Que le christianisme ait en quelque mesure une portée rédemptrice, libératrice, qu’il exerce une influence salutaire dans l’humanité, c’est une affirmation que personne ne conteste plus aujourd’hui. Sur ce point tous les théologiens, tous les croyants et même un nombre très considérable d’incroyants, tombent d’accord. Et si quelqu’un s’avisait de le contester, il serait tellement contredit par les faits et se tiendrait tellement en dehors de nos prémisses2 que toute discussion avec lui serait d’emblée inutile et vaine.
2 – Je veux dire qu’il verrait le bien là où nous voyons le mal, et le mal là où nous voyons le bien.
Le christianisme, en effet, depuis dix-neuf siècles qu’il existe, n’est plus cette petite semence dont parlait Jésus, il est devenu le grand arbre dont son regard prophétique prévoyait la croissance. Et bien que l’arbre ait des rameaux secs ou stériles, néanmoins il n’est pas plus possible de contester son existence que de contester l’excellence des fruits qu’il a portés. En s’incarnant dans les lois, dans les mœurs, dans les traditions et les coutumes de l’humanité, insuffisamment sans doute, mais réellement, le christianisme a pris un corps, une figure, une réalité phénoménale et visible. Il s’est démontré comme un facteur extraordinairement actif et puissant de progrès historique et de développement social. Le seul fait que la civilisation dite chrétienne domine toutes les autres, qu’elle est en voie d’évolution progressive constante, qu’elle cherche à rapprocher plus qu’aucune autre l’homme de sa destinée humaine, qu’elle tend à faire plus qu’aucune autre de l’homme un homme, prouve sa vertu salutaire et manifeste en elle un principe de rédemption. Or l’histoire et les faits attestent que la source première de la civilisation chrétienne, sa conscience morale si je puis ainsi dire, c’est-à-dire un idéal normatif du bien, est dans l’Eglise chrétienne3 ; la même histoire et les mêmes faits attestent encore que la source de l’Eglise et sa conscience religieuse et morale sont dans l’Evangile, c’est-à-dire en Jésus-Christ, dont l’Evangile n’est que le déploiement et le rayonnement. Ce qui réforme le monde, c’est l’Eglise, ce qui réforme l’Eglise, c’est l’Evangile. La puissance de rédemption qui travaille l’humanité christianisée a donc pour point de départ l’apparition historique de Jésus-Christ. Aucun historien, aucun moraliste, aucun sociologue ne saurait contester cela sans nous donner le droit de mettre en question ou sa compétence, ou sa sincérité. La personne et la vie de Jésus-Christ comme principe de relèvement et de développement, c’est-à-dire de rédemption historique, morale et sociale, voilà ce que doit accorder tout homme civilisé de nos jours.
3 – L’Eglise, non l’institution, mais les croyants.
Cela est considérable. Mais l’on peut, l’on doit aller plus loin, et, resserrant le cercle, accentuer encore le caractère rédempteur de Jésus-Christ sans briser l’unanimité des théologiens de toute couleur, de toute nuance et de tout parti. On peut le faire à deux points de vue : soit à celui des gages rédempteurs qu’implique l’apparition même de Jésus-Christ dans l’humanité ; soit au point de vue des effets rédempteurs que produit la foi chrétienne dans ses déterminations les plus générales et dans ses formes les plus larges.
Quoi qu’il pense de Jésus-Christ au point de vue dogmatique, nul théologien sérieux ne contestera que l’apparition seule au sein de l’humanité d’un caractère humain tel que fut celui de Jésus-Christ ne constitue un motif d’espérance et de confiance dans l’avenir de la race entière. Le motif de cet espoir et l’importance du gage rédempteur restent les mêmes quelle que soit ici l’interprétation dogmatique de la personne de Jésus.
S’il vient de Dieu, quelle merveilleuse révélation de l’intention divine à l’égard de l’humanité ! Quelle richesse Dieu nous impartit en se donnant lui-même à nous d’une manière qui nous est parfaitement accessible, pleinement sympathique, et qui répond si bien à nos suprêmes besoins de sainteté, de justice, de miséricorde, d’amour et de grâce !
Si Jésus-Christ vient de l’homme, s’il sort de l’humanité comme sa fleur naturelle, comme son épanouissement anticipé, quelle est donc la puissance et la richesse de la nature humaine, puisqu’elle est capable d’une telle perfection, quelles énergies merveilleuses dorment encore dans ses profondeurs obscures puisqu’elles trouvent en Jésus-Christ une si divine expression !
Si Jésus-Christ vient à la fois de l’homme et de Dieu, s’il est un don que l’homme a fait de lui-même à Dieu, et un don que Dieu a fait de lui-même à l’homme, quelle admirable solidarité est-ce donc que celle qui unit ainsi le Créateur à la créature, qui fait de la cause de l’un la cause de l’autre, de l’intérêt et de l’amour de l’un, l’intérêt et l’amour de l’autre, et comment douter désormais que tout ne finisse par bien finir là où l’honneur de Dieu est devenu solidaire de la destinée humaine !
Si jusqu’à l’apparition de Jésus-Christ l’espérance d’un meilleur avenir tremblait au cœur de l’homme comme une lumière prête à s’éteindre, comme le lumignon qui fume encore ; si, je ne sais par quel divin pressentiment, les âmes sérieuses trouvaient au fond d’elles-mêmes, au fond de leurs expériences et même au fond de l’histoire quelque raison de croire au triomphe final du bien ; si alors déjà les pauvres vertus dont l’homme restait capable avaient une signification prophétique ; si alors déjà le cours naturel des choses semblait, en bien des cas, travailler à éliminer le mal plutôt qu’à l’augmenter, et offrait le spectacle d’une réparation plutôt que d’une aggravation de ses conséquences ; si, malgré la contradiction désespérante entre les aspirations de l’homme et les conditions empiriques de son être, la religion, la foi, les prières s’élevaient dans les cieux muets, comme le symbole et la pierre d’attente d’une réconciliation salutaire ; si tout cela était un gage de salut futur ; à combien plus forte raison le devenaient-ils depuis que Jésus-Christ consacrait toutes ces choses en sa personne, les rendait visibles, tangibles, rayonnantes de gloire, et de réalité, les conduisait à la perfection, en les accomplissant dans une vie humaine. Désormais le pessimisme radical n’était plus ni possible, ni permis. Le lumignon fumant devenait en lui une flamme brillante, devant laquelle l’obscurité se dissipait, au foyer de laquelle toute âme d’homme venait rallumer son flambeau.
Je le répète, quelle que soit la conception christologique de laquelle on parte, l’apparition de Jésus-Christ au sein de l’humanité, indépendamment de toute interprétation théologique spéciale, par la seule manifestation de son caractère, est un motif d’espérance, une révélation prophétique et un gage d’avenir. Elle est par là même un principe et une puissance de rédemption. Que cette rédemption soit conçue uniquement comme le devoir et le pouvoir d’imiter Jésus-Christ ; ou comme une communion, avec Jésus-Christ, communiquant à l’homme son esprit et sa force ; ou comme une foi en Jésus-Christ devenant l’objet d’une nouvelle obligation de conscience ; la rédemption, sans doute, sera différemment saisie et différemment appliquée mais, dans une mesure ou dans une autre, elle restera rédemption.
De toutes manières l’homme sera éclairé, réveillé à lui-même et à ce qu’il y a de meilleur en lui, incité avec une nouvelle force à de nouveaux devoirs ; il se repentira plus efficacement de fautes mieux connues ; il sollicitera plus ardemment un pardon plus vivement désiré ; il se prosternera plus profondément devant le Dieu que Jésus-Christ lui révèle ; il priera avec plus de confiance, il obéira avec plus de fidélité et de joie ; il aura de meilleurs et de plus impérieux motifs pour aimer ses frères et pour aimer Dieu. Tout cela est incontestable et tout cela est rédempteur. Sur ce point l’unanimité des théologiens est acquise. L’apparition de Jésus-Christ marque un point tournant dans l’histoire de la race ; celle-là s’organise désormais autour d’un principe rédempteur qui est la personne et la vie de Jésus-Christ, et devient une histoire rédemptrice.
Il en va de même, si, détournant nos regards de l’apparition historique de Jésus-Christ, nous les portons sur le phénomène subjectif auquel elle donne lieu chez les croyants, je veux dire sur la foi chrétienne. Définissons-la de la manière la plus large et la plus générale qu’il soit possible ; ne lui donnons pour objet que la personne et la vie historique de Jésus-Christ ; faisons y même rentrer la pure croyance intellectuelle. Cette croyance, je veux dire cette pure adhésion ce pur assentiment de l’esprit au fait historique raconté dans les évangiles, cette croyance constitue, à elle seule, un élément rédempteur, bien faible encore sans doute, mais pourtant déjà sensible.
Elle oriente l’esprit dans une certaine direction, elle l’assied sur certaines bases, elle lui fait accepter implicitement une certaine solution des plus grands problèmes de la vie. Qui dira l’influence salutaire que peut exercer un tel état d’esprit sur la conduite de l’individu ? Car ce n’est pas nous assurément qui nierons l’action des idées sur la volonté. Sans doute, tant que ces croyances restent de pures croyances, c’est-à-dire tant que leur objet n’a pas encore saisi, et touché la volonté, leur action demeure plutôt régulatrice que génératrice. Elles règlent, elles contrôlent, elles réfrènent les activités de la volonté plutôt qu’elles n’engendrent et ne créent leurs motifs. Elles enserrent l’homme du dehors comme une loi, et ne le renouvellent pas en dedans. Et l’on doit convenir que leur pouvoir, essentiellement restrictif, est rendu plus fragile encore par l’incapacité qu’elles ont de produire l’émotion, c’est-à-dire de soulever en l’homme ce qui fait de l’idée pure, une idée force : le sentiment (l’affection ou la haine). Néanmoins lorsque les croyances relatives à la vie et à la personne de Jésus-Christ sont supportées par une forte tradition, lorsque cette tradition est de quelque étendue collective, lorsqu’elle couvre à la fois le passé d’un peuple et le présent d’une société, lorsqu’elle n’est ébranlée ni par le doute ni par l’objection, lorsqu’elle est sanctionnée par une institution séculaire comme l’Eglise ou l’Etat, il est incontestable que la croyance traditionnelle chrétienne joue un rôle considérable dans le développement individuel et social de l’homme, qu’elle devient un levier puissant dans l’ordre moral et religieux, ou si vous préférez et ce qui est plus exact : une digue solide contre les flots d’immoralité et d’irréligion qui débordent constamment du cœur de l’homme comme d’une source inépuisable. A ce titre, la simple et pure croyance aux faits évangéliques exerce certainement une influence rédemptrice individuelle et sociale. Elle fixe l’idée du bien et du mal ; elle aggrave la gravité du mal ; elle renforce l’approbation du bien.
S’il en est ainsi de la simple croyance au fait évangélique, à plus forte raison de la foi chrétienne, c’est-à-dire de cet acte de la volonté qui s’abandonne et se confie à l’objet dont témoigne la croyance, qui s’abandonne et se confie à la personne vivante de Jésus-Christ. Autant l’idée était passive, extérieure et morte, autant la foi, c’est-à-dire la confiance du cœur, devient active, intime, vivante et par conséquent vivifiante. Son acte essentiel est de transmettre au cœur tous les mobiles et tous les motifs qui n’existaient que dans l’intelligence ; de les rendre sympathiques, de les revêtir d’émotion, de les transformer en sentiments. La foi, c’est-à-dire la confiance, devient dès lors un amour et une obéissance. Elle va du fait rapporté par la croyance à la personne. Elle est une confiance personnelle, un amour personnel, une obéissance personnelle à la personne de Jésus-Christ. Il est évident qu’une telle foi, s’attachant à un tel objet, est essentiellement rédemptrice. Que le sujet d’une confiance vivante en Jésus-Christ est renouvelé, par cette confiance même, à l’image de Christ. Que le caractère de l’objet de la foi s’imprègne dans le caractère du sujet de la foi et qu’une obéissance sympathique, en quelque sorte affectueuse, transmet à celui qui aime de la sorte l’esprit de celui qui est aimé. Or cet esprit étant celui que nous savons, celui de la sainteté, de l’humilité, de la miséricorde, de la fraternité humaine et de la filialité divine, — c’est-à-dire celui de la destination humaine intégrale et parfaite, il est clair que la rédemption est indissolublement liée à la foi chrétienne, que la rédemption s’opère par l’exercice même de la foi s’attachant à son objet. — J’estime que sur ce point encore tous les théologiens sont unanimes. « Quiconque contemple le Fils et croit en lui, a dit Jésus, a la vie éternelle. »
Pour ce qui me concerne, j’affirme nettement le caractère et la vertu rédemptrice de la foi chrétienne telle que je viens de la définir. Peut-être serais-je disposé à fixer dans cette foi le mystère du salut et à n’en chercher ni ailleurs, ni au-delà la raison suffisante. Mais ici, même si je le voulais, je ne puis m’arrêter. C’est cette foi elle-même qui m’invite, qui me force d’aller plus loin. Et qu’on ne se figure pas que je vais introduire de nouveau ce que j’ai appelé ailleurs l’expérience du Christ pneumatique, l’expérience christonomique. Je n’ai plus à l’introduire, car elle est déjà tout entière dans la foi que je viens de décrire. Tous ne l’y reconnaissent pas, il est vrai, mais cela n’empêche pas qu’elle y soit. Un personnage purement historique ne peut pas être l’objet d’une confiance, d’un amour, d’une obéissance religieuse, tels que les réclame et les suscite Jésus-Christ. On croit n’avoir affaire qu’à Jésus de Nazareth, ne contempler que lui, n’aimer que lui, ne suivre que lui, en réalité — et bien qu’on n’en veuille pas convenir — c’est au Christ glorifié, au Christ pneumatique, actuel, présent, mystique, que l’on rend de la sorte l’hommage de son cœur.
Ce qui me force de chercher la raison suffisante de la rédemption au-delà de la confiance personnelle en la personne vivante de Christ, c’est le caractère même de cette foi. Il y a en elle quelque chose de profondément dramatique qui fait tressaillir et qui surprend. Un élément tragique la traverse de part en part et lui est inaliénable. Elle n’enrichit pas seulement, elle dépouille ; elle ne vivifie pas seulement, elle mortifie. Le croyant ne se laisse pas seulement imprégner par l’esprit de Jésus-Christ, il ne revêt pas seulement le caractère de Jésus-Christ, il dévêt le sien, il le condamne, le repousse, le répudie. Il y a une lutte parce qu’il y a une contradiction. Le croyant est crucifié au monde et à lui-même, il ne vit en Christ qu’en mourant à soi-même. Et le principe de cette mort, c’est encore en Christ qu’il le cherche et qu’il le trouve. S’il appelle, cette mortification une crucifixion, c’est parce que la croix de Jésus-Christ en est le type et l’effrayante mesure. Entre cette croix et la rédemption du fidèle s’établit une relation mystérieuse, rarement définie, mais profondément, instinctivement sentie, qui est un fait psychologique avant d’être une idée théologique. Il éprouve que quelque chose s’est accompli là qui se reproduit et se répète en lui ; et que quelque chose s’accomplit en lui, qui s’est opéré, produit, achevé là d’une manière définitive, décisive et qui conditionne pour jamais la vie de la foi.
Cela, dis-je, est un fait avant d’être une idée ; et ce fait ne saurait être annulé par aucun raisonnement. La raison doit en partir pour l’expliquer, non se tourner contre lui pour le détruire ou le nier. Il est d’ailleurs si profondément inscrit dans la foi et dans les manifestations de la foi chrétienne qu’on ne saurait l’en éliminer sans lui faire violence. Si c’est un pur hasard qui a fait du croissant le symbole de l’islam, ce n’est pas un hasard qui a fait de la croix le symbole du christianisme. Le lien organique, qui manque entre le signe du croissant et la prédication de l’islam, est incontestable entre celui de la croix et la prédication chrétienne. Dépouillez les documents de cette prédication à travers les âges, étudiez l’hymnologie et les liturgies chrétiennes de toutes les confessions et de tous les temps, écoutez les prédicateurs chrétiens de tous les siècles, lisez les confessions et les biographies chrétiennes de toutes les époques, vous verrez que la croix ne se dresse dans les sanctuaires du christianisme que parce qu’elle joue un rôle décisif et constant dans le sanctuaire de l’âme et de la conscience chrétiennes. Il est aujourd’hui hors de contestation que l’Evangile primitif a dû son immense succès et toute sa force de propagande à la prédication de la croix. Saint Paul déjà ne voulait savoir autre chose que « Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ». Et cela est d’autant plus étonnant, d’autant plus propre à nous faire réfléchir qu’il n’y avait rien alors de plus paradoxal, de plus scandalisant, de plus rebutant pour le monde juif comme pour le monde gréco-latin. La croix était alors ce qu’est pour nous le gibet ou l’échafaud, le symbole honteux de la suprême infamie. Elle devenait l’occasion de tous les quolibets, de tous les scandales, de tous les scepticismes4. La prêcher quand même, y attacher les destinées de la foi nouvelle, c’était, semble-t-il, déchaîner contre elle les plus vives oppositions, et perdre d’avance la cause que l’on voulait gagner. Il n’en fut rien. Ou plutôt, ce fut à travers la tempête de haine et de mépris et par cette tempête même, le triomphe de la croix. Cela serait sans explication aucune si cela n’attestait au contraire, d’une façon que je tiens pour irréfutable, la relation que j’ai indiquée plus haut entre la croix de Jésus-Christ et la rédemption du fidèle. Le fait psychologique de cette relation mystérieuse, triomphant de tous les autres, c’est-à-dire des plus formidables obstacles, manifeste là d’une façon bien remarquable sa réalité, sa puissance et sa force. Or ce n’est là qu’une manifestation particulière d’un phénomène constant. Depuis lors, et aujourd’hui même, la croix reste une occasion de scandale, une pierre d’achoppement contre laquelle viennent se buter et se buteront toujours la raison et l’instinct de l’homme naturel. Elle a rencontré et elle rencontre encore la même opposition ; mais elle en a triomphé et elle en triomphe encore de la même manière. Non pas en allégeant la prédication chrétienne de la folie de la croix, mais au contraire en faisant culminer cette prédication dans cette folie. Car « ce n’est pas l’Evangile, a dit Vinet, qui nous a conservé la croix, mais c’est la croix qui nous a conservé l’Evangile ». Soyez sûrs qu’il en sera de même à l’avenir et qu’un Evangile sans croix ne sera bientôt plus un Evangile, c’est-à-dire une bonne nouvelle, une nouvelle de salut.
4 – Voyez les attaques de ce temps, en particulier celles de Celse.
Il y a donc un rapport indissoluble entre la rédemption chrétienne et la croix de Jésus-Christ. La réalité profonde de ce rapport nous est attestée par la psychologie de la foi chrétienne et par l’histoire (qui, n’étant elle-même composée que d’expérience, est elle aussi une psychologie). Nous venons de constater un fait que nous tenons pour irrécusable. Ce n’est pas encore le moment de l’expliquer, ni d’apprécier les explications qu’on en a fournies. Il nous suffit pour l’heure de l’avoir constaté, et de voir qu’il nous ramène invinciblement à la croix du Calvaire.
Or il n’est pas seul à le faire. Si, laissant le phénomène subjectif de la foi chrétienne, nous revenons maintenant à son objet, c’est-à-dire à la personne de Jésus-Christ, c’est encore à la croix que nous serons conduits, et nous verrons que, si l’ombre de cette croix s’étend sur la foi du fidèle, elle s’étend aussi sur la vie de Jésus-Christ. Nous n’avons considéré jusqu’ici la mort de Jésus que comme un accident, un accident considérable sans doute, infiniment grave puisqu’il dénonce le péché de l’homme en le condamnant, mais un accident toutefois qui brise son ministère sans en faire partie intégrante. Mais cette conception n’épuise pas la portée totale de cette mort, et si, nous rapprochant de Jésus lui-même, nous considérons attentivement son attitude, nous serons obligés de nous convaincre que cette mort fait partie de sa vie, qu’elle est essentielle à son ministère ; qu’il l’a prévue, qu’il y a consenti, qu’il l’a même voulue et qu’il en a fait l’acte suprême de toute sa carrière rédemptrice. En sorte que sur le rôle rédempteur de la croix, la certitude du disciple rejoint celle de son Maître et que celle du Maître confirme celle du disciple.
Déterminer aussi exactement que possible quelle fut l’attitude de Jésus-Christ en face de sa mort constituera donc notre première tâche ; la seconde consistera à déterminer la loi de psychologie morale qui a fait de la mort de Jésus-Christ une nécessité pour la foi rédemptrice du fidèle.