J’ai déjà dit précédemment dans la préparation que le christianisme n’est ni l’hellénisme ni le judaïsme ; qu’il porte en soi un caractère particulier d’adoration, lequel n’est ni nouveau ni déplacé, mais le plus ancien de tous sans contredit, habituel et familier aux hommes aimés de Dieu pour leur piété et leur justice, qui ont vécu avant Moïse. Mais avant tout, examinons ce qu’est le judaïsme et l’hellénisme, pour nous efforcer de découvrir auquel des deux les hommes chers à Dieu, qui ont vécu avant Moïse, inclinaient ls plus. Le judaïsme peut être justement défini la constitution politique instituée par la loi mosaïque et se rattachant à la croyance en un seul Dieu de l’univers. L’hellénisme, pour le signaler en un mot, est la superstition qui admet la pluralité des dieux, d’après les traditions répandues chez toutes les nations. Que nous restera-t-il à dire de ces hommes chéris de Dieu qui ont précédé Moïse et le judaïsme, et dont ce prophète nous a conservé le souvenir, tels qu’Enoch auquel il rend témoignage en disant : Enoch plut au Seigneur ; Noé, dont il dit encore : Noé était un homme juste dans sa génération ; Seth et Japhet, dont il a écrit : Béni soit le Seigneur Dieu de Seth et que Dieu étende ses faveurs jusqu’à Japhet ; puis, après tous ceux-ci, Abraham, Isaac et Jacob, auxquels on peut raisonnablement adjoindre Job et plusieurs autres qui ont imité leur manière de vivre ? Dirons-nous qu’ils aient été Juifs ou païens ? Juifs ? on ne pourrait pas convenablement leur donner ce nom, Moïse n’ayant pas encore introduit sa législation dans le monde ; si en effet le judaïsme n’est rien autre que le culte fondé par Moïse, Moïse n’ayant paru sur la terre que dans des temps bien postérieurs à ceux dont nous parlons, il est clair qu’il ne saurait y avoir avant son temps des Juifs qui se soient signalés par leur piété. Cependant il ne convient pas non plus de les ranger parmi les païens puisqu’ils n’étaient pas subjugués par la superstition du polythéisme. En effet Abraham, dit-on, quitta irrévocablement la maison paternelle et toute sa parenté pour s’attacher à Dieu seul, auquel il rend hommage en disant : J’étendrai ma main vers le Dieu très-haut qui a créé le ciel et la terre. Jacob est rapporté par Moïse pour avoir dit à sa famille et à tout ce qui lui appartenait : Otez du milieu de vous les dieux étrangers, et levons-nous pour monter à Bethel, et y faire un sacrifice au Seigneur qui m’a exaucé au jour de mon affliction, qui était avec moi et m’a sauvé dans la voie où je marchais ; et ils donnèrent à Jacob leurs dieux étrangers qui étaient dans leurs mains, et les boucles qui pendaient à leurs oreilles, et Jacob les cacha sous le térébinthe du pays de Sichem et les anéantit jusqu’à ce jour. Si les hommes qui nous sont signalés comme amis de Dieu furent étrangers à l’erreur des idolâtres, si nous les avons montrés en dehors du judaïsme, ils n’étaient donc ni païens, ni Juifs ; ils étaient justes et pieux, aussi bien que tous les autres qui les imitèrent. Il nous reste maintenant à comprendre quel était le rite religieux suivant lequel il est raisonnable de croire qu’ils se sont sanctifiés. Examine a donc si ce troisième corps de croyants (Τάγμα) que nous avons démontré comme placé entre le judaïsme et l’hellénisme, qui est le plus ancien et le plus vénérable de tous, n’est pas précisément celui qui a été prêché dans ces derniers temps à toutes les nations par Notre-Seigneur ? Et si cela est, le christianisme ne serait donc ni le judaïsme ni l’hellénisme, mais cette organisation religieuse qui se trouve entre eux deux, qui a précédé toutes les autres ; ce serait une philosophie primitive, mais qui n’est devenue une loi pour tous les hommes répandus dans l’univers entier que dans ces derniers temps ; de manière qu’en quittant l’hellénisme on ne doive pas nécessairement tomber dans le judaïsme, mais dans le christianisme ; de même que celui qui se séparera volontairement du culte judaïque ne sera pas forcé aussitôt de devenir païen. L’homme qui s’isolera à la fois de chacun des troupeaux juif et païen viendra à cette loi et à cette règle de conduite intermédiaire adoptées jadis par les justes que Dieu a chéris, et que notre Sauveur et Seigneur a renouvelées après une longue interruption, d’accord avec les prédictions de Moïse et des autres prophètes à ce sujet. En effet, dans les oracles qui se rapportent à Abraham, Moïse, dans son style prophétique, dit que dans les temps postérieurs, ce ne seront plus les descendants d’Abraham, ce ne seront plus les Juifs d’origine, mais que ce seront toutes les tribus de la terre et toutes les nations qui seront admises à la participation de bénédictions pareilles à celles que Dieu a accordées à la piété. Voici en quels termes il l’écrit (Genèse, XII, 1) : « Le Seigneur dit à Abraham, sortez de votre terre et de votre parenté ; de la maison de votre père, et allez dans la terre que je vous montrerai ; je ferai sortir de vous une grande nation ; je vous bénirai ; je rendrai glorieux votre nom ; vous serez béni ; et je bénirai ceux qui vous béniront ; je maudirai ceux qui vous maudiront ; et en vous seront bénies toutes les tribus de la terre. » Puis Dieu dit (Ibid., XVIII, 17) ; « Cacherai-je à Abraham mon fils ce que j’aurai fait ? d’Abraham sortira une grande et populeuse nation, et en lui seront bénies toutes les nations de la terre.
Comment toutes les nations et toutes les tribus de la terre devaient-elles être bénies en Abraham, si elles ne lui appartenaient d’aucune manière ni par l’âme ni par le corps ? Quant aux relations charnelles, quelle consanguinité existait entre Abraham et les Scythes, les Egyptiens, les Ethiopiens, les Indiens, les Bretons et les Espagnols ? Comment toutes ces nations et celles encore plus éloignées d’Abraham, devaient-elles être bénies à cause de leur parenté avec lui ? Sous le rapport de l’âme, il n’existait non plus aucune cause d’intimité entre ces peuples et le patriarche. Comment aurait-elle pu se concilier avec leurs mariages incestueux des mères avec les fils, des pères avec les filles, avec ces rapprochements immoraux des mêmes sexes, avec les sacrifices humains, avec les apothéoses d’animaux irraisonnables, avec les consécrations de statues inanimées, avec le culte superstitieux des esprits malfaisants et guides d’erreur ? Elles considéraient comme des actions louables et pieuses de brûler vivants les vieillards, de livrer au bûcher les tendres fruits de leurs unions. Comment des êtres adonnés à des mœurs aussi féroces auraient-ils été avancés au point d’entrer en partage de bénédictions avec cet homme chéri de Dieu, sinon parce qu’en renonçant à ces habitudes d’atrocité, ils devaient adopter en leur place un jour un genre de vie pieux en harmonie avec celui d’Abraham ? En effet, lui-même était étranger de naissance et d’habitudes à la piété dans laquelle plus tard il a vécu : il dut, pour l’acquérir, renoncer à la superstition paternelle, abandonner sa maison, sa parenté, les façons de penser et d’agir qu’il tenait de ses auteurs, le genre de vie dans lequel il était né et avait été élevé, pour suivre Dieu qui lui rendait les oracles que nous lisons à son sujet. Si Moïse, qui n’est venu au monde qu’après Abraham, qui est l’auteur de la constitution politique qu’il a donnée aux Juifs en vertu de ses lois, en eût fait de telles qu’elles eussent rendu plus parfaits les hommes chers à Dieu, qui l’avaient précédé ; telles qu’elles eussent pu convenir à toutes les nations, en sorte que toutes ces nations, en se conformant aux lois de Moïse, eussent pratiqué la piété envers Dieu, aurait-on pu dire que les hommes de toute nation qui, en se conformant aux lois de Moïse et en suivant les rites judaïques, remplissaient déjà toutes les règles les plus accomplies de la piété, aussi bien que ceux qui naîtraient d’eux et qui les imiteraient, seraient cependant bénis de la bénédiction réservée à Abraham par les divins oracles ? Il nous eût suffi d’exécuter à la lettre tout ce que Moïse avait ordonné. Mais comme il est constant que la forme du gouvernement de Moïse n’était pas applicable à toutes les autres nations, mais seulement aux Juifs et non pas à tous, mais à ceux-là seuls qui habitaient en Judée, il était donc nécessaire d’établir en dehors des lois de Moïse une autre règle de conduite telle que celle d’Abraham, à laquelle toutes les nations de la terre se conformant, elles deviendraient dignes de participer à la bénédiction qui lut avail été donnée.
Les enfants des Grecs eux-mêmes pourraient en tirer avantage, si leur esprit s’éclairait ; car par la coïncidence de cette merveilleuse prescience de l’avenir et de l’accomplissement, suivant les prophéties, des faits prédits, ne montrons-nous pas la divinité, l’évidence, la vérité de notre foi ? et, par cette démonstration plus logique qu’aucune autre, ne fermons-nous pas la bouche à nos calomniateurs, qui ne cessent de nous objecter jusqu’à satiété, dans les diatribes que ces vils sycophantes vomissent chaque jour contre nous, que nous ne pouvons rien prouver par des démonstrations exactes, et que nous exigeons de nos néophytes qu’ils se bornent à une foi aveugle ? Or, cet ouvrage lui-même ne sera pas sans force pour rétorquer cette fausse imputation, de même qu’il réfutera les blasphèmes et les opinions erronées des hérétiques ennemis de Dieu (les Manichéens) contre les prophètes, en montrant l’accord de l’ancienne et de la nouvelle loi, tout en laissant le soin d’expliquer les expressions de ces prophètes par de vastes et savants commentaires à ceux qui, voulant entreprendre cette tâche, seront capables de l’amener à bien. Pour nous, nous mettrons à profit la leçon de cet auteur inspiré (Jésus, fils de Sirach, XXXII, 9) qui nous recommande de rassembler beaucoup de pensées dans peu de paroles. Voilà le modèle que nous nous sommes proposé de suivre, n’alléguant de textes qu’autant qu’ils intéressent le sujet de cet écrit, et ne les interprétant, pour les rendre clairs, qu’autant que la matière nous en fera une loi. Mais voilà assez d’introduction. Je vais commencer enfin à démontrer ce que j’avance, puisque la tourbe des accusateurs qui nous obsède, dit que nous ne pouvons administrer aucune preuve évidente de vérité par le moyen des démonstrations, et que nous ne permettons à ceux qui viennent nous trouver d’admettre d’autre motif de crédibilité que la foi ; que nous ne leur persuadons rien de plus que de nous suivre bouche close, sans examen aucun, mais avec une détermination stupide, à la manière des brutes, dans tout ce que nous leur disons. Voilà, disent-ils, pourquoi les chrétiens se donnent le nom de fidèles (πιστοί), c’est qu’ils n’ont qu’une foi (πίστις) sans raison. Déjà dans la préparation à cet ouvrage nous avons divisé, comme il était convenable de le faire, les accusations dirigées contre nous, nous avons placé en tête celle des nations adonnées à l’idolâtrie, qui nous reprochent d’être déserteurs des dieux de la patrie, et qui soutiennent que c’est une énormité de notre part d’avoir donné la préférence aux doctrines des Barbares sur celles des Grecs, en ce que nous adoptons les oracles des Hébreux. La seconde est celle des Hébreux eux-mêmes, qui se croient fondés dans la plainte qu’ils nous adressent de faire usage de leurs Ecritures, sans nous conformer à leur genre de vie. Les choses ayant été distinguées de la sorte, nous avons répondu de notre mieux à la première accusation dans la préparation évangélique, en avouant qu’en effet nous sommes originaires grecs, ou que, si nous sommes sortis des nations étrangères, nous avons pris les sentiments et les opinions de la Grèce. Nous ne nierons pas non plus que nous sommes issus de parents asservis à l’erreur du polythéisme. Ce n’est pas cependant par une impulsion irréfléchie et dépourvue d’examen, que nous avons changé, mais par un jugement sain et un raisonnement approfondi, qui nous ont fait admettre comme judicieuse et parfaitement convenable l’étude à faire des prophéties des Hébreux. Il est maintenant à propos de nous prémunir contre la seconde agression, et de compléter ainsi ce qui pouvait manquer à notre ouvrage : je veux dire celle des disciples de la circoncision, que nous n’avons pas encore examinée : c’est dans les livres de la démonstration évangélique en effet que se trouve la vraie place de ce complément. Permettez donc qu’après avoir invoqué le Dieu commun des Juifs et des païens, par l’entremise de notre Sauveur, nous discutions d’abord cette question : Quel est le mode de culte religieux en honneur parmi nous ? Nous y entremêlerons les solutions à toutes les objections qui nous sont opposées.