Au retour d’une courte suffragance dans le nord de la France, Napoléon Roussel avait retrouvé à Lyon son ancien compagnon d’études, Adolphe Monod. Celui-ci, après avoir traversé les grandes luttes morales que nous retrace sa biographie, venait d’arriver à la plénitude de la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu et parfait Sauveur. Comme on le sait, la fidélité de M. Adolphe Monod lui avait suscité dans l’Eglise réformée de Lyon de puissants ennemis, qui finirent par obtenir du gouvernement sa destitution comme pasteur de cette Église.
Jusque-là, il semble que Napoléon Roussel se soit contenté, comme tant d’autres alors, d’une simple foi traditionnelle, d’un christianisme sans Sauveur, d’une piété sans Saint-Esprit et par conséquent sans puissance, de cette espèce de rationalisme sans vie et sans saveur qu’il avait pu puiser auprès de quelques-uns de ses professeurs de Genève, et qui remplaçait chez un si grand nombre de protestants la foi personnelle et vivante en la grâce de Dieu par Jésus-Christ, son Fils unique et éternel. Le courage de M. A. Monod, les sacrifices qu’il supporta à cette époque pour ses convictions évangéliques, impressionnèrent vivement son ami et le firent sérieusement réfléchir. On se rappelle qu’il l’avait choisi pour parrain de son fils aîné ; on peut dire qu’il le prit aussi pour parrain de sa propre naissance spirituelle. C’est sous cette influence bénie qu’il arriva à la foi évangélique.
« Roussel, ce qui vous ébranle, lui disait un collègue rationaliste, ce qui vous ébranle, c’est la vie d’Adolphe Monod. » Et c’était vrai ; c’était cette vie sainte et conséquente, cette vie de foi, de renoncement, de sacrifice, cette vie séparée du monde et consacrée tout entière à son Dieu-Sauveur, qui attirait le jeune pasteur à l’Evangile de Christ ; et, bien des années plus tard, il aimait à citer cette parole d’un non-croyant comme témoignage de la puissance d’un christianisme vécu.
M. Adolphe Monod paraît du reste avoir travaillé sur son ami, non seulement par son influence inconsciente, mais aussi par des efforts et des appels directs. Nous en trouvons la preuve dans une lettre de cette époque où M. Roussel répond à une question sérieuse que lui avait posée Adolphe Monod. Nous ne possédons pas la lettre de ce dernier, mais avec la franchise bien connue de son auteur, celui-ci avait dû poser catégoriquement au nouveau converti cette question : Avez-vous reçu le Saint-Esprit ? Êtes-vous bien sûr de l’avoir reçu ? Sur quoi repose votre certitude ? Voici la réponse de N. Roussel :
Saint-Etienne, 27 juin 1833.
« Cher ami,
Je vous réponds aussitôt votre lettre lue, non qu’il y ait rien de pressant dans ce qui va suivre, mais parce que je désire rester sous l’impression que m’a faite votre lettre ; je vous garantis une chose, c’est qu’une entière franchise présidera à la rédaction de ma réponse. Je ne veux pas même étudier ce que j’ai à vous dire, parce que je sais que mon coeur est désespérément malin, et que dans une heure peut-être il me séduirait moi-même et me dicterait plutôt une justification qu’une exposition simple, sincère, de mes vrais sentiments. Vous allez donc lire dans le fond de mon cœur. Laissons de côté la question de la séparation : elle est peu de chose pour moi à côté de celle-ci qui me touche de plus près : Ai-je reçu le Saint-Esprit ? Cher ami, avec franchise, je le crois. La plus forte preuve que j’en aie est un témoignage intérieur, indescriptible pour ma plume, mais qui n’en est pas moins réel ; une autre raison que j’ai de le croire, c’est le contraste qu’il y a entre ma répugnance de jadis et mon adhésion d’aujourd’hui à recevoir cette doctrine, car je pense que pour croire du cœur au don du Saint-Esprit, il faut l’avoir reçu. Voilà sans doute une preuve que le monde repousserait comme une niaiserie, mais qui, pour ceux qui ont éprouvé l’influence de l’Esprit de Dieu, n’est pas sans force. (Je m’interromps, cher ami, pour vous rappeler que ce n’est pas une thèse que je prétends établir ici, que mon but n’est pas le moins du monde de vous prouver un fait qui vous paraît douteux. Non, je ne fais que vous rendre compte de mes impressions, pour vous donner les moyens de juger et de m’éclairer ensuite par votre jugement.)
La troisième raison qui me fait croire que j’ai reçu l’Esprit de Dieu, c’est celle qu’allègue saint Paul dans 1 Corinthiens 2.10-16. Ces choses de Dieu, qui jadis m’étaient une folie et que je ne pouvais comprendre, sont aujourd’hui à mes yeux sagesse, et j’estime en avoir l’intelligence. Je me sens toujours plus pressé de prêcher Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, et tout ce qui peut conduire à faire recevoir cette vérité dans le cœur et les conséquences qui en découlent. – Une autre base de mon espérance est l’expérience que j’ai faite de 1 Jean 5.15, etc. Si je crois à l’efficacité de la prière, comment ne croirais-je pas avoir reçu l’Esprit de Dieu, quand ma demande de chaque jour se réduit à ces deux mots : Donne-moi la vérité ! Donne-moi ton Esprit !
Mais, comme vous le dites (et je me le répète chaque jour), pour être assuré de posséder l’Esprit de Dieu, il faut voir si j’ai les fruits de cet Esprit et surtout le fruit de la vie spirituelle. Ici je serai beaucoup moins affirmatif que dans ce qui précède. Tout ce que je puis assurer, c’est qu’aujourd’hui mes goûts sont bien différents de ce qu’ils étaient jadis. J’aime ce que je haïssais, je hais ce que j’aimais. Aujourd’hui la pensée qui me poursuit sans cesse est celle du devoir, de l’immensité de ce que je devrais faire ; par elle je suis heureux et malheureux : heureux quand je puis me rendre le témoignage d’avoir fait quelque chose pour avancer le règne de Dieu, ce qui m’arrive rarement ; malheureux quand je me vois si loin d’accomplir ce que je devrais faire et même ce que je pourrais faire, et c’est mon état le plus ordinaire. Aujourd’hui je suis aussi mécontent de moi que je l’étais il y a six mois – et cependant, quand je compare ce que j’étais alors et ce que je suis aujourd’hui, je crois voir là une différence : c’est que ma conscience, devenue plus sensible, me fait trouver pire aujourd’hui ce que je ne croyais que mauvais jadis.
Pardon, cher ami, de tout ce qui précède ; cela peut vous paraître une défense de ma part ; je n’aurais jamais songé à le dire si votre lettre ne m’avait pas en quelque sorte jeté sur ce terrain ; du reste, ce qui va suivre pourra servir de contre-poids à ce qui précède. Depuis longtemps je me suis étudié à me rendre compte des motifs qui me font agir, non des motifs apparents pour le monde, non pas même des motifs dont l’homme charnel qui est en moi cherche à colorer ses actions, mais de ces motifs secrets que notre cœur qui est désespérément malin sait si bien nous cacher ; et ici, cher ami, je vous avoue que j’ai bien sujet de m’attrister. Oh ! que les paroles de Paul sont vraies à mon égard ! (Romains 7.18-23.) Oui, voilà tout le témoignage que je puis me rendre : J’aime le bien, je l’aime de toutes les forces de mon cœur. Dieu fût-il là, présent à mes yeux, je dirais encore avec assurance : J’aime le bien ! Mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que je fais le mal et rien que le mal ! Sans fausse humilité, je ne fais que le mal ! A mon insu, il se glisse dans mes meilleures actions ; toujours un motif personnel vient se mêler à ceux que me dicte l’Evangile.
Vous trouverez peut-être une contradiction dans ce qui précède. Mais rappelez-vous que je n’explique pas, je raconte. Tout ce qui précède est vrai, aussi vrai qu’une étude attentive de mon cœur m’a permis de le voir. Moi aussi, je me suis adressé la question que vous vous faites sans doute maintenant sur mon compte : Si j’ai reçu l’Esprit de Dieu, si je suis un être nouveau, comment se fait-il que je ne fasse rien de bien ? Où donc sont mes progrès ? Voici la réponse que je me suis faite : Tout mon progrès consiste à détester mon péché que j’aimais jadis, ou du moins pour lequel j’avais moins de haine, et à faire mes efforts pour agir sous l’influence d’autres motifs que ceux que je déplore. Ce que je puis dire de plus consolant pour moi, c’est que si jadis des motifs personnels me dirigeaient seuls, aujourd’hui l’amour de mes frères et de mon Dieu se mêlent aux premiers, ou plutôt les combattent. En un mot, le vieil homme n’est pas mort en moi, mais je crois qu’un nouveau y est né. Dieu veuille fortifier l’un et affaiblir l’autre ! Il y a longtemps que je lui fais cette prière, et si je n’étais pas si profondément mauvais, j’aurais à me réjouir de plus de progrès que Dieu ne m’a encore donné d’en faire. Vous prierez aussi pour moi.
Je veux vous rendre encore compte d’une impression qui peut-être vous aidera à fixer votre opinion. La lecture de la partie de votre lettre qui met en doute l’influence sur moi du Saint-Esprit m’a été pénible. Quand j’ai voulu démêler le vrai motif de cette impression, il était trop tard, car j’en étais trop éloigné. J’avais eu le temps de réfléchir, d’argumenter en moi-même, et je n’ai pu répondre à cette question : Le sentiment pénible que j’éprouve vient-il de voir Monod dans l’erreur à mon égard, ou bien du regret de n’être pas à ses yeux ce que je crois être ? Vous voyez encore ici deux principes : l’amour de la vérité et la vanité qui se combattent ; car maintenant je crois que ces deux sentiments ont concouru à produire l’effet pénible, dont je vous parle, de votre lettre sur mon cœur. Encore une fois, je ne vous donne tout ceci qu’à titre de renseignements sur les sentiments secrets qui s’agitent en moi, car dans le fond je vous sais bon gré de votre franchise. Dans de pareilles circonstances il faut plus de courage pour parler que pour se taire, et si je ne vous fais pas ici de longs remerciements de votre lettre, tels que le monde les aime, c’est que je ne vous crois pas du monde… »
Ce changement intérieur se manifesta naturellement et aussitôt par un changement de prédication. M. Roussel voulait prêcher toujours plus Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Mais il avait affaire avec un Consistoire qui, en le nommant pasteur à Saint-Etienne, lui avait fait faire la singulière promesse de quitter son poste s’il lui arrivait de changer de convictions. Aussi quand sa foi nouvelle se fut manifestée dans ses prédications, son Consistoire le mit immédiatement en demeure de tenir sa promesse. Il fut donc obligé de céder et se retira. Mais le troupeau s’était attaché à son jeune pasteur ; lorsqu’il fut obligé de quitter son Église, la plupart des fidèles en sortirent avec lui. Ce fut l’origine de l’Eglise libre de Saint-Etienne. C’est là probablement la séparation possible dont il parle à son correspondant, et qui, pour lui, était une question de bien moindre importance que celle-ci : « Ai-je reçu le Saint-Esprit ? »
Toutefois la transformation ne put être complète dès le lendemain de sa conversion ; c’est pas à pas et non sans un travail des plus sérieux, que le Saint-Esprit allait le conduire dans toute la vérité. Ce travail d’âme, ces efforts persévérants, cette sincérité absolue vis-à-vis de lui-même et de son Sauveur se trahissent dans cette lettre à celui qui l’avait devancé et en quelque sorte initié au « grand mystère de piété, » et dont il continuait à faire son confident et son conseiller intime. Elle nous fait comme toucher du doigt les difficultés inexprimables qu’avaient à vaincre ceux qui, sortis du plat rationalisme traditionnel, naissaient, par l’Esprit de Dieu, à la foi simple et vivante en l’Evangile de notre Dieu-Sauveur.
A monsieur Adolphe Monod.
27 juin 1833.
« … Si je suis dans l’erreur relativement à la personne de Jésus-Christ, c’est du Saint-Esprit que je dois attendre la lumière. Mais l’explication des passages sur lesquels se fonde mon opinion, s’ils sont mal interprétés par moi, cette explication, dis-je, me semblait pouvoir être un moyen de me conduire à cette lumière. J’ai donc regretté que vous ne me l’eussiez pas donnée. Oui, jadis c’était par répugnance naturelle que je repoussais la divinité de Christ, mais je vous affirme qu’aujourd’hui ce sentiment a disparu. Je vous demande donc avant tout de m’expliquer les passages que je cite dans la plus ancienne de mes deux notes. »
Voici ces Notes envoyées à M. Adolphe Monod :
« Je ne trouve pas dans l’Écriture sainte des enseignements bien complets sur la nature de Jésus-Christ. Cependant, voici ce que je crois y voir :
- Jésus-Christ est Dieu.
- Il est différent du Père.
- Il a reçu sa divinité du Père.
Je ne pense pas que vous soyez d’un autre avis que moi sur le 1° et le 2°. Je me borne donc à établir le 3° par les passages qui me reviennent en mémoire.
Colossiens 1.16. Car par lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, etc. ; toutes choses ont été créées par lui et pour lui.
Voilà, si je ne me trompe, un des passages les plus formels en faveur de la divinité de Christ. Eh bien, lisez le verset précédent : vous y verrez que Christ est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toutes les créatures.
Lisez le premier chapitre aux Hébreux, où saint Paul développe toute la grandeur de Jésus-Christ. Vous verrez au verset 2 que Dieu l’a établi héritier, etc., et au verset 4 qu’il est fait d’autant plus excellent que les anges, etc. Donc, s’il est fait, s’il est établi par son Père, il tire donc de Dieu ce qu’il est.
Philippiens 2.9-11. Christ est souverainement élevé. Tout genou doit fléchir devant lui. Il est le Seigneur. Mais c’est toujours Dieu qui veut que tout genou fléchisse devant lui. Il est le Seigneur. Mais c’est toujours Dieu qui l’élève, Dieu qui veut que tout genou fléchisse ; enfin, s’il est le Seigneur, c’est à la gloire de Dieu le Père.
Jean 5.19. Quelque chose que le Père fasse, le Fils le fait de même. Voilà la puissance de Jésus-Christ ; mais le même verset dit : Le Fils ne peut rien faire de lui-même.
Jean 5.23. Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. Mais d’où vient que tous doivent honorer le Fils ? C’est ce que dit le verset précédent, intimement lié avec celui-ci par le mot afin, et, verset 22, il est dit : (Dieu) a donné tout jugement au Fils. Donc encore, Jésus-Christ n’a droit de juger et ne doit être honoré que parce que cela lui a été donné de Dieu. Lisez encore Jean 8.42 : Je suis issu de Dieu.
Jean 10.30. Moi et le Père ne sommes qu’un. Voilà le passage le plus fort en faveur de l’identité de Jésus-Christ avec Dieu. Les Juifs le comprirent ainsi et en font un reproche à Jésus-Christ. Donc c’est ici le cas ou jamais de prendre la réponse de Jésus-Christ comme exacte, catégorique ; il définit lui-même ses droits à la divinité et il dit, verset 36 : Comment dites-vous que je blasphème, moi que le Père a sanctifié et qu’il a envoyé au monde, parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu ? Voilà donc ses titres à la divinité : être sanctifié et envoyé de Dieu. Donc toujours même conclusion : ce que Jésus-Christ est, il l’est de par Dieu
Voici donc ce que je crois devoir conclure : c’est que Jésus-Christ n’est ce qu’il est que parce que Dieu est en lui, qu’il n’est Dieu enfin que par la volonté de Dieu le Père.
Voyons maintenant la grande question : devons-nous adorer Jésus-Christ ? Je demande d’abord ce, qu’on entend par adorer. Est-ce l’honorer ? Oui, nous devons l’honorer, mais l’honorer comme Fils de Dieu. (Jean 5.23 ; Philippiens 2.9-11.) Est-ce le prier ? Oui, nous devons le prier, mais comme Fils de Dieu, c’est-à-dire comme pouvant nous obtenir de son Père ce que nous lui demandons… Mais ce que je vois de plus clair, c’est ce que Jésus-Christ nous dit lui-même à chaque page de l’Evangile, c’est que nous devons prier Dieu en son nom, et c’est ce que je fais chaque jour. Je prie Dieu, et je prie Jésus-Christ de prier Dieu pour moi. Ou plutôt, en priant, je ne songe guère à toutes ces distinctions, et je ne les établis ici que pour vous faire mieux comprendre les idées que je me fais de notre Sauveur, le Fils de Dieu. Je désire sans doute de plus grandes lumières sur ce sujet, mais je ne crois pas qu’elles soient nécessaires, indispensables pour être chrétien et pour mon salut ; ce qu’il m’importe de savoir, je le sais : c’est que Jésus-Christ est mon Sauveur, et que le Saint-Esprit témoigne en moi que je puis me dire avec sincérité véritablement chrétien.
Après avoir relu les notes que je remis il y a quelques mois à M. B. sur la divinité de Jésus-Christ, je n’ai rien trouvé à y changer. Tous les passages qu’on pourrait me montrer où il serait dit seulement que Jésus-Christ est Dieu ne changeraient rien à mon opinion, car je ne nie pas ce fait ; seulement j’y ajoute un second fait, qui est aussi dans l’Evangile : c’est que Jésus-Christ est Dieu par la volonté de son Père, ou bien Dieu issu du Père, et c’est l’idée qui domine tous les passages cités dans mes notes. J’ai donc deux notions sur Jésus-Christ : 1° Il est Dieu. 2° Il l’est, parce que son Père l’a fait tel. Si l’on peut me montrer que mon 2° est faux, et cela surtout en discutant les passages en question, je suis prêt à m’en tenir au premier point : Jésus-Christ est Dieu.
Je demande qu’on remarque encore que l’idée que je me fais de Jésus-Christ est en parfait accord avec le nom qui lui est le plus souvent donné dans le Nouveau Testament, c’est-à-dire : le Fils de Dieu. En effet, la relation de fils à père est une image assez exacte de celle que je crois exister entre Jésus-Christ et Dieu. Le père donne naissance à son fils. Ils ont les mêmes facultés, la même nature. Certainement ce n’est pas sans raison que ce nom de Fils de Dieu est donné à Jésus-Christ. Le Nouveau Testament parlant à des hommes a dû parler le langage des hommes, emprunter à leurs mœurs, leurs idées, leurs affections les images les plus propres à se faire comprendre ; et comme il n’y a pas pour un père d’être plus précieux, plus aimé, plus semblable qu’un fils, l’Evangile, pour nous faire comprendre les rapports de Dieu et de Jésus-Christ, n’a pu mieux faire que de nommer notre Sauveur : le Fils de Dieu.
Enfin je prie Jésus-Christ comme Fils de Dieu. Je l’honore comme Fils de Dieu. Si on me dit que je fais deux Dieux ou bien que je prie et honore un être inférieur à Dieu, je ne m’embarrasse pas de cette objection, parce que la prière et l’honneur que je rends à Jésus-Christ sont fondés sur des exemples puisés dans l’Evangile. Les apôtres prient Jésus-Christ de leur augmenter la foi. Saint Etienne prie Jésus-Christ de recevoir son âme. Les anges honorent Jésus-Christ. (Hébreux chapitre 1.) »
La déférence profonde et si bien justifiée de Napoléon Roussel pour son excellent ami, la confiance qu’il avait en ses lumières et en son expérience chrétiennes, la crainte qu’il éprouvait de lui déplaire, d’en être mal jugé, et surtout de l’affliger, n’enlevaient pourtant rien à son indépendance dès que sa conscience personnelle avait parlé, fût-ce en opposition directe avec le jugement de son ami. Il voulait rester lui-même, et le resta toujours, libre, indépendant, large d’esprit et de cœur, ne relevant que de lui-même et de Dieu, sans jamais s’inféoder à aucun parti ni à aucune dénomination particulière, sans jamais accepter ni imposer aucun schibboleth humain. Dans les limites de la fidélité chrétienne, il pratiqua toute sa vie le conseil qu’il répétait à ses enfants sur son lit de mort : « Je vous recommande d’être larges. »
Nous trouvons la preuve de cette largeur dans un incident de cette époque. Il céda un dimanche sa chaire de Saint-Etienne à un pasteur sérieux, consciencieux, mais qui ne possédait pas encore une foi éclairée par le Saint-Esprit, qui n’était pas, pour dire le gros mot, franchement orthodoxe. Adolphe. Monod paraît en avoir été indigné ; à ses yeux c’était une infidélité, presque une chute, et il l’écrivit franchement à son ami, qu’il hésitait, à cette occasion, à appeler « son frère. » La réponse de Napoléon Roussel nous révèle son indépendance.
Saint-Etienne, le 28 décembre 1833.
Cher ami et cher frère, – car je me crois le vôtre, si même vous ne voulez pas vous croire le mien, – j’ai lu votre lettre, qui certes était bien destinée à remuer ma conscience, sans que ma conscience m’ait adressé un seul reproche, sans que je me sois senti blessé d’aucun des traits qui m’étaient lancés…
… Je me défie beaucoup de moi, et j’écoute avec déférence toutes les personnes dont les opinions diffèrent des miennes. C’est ce qui m’arrive avec vous, c’est ce qui m’arrive avec B., et sans jamais avoir la prétention de vous juger, encore moins de vous condamner ni l’un ni l’autre, je me forme souvent une opinion qui n’est ni la vôtre ni la sienne. Je sais bien que cette marche peut avoir l’inconvénient de jeter dans le monde une défaveur sur moi, mais que m’importe ce que dit le monde ! Ma conscience est pour moi. Je ne veux être ni de Paul ni d’Apollos, ni méthodiste ni rationaliste, ni m’affilier à aucune société. J’ai vu trop souvent ce qu’il en coûte de vérité perdue pour s’être attaché à un étendard humain. Je veux être moi, je veux être seul approuvant et désapprouvant de part et d’autre ce qui me semble bon ou mauvais. J’ai un grand respect pour les opinions des autres, mais je n’en resterai pas moins dans mon sentiment et j’agirai en conséquence, jusqu’à ce, qu’une nouvelle lumière, pénétrant mon esprit, me fasse voir plus clairement la vérité. Il n’est rien que je demande plus souvent, plus sincèrement, plus ardemment à Dieu que la vérité. Pourquoi douterais-je plus qu’un autre qui diffère de sentiment avec moi que ce qui m’a été accordé ne soit cette vérité ? »
Il ne resta pas longtemps à Saint-Etienne. De grands deuils, des souffrances intimes, des difficultés de plus d’un genre contribuèrent sans doute à son départ. A la fin de 1835, il accepta une mission en Algérie, dans le but d’étudier les moyens d’y fonder une œuvre d’évangélisation parmi les colons français.
Il passa environ une année sur la terre d’Afrique. Toute sa vie il conserva un souvenir lumineux de ce séjour ; le beau soleil, l’indépendance absolue dont il jouissait, la simplicité et l’originalité du genre de vie, l’étude des mœurs encore assez inconnues des Arabes avaient eu pour lui un charme inexprimable. Tout ce qui se rattachait à ce pays conquis était nouveau pour lui comme pour la plupart de nos compatriotes, et aussi intéressant que nouveau. Aussi a-t-il retracé, non sans succès, sous la forme de dialogues avec ses enfants, quelques-uns des souvenirs de ce voyage et de ce séjour, sous le titre de : Mon voyage en Algérie.
Quant au but principal, il ne paraît pas avoir été atteint. Les temps n’étaient peut-être pas mûrs, et les essais d’évangélisation auprès des colons échouèrent devant une indifférence absolue. C’étaient pour la plupart, d’après ce qu’il raconta à un ami, « des gens de sac et de corde, » aussi éloignés de la repentance du péager que de la justice des scribes et des pharisiens.
Mais ce voyage eut d’autres résultats. En se rendant à Alger, il avait revu à Marseille un ancien compagnon d’études, M. Armand-Delille, alors pasteur adjoint de l’Eglise réformée. Lui aussi passait par une crise spirituelle des plus sérieuses : son âme réveillée, avide de lumière, de salut, de vie, était perplexe, angoissée. Le pauvre système de théologie qu’il avait entendu et vu à l’œuvre à la Faculté de Genève ne répondait plus à aucun de ses besoins religieux. Il fit part de ses tourments à son ami Roussel ; ils causèrent, lurent, cherchèrent, prièrent ensemble,… et trois jours après l’avoir quitté sur le quai de Marseille dans la plus grande perplexité, le jeune pasteur pouvait écrire à son ami à Alger : « Remercions le Seigneur, j’ai trouvé le salut, j’ai trouvé le Sauveur. » La grâce de Dieu s’était pleinement révélée à son cœur affamé et altéré. On sait quel serviteur de Dieu hors ligne, infatigable, rempli d’un amour et d’un zèle apostoliques qui n’ont fait que croître avec les années, béni entre tous jusqu’à sa vieillesse toute blanche, est devenu et est encore aujourd’hui, à l’âge de quatre-vingts ans, le saint Jean de l’évangélisation populaire de Paris, le messager de consolation que tous les chrétiens aiment et vénèrent.
En revenant d’Algérie, M. Roussel s’arrêta de nouveau à Marseille et y prêcha. Le résultat en fut son appel par le Consistoire de cette ville comme pasteur de l’Eglise. L’influence de son ami ne fut point étrangère à cette nomination. L’ordonnance royale qui la confirma est datée du 26 novembre 1837.
Mais il n’était pas au bout de ses épreuves. A peine installé avec sa famille à Marseille, il vit éclater dans cette ville le terrible fléau du choléra. Sa femme fut parmi les premières victimes. M. Roussel se trouva veuf avec deux jeunes garçons à élever. Désirant tout d’abord soustraire ses enfants à l’influence du choléra, et les remettre en mains sûres, il les conduisit à Montauban, pour les confier aux bons soins de M. et Mme Adolphe Monod.
Au retour de ce voyage, il écrivait la lettre suivante :
Marseille, 3 octobre 1837.
« Cher oncle,
… Si je n’ai pas répondu à votre première lettre, c’est qu’en allant accompagner mes enfants à Montauban, où ils sont en pension chez M. Monod, professeur, j’espérais, en revenant, passer par Sauve. Mais après avoir compté et recompté les jours, j’ai vu qu’il m’était impossible de vous faire une visite et d’arriver à Marseille pour y prêcher le dimanche, ce à quoi je tenais beaucoup, car le choléra continuant, je ne devais rester loin de mon poste que le temps nécessaire pour conduire mes enfants en lieu sûr. C’est ce que j’ai fait. Je suis arrivé assez tôt pour prêcher, mais j’ai perdu ma visite à Sauve ; le plaisir a dû céder au devoir. Depuis mon retour, un tel courant d’affaires m’a pris, que je n’ai le temps d’écrire que les lettres indispensables à mon ministère. Dimanche même il m’a fallu aller à Toulon, parce que le pasteur venait de partir, et qu’aussitôt après son départ le choléra s’était déclaré. Heureusement le mal n’a pas été grand, et je suis revenu après avoir prêché. Maintenant un de nos collègues de Marseille est parti pour aller chercher sa famille dans les Cévennes ; le second n’en attendra pas le retour pour aller se marier à Genève. Ainsi, aujourd’hui, nous ne sommes que deux ; bientôt je serai seul pour quelques jours, et vont commencer catéchismes, cours publics et cours particuliers de catéchumènes ; en voilà assez pour expliquer mon silence…
J’ai été beaucoup éprouvé, mais aujourd’hui déjà je reconnais que Dieu m’a affligé pour mon propre bien. Jusqu’à ce jour, je partageais mon temps entre mes affections de famille et mon Église ; désormais, tout mon temps, toutes mes affections seront pour l’avancement du règne de Dieu. Je désire ne pas faire un acte, ne pas dire une parole, n’avoir pas une pensée qui, de près ou de loin, ne se rattache à ce grand but. La vie est si courte ! Nous avons tant à faire ! Le salut de nos âmes est chose si sérieuse ! Pensons-y donc tous, dès aujourd’hui, avec sérieux, et mettons-nous à l’œuvre ; demandons-nous : Que faut-il faire pour être sauvé ? Et la Bible nous répondra par la bouche de saint Paul : Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé. (Actes 16.30-31.) Oui, et pour pouvoir arriver à cette foi, commençons par sentir profondément notre péché, par reconnaître notre indignité devant Dieu, par accepter notre condamnation, et alors, ayant soif et faim de salut, de pardon, nous comprendrons et accepterons cette bonne nouvelle : Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé.
Mes enfants resteront peut-être un an ou deux où ils sont. Pour moi, sans aucun embarras de ménage, aucun souci de famille, je pourrai pendant ce temps me livrer plus complètement à mon ministère.
J’ai laissé mes enfants bien portants ; les nouvelles que j’en ai sont bonnes. Moi-même, quoique fatigué et maigri par tant de chagrins, je suis en bonne santé.
Adieu à tous, chers parents de Sauve et de Canaule. Croyez-moi votre bien affectionné N. Roussel, pasteur. »
Le collègue dont M. Roussel parlait comme devant prochainement aller se marier à Genève était M. Armand-Delille lui-même. Son mariage fut retardé d’une année entière par les trois invasions de choléra qui se succédèrent dans la ville de Marseille. Enfin, les circonstances lui permirent de mettre son projet à exécution. En décembre 1837, il put aller à Genève pour se marier. Quelques mois après, à la fin de 1838, M. Roussel songea, lui aussi, à reconstituer sa famille. Il fit revenir ses deux fils de Montauban, et se maria à une chrétienne zélée, qui devait traverser avec lui toutes les émouvantes péripéties de son œuvre d’évangélisation.
C’est ici que se place un épisode intéressant de la vie des pasteurs de Marseille. Ils formèrent quelque temps une communauté dans le genre de celle des Frères moraves. Voici comment : un couple anglais retiré des affaires, M. et Mme Hayes, habitait Marseille. Ils engagèrent d’abord M. Roussel, à l’époque de son mariage, à venir avec sa famille occuper un des appartements de leur maison. M. et Mme Armand-Delille, déjà installés dans une petite maison à part, furent aussi persuadés par M. et Mme Hayes de venir habiter un étage de leur maison. Enfin M. Horace Monod, le troisième pasteur, les y rejoignit. Le mode de vivre était tout patriarcal. Chaque famille habitait bien un étage à part, mais les repas se prenaient en commun, chacune des trois dames étant chargée à tour de rôle, et par semaine, de la direction du ménage. Ce fut un temps des plus heureux ; l’entente des pasteurs était si cordiale, que les paroissiens disaient : « Votre vie en commun est votre meilleure prédication. »