Personne n’ignore que Jésus n’a rien laissé d’écrit. A notre su, il n’a, durant sa carrière publique, écrit qu’une fois, et cela dans une poussière promptement dissipée. En retour, il est certainement l’homme au sujet duquel il a été le plus écrit. L’historien philosophe F. de Rougemont aimait à faire observer que de tous les personnages de l’antiquité Jésus est le seul dont l’histoire ait été retracée par quatre écrivains contemporains.
Qu’est-ce qui lui a valu cette distinction ? il n’avait pas commandé des armées et remporté de brillantes victoires ; il n’avait pas fait dans le domaine de la science quelqu’une de ces grandes découvertes qui changent la face de la société. Son action s’est exercée dans le domaine moral. Il a aimé, il a servi, montré Dieu au monde ; il a sauvé. Selon la belle parole d’Ullmann, « il a possédé à l’état de vie personnelle ce qui doit devenir par lui la vie de l’humanité ; » par cette action essentiellement spirituelle il a fait monter dans le vieux tronc de la race humaine une sève nouvelle qui en a ravivé toutes les branches ; et l’humanité, grâce à son sens indéfectible du Bien, l’a élevé d’un commun accord au-dessus de tout ce qui s’appelle homme.
Cependant les quatre narrations, dont nous venons de parler, ne sont pas les seuls récits de la vie et de l’œuvre de Jésus, qui aient circulé dans l’Eglise. Les Pères mentionnent un grand nombre d’autres écrits, qui traitaient du même sujet et dont plusieurs, portant aussi le nom d’évangiles, existaient déjà dans le deuxième siècle. On a même parlé dérisoirement dans certaines feuilles populaires de centaines d’écrits de ce genre, dont nos quatre évangiles canoniques ne seraient que comme des épaves, accidentellement échappées au grand naufrage d’oubli dans lequel tous les autres ont péri.
Ce qu’on peut dire sans exagération, c’est que nous connaissons encore les titres d’une cinquantaine de pareils ouvrages, ainsi que quelques fragments plus ou moins étendus de plusieurs d’entre eux. Les deux les plus cités sont l’Évangile dit selon les Hébreux (Εὐαγγέλιον καθ’ Ἑβραίους) ; qui était parent de notre Matthieu, mais avec une tendance légale prononcée ; c’était celui qu’employaient les communautés judéo-chrétiennes de Palestine et de toute la Syrie ; puis l’Évangile dit selon les Égyptiens (Εὐαγγέλιον καθ’ Ἀιγυπτίους), écrit attribuant à Jésus des paroles étranges, conformes aux tendances ascétiques du peuple dont il porte le nom. D’autres cherchaient, soit au moyen de la tradition orale, soit par des inventions arbitraires, à combler les vides laissés dans l’histoire de Jésus par nos évangiles canoniques. Tels étaient le Protévangile de Jacques, remontant jusqu’à l’histoire de Marie et à celle de ses parents, où l’on racontait en détail sa naissance miraculeuse et son mariage, purement officiel, avec Joseph, tout cela dans le but d’établir sa perpétuelle virginité, et en faisant des frères de Jésus les fils de Joseph d’un premier mariage. Cet écrit était comme une préface des récits de la naissance de Jésus dans nos évangiles de Matthieu et de Luc, particulièrement du second, qu’il rejoignait à la mention de l’édit d’Auguste (Luc 2.1) ; cette narration purement fictive se prolongeait jusqu’au meurtre des enfants de Bethléem (Matthieu 2.16 et suiv.), auquel elle rattachait le meurtre de Zacharie, père de Jean-Baptiste. – Puis l’évangile dit de l’Enfance, attribué à l’apôtre Thomas ; c’était une accumulation de miracles imaginaires, d’un merveilleux absolument grotesque et même immoral, accomplis par l’enfant Jésus entre cinq et douze ans ; une espèce de complément du silence gardé par la sage sobriété de nos récits évangéliques sur cette époque de la vie du Sauveur qui devait rester le secret de Dieu. – Les Actes de Pilate, écrit qui, tout en se servant tout du long de nos quatre évangiles, retraçait le récit de la Passion avec des additions et des modifications dont le but était de faire du magistrat romain un vrai croyant et de charger le peuple juif seul de la responsabilité du crime. L’évangile de Nicodème, livre dans lequel ont été introduits comme première partie les Actes de Pilate ; au récit de la Passion, principal sujet du livre, est rattachée la mention de la Résurrection et de l’Ascension, puis le récit de la descente de Jésus aux enfers, mis dans la bouche des deux fils du vieux Siméon, qui avait reçu l’enfant Jésus dans le temple et dont le récit fait un grand-prêtre. Ressuscités, ils viennent raconter sur la terre les merveilles qui se sont opérées dans le lieu des morts à l’arrivée de Jésus. C’est une conclusion de l’histoire évangélique, comme le Protévangile devait en être la préface. – On a retrouvé récemment dans le tombeau d’un prêtre égyptien le fragment d’un évangile, dit de Pierre, où cet apôtre est censé raconter lui-même la Passion et la Résurrection. C’est une compilation évidente de nos quatre évangiles (avec une teinte de gnosticisme), surchargée de quelques détails grotesques, et tendant à aggraver la culpabilité des Juifs, en disculpant Pilate. – On voit que tous ces écrits reposent au fond, comme préambules, compléments ou suppléments, sur le récit de nos évangiles canoniques, sans lesquels ils ne seraient que comme des feuilles détachées, planant en l’air. Ils affectent d’être bien instruits des faits, en ayant soin d’indiquer les noms propres des personnages ; ainsi : Joachim et Anne, père et mère de Marie ; Dismas et Gestas, les deux brigands aux côtés de Jésus crucifié, le premier, le bon ; le second, le moqueur ; Longinus, le soldat qui donne le coup de lance ; Procula, la femme de Pilate ; Carinus et Leucius, les deux fils de Siméon, etc., évidemment autant de noms fictifs.
Il faut mentionner encore les nombreux évangiles composés par des écrivains hérétiques et gnostiques sous de faux noms apostoliques, comme ceux de Philippe, de Matthias, d’André, de Judas Iscariot, etc. Enfin d’autres furent publiés par des chefs de parti, comme ceux de Cérinthe, de Basilide, de Marcion (un Luc remanié) et l’évangile dit de Vérité du gnostique Valentin. Le plus grand nombre de ces écrits sont du second siècle, le Protévangile et les Actes de Pilate d’avant 150 ; car ils sont probablement connus de Justin.