En 1675 parut à Rome un petit livre sur les matières spirituelles, fort exploitées alors : il eut un succès prodigieux. En douze ans il fut traduit et réimprimé vingt fois : c’était le Guide spirituel de Michel Molinos.
Miguel de Molinos (1628-1696)
Il est impossible de donner de ce livre une analyse rigoureuse ; car il ne présente pas une marche claire et suivie ; toutefois il expose certaines idées sur lesquelles ne peuvent se tromper ses lecteurs, et nous essaierons de les faire ressortir par une exposition fidèle.
Molinos part du principe, que « l’âme est le centre, le domicile et le royaume de Dieum ». Dieu ne doit pas être cherché au dehors, mais au dedans ; nous ne devons pas le chercher ailleurs qu’en nous-mêmes. Que l’homme donc se taise, qu’il y ait en lui un parfait silence, « silence de désirs, silence de paroles, silence de pensées ; » qu’il renonce à toute activité, à tout mouvement ; que son moi s’anéantisse, que sa personnalité s’éteigne, et alors il trouvera Dieu : c’est Dieu qui parlera en lui, qui sera en lui plus que lui-même ; l’homme sera transformé en Dieu, déifié. Tel est le suprême but auquel Molinos veut guider l’âme ; telle est l’idée de tout l’ouvrage.
m – Guide spirituel (traduction latine de Hermann Franke). Leipzig, 1681.
Pour établir un pareil système et amener les âmes à cette spiritualité singulière, il faut battre en brèche toutes les idées reçues.
A quoi une âme ordinaire connaît-elle qu’elle est dans un état de grâce et que sa vie chrétienne se développe ? A son émotion religieuse, aux douces joies que lui fait éprouver la piété, à l’épuration progressive de ses pensées, à ses bons mouvements, à son éloignement pour le péché. Erreur ! c’est là la piété des commençants (incipientium). Ces grâces sont des imperfections, des accommodations de Dieu à leur faiblesse ; pour ceux que Dieu appelle à l’oraison, à la contemplation, c’est-à-dire, à une vie supérieure ; pour les avancés (provectiores), le vrai signe d’un état intérieur c’est la sécheresse, l’absence de consolation, l’assaut du doute et des mauvaises pensées, la présence de tentations de tout genre. Et pourquoi Dieu se sert-il de cet étrange moyen ? pour nous purifier de la tendance que nous avons à nous approprier ses grâces, de l’attachement que nous avons pour ses dons. Notons ce point ; c’est une des singulières idées du quiétisme. Il s’en sert aussi « pour nous cacher ce qu’il opère dans nos âmes » ; car si nous connaissions ce qu’il opère en nous, nous en aurions peut-être de l’orgueil. Dieu opère donc en nous dans ces moments où nous sommes le plus privés de ses grâces. Voilà donc une autre doctrine du quiétisme, celle d’une action de Dieu en nous, perpétuelle, tout à fait indépendante de nos bonnes dispositions, tout à fait étrangère à nous-mêmes.
Nous avons toutefois, de notre côté, quelque chose à faire ; mais nous allons voir à quoi Molinos réduit notre action. L’unique tâche de l’âme c’est de se recueillir intérieurement. Et qu’est-ce que ce recueillement intérieur ? c’est la foi et le silence en présence de Dieu.
Cette foi, c’est sans doute un sentiment profond de confiance en Dieu, c’est l’assurance en ses promesses, c’est la méditation de ses perfections divines en regard des imperfections de la vie. Erreur ! Cette foi est quelque chose de beaucoup plus obscur : « C’est une intuition et une connaissance générale pleine de foi et d’amour ; connaissance obscure sans aucune distinction d’attribut. C’est une foi générale sans une réflexion appliquée à des choses distinctes. »
Mais, au moins cette foi, quelque obscure qu’elle puisse et doive être, c’est la foi chrétienne : elle se fonde avant tout sur Christ ; c’est la croyance à Christ venu en chair pour sauver les pécheurs. — Erreur encore ! Car l’œuvre de Christ, c’est ce qu’il a fait étant homme : elle appartient à son humanité. Mais l’âme avancée ne considère Christ que dans sa divinité, dans sa substance, et là toute œuvre, tout attribut disparaît Cette étrange idée est ici introduite pour justifier une foi obscure, indistincte ; car une foi claire et explicite supposerait réflexion, pensée. — A cette foi est ajouté le silence en présence de Dieu, mais ceci rend l’âme plus inactive encore, car le silence de l’âme, c’est la suspension de toutes ses facultés. — Et on comprend à quoi se réduit la présence de Dieu quand on enlève toute distinction des attributs de Dieu, toute idée distincte sur lui. —- Cependant c’est là le recueillement intérieur, c’est-à-dire la lâche suprême de l’âme.
Mais enfin se recueillir, c’est pourtant faire quelque chose, c’est se retourner vers Dieu, c’est faire un acte de foi. Molinos suppose cet acte, il ne le nie pas, mais il n’en presse nulle part la nécessité. Il a soin de dire qu’il ne doit être produit qu’une seule fois, qu’il est inutile de le réitérer, et ici le repos, l’inactivité reviennent. A défaut de raisons, des comparaisons viennent établir cet étrange principe : si on donne un diamant à un ami, lorsqu’on le lui aura mis entre les mains, il ne sera pas nécessaire de lui redire tous les jours : je vous donne cette bague. Il suffira de ne pas la lui ôter et de ne pas révoquer le donn. De même si l’âme s’est donnée à Dieu et s’est recueillie en sa présence, elle n’a pas besoin d’en renouveler l’acte ; il lui suffit de persister dans son intention première et de ne point la révoquer.
n – Guide spirituel, p. 110.
Les distractions de ce monde se présenteront : les soins matériels viendront détourner cette âme, le sommeil viendra interrompre son recueillement. — Qu’importe tout cela ? « On marche toujours, bien qu’on ne le sente pas, dans l’oraison et la contemplation. » — Il se présentera des distractions plus graves : l’imagination se remplira de pensées coupables, les tentations surviendront… N’importe encore, pourvu qu’on ne révoque pas sa première intention, l’acte de recueillement subsiste toujours. — Contre toutes ces pensées, nous n’avons qu’une arme, un mépris tranquille et un oubli paisible : c’est le diable qui les suggère, et rien ne désespère plus cet esprit orgueilleux qu’un tranquille mépris : surtout il ne faut pas réfléchir sur ces mouvements coupables ; cette réflexion serait un fruit de notre amour-propre. Il ne faut pas faire d’efforts pour leur résister ; « cet effort est un obstacle, en ce qu’il rend l’âme plus inquiète. » — Si on leur cède même, si l’on est vaincu par les tentations, si on pèche enfin, il ne faut ni se troubler, ni s’attrister. Le trouble est l’indice d’un grand orgueil. — « Ame ignorante, c’est l’ennemi commun qui te persuade, quand tu as fait une faute, que tu n’es plus dans la grâce de Dieu, pour te faire défier de la grâce divineo… Bannis toutes ces craintes, et si tu pèches demain, comme aujourd’hui, confie-toi en la bonté suprême… Dieu veut, selon son ineffable sagesse, que non seulement les vertus, mais encore les vices par lesquels le démon se flatte de nous précipiter dans l’abîme, soient pour nous une échelle pour monter au ciel.
o – Guide spirituel, p. 253.
Ces idées, contenues dans le premier livre et dans les deux derniers chapitres du second, sont toutes celles de Molinos et expriment tout son quiétisme. — Le troisième livre n’est qu’une répétition emphatique du premier : les épreuves, les sécheresses, s’appelleront les martyres spirituels ; le recueillement intérieur s’appellera la contemplation infuse et passive, la vraie annihilation ; le repos, l’entière mort à soi-même. — L’important ici, c’est de voir où notre Guide nous mène par ces chemins étranges, quel est le terme de sa spiritualité, quel est pour lui le sommet de la vie chrétienne. Ce but, ce sommet, ce terme, c’est un état sublime, où l’âme est vidée d’elle-même et remplie de Dieu. Mais quels sont les caractères de cet état ? Les deux que nous avons constamment trouvés dans la marche de l’âme et qui au terme de la course se retrouvent, mais à un degré plus fort encore, l’inactivité et l’indifférence. — Le sommet de la perfection chrétienne, c’est « le parfait dénuement d’affections, de désirs, de pensées, de volonté propre » ; c’est une espèce de sommeil plein de douceur au sein du néant, dont rien ne peut nous réveiller. — C’est le néant lui-même, c’est le rien, dont les chapitres xix et xx font une description pompeuse. — « C’est un renoncement complet de l’âme aux créatures, aux choses temporelles, aux dons même de l’Esprit saint, à elle-mêmep ». — Voilà la véritable paix intérieure à laquelle Dieu appelle les âmes, et l’ouvrage se termine par une vive plainte de ce que si peu d’âmes veuillent se laisser conduire par une voie aussi parfaite à un but aussi désirable.
p – Guide spirituel, p. 319.
Entre le Ier et le IIIe livre se place un livre intermédiaire qui interrompt tout à fait la série des idées, et qui devrait former un traité à part. Il est consacré à prouver qu’une âme ne peut entrer dans la spiritualité que Molinos vient de décrire, qu’en se remettant tout entière entre les mains d’un directeur. — Et à l’appui de ce devoir d’abandon complet, d’obéissance aveugle au directeur, il fait intervenir d’inconcevables exemples, comme celui d’une Sainte-Thérèse, qui nous assure que quand le Seigneur lui avait ordonné quelque chose, si le confesseur ordonnait autrement, le Seigneur parlait encore pour lui dire… d’obéir au confesseur. Ce livre, on le comprend sans doute, ne saurait nous occuper ; il ne change en rien les principes quiétistes de Molinos, qui sont ici notre seule affaire ; il va sans dire que le directeur est quiétiste et n’enseignera que le quiétisme. — Remarquons seulement que si Molinos pose la nécessité absolue d’un directeur, c’est une inconséquence. Car enfin il n’est pas de spiritualité qui exige moins le secours d’un directeur que celle qui supprime tout intermédiaire entre Dieu et l’homme, et qui dit à l’âme humaine : « Dieu est au-dedans de loi, recueille-toi, rentre en toi-même, et Dieu parlera. Il y a donc autre chose ici : il y a que Molinos a peut-être conscience de tout ce qu’il y a d’imaginaire dans ses doctrines, comprend l’incertitude du chemin qu’il trace, l’enchaînement plus factice que naturel des phénomènes dont il annonce la réalisation dans les âmes, et il sent la nécessité de mettre à côté de ces âmes un directeur qui ne les quitte pas, qui leur redise à chaque instant ces singulières maximes du quiétisme qu’à tout moment démentira l’expérience, et qui à chaque instant parle et commande à la place de Dieu, qui ne parlera pas. Cet indispensable directeur est peut-être un aveu tacite de toutes les illusions du système. Mais il y a plus : il y a surtout ici l’intérêt du directeur lui-même, l’intérêt du prêtre qui veut capter les âmes et qui s’efforce de les attirer à son confessionnal par l’appât d’une spiritualité nouvelle que lui seul peut diriger. Ce livre, intercalé pour faire du directeur le pivot de tout l’ouvrage, est d’une grande adresse, et comme l’a dit M. Michelet : les saints ne sont pas si sages.q Molinos l’est beaucoup : il a dans l’exposition des plus imprudentes nouveautés beaucoup de prudence ; il énonce ses étranges principes, mais il veut attirer. Son livre n’est pas l’élan naïf et téméraire d’une âme emportée par un sentiment énergique. Le Guide spirituel est au fond assez froid et assez ennuyeux.
q – Michelet, Du prêtre, de la femme et de la famille, cha. X.
Tels ne sont pas les écrits de Mme Guyon. Si l’on n’y trouve pas la profonde rêverie, la puissance contemplative du mysticisme allemand, on y sent l’élan naturel d’une âme dominée par un sentiment très réel dans sa vivacité et toute imprégnée des idées qu’elle énonce : dans chaque page de ses petits traités mystiques, on retrouve toute la grâce, tout le charme de sa personne. Elle écrit comme elle sent, comme elle pense, comme elle parlait sans doute dans ces soirées intimes, où elle faisait goûter sa dévotion aux plus hauts personnages ; toujours vive, aimable, naïve, subtile mais naturelle, franche jusqu’à l’imprudence, énonçant avec une aisance merveilleuse les nouveautés les plus hardies, se hasardant à des figures qu’on n’attendrait jamais d’une femme, mais toujours pure, en parlant une langue qui est bien moins celle de la dévotion que celle de l’amour.
Madame Guyon (1648-1717)
Que n’a-t-elle pas écrit ? On a d’elle une foule de lettres ; on a sa vie écrite par elle-même, toute la Bible commentée en je ne sais combien de volumes : nous ne parlerons ici que de ses trois ouvrages quiétistes, le Moyen court et très-facile de faire oraison, les Torrents, et l’Explication du Cantique des Cantiquesr. On la croit sans peine, quand elle dit avec une naïve présomption, qu’elle va écrire sans réfléchir, ne confiant au papier que ce que lui dictera Dieu lui-même, qui parle au fond de son cœurs : elle avait assez de ressources dans l’esprit, pour regarder comme une inspiration la facile abondance de ses pensées, et toute réflexion laborieuse comme une anomalie, une infidélité.
r – Ces traités, réunis à quelques petits écrits mystiques d’autres écrivains de son siècle, forment un petit volume presque suffisant pour faire connaître la spiritualité alors à la mode. Cologne, 1704.
s – Préface du livre des Torrents.
Prenons maintenant ses petits traités : ils sont si agréables à lire, qu’on regrette de les décolorer par une analyse qui nous donnera ses pensées, mais qui les dépouillera de leur forme attrayante.
Le Moyen court et très-facile de faire oraison s’adresse à tant d’âmes qui ne connaissent pas la réalité de la vie religieuse, et qui ne pratiquent qu’une oraison pénible, étudiée. Il vient leur enseigner la voie d’une oraison simple et pure, à la portée de tous.
Qu’est-ce donc que cette oraison nouvelle, que Mme Guyon recommande ? C’est loraison du cœur et non plus celle de la tête. C’est la prière, car elle cite les paroles bibliques : Priez sans cesse, je vous le dis à tous, veillez et priez. Mais la prière réduite à l’inactivité quiétiste, l’application du cœur à Dieu, et à quelque chose de plus inactif encore, la jouissance silencieuse de la présence de Dieu.
Il y a des degrés pour parvenir à cette oraison : ils sont proportionnés à la faiblesse des âmes.
Le premier et le plus faible, est celui de l’oraison méditative. Qu’on lise une vérité édifiante, qu’on s’y tienne arrêté tant qu’on y trouve du goût, ne passant outre que lorsque ce qu’on lit est devenu insipide. Si l’on ne sait pas lire, qu’on s’arrête par une réflexion simple à une vérité quelconque. Puis qu’on s’occupe paisiblement de la vérité lue ou méditée, « avalant par un petit repos amoureux ce que l’âme a mâché et goûté ». Cet arrêt, ce repos, nous mettra en la présence de Dieu ; « car Dieu se trouve au fond de nos cœurs : c’est là le sancta sanctorum, dans lequel il habite ». En se recueillant donc, en s’enfonçant en soi-même, on trouve Dieu : c’est là la destination et la tâche de l’âme, et nous voici en plein quiétisme.
L’habitude de l’oraison méditative amène bientôt à un degré plus avancé, c’est l’oraison de simplicité. Ici on ne lit plus, on ne réfléchit plus, mais on jouit silencieusement de la présence de Dieu. Plusieurs phénomènes se passent dans ce degré ; Mme Guyon en fait l’histoire. Nous y retrouvons ces sécheresses dont a parlé Molinos. Dieu nous a éprouvés ; il semble se cacher de nous : n’allons pas le chercher avec effort de tête et à force d’action. « Non, chères âmes, il faut qu’avec une patience amoureuse, un regard abaissé et humilié, une affection fréquente mais paisible, un silence respectueux, vous attendiez le retour du bien-aimé. » Nous retrouvons aussi ce singulier principe sur les mystères de Christ, destiné à enlever à la foi toute distinction d’attributs, toute notion définie qui impliquerait une certaine activité de la pensée. Une maxime quiétiste s’y dessine avec netteté, c’est celle de l’abandon. Pourquoi nous inquiéter, pourquoi revenir sur ce que nous avons fait, songer à ce que nous allons faire ? Tout ce qui nous arrive de moment en moment, est ordre et volonté de Dieu. Il faut bien nous persuader cela et nous dépouiller de tout soin de nous-mêmes. Il faut perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu de toute éternité… laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la providence, et donner le présent à Dieu, nous contenter du moment actuel, qui apporte avec soi l’ordre éternel de Dieu sur nous. » Cet abandon à Dieu, c’est le chemin de la conversion. La conversion non pas seulement du péché à la grâce, mais du dehors au dedans. Cette conversion ne consiste qu’à céder à la pente centrale de l’âme, c’est-à-dire à la pente de l’âme vers son propre centre, qui est Dieu même, comme nous l’avons vu. En la suivant, l’âme s’enfonce toujours plus en Dieu ; mais elle n’est pas au terme. Il y a deux degrés encore à parcourir, et nous trouvons au dernier que Mme Guyon en rêve de plus élevés encore : elle ne peut les développer dans le Moyen court, qui s’adresse à toutes les âmes ; elle les décrira dans son livre des Torrents.
Que dire de ces degrés ? si, grâce à l’abondance, à la variété du style de l’auteur, on peut, en les lisant, y saisir des différences, l’analyse est incapable de les distinguer. Une pure comparaison les crée.
Dans le premier, la contemplation active (elle est bien passive pourtant), l’âme est comme un petit enfant « attaché aux mamelles de sa nourrice. Il commence à remuer ses petites lèvres, pour faire venir le lait : mais lorsque le lait vient en abondance, il se contente de l’avaler sans faire nul mouvement : » ainsi dans l’oraison ; plus on avance, plus on reste en repos, et plus aussi on profite. Mais qu’arrive-t-il à cet enfant ? Paisiblement rassasié, il s’endort sur le sein de sa mère. Ainsi l’âme s’endort du sommeil mystique, où toutes les puissances se taisent Et nous voici dans un degré d’oraison plus élevé, l’oraison infuse. Ici la présence de Dieu est comme infuse et continuelle. L’âme trouve que Dieu est plus en elle qu’elle-même : « sitôt qu’elle ferme les yeux, elle se trouve prise et mise en oraison ». Cette oraison, on le voit clairement, n’est pas la prière. Mme Guyon veut qu’on s’abstienne de toute demande propre, sous prétexte que l’esprit seul doit prier en nous ; aussi la prière n’est-elle pour elle autre chose, « qu’une chaleur d’amour, qui fond et dissout l’âme, la subtilise et la fait monter jusqu’à Dieu ». — « Mais pour que l’âme monte ainsi, il faut qu’elle se laisse détruire et anéantir par la force de l’amour ; … l’anéantissement est donc la véritable prière ». Et cette idée de l’anéantissement, elle la poursuit avec une inconcevable imprudence jusque dans les abîmes du mysticisme le plus absolu. « Il n’y a que deux vérités, s’écrie-t-elle, le tout et le rien, tout le reste est mensonge : nous ne pouvons honorer le tout de Dieu que par notre anéantissement, et nous ne sommes pas plutôt anéantis, que Dieu, qui ne souffre aucun vide sans le remplir, nous remplit de lui-même. »
Mais nous trouverons dans les Torrents et dans l’Explication du Cantique, plus de mysticisme encore. Ce qu’il y a de plus curieux ici, c’est l’essai de concilier avec des nouveautés si étranges les pratiques et les doctrines de l’Église. — Dans ce degré de l’oraison infuse, l’âme peut faire cet examen de conscience qui doit précéder la confession. Mais ce n’est point elle-même qui le fera, elle ne le peut plus ; c’est Dieu qui par sa lumière divine l’examinera et découvrira tous ses péchés. L’âme peut aussi se présenter à la confession ; mais elle n’aura pas de regrets de ses péchés, elle ne pourra pas faire à leur sujet des actes de contrition ; car elle a appris à haïr le péché paisiblement, comme Dieu le hait. L’Église recommande l’activité : Mme Guyon, qui pourtant a tant fait pour détruire cette activité, prétend la retrouver dans une âme parvenue à l’oraison infuse. Cela lui est bien facile, car elle appelle activité, non pas la coopération de l’âme aux mouvements de l’Esprit de Dieu, mais ces mouvements eux-mêmes tout à fait indépendants de la volonté de l’homme. — Et naturellement ces mouvements, auxquels l’âme n’a point de part, ces mouvements purement célestes, ces mouvements divins, sont d’une force et d’une activité infinie.
Ainsi que nous l’avons dit, le Moyen court s’arrête au degré de l’oraison infuse ; mais nous allons trouver dans les Torrents une passivité plus absolue et un anéantissement plus définitif encore.
Singulier livre que ce livre des Torrents ! Écrit à Annecy au couvent des nouvelles converties, où avait rêvé Marie de Chantal, « il semble inspiré, dit M. Michelet, des Charmettes, de Meillerie, de Clarens, comme la Julie de Rousseau, moins dangereuse à coup sûr. »
Une analogie poursuivie avec une grâce inépuisable fait tout le livre : voyez ces petites rivières qui courent par les campagnes, elles portent parfois un petit bateau ; mais elles n’ont pas la force d’arriver seules à la mer, et elles vont se perdre dans quelque rivière plus forte qui les y entraîne. Les grands fleuves, en revanche, tout chargés de marchandises, s’en vont lentement et majestueusement à la mer. Mais il y a aussi des eaux plus impatientes qui se précipitent, qui s’ébattent contre les rochers, se salissent parfois, se perdent, se cachent. Qui oserait confier quelque chose à ces torrents téméraires ? Triple image des âmes que leur pente naturelle porte à s’unir à Dieu : les unes faibles, toutes préoccupées d’elles-mêmes, ne sont chargées que de quelques œuvres extérieures ; les autres sont toujours admirées et bénies, riches en grâces célestes, mais elles s’approprient les grâces de Dieu et ne s’anéantissent pas ; les troisièmes, enfin, entraînées vers Dieu par une pente irrésistible, ne s’arrêtent à rien dans leur course irrégulière ; elles sont bien pauvres en grâces apparentes ; elles sont imprudentes, souvent mal jugées ; mais elles sont bien heureuses pourtant, puisqu’elles ont hâte de se perdre dans le sein de Dieu.
Ces trois sortes d’âmes appartiennent, en jargon quiétiste, 1° la voie active de méditation ; 2° à la voie passive de lumière (où l’âme aperçoit les grâces reçues) ; 3° à la voie passive en foi (où l’âme est emportée sans rien voir). Les deux premières ne sont qu’une répétition du Moyen court ; mais c’est dans la troisième que nous trouvons l’épanouissement de toutes les folies quiétistes.
La voie passive en foi a encore bien des degrés : le premier est tout ce temps où l’âme commence à s’enfoncer en Dieu, mais est encore attachée au plaisir d’être unie à lui, souffre si Dieu s’éloigne d’elle, s’effraie de ses moindres fautes, a une certaine facilité à s’en scandaliser, un certain empressement de se purifier.
Le second est rempli de dures épreuves : le torrent, lassé de sa course, s’arrête parfois dans la plaine, où il coule pur et tranquille sur un lit de sable. Ainsi, l’âme avide de repos croit l’avoir trouvé et se complaît dans un bonheur éphémère. Aussi Dieu fait-il retrouver au torrent la pente de la montagne : la pauvre âme est emportée sans savoir où elle va ; elle se désespère, elle se plaint à Dieu qui l’abandonne, mais ses plaintes ne sont pas écoutées.
Elle sera bien plus éprouvée, car Dieu veut la faire mourir ; il-faut donc qu’il la dépouille de tout, qu’il lui enlève jusqu’au moindre signe de vie. Et cet état de douloureux abandon, d’horribles souffrances, peut durer des vingt et des trente années.
Ici commencent les péripéties du drame le plus étrange : c’est d’abord le dépouillement de l’âme que Dieu lui-même opère. Et de quoi la dépouille-t-il ? De ses vices peut-être, de ses faiblesses, de son égoïsme ? Non ; mais « de ses dons, grâces et faveurs qui sont comme des pierreries qui la chargent ; ensuite il lui ôte toutes ses facilités au bien, qui sont comme ses habits ; après quoi il lui ôte la beauté de son visage, qui sont les divines vertus qu’elle ne peut pratiquer. » L’âme voudrait résister ; elle se trouble ; elle pleure… l’amant divin triomphe. Elle est réduite à se voir pauvre, nue, laide… dans le monde on dit : comme elle est déchue ! On ne la reconnaît plus pour l’épouse de Christ… elle perd sa charité, ses bons sentiments, toute son activité pieuse. Bien plus, « ses sens se dérèglent et perdent leur économie ; elle ne peut ni se mortifier, ni se garder de rien, et qui pis est, cette âme, ainsi défigurée, se salit à tout moment… par les endroits pleins de boue, où il lui faut passer ». Il est vrai que ces fautes ne sont pas de volonté, mais de surprise ; « que le mal qui rend ces âmes si sales à leurs propres yeux, n’est point un mal véritable ni dangereux, dont elles soient propriétaires ; car là elles n’ont point de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit, et ce qui les salit sont des précipitations et des promptitudes qui ne font que passer et laissent l’âme dans des confusions horribles, certains défauts qui ne sont que dans les sens… Mais cette voie si abjecte, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement….. » Il faut à l’âme toutes ces épreuves pour anéantir ce qui lui reste de vie ; il faut que d’impuissances en impuissances, de dénuements en dénuements, elle parvienne jusqu’à la mort elle-même. Cette mort viendra, lente et horrible. L’âme a tout perdu ; elle va se perdre elle-même… elle va être privée de ce je ne sais quoi qui la soutenait encore.… imagination, mémoire, intelligence, tout s’en va… tout l’abandonne, jusqu’au témoignage qu’elle est enfant de Dieu. Enfin, privée de tout, entièrement délaissée, sans mouvement, sans force, elle meurt… La mort, c’est sans doute le terme de ce lugubre drame. Non, Mme Guyon le poursuit encore, et nous allons assister à de nouvelles péripéties au sein même de la mort.
Il faut que l’âme subisse la sépulture : elle avait peut-être encore « comme une certaine impression secrète et cachée de Dieu, ainsi qu’il se voit dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. » Elle perdra cette impression ; elle perdra tout don de Dieu, toute présence de Dieu ; elle goûtera la sombre paix du sépulcre.
Mais la sépulture serait un état trop doux encore ; il faut pourrir. « L’âme se corrompt peu à peu : autrefois c’étaient « des faiblesses, des chutes, des défaillances. Ici c’est une corruption horrible… La pauvre âme est devenue bien pis que dans le pur naturel et dans la corruption ordinaire au corps privé de vie… Mais ce sont peut-être des péchés ? Dieu a horreur de moi ! il est vrai ; mais que faire ? il faut souffrir ; il n’y a point de remède. »
Cet état dure jusqu’à la réduction en cendres. Il restait « des marques de l’humanité, un cadavre puant, un reste d’âme ». Bientôt tout se change en poussière. L’âme est alors dans une entière insensibilité ; elle est dans la dernière misère, sans en avoir horreur ; elle se fait à son état ; elle y demeure sans le désir, sans l’espérance, sans l’idée d’en sortir jamais. Maintenant donc, on peut le dire, sa mort est consommée. Et si c’est là le terme auquel Mme Guyon veut nous amener, nous n’y sommes que trop réellement parvenus.
Mais tout d’un coup le langage change : toutes ces images funèbres disparaissent, et la vie revient. La vie ! nous l’avions oubliée, tant on nous parlait de mort. Voyons pourtant, laissons-nous encore emporter par l’imagination de l’auteur ; la vie, c’est en définitive ce qu’elle veut nous donner ; la mort n’était que la voie ; le terme, c’est la vie.
Le torrent s’est élancé de rochers en rochers ; il s’est égaré dans des profondeurs inconnues ; mais il arrive enfin à la mer où tout doit s’engloutir. Pendant quelques instants nos regards peuvent encore le suivre ; bientôt il se confond avec l’immense abîme. Ainsi, l’âme, après ses mille chutes, va se perdre en Dieu : « Si morte et pourrie qu’elle soit, elle a toujours conservé son être propre » ; maintenant elle va le perdre à jamais pour participer à celui de Dieu. Ce n’est plus elle qui vivra ; mais c’est Dieu qui vivra en elle, et cette substitution est absolue ; il n’est plus question de l’âme, mais seulement de l’être divin qui l’a non pas animée, mais remplacée. « L’âme ne se sent plus, une se voit plus, ne se connaît plus… Elle ne voit rien de Dieu ; n’en comprend rien, n’en distingue rien. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose distinct d’elle… Tout est égal, tout est indifférent à cette âme, tout lui est également Dieu. » Aussi, rien ici des brillantes illusions du mysticisme : l’âme ne sort pas du sépulcre pour reparaître avec ses forces augmentées des forces célestes, avec sa vie alimentée à la source de Dieu même. Non, l’âme disparaît plus que jamais ; elle s’efface, elle s’éteint, et sa vie nouvelle est un anéantissement plus définitif encore. « Rien ne la touche plus, ni amour, ni connaissance, ni intelligence, ni ce certain je ne sais quoi qui l’occupait sans l’occuper : il ne lui reste rien… Tous désirs lui sont ôtés, parce qu’étant dans le tout, dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité… Mais que doit faire l’âme pour être fidèle ? Rien et moins que rien ; il faut se laisser posséder, mouvoir sans résistance, attendant tous les moments, se laissant conduire à tout sans vue, ni raison, ni sans y penser, etc. » Et nous retrouvons ici, au terme de ce livre des Torrents qui s’annonce comme le dernier degré des aspirations mystiques, nous retrouvons comme la plus sublime expression d’une vie toute divine, l’inactivité et l’indifférence de Molinos, les ternes résultats du quiétisme.
Que dire maintenant de l’Explication du Cantique des Cantiques ? L’âme est l’épouse ; Christ est son divin époux, et dans chaque verset de cette poésie, si souvent exploitée au profil d’allégories malheureuses, Mme Guyon retrouve clairement tous les points de son système. Il faut lire ce petit livre pour avoir une idée de tout l’esprit, de toute la facilité, de toute la grâce, de toute la pureté de cette femme : mêmes principes du reste, ou plutôt mêmes folies.
Après avoir exposé, par l’analyse de leurs ouvrages, le quiétisme de Molinos et de Mme Guyon, il nous reste à examiner ce système dans son troisième et illustre représentant. Mais l’archevêque de Cambrai doit être distingué d’un prêtre obscur et d’une femme dont il fut peut-être l’ami trop docile, mais dont, certainement, il ne partagea pas les écarts. Son quiétisme, d’ailleurs, a une couleur différente et se rattache à un tout autre principe ; aussi ne viendrons-nous à lui qu’un peu plus tard. Nous allons maintenant reprendre les idées de Molinos et de Mme Guyon, et travailler à une appréciation exacte du système quiétiste.
Cet examen fait, nous pourrons aborder Fénelon avec plus de sûreté.