Le seigneur Farel était mécontent du goût que son fils manifestait pour l'étude ; cependant Guillaume finit par obtenir ce qu'il désirait. Il chercha d'abord quelqu'un qui pût lui enseigner le latin, mais il ne trouva que des maîtres très ignorants, probablement les prêtres du voisinage. Les messes et tout le service d'église se faisait pourtant en latin, il semble donc que le clergé aurait dû connaître cette langue, mais les prêtres apprenaient à réciter les paroles sans en comprendre le sens. Nous pouvons juger d'après le témoignage d'un membre du clergé d'alors, Nicolas de Clemengis, de la corruption et de l'ignorance dans laquelle les prêtres étaient tombés. Un évêque allemand, qui vivait aussi à cette époque, s'exprime ainsi : « Le malheureux clergé de nos jours s'adonne aux choses temporelles, étant destitué de lumière divine. Ils s'aiment eux-mêmes, négligeant l'amour de Dieu et du prochain ; ils sont pires que les gens du monde qu'ils entraînent avec eux à la destruction. Ils sont adonnés à toutes sortes de pratiques honteuses en voyant leur mauvaise conduite le peuple perd tout respect pour l'Église et tombe dans l'insubordination étant égaré par des guides aveugles qui, ô honte ! sont d'ignorants idiots, vains, avides, hypocrites. On les voit plus souvent dans les banquets, les tavernes et les théâtres, que dans les lieux de culte. Les évêques ornent leur corps avec de l'or, mais ils souillent leurs âmes d'impuretés. Ils regardent comme une honte de s'occuper des choses spirituelles et mettent leur gloire à se mêler de celles qui sont viles. Ils prennent avec violence ce qui appartient à autrui et distribuent les biens de l'Église à leurs familles, à des comédiens, à des flatteurs, à leurs gens de chasse et aux personnes de mauvaise vie. »
Vous comprenez que Guillaume chercha vainement parmi de telles gens un maître instruit ; il fut amèrement désappointé de voir leur ignorance du latin, mais encore bien plus de découvrir que ces hommes traitaient avec mépris les cérémonies et les rites de leur propre église. Guillaume dit qu'il chercha partout un prêtre qui parut sincère et convaincu de la religion qu'il professait. Ne trouvant autour de lui ni hommes religieux, ni moyens d'étudier, Farel réussit à forces d'instances à obtenir de son père qu'il le laissât aller à Paris où il pourrait étudier à son aise. Ce fut en 1509 que Guillaume Farel partit pour la capitale. Ses parents avaient lieu d'être satisfaits de l'éducation qu'ils lui avaient donnée, car il était plein de zèle pour la religion et sa dévotion austère contrastait avec l'indifférence des autres gens.
« Le papisme lui-même, raconte Farel, n'était pas si papiste que moi, non par méchanceté, ni que je tinsse à ceux qui vivaient dans le péché, lorsque j'en avais connaissance, mais le diable, se transformant en ange de lumière, me détournait complètement de Dieu, de la vérité, de la foi et de la doctrine chrétienne. De telle sorte que je tournais le dos à Dieu, abandonnant tous ses commandements et m'enfonçant toujours plus dans l'esclavage du diable, car Satan m'avait tellement aveuglé et perverti, que si quelqu'un était approuvé du pape, il était pour moi en lieu et place de Dieu et j'aurais voulu, quand j'entendais quelqu'un mépriser le pape, que cette personne fût détruite et Guinée. »
Cependant Guillaume doit avoir entendu souvent proférer des paroles de mépris contre le pape, même dans son village, car pendant son enfance il y avait eu des guerres continuelles entre les rois de France et quelques-uns des états italiens. Les soldats français, parfois les rois eux-mêmes, avaient franchi les Alpes dans le voisinage de Gap. Les soldats revenaient en faisant d'étranges récits sur le St-Père qu'ils avaient pourtant regardé comme Dieu sur la terre, jusqu'à ce qu'ils eussent été eux-mêmes à Rome.
Innocent VIII, celui qui avait fait mettre à mort les Vaudois, mourut trois ans après les massacres. Sa mémoire fut maudite du peuple romain parce qu'il avait négligé les pauvres et enrichi sa famille aux dépens de l'état. Son successeur, Alexandre VI, que maint soldat français avait vu à Rome, était un homme abominable dont nous passerons la vie sous silence, mais les circonstances de sa mort ont dû parvenir aux oreilles de Farel et nous devons en dire un mot.
Ce pape ayant invité quelques cardinaux à un banquet, empoisonna les mets qu'il voulait leur offrir. Son fils, un vaurien qui était cardinal et archevêque, faisait partie du complot, dont la rapacité était le mobile Le pape était à court d'argent et les richesses de ces cardinaux devaient à leur mort passer entre ses mains. Le meurtre n'était pas chose nouvelle pour le pape et son fils, ces deux misérables en avaient commis bien d'autres, mais, cette fois-ci, l'heure du jugement avait sonné ; les domestiques du palais, soit par erreur, soit qu'ils eussent été gagnés par les cardinaux, servirent les plats empoisonnés au pape et à son fils. Le premier mourut la même nuit, après avoir demandé les sacrements en guise de passeport pour se présenter devant Dieu. Son fils, le cardinal, se guérit après une longue maladie et continua à augmenter le nombre de ses crimes.
C'est précisément Alexandre VI qui eut le premier la prétention de pardonner aux pécheurs Ce fut un des moyens qu'il inventa pour se procurer de l'argent, et il se mit à vendre la rémission des péchés à tous ceux qui voulurent l'acheter. Bientôt tout ce qui avait eu le nom d'Église de Dieu se détourna de l'Agneau sans tache qui donne le pardon complet, gratuit, sans argent et sans aucun prix, préférant l'acheter d'un criminel dont les vices remplissaient Rome d'horreur.
À l'époque où nous sommes arrivés, le pape se nommait Jules II. Farel le révérait à l'égal d'un dieu et cependant Llorente, dans sa Vie politique des papes, nous dit que Jules II était un « prodige de vice », qu'il était « abhorré par les Italiens qui le regardaient comme un monstre féroce, sanguinaire, batailleur, turbulent, ennemi de la paix ». La foi de Farel n'était-elle pas ébranlée à l'ouïe de ces choses ? Au contraire, il nous dit qu'il grinçait les dents comme un loup en colère, à la pensée qu'on pouvait ainsi calomnier celui qu'il regardait comme un Dieu parmi les hommes et qui avait déclaré au dernier concile tenu à Rome, que lui, le pape, avait reçu tout pouvoir dans le ciel et sur la terre.
« La vie d'un grand nombre de papes, dit encore Llorente, a été telle que ce serait insulter le St-Esprit que de prétendre que ces monstres de vice furent choisis sous sa direction, pour être mis à la tête de l'Église. » Mais Guillaume Farel était alors c, que nous sommes vous et moi dans notre état naturel, c'est-à-dire, sans intelligence. (Romains III, 11.) Que la Parole de Dieu est vraie, mais qu'il est rare qu'on y ajoute foi ! « Je croyais être un bon chrétien, dit Farel, justement à cause des choses qui m'éloignaient le plus de Jésus-Christ... j'étais tellement plongé dans les ténèbres et la fange de La papauté qu'aucun pouvoir, ni sur la terre ni dans le ciel, n'eût pu m'en retirer, si ce bon Dieu et notre tendre Sauveur Jésus-Christ, par sa grande grâce, ne m'en eût sauvé, en m'amenant à son Évangile qui est la doctrine du salut. Je vois et je sens que j'ai été plongé jusqu'au plus profond des abîmes d'iniquité, quand je me souviens de la foi que je mettais aux croix, aux pèlerinages, reliques, vœux et autres inventions du diable.
Mais surtout quand je pense à l'idolâtrie de la messe, il me semble que des légions de démons m'avaient possédé et tenu en leur pouvoir. Sans cela, comment aurais-je pu m'éloigner à ce point de ce que Dieu commande, et croire que l'hostie que le prêtre tenait en ses mains, mettait dans une boîte, mangeait et donnait à manger, fût mon Seul Vrai Dieu... qu'il n'y en eût point d'autre sur la terre ni dans le ciel ! Pouvais-je plus ouvertement prendre le diable pour maître et abandonner plus complètement la Parole de Dieu, qu'en acceptant ainsi une tromperie pour mon Dieu ! Oh ! que j'ai horreur de moi et de mes fautes quand j'y pense ! Car l'enfer ne pouvait rien inventer contre Dieu de plus abominable que cette idolâtrie pour laquelle j'ai tant souffert dans mon âme, mon corps et mes biens. O Seigneur, si je t'avais servi, prié et honoré par une foi vivante et vraie, comme tu l'as commandé et comme l'ont fait tes fidèles serviteurs, au lieu d'avoir mis mon cœur à la messe à servir un morceau de pâte ! J'ai pu croire que toi, le Dieu bon, sage et vrai, tu approuvais une pareille tromperie et méchanceté, comme si ce Dieu de pâte n'était pas aussi éloigné de Toi que je l'étais de la vraie foi !... Et en suivant cette doctrine endiablée, je croyais être ton serviteur et ceux qui étaient égarés comme moi, m'aimaient et me tenaient en haute estime à cause de mon excès d'idolâtrie...
Ainsi Satan avait introduit le pape et le papisme dans mon cœur à tel point que je pense bien que le pape lui-même ne croyait pas à ses droits aussi fermement que moi, car on dit que lui et son entourage ont parfois des doutes, tandis que je n'en avais aucun. »
Farel n'a porté ce jugement sur lui-même qu'après avoir été enseigné de Dieu. L'homme ne juge jamais le péché de cette manière : il s'indignera contre Alexandre VI et Jules II, mais il regardera Farel avec admiration, parce qu'un homme sent toute la noirceur de péchés commis contre d'autres hommes, tandis qu'il n'attache aucune importance à ceux qui se commettent contre Dieu. Quand les papes sont adultères, meurtriers, voleurs, le monde les blâme, mais il ne s'inquiète nullement des obligations de l'homme vis-à-vis de Dieu. Un mauvais serviteur jugera de la conduite de ses camarades, parce qu'ils sont avec lui, mais il tolérera sans objection leur malhonnêteté ou leur insolence envers leur maître Et il en est de même de vous et de moi, à moins que Dieu n'ait répandu son amour dans nos cœurs. Notre conscience ne nous reproche point d'être incrédules à ses promesses de salut, ni d'introduire des commandements d'homme dans le culte et le service qui lui sont dus, tandis que nous sentons bien le poids de péchés commis contre nos semblables, lesquels ne sont pourtant que d'une importance secondaire.
Que personne ne se méprenne sur mes paroles et ne croie que je considère la malhonnêteté, l'envie la malice, le mensonge, comme de petits péchés. Telle n'est pas ma pensée, mais on ne comprend pas assez que le plus grand de tous les péchés c'est l'incrédulité à l'égard de Dieu. On ne voit pas grand mal à croire ce que l'homme invente plutôt que la Parole de Dieu. Et dans le temps de tiédeur où nous vivons, le langage de Fard à ce sujet paraît beaucoup trop énergique. Combien de personnes de nos jours, estimées et respectées, ne voient aucun mal à ce que chacun soit libre dans ce qui concerne la vérité de Dieu, de penser ce qu'il voudra. « Ne partageons pas un cheveu en quatre pour des affaires d'opinion, chacun a la sienne. » Ces phrases qui viennent de l'ennemi, sont admirées et approuvées. Dieu demande que nous obéissons à sa Parole, sans nous en écarter même de l'épaisseur du centième d'un cheveu. Puissions-nous tous marcher dans cette obéissance.