leurs écrits ne sont que l’expression de ces rapports. Il en est autrement de Daniel et de l’auteur de l’Apocalypse. Nous ne les trouvons pas en contact immédiat avec le peuple de Dieu : ils nous apparaissent isolés, l’un au sein d’une cour païenne, l’autre sur son rocher de Patmos (Apocalypse 1.9) ; ils sont seuls avec leur Dieu. Ils ne se préoccupent pas uniquement – ni même principalement – de l’Eglise de leur époque ; au contraire, ils songent bien davantage aux générations à venir. On le voit assez par leurs écrits et nous aurons occasion de le faire remarquer encore. Il y a longtemps que les rabbins ont signalé cette différence entre Daniel et les autres prophètes de l’Ancien Testament, et Witsius l’a exprimée en disant que Daniel avait le don de prophétie, mais non la charge de prophète. La place que les deux Apocalypses occupent dans le canon montre bien qu’on a dès l’origine saisi ce qui les distingue. Dans le Nouveau Testament, les écrits de saint Jean ne sont point à la suite les uns des autres, comme ceux de saint Paul ; l’Apocalypse a sa place à part. Dans l’Ancien, Daniel est séparé des prophètes et mis au nombre des hagiographes. Il n’était pas un prophète proprement dit (נָבִיא), et la théologie juive distinguait (du moins elle l’a fait plus tard) entre l’esprit de prophétie (רוּחָ נְבוּאָה) qu’elle n’attribuait qu’aux prophètes (נְבִיאִים) et l’inspiration divine (Esprit-Saint, רוּחָ הַקוֹדֶשׁ) dans un sens plus général, telle qu’elle se trouve dans les Psaumes, par exemple, et dans les autres hagiographes (כְתוּבים).
Quant à la place que le canon hébreu donne à Daniel, au milieu des livres historiques postérieurs à la captivité, entre Esther d’un côté, Esdras et Néhémie de l’autre, le motif en est aisé à comprendre. Le livre d’Esther représente les souffrances des Juifs exilés au milieu des gentils et la manière dont ils furent préservés de la ruine qui les menaçait. Esdras et Néhémie décrivent le rétablissement d’Israël, rentré dans sa patrie, mais encore sous la domination des gentils. Or Daniel était précisément destiné à être une lumière pour ces temps de misère. (Daniel 9.25.) Il est d’ailleurs l’historien prophétique de cette nouvelle période du règne de Dieu qui a commencé à la captivité, et il n’y a rien d’étrange à ce qu’on ait placé son livre au milieu des livres historiques. Daniel est, suivant l’expression de Bengel, « le politique, le chronologiste et l’historien d’entre les prophètes », et plus que tout autre il justifie ce mot de Bacon : « La prophétie est une sorte d’histoire, mais cette histoire divine l’emporte sur l’histoire humaine, en ce que le récit peut y précéder le fait aussi bien que le suivre. »
Nous avons à voir maintenant jusqu’à quel point le livre de Daniel correspond, tant par son contenu que par sa forme, aux circonstances et aux besoins de l’époque où il a pris naissance. Commençons par en examiner le contenu.