L’Église catholique du moyen âge, qui embrassa dans son sein l’Église d’Occident tout entière, et la papauté elle-même ont rendu à l’humanité et dans leur temps les plus grands services. L’Église, en prenant sous sa direction les hordes barbares, dont les descendants constituent aujourd’hui l’élite de la civilisation moderne, et en transformant sous sa discipline salutaire leur indomptable énergie, est en droit de revendiquer comme son plus beau titre de gloire, en face de l’Église d’Orient, notre civilisation à laquelle elle a imprimé un caractère indestructible de spiritualité chrétienne. Institutrice de leur jeunesse, elle leur a communiqué les premiers éléments des sciences et des lettres, et a su constituer avec ces forces si diverses et si disparates les grandes monarchies du moyen âge. Ses lois et ses institutions, auxquelles un protestant illustre, M. Guizot, a rendu dans son Histoire de la civilisation en France, un noble et impartial hommage, ont inculqué à des esprits grossiers l’amour et l’intelligence de la légalité, ont donné à leurs gouvernements la consécration et la sanction religieuse, ont initié enfin des esprits avides d’aventures et de mouvement aux douceurs d’une vie sédentaire, et aux arts plus relevés d’une existence calme et pacifique. C’est grâce à l’Église, que les populations nouvelles, établies après l’invasion sur le sol de l’empire, ont compris qu’il existait dans le domaine supérieur de la vie religieuse et morale des puissances plus respectables que la force, que le succès et que la conquête à main armée. Sans briser l’antique énergie de ces races fortes, et viriles, la papauté a su spiritualiser leur amour de la gloire en lui imprimant l’auréole poétique des vertus chevaleresques, et les fiers Sicambres ont dû courber leurs fronts orgueilleux devant l’ascendant irrésistible et pour eux inexplicable de la grandeur morale. On ne saurait sans injustice méconnaître la grandeur de cet esprit chrétien, qui, tout en faisant tourner au profit de l’Église les dispositions favorables de ces peuples primitifs, substitua au particularisme égoïste et étroit des diverses peuplades, particularisme, qui avait été la plaie du monde antique à son apogée, dans la Grèce aussi bien qu’à Rome, l’idée grandiose de l’universalisme évangélique, la grande pensée de toutes les nations constituant comme autant de membres vivants du corps un et harmonique de Jésus-Christ, et opposa aux inimitiés séculaires et instinctives des peuples barbares l’unité supérieure et spirituelle de l’Église de Jésus-Christ. Sans doute, cette pensée de la monarchie universelle chercha à travers le moyen âge, et jusqu’à la chute des Hohenstaufen, à se réaliser dans la sphère plus étroite des intérêts politiques, et à se poser comme l’héritière immédiate et légitime de l’empire romain, mais jamais ses prétentions ne purent invoquer des motifs aussi purs, et des droits aussi légitimes et aussi incontestables, que ceux mis en avant par l’Église. Et en effet, la vie politique des peuples, dans laquelle les conditions nationales, historiques et géographiques jouent un rôle si considérable, se voyait d’autant plus menacée et compromise, que l’idée de la monarchie universelle semblait plus rapprochée du but, et, dans cet ordre d’idées, il ne pouvait plus être question de la fusion des diverses races dans une unité supérieure, mais bien plutôt de l’écrasement des nationalités les plus faibles par la nationalité la plus puissante. Le système moins absolu d’une fédération politique présupposait lui-même à sa base, comme condition première d’existence, l’unité religieuse et morale d’une foi commune. Comment s’étonner dès lors que l’instinct populaire du moyen âge ait proclamé la supériorité hiérarchique et morale de la papauté spirituelle sur le pouvoir civil, et qu’il ait cru avoir moins à redouter pour son indépendance nationale des empiétements du gouvernement religieux, que des prétentions brutales de l’empire ?
Supérieure à tant de titres au pouvoir civil, la papauté du moyen âge a incontestablement réalisé, en comparaison de la confession grecque, un progrès marqué dans la conception et dans l’assimilation de l’esprit de Jésus par son Église. Pour l’Église d’Orient, l’essence du christianisme c’est la pureté de la foi et l’illumination intellectuelle qui en découle. Héritière au point de vue religieux des tendances innées à l’esprit grec, l’Église d’Orient concentre presque exclusivement son activité dans le domaine de l’intelligence, et envisage la piété et la moralité comme les conséquences et les fruits naturels de l’orthodoxie de tête. C’est ce que l’on peut appeler le déterminisme de l’esprit grec. Cet intellectualisme avait sans doute dans les beaux jours de l’Église déployé sa puissance spéculative et vivante dans les écrits à tant de titres si remarquables d’un Irénée, d’un Origène, d’un Athanase, des Pères de Cappadoce ; ces personnalités puissantes avaient donné au monde le noble exemple d’une profonde piété personnelle, qui pourtant, manifestait des tendances presque exclusivement contemplatives, comme l’attestent les écrits ascétiques du monachisme oriental. Mais cette renaissance spéculative et productrice du génie grec devenu chrétien n’eut qu’un éclat éphémère. Les siècles suivants n’en conservèrent que l’élément intellectualiste, qui se manifesta dès lors sous deux formes diverses. Des théologiens grecs de la décadence, les plus remarquables, dont le nombre va toujours en diminuant, se contentent de défendre avec les armes de la dialectique, et sous une forme scolastique et sans spontanéité les dogmes dont les formules ont été rigoureusement déterminées par les conciles œcuméniques, et en particulier les questions relatives à la Trinité, et à la christologie, et d’enfermer par ce moyen l’esprit humain dans des limites infranchissables. La masse des écrivains ne fait que recevoir passivement, et qu’accepter sans contrôle les dogmes traditionnels. Pour cette catégorie de penseurs, si l’on peut encore employer ce mot, il ne s’agit plus pour l’esprit humain de comprendre la vérité chrétienne : il n’a plus désormais qu’à graver machinalement dans sa mémoire des formules, qui bientôt ne sont plus pour lui qu’une lettre morte, un mystère sans application pratique, et qui même, par une dernière conséquence toute naturelle, ayant perdu pour lui leur portée primitive, ne servent plus que de prétexte aux conceptions les plus grossières en même temps que les plus superstitieuses.
Nous avons montré l’Église grecque byzantine, unissant à une conception purement intellectualiste de la vérité objective et de la théologie transcendante la doctrine dangereuse pour l’âme de la puissance magique et virtuelle de la simple conception de la vérité sur le bonheur et le développement moral du chrétien. Il en résulta un véritable engourdissement moral, un relâchement de la vie religieuse, qui avait sa source dans la chimérique prétention de l’Église d’Orient de faire reposer l’économie du salut sur l’unique acceptation de la vérité par l’intelligence, bien plus, sur un simple exercice de mémoire, et de ne faire consister le péché que dans l’erreur, c’est-à-dire l’absence de connaissance de la vérité. Le rôle de Jésus-Christ fut réduit par l’Église grecque à celui de simple révélateur de la doctrine orthodoxe sur Dieu, sur le passé, et sur l’avenir. Les dogmes fondamentaux du péché, de l’expiation, de la sanctification par l’Esprit-Saint restèrent dans l’ombre au sein des écoles comme dans la vie chrétienne. L’Église ne fut plus dès lors envisagée que comme une école, comme la communion des esprits attachés aux mêmes formules ; aussi ne connut-elle jamais le véritable esprit missionnaire. En concentrant son activité dans le domaine abstrait de l’idée, l’Église ne parvint pas à exercer une influence sérieuse sur les événements politiques, et demeura étrangère aux révolutions de l’empire grec. Elle dut même se résigner à couvrir d’un vernis bien superficiel de christianisme, la corruption effroyable, et les misérables cabales de la cour de Byzance. Pourvu qu’il maintint dans les cercles officiels les symboles orthodoxes, et qu’il leur prêtât l’appui du bras séculier, l’empereur, quelque grands d’ailleurs que fussent ses vices, se voyait qualifié de divin, de très divin monarque, aux pieds duquel rampaient humblement, et comme des esclaves ceux-là mêmes, dont le devoir eût été de rester inébranlables dans leur fidélité à Dieu et à sa parole. En présence des conséquences déplorables de cette conception byzantine de l’union de l’Église et de l’État, qui, tout en corrompant l’Église et ses ministres, devenus les vils complices de basses intrigues, fit oublier à l’État, absorbé par des controverses religieuses, ses devoirs les plus essentiels, l’historien impartial devra reconnaître, que l’asservissement du christianisme grec sous le joug de l’Islam a du moins contribué à affranchir l’Église d’un despotisme odieux, à la purifier par le feu de la persécution et à lui rendre la conscience de ses devoirs et de sa véritable mission, comme l’atteste de nos jours le rôle civilisateur et moralisant du clergé dans la Grèce affranchie. L’Église d’Occident déploya de bonne heure un esprit plus pratique, que nous constatons même dans ses individualités les plus marquantes, comme Tertullien, Cyprien, Augustin et Ambroise, et chercha à réaliser dans le cercle de son activité l’idéal de l’esprit chrétien. Elle se contenta d’accepter en gros les résultats théologiques du mouvement intellectuel de l’Église grecque, auquel elle était généralement demeurée étrangère, et travailla à transformer les théories de la spéculation pure en les appliquant dans le domaine plus étroit de la réalité. Animés par le zèle austère d’une morale sérieuse et vivante, les Pères de l’Église latine consacrèrent leurs méditations et leurs veilles aux questions anthropologiques de la liberté de l’homme dans ses rapports avec la grâce, de la pureté naturelle et de la chute du premier homme, du péché originel, et des moyens employés par Dieu pour arracher l’âme humaine à sa puissance. Dans cet enseignement plus profond, la simple intelligence de la vérité cessait d’être envisagée comme le seul moyen de relèvement. Pour l’Église latine, en effet, le christianisme n’est plus simplement un acte de l’intelligence, le résultat de la foi historique, mais bien plutôt un acte d’assentiment de la volonté, qui se manifeste dans, ses conséquences pratiques et immédiates comme un acte d’adhésion enfantine aux enseignements de l’Église. Nous nous trouvons en présence d’un progrès marqué de l’Évangile dans l’âme humaine, l’union de la volonté à la connaissance, ou plutôt la pénétration immédiate et vivante de la volonté, c’est-à-dire de l’être moral par l’intelligence convaincue : l’idéalisme de Philon a fait place à la foi agissante de saint Paul. La morale chrétienne recouvre désormais toute sa portée, et le christianisme passe de l’école dans la société. Relégué en Orient dans le cercle étroit des théologiens, il devient en Occident la règle divine de la vie sociale et politique des peuples. Il serait aujourd’hui difficile de rechercher la cause de la prédominance de l’élément moral dans le christianisme d’Occident, et de la faire remonter soit aux tendances pratiques du génie latin, soit aux nécessités de la situation imposée à l’Église par l’invasion des barbares. Quoi qu’il en soit, l’Église latine du moyen âge a bien mérité de l’humanité, en soumettant à la pédagogie austère de l’Évangile des populations frémissantes et animées d’une sauvage énergie. Il n’en est pas moins incontestable que l’Église d’Occident tendit de plus en plus à identifier sa constitution ecclésiastique avec la loi divine, et à substituer l’autorité de l’Église, et de son clergé sur les peuples à la puissance rédemptrice de l’Évangile sur les âmes.
Nous nous trouvons dès lors forcés d’examiner les causes qui rendaient indispensable une réforme de l’Église du moyen âge.
[Consulter dans l’ancienne littérature : Luthers Werke von Walch, v. XV, p. 4 sq. : Von der Nothwendigkeit der Reformation, 1745 ; Sleidanus de statu re-lig. et reipubl. Carolo V Commentarii, 1551 ; Herm von der Hardt :Magnum œcumenicum concilium Constantiense ; E. Chastel : Les trois conciles réformateurs ; Bungener, Oltramare : Conférences sur la loi réformée, Genève, Joël Cherbuliez, 1583, 1854 ; les témoignages catholiques de Gerson, Nicolas de Clemangis, Erasme, etc. ; les ouvrages de Planck, Marheinecke : Histoire de la Réformation, 4 v., 1831, 1834 ; L. Ranke, Neudecker, en allemand ; les ouvrages français de Merle d’Aubigné, Puaux ; les ouvrages anglais de Mc Crie, Burnet : Histoire de mon temps, etc. Voir aussi les sources dans l’Histoire ecclésiastique de Gieseler, au paragraphe Réformation ; les ouvrages produits par le Jubilé de 1859, etc. (A. P.)]
Si l’impartialité d’un théologien protestant lui permet de rendre hommage aux grands services que cette Église a été à son heure appelée par la Providence à rendre à l’humanité, il n’en est pas moins contraint de se poser cette question décisive : Quelles ont été, en général, au moyen âge, l’essence et la tendance fondamentales de la papauté, qui embrassait dans sa juridiction suprême les peuples et les Églises d’Occident ? Quelle est au moyen âge la conception dogmatique du christianisme ? Quelles ont été les conséquences de la conception catholique dans la vie ecclésiastique et religieuse des peuples ? Bornons-nous dans ce chapitre à l’étude de l’idée, que se formait le moyen âge de l’Église une et universelle.
Le christianisme n’a jamais cherché à réaliser cet universalisme négatif, que l’on retrouve déjà dans les systèmes philosophiques de l’antiquité, et en particulier dans le stoïcisme, qui se borne à faire abstraction des différences existant au sein de l’humanité, sans chercher à les fondre dans une unité supérieure. Il est resté constamment étranger à l’universalisme superficiel de l’empire romain, qui n’aspirait qu’à soumettre les consciences à l’unité supérieure d’une loi commune, après avoir anéanti les nationalités par la force brutale. Ce n’est pas cette uniformité superficielle et stérile, qui sert de mobile à l’action évangélique sur le monde ; son œuvre consiste plutôt à rattacher entre eux les membres épars de l’humanité par les liens harmoniques et volontaires d’une union spirituelle et vivante. Le monde doit devenir le temple vivant de Dieu. « Comme le corps n’est qu’un, quoiqu’il y ait plusieurs membres, et que tous les membres de ce seul corps, quoiqu’ils soient plusieurs, ne forment qu’un corps, il en est de même de Christ. Car nous avons été tous baptisés dans un même esprit, pour n’être qu’un seul corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres. » (1 Corinthiens 12.12-13). Le lien qui est appelé à rattacher entre eux les membres épars du corps de Christ, n’est pas un lien extérieur, une puissance matérielle, une loi morte, mais une puissance spirituelle et intérieure, le Saint-Esprit lui-même, qui établit par le canal de la foi sa demeure dans les âmes, et les unit dans un même amour au chef commun des croyants, qui est Christ. Cette vie nouvelle et supérieure, que l’Esprit de Dieu communique aux âmes, nous pouvons l’appeler la délivrance de toutes les misères spirituelles qui accablaient l’humanité avant la venue du Fils de l’homme, l’affranchissement de l’âme de toutes les angoisses de la conscience écrasée par le sentiment de ses fautes, et rentrée en grâce auprès de Dieu par l’acte auguste de l’expiation, la liberté rendue à la volonté qu’enchaînait au mal le péché inhérent à sa nature, et lui permettant de consacrer son énergie à une vie nouvelle tout entière consacrée à la sanctification et à l’amour, enfin l’illumination de l’intelligence, qui marchait auparavant dans la vallée de l’ombre de la mort, et qui, guidée désormais par la pure lumière de l’Évangile, se vivifie joyeuse et assurée dans la contemplation des réalités invisibles.
Nous devons rechercher quelle est l’attitude de la papauté du moyen âge, et le point de vue qu’elle adopte dans sa conception de la révélation en face de ces enseignements tout à la fois si simples et si profonds de l’Évangile, qui répondent si bien aux besoins les plus intimes de l’âme humaine. Le but suprême de la papauté fut de soumettre tous les peuples à une discipline uniforme et identique pour tous ; elle se proposa comme idéal l’établissement à tout prix de son autorité extérieure. Cessant dès lors de se considérer comme l’organe de la Providence et comme l’un des instruments que Dieu voulait faire concourir au renouvellement spirituel de l’humanité, elle fit de son développement matériel et politique le but unique de ses efforts : l’égoïsme de l’ambition succéda chez elle au renoncement qu’inspire l’amour des âmes ; les biens spirituels, dont Dieu lui avait confié le dépôt, la science, la morale, la charité durent concourir à l’affermissement du pouvoir hiérarchique. Attachons-nous à ce point particulier du débat, et observons en passant, que cette ambition exclusive de la hiérarchie ne semble en dernière analyse constituer qu’une erreur secondaire, puisque, pour celui qui s’est pénétré de l’essence de l’Évangile, la question d’autorité et d’influence ne constitue qu’un détail dans l’imposant ensemble de l’édifice, et que toutes les oppositions superficielles, qui de tous temps ont surgi contre le catholicisme, ont concentré sur ce point secondaire tous leurs efforts. Mais d’un autre côté, lorsqu’un point secondaire devient la base essentielle d’un système, il cesse par cela même d’être secondaire, et constitue pour la vérité un adversaire sérieux et redoutable. En outre, la transformation de la hiérarchie en gouvernement théocratique absolu ne se borne pas à effleurer la surface des principes, mais s’insinue aussi profondément jusque dans la partie vitale du christianisme, et corrompt tout à la fois les notions de vie chrétienne et d’Église. Dès qu’il s’agit d’organiser dans l’Église un pouvoir absolu et centralisateur, elle se trouve par le fait divisée en deux portions inégales, la classe dominante, qui constitue le clergé, et la société laïque, dont le rôle se borne à être exploité et dominé sans contrôle ; car du jour où les laïques deviendraient pour l’Église un but de son activité, la hiérarchie cesserait d’être la maîtresse, pour ne plus rivaliser avec ses frères que d’humilité et d’amour. L’essence du christianisme n’est pas moins reléguée dans l’ombre. La hiérarchie étouffe et comprime avec soin au sein du clergé, aussi bien que dans les masses, le noble et légitime instinct de se rapprocher du but suprême de la vie chrétienne, qui est le renouvellement de la personnalité, et la communion de cœur et d’esprit, pour lui substituer des aspirations trompeuses, et des satisfactions mensongères, en bornant ses efforts et ses vœux à l’obtention des faveurs légales et des grâces extérieures de l’autorité ecclésiastique.
Les ambitions effrénées de l’esprit hiérarchique sont déjà en germe dans l’Église grecque, qui aspire au rôle dominateur de régulatrice de la foi orthodoxe. L’Église latine concentra avec énergie tous ses efforts et toutes ses ambitions sur le monde de la volonté et de l’activité pratique. Le clergé d’Occident se considère comme constituant à lui seul l’Église : représentant et vicaire de Jésus-Christ, il accapare à son profit les trois dignités du maître des âmes, et se proclame à son exemple prophète, sacrificateur et roi. Tel est le sens de la triple couronne, dont la papauté a ceint fièrement son front, et c’est en réalité à la puissance royale, qu’elle subordonne les deux autres, et qu’elle assigne la première place.
Attachons-nous un moment à l’idée de la rédemption, et aux bienfaits qui en découlent. Fidèle à ses tendances hiérarchiques, la papauté dépouille entièrement la masse des laïques des grâces que leur offre l’Évangile, leur en interdit l’accès immédiat et personnel, et leur refuse d’entrer en relations directes avec Dieu. C’est au clergé seul dans son ensemble, que sont dévolus les immenses trésors de la miséricorde divine. Le clergé dispose au gré de son caprice de toutes les grâces célestes, se met à la place de Dieu, et se constitue le juge suprême du peuple chrétien ; seul il a le droit d’ouvrir et de fermer les portes du ciel, et d’octroyer l’absolution à des conditions dont lui seul est l’arbitre. Aucun pécheur ne peut espérer se réconcilier avec Dieu, s’il ne vit pas dans la communion de l’Église. Et quand même l’âme humaine consentirait à accepter aveuglément le joug du prêtre, et à se soumettre à toutes les prescriptions de la loi ecclésiastique, jamais elle ne pourrait espérer satisfaire ses instincts les plus profonds, ses aspirations les plus légitimes, jamais elle ne pourrait se sentir en communion intime et vivante avec Dieu. L’absolution plénière du prêtre ne peut à aucun titre lui garantir le pardon direct et irrévocable de ses fautes, car son efficace dépend de circonstances multiples, qui rendent toute certitude impossible, comme par exemple du fait, que le prêtre a reçu véritablement l’ordination sacerdotale, fait difficile à établir, puisqu’il faudrait remonter de génération en génération jusqu’à l’âge des apôtres. Il faudrait en outre savoir si le prêtre a administré le sacrement dans l’esprit et avec les intentions de l’Église, si le pénitent a bien confessé toutes ses fautes, question, qui peut plonger les âmes dans les plus cruelles angoisses. Si du reste les âmes pieuses et confiantes ne trouvent pas dans les grâces de l’Église la complète satisfaction de leurs besoins religieux les plus sérieux et les plus légitimes, par contre, l’absolution peut entretenir dans les esprits frivoles et superstitieux un calme trompeur et une paix mensongère. Soumises à l’Église et au clergé, les consciences ne peuvent jamais se rapprocher avec confiance de la source commune de toutes les grâces, car l’Église s’est dressée comme une barrière infranchissable entre la terre et le ciel. Les populations chrétiennes du moyen âge n’ont jamais dépassé les portiques extérieurs du sanctuaire céleste. Le prêtre lui-même, bien qu’il ait seul le droit de pénétrer dans le saint des saints, ne possède pas en réalité des privilèges plus sérieux que le laïque. Les biens spirituels, dont il est le dispensateur, lui demeurent aussi étrangers et impersonnels qu’à la foule prosternée à ses genoux. Les grâces promises par l’Évangile, passent à l’état de jouissances mystérieuses, enfermées dans les sanctuaires et dans les sacristies, et constituant les trésors, dont l’Église est la dispensatrice suprême. La piété, dépouillée de toute spontanéité, de toute activité personnelle, ne peut plus que chercher sa satisfaction dans la contemplation et dans la possession de biens sensibles et terrestres, comme les autels, les images, les reliques, l’eau bénite, dont elle peut au moins attendre des bienfaits passagers, et la délivrance momentanée des puissances de l’abîme.
Mais comme d’un autre côté, les consciences les plus endurcies ne sauraient attribuer une valeur absolue à des grâces magiques, qui dépendent uniquement de symboles matériels, elles doivent naturellement, dans leur ardent désir d’entrer en possession des grâces divines, et d’obtenir l’assurance que leurs péchés sont pardonnés, assigner une haute valeur aux actes de pénitence et de charité, qu’elles peuvent accomplir, et faire reposer le salut sur le mérite intrinsèque des bonnes œuvres. Nous sommes amenés par là à étudier le point de vue sous lequel l’Église a envisagé la sanctification et les questions qui s’y rattachent. Le moyen âge a toujours considéré la sainteté comme l’un des caractères essentiels de l’Église chrétienne, mais, dans sa lutte contre les hérésies donatiste et novatienne, il a toujours plus relégué dans l’ombre la sanctification individuelle, pour attribuer à l’Église le caractère ineffaçable de sainteté, en le rattachant étroitement à l’administration des sacrements, et tout spécialement au sacrement des sacrements, l’ordination. Le clergé, qui donne et qui reçoit l’ordination, depuis le simple clerc jusqu’au pape, chef et représentant unique de la chrétienté terrestre, entre seul en rapport avec le Saint-Esprit, et possède seul la grâce inamissible. La promesse de l’envoi de l’Esprit-Saint faite à tous les enfants des hommes, et telle qu’elle est renfermée dans les prophéties de Joël, ne se réalise en dernière analyse que pour le clergé, qui administre et dispense les grâces renfermées dans l’œuvre de Jésus-Christ. La papauté n’ose pas affirmer, que la vertu magique de l’ordination communique aux plus indignes un caractère indélébile de sainteté. Ce n’est point l’individu, mais la fonction, la dignité ecclésiastique, qui possède d’aussi redoutables privilèges, et celui-là seul participe aux grâces d’en haut, qui demeure inébranlable dans son attachement à la société ecclésiastique. Nous nous trouvons encore en présence d’une idée abstraite et impersonnelle de la sainteté, et l’on ne saurait parler des luttes, des angoisses de l’âme individuelle, de ce drame intérieur et saisissant, que l’Évangile nous montre s’accomplissant dans les profondeurs de l’âme touchée par la grâce divine. Cette sainteté abstraite repose sur l’origine divine de la société ecclésiastique, sur sa puissance absolue, et sur son privilège exclusif d’administrer les sacrements, qui seuls assurent le salut. L’histoire a démontré avec éloquence combien cette théorie avait contribué à obscurcir la conscience morale des peuples, combien avait été désastreuse pour la vie religieuse du clergé lui-même cette puissance impersonnelle, qui ne repose que sur des actes extérieurs, étrangers à la vie de l’âme ! Aussi nous est-il impossible de nous étonner que la hiérarchie ait de bonne heure relégué au second plan l’œuvre de moralisation et de sanctification, qui lui était assignée au sein de l’humanité par la Providence, pour concentrer toute son énergie sur l’affermissement de son autorité, et de sa puissance ? La hiérarchie affirme comme un dogme, que le monde, c’est-à-dire la société laïque, pour rentrer dans le plan divin et participer aux bienfaits de la rédemption, n’a besoin que de se soumettre aux prescriptions de la société ecclésiastique, et d’accomplir les œuvres, qu’elle lui impose. Une théorie morale, qui n’avait pas d’autre prétention que de courber la société civile sous le joug ecclésiastique, ne répondait ni aux aspirations, ni aux besoins des âmes sérieuses et convaincues, pour lesquelles l’assurance du salut personnel est la grande préoccupation de la vie religieuse tout entière. Aussi voyons-nous se développer dans l’Église, parallèlement à cette morale officielle et générale, une morale particulière, ennemie du monde, qui aspire à se détacher sans réserve des intérêts et des devoirs de la vie présente, et dont l’ambition exclusive se borne à vouloir vivre repliée en elle-même, en dehors de toute solidarité avec l’Église, aussi bien qu’avec le monde. Malgré l’antagonisme en apparence irréductible de leurs principes, la hiérarchie et l’ascétisme pèchent également par la base. Quand Jésus ordonna à ses disciples d’annoncer l’Évangile à tous les peuples de la terre, il assigna aux sacrifices et aux généreux efforts de l’esprit missionnaire l’amour des âmes comme mobile et comme inspiration suprême ; l’Église du moyen âge, en lui substituant comme but unique l’affermissement de l’autorité ecclésiastique, abandonna les principes du Maître, pour concentrer tous ses efforts sur la satisfaction de son égoïsme dominateur. De son côté l’individu, absorbé exclusivement par le salut de son âme, qu’il cherche à réaliser en se retirant du monde, et en refusant d’accomplir les obligations sociales de sa vocation, cesse d’aimer Dieu pour lui-même, néglige tous les grands devoirs, qui découlent du second grand commandement, l’amour du prochain, et se laisse toujours plus envahir par l’égoïsme de l’orgueil spirituel. La hiérarchie catholique, et l’ascétisme monacal ne se forment de la grande pensée évangélique de la victoire du chrétien sur le monde, qu’une idée superficielle et extérieure. L’Église agit d’après le principe que le monde est acquis à Jésus-Christ, du jour où il se soumet aux règlements de la hiérarchie ; le monachisme envisage le fidèle comme parvenu à l’idéal de la perfection chrétienne, du jour où, en se retirant du monde, il a renoncé à pratiquer fidèlement tous les devoirs, qui incombent ici-bas de par la volonté divine à chaque membre de la grande famille humaine, tandis qu’il devrait bien plutôt offrir au monde le glorieux exemple du chrétien pénétrant de sa foi la vie tout entière et en glorifiant les dangers, les tentations, les souffrances, les devoirs les plus obscurs, par son obéissance à l’esprit du Maître, qui a dit à son Père dans sa prière sacerdotale, et quand il intercédait pour ses disciples : Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les préserver du mal. Ce double courant du moyen âge sépare arbitrairement les deux principes essentiels, que l’Évangile a unis entre eux par des liens indissolubles, la foi et l’amour, les obligations de l’individu et de l’être social, le désir du salut personnel et du salut des masses. La hiérarchie sacrifie le mysticisme de la foi individuelle à l’œuvre extérieure et générale, le monachisme méconnaît les grands devoirs du chrétien dans le monde, et à l’égard du monde. Ces deux éléments constitutifs de la morale chrétienne, qui ne doivent leur efficace qu’à leur étroite union, et qu’à leur pénétration réciproque, se divisent dans le moyen âge en deux grands courants hostiles, et donnent naissance au sein de la société religieuse à deux forces spirituelles incomplètes et malsaines. Cette grande loi du monde spirituel, que la vie morale est une et harmonique dans son essence et dans les manifestations de la vie intérieure, cette loi, qui doit être le trait d’union entre la piété de l’Église et la piété individuelle, se trouve obscurcie par les théories antiévangéliques d’une perfection supérieure et accessible seulement au petit nombre, et de l’Église, dont le clergé constitue le corps mystique de Jésus-Christ. Dans l’esprit du moyen âge, en effet, l’union mystique de tous les membres de Christ établit entre eux au point de vue moral une solidarité d’intérêts et de privilèges, qui permet aux plus indignes de s’approprier par le canal de l’Église les mérites des saints. Aussi, quand l’hérésie et l’incrédulité reprochent à l’envi à l’Église d’enseigner à ses membres une fausse morale, et de se proclamer par les institutions monastiques l’ennemie irréconciliable du monde, celle-ci invoque sa hiérarchie si habilement calculée sur les intérêts et les besoins d’une société qu’elle travaille à dominer. Quand d’un autre côté on l’accuse de mondanité et d’ambition terrestre, elle se réfugie dans ses œuvres d’abnégation et de pénitence. Les derniers jours du moyen âge nous montrent les deux tendances opposées travaillant à se rapprocher et à s’unir. Le monachisme en particulier, dans les ordres mendiants, se met toujours plus au service de l’Église, et revêt une tendance cléricale, l’Église de son côté introduit dans sa discipline ecclésiastique des éléments ascétiques du principe monacal. Leur rapprochement est impuissant toutefois à pallier leur vice d’origine, et nous enseigne simplement que l’Église doit travailler avec énergie à surmonter et à vaincre un dualisme, qui a été sa plaie pendant tant de siècles.
Examinons enfin quelle attitude conserve l’Église en présence de ce troisième et suprême bienfait, que l’Évangile a apporté au monde, la vérité ? Nous avons prouvé au début de cette étude, que déjà l’Église d’Orient, et en particulier le clergé, s’était posée comme l’organe infaillible et le seul interprète autorisé des enseignements évangéliques. Les évêques en étaient venus insensiblement et par des empiétements successifs et toujours couronnés de succès à se réserver le droit absolu d’interpréter les saintes Écritures, et l’Église décréta officiellement que, quand même plusieurs évêques et plusieurs synodes provinciaux seraient notoirement convaincus d’hérésie, les canons des conciles œcuméniques, devaient obtenir force de loi dans la chrétienté, parce que l’Église, représentée par l’élite de ses évêques, et forte de l’appui de l’Esprit-Saint, ne pouvait jamais tomber dans l’erreur. L’établissement d’une autorité dogmatique aussi nettement affirmée qu’universellement admise, ne pouvait manquer d’exercer une influence considérable sur la vie spirituelle de l’Église, et sur le développement de ses convictions personnelles. Ne devait-on pas, en effet, être tenté de résoudre dans le sens de l’autorité formelle et divine de l’Église la question de savoir, pourquoi le simple fidèle devait accepter sans contrôle la foi, qui lui était proposée ? Quant à l’apostolat, qui à son apparition au sein du paganisme, n’avait pu ni invoquer l’autorité d’une Église, qui n’existait pas encore, ni s’appuyer sur de saints écrits, qui n’avaient pas encore été composés, il s’était contenté de prêcher au monde la repentance et la foi en Jésus-Christ, et de laisser à la puissance de sa prédication, et au témoignage intérieur de l’Esprit de Dieu, le soin de toucher les cœurs, et de développer les convictions individuelles. L’Occident, dont la doctrine fondamentale, et que nous pouvons considérer comme la pierre angulaire du moyen âge catholique, fut l’idée de l’Église une, universelle, et constituant dans son ensemble majestueux l’humanité gouvernée par le christianisme, donna au principe hiérarchique des développements plus considérables encore. La puissance législative et exécutive allait avoir à faire face à des besoins nouveaux, et à des questions qui surgissaient chaque jour dans un monde en formation. La hiérarchie, devenue l’organe unique de la vérité, imprima à la vie religieuse tout entière un caractère toujours plus accentué de légalité. Dès lors, et à ce point de vue, si un esprit curieux lui demande à quels titres il doit accepter l’enseignement de l’Église, la hiérarchie lui répond, que l’Église est la clef de voûte de la vérité. Importun dans ses questions, insiste-t-il pour connaître les bases sur lesquelles repose cette formidable autorité de l’Église, c’est-à-dire du clergé, on lui répond avec force périphrases, et comme dernier argument, que le clergé possède l’autorité, parce qu’il s’attribue l’infaillibilité. La question est renvoyée sous forme de réponse. La pétition de principe est manifeste, et donne carrière à tous les doutes. L’obéissance aveugle des fidèles, la puissance sans contrôle de l’Église prennent la place de l’activité vivante et spontanée de la foi et de la certitude inébranlable et joyeuse qui en découle. Et ce n’est pas seulement la masse des laïques toujours en tutelle, mais le clergé lui-même, qui se voient privés de cette assurance, qui seule permet à la vie religieuse de se développer sans contrainte comme sans angoisse. Si le prêtre, en effet, pouvait comme individu, et en dehors de son caractère sacerdotal, arriver à la certitude immédiate et intime, la puissance libre et spontanée de la vérité, devenue indépendante de toute autorité ecclésiastique, minerait lentement, et finirait par détruire tout le prestige de la hiérarchie. L’Église officielle ne peut et ne veut admettre entre la vérité objective, qui est Dieu, et l’esprit de l’homme d’autre intermédiaire, que les grâces dont elle dispose, bien que dans son sein des hommes d’élite, tels que saint Bernard, saint Vincent de Paul, Fénelon soient parvenus par le témoignage de l’Esprit-Saint dans leurs cœurs à la perception immédiate de la vérité.
Le système romain porta encore un coup plus décisif et plus mortel à la vérité, quand les conséquences de sa théorie se furent lentement développées dans le cours des âges. Puisque tout évêque peut individuellement tomber dans l’hérésie, puisqu’il n’existe pas dans chaque siècle des synodes infaillibles pour résoudre les nouvelles questions, que soulève chaque génération humaine, où repose en dernière analyse l’infaillibilité impersonnelle, à laquelle on devra demander la solution des problèmes nouveaux ? Cette autorité doit être reconnaissable et visible, répond le moyen âge, elle doit posséder sur la terre un point central et inamovible, qui ne soit exposé ni aux variations, ni aux incertitudes des réunions synodales. L’Église de Rome, administrée par le pape, successeur du prince des apôtres, est appelée à devenir le siège visible, le port assuré de la vérité. C’est à Rome que se concentre sous une forme concrète et inviolable l’autorité de l’Église universelle de tous les temps, c’est sur son chef que le Saint-Esprit plane depuis dix-huit siècles ; toute âme qui reconnaît son autorité et se soumet à ses décrets possède la grâce inamissible. Tel fut dès les premiers jours le but assigné à l’activité et à l’ambition de l’Église. S’il est vrai que l’Église doive être dans son essence considérée comme une royauté spirituelle, l’unité de l’Église réclame impérieusement que les pouvoirs royaux de Jésus-Christ, dont elle est l’organe et l’héritière, soient exercés dans son sein sous leur forme la plus complète et la plus absolue. Dès qu’il s’agit pour le christianisme historique bien moins d’unir les membres épars du corps de Christ avec leur chef par des liens intimes, vivants et personnels, que de les soumettre sans condition au pouvoir absolu de la hiérarchie, l’intérêt bien entendu de celle-ci réclame avant tout un chef unique et un pouvoir centralisateur. Aussi le clergé, obéissant aux tendances naturelles et instinctives de son esprit, sorti de la vérité, et réduisant sa conception du christianisme évangélique à la notion aussi pauvre que mesquine d’une autorité visible et extérieure, aspira-t-il avec une énergie toujours croissante à couronner l’édifice de son ambition séculaire, et à réaliser sa théorie de l’unité de l’Église dans un chef suprême, attaché à un lieu et à une forme déterminés. Tel est le dernier effort du catholicisme. La pensée chrétienne de l’Église universelle, telle qu’elle se trouve formulée dans le symbole, aboutit misérablement à un pouvoir local et visible, qui émet la prétention étrange de constituer l’essence vivante de l’Église, et s’efforce d’étouffer et de détruire toutes les manifestations de la vie religieuse qui ne se rangent pas sous ses lois. L’Église romaine, qui n’est qu’une des Églises chrétiennes, aspire à passer pour l’Église. Rome, dit un axiome de ses docteurs, Rome est le pivot et la tête de toutes les Églises, le fondement, la règle, sur laquelle, toutes les Églises ont pris naissance. Roma cardo et caput omnium ecclesiarum, fundatmentum et forma, a qua omnes ecclesiæ principium sumpserunt.
L’idée catholique de l’Église et de la hiérarchie, dont la papauté forme le sommet et le couronnement, idée conçue et presque réalisée par trois papes de génie, Grégoire VII (1073-1085) Alexandre III (1159-1181), Innocent III (1198-1216), devait, pour passer dans la réalité, faire deux pas décisifs, d’un côté constituer la papauté en monarchie absolue contre les prétentions et les droits séculaires du collège des évêques, de l’autre émanciper l’Église de tout envahissement et de toute usurpation du pouvoir séculier. Quant au premier point, la papauté était issue du sein de l’épiscopat, et chaque nouvelle élection constatait une fois de plus sa dépendance originelle. Les efforts séculaires de la papauté ne demeurèrent pas cependant sans résultat. L’histoire ecclésiastique peut seule faire connaître par quels artifices et par quels moyens la papauté, cette fille de l’épiscopat, réussit à se faire envisager comme l’autorité absolue, le point culminant de l’Église universelle, le pouvoir central et indépendant d’où procèdent toutes les classes du clergé, et qui ne dépend que de lui-même. Nous nous contenterons d’indiquer les quatre points les plus saillants de cette marche envahissante et victorieuse :
1° Les Fausses Décrétales d’Isidore de Séville, rédigées, d’après les études les plus récentes entre 847 et 853, eurent pour résultat, sinon pour motif, de permettre à Grégoire VII de briser le pouvoir des patriarches et des évêques, en invoquant les prétendus décrets de ses prédécesseurs.
2° Grégoire VII confia l’élection des papes à un collège de cardinaux nommés directement par la papauté. Les évêques n’exercèrent depuis lors aucune influence et retombèrent au rang obscur de sujets.
3° La papauté s’efforça d’attribuer à ce collège, conseil secret à ses ordres, les pouvoirs et les privilèges des conciles œcuméniques et convoqua plusieurs synodes dans Rome même. Le premier concile œcuménique romain de Latran fut présidé par Calixte II en 1123. Depuis cette époque, les conciles cessèrent pendant des siècles de jouer un rôle indépendant dans l’Église.
4° L’épiscopat de chaque nation européenne fut depuis Grégoire VII tenu en échec par la papauté au moyen des nonciatures, et de l’affranchissement des cloîtres et des abbayes de toute juridiction épiscopale de leur ressort. Les Dominicains et les Franciscains, qui relevaient directement du siège de Rome, devinrent l’un des instruments les plus formidables et les plus habiles de son ambition. Se multipliant sur tous les points du globe, habitués à une obéissance servile, affranchis de tout respect humain, ils furent les véritables yeux d’Argus de l’évêque de Rome. Les prêtres eux-mêmes, astreints par Grégoire VII à un célibat rigoureux furent de plus en plus détachés par cette manœuvre profondément habile de tout intérêt national et particulier, et travaillèrent, eux aussi, à sacrifier à l’ambition d’un seul les intérêts et la grandeur de leurs patries respectives. L’Église romaine put désormais affirmer que les évêques étaient les collaborateurs du pape, quant au ministère, mais non pas quant au pouvoir (in partent sollicitudinis, non in plenitudinem potestatis). La coordination des évêques qui datait du temps où l’évêque de Rome n’était que le premier entre ses égaux, fit place à une subordination habilement graduée. La cour de Rome a depuis refusé constamment d’admettre que l’épiscopat ait aussi bien que la papauté reçu le pouvoir des clefs des mains mêmes de Jésus-Christ. L’Église chrétienne a cessé d’être une réunion d’Églises égales entre elles, une confédération épiscopale, pour se constituer dans le cours des siècles en une monarchie spirituelle absolue, dans laquelle les évêques jouent le rôle de l’aristocratie des chambres des lords ou des pairs. Les peuples, préférant l’obéissance lointaine à la servitude prochaine, contribuèrent par leur obéissance au triomphe de la papauté, et les évêques, comprenant trop tard leur imprudence, virent échouer pendant des siècles toutes leurs tentatives de relever l’autorité des conciles.
La prétention mise en avant par l’État, et en particulier par les empereurs allemands, d’établir à son gré et dans son intérêt la monarchie universelle, opposait à l’ambition de la papauté un nouvel et redoutable obstacle. L’Église, en effet, avait modelé de plus en plus son organisation intérieure sur les formes et les errements du pouvoir politique. Comme lui, elle possédait dans les indulgences, les jubilés, le denier de saint Pierre, les dixièmes, les annates, des institutions semblables aux ministères laïques des finances. Elle avait sous ses ordres une bureaucratie compliquée et savante, qui, fière de ses pouvoirs célestes, aspirait toujours plus à s’affranchir du joug importun de l’État, une magistrature spirituelle, investie de pleins pouvoirs sur les hérétiques. Enfin, grâce au tribunal de la pénitence, elle pouvait ouvrir ou fermer à volonté les portes du ciel, et, non contente de gouverner sur la terre, aspirait à usurper les pouvoirs de Dieu lui-même dans le ciel et aux enfers. Les ordres mendiants lui fournissaient les meilleurs soldats, les nonciatures les diplomates les plus subtils et les plus déliés. A mesure aussi que l’idée objective de l’autorité absolue de l’Église revêtit une forme plus concrète, et chercha à se réaliser dans le monde, à mesure que les points de contact avec l’État devinrent plus fréquents et plus intimes, l’attitude des deux pouvoirs prit un caractère plus marqué de roideur et d’hostilité. L’Église avait perdu par son attitude tout droit de se plaindre. Puisque son but suprême était la domination des corps et des âmes, elle ne pouvait plus être envisagée par chaque gouvernement, que comme un État dans l’État ; elle ne pouvait plus prétendre aux conquêtes pacifiques et morales de la foi, mais aux luttes insidieuses et humaines de la diplomatie. La théocratie juive elle-même, dont la papauté voulait continuer l’œuvre, avait eu à sa tête un roi, et non pas un prêtre, et l’empereur pouvait avec quelque apparence de raison se considérer comme le seul héritier légitime de David. L’Église était de son côté en droit d’affirmer que c’était à elle, et non pas à l’empire, que Christ avait confié la mission de convertir tous les peuples ! Elle seule avait été investie de la puissance spirituelle, et l’empire, qui n’avait hérité que des pouvoirs civils et militaires du paganisme, devait demander à l’Église la consécration et le sacre, qui seuls rendaient son autorité légitime dans le monde chrétien.
Contentons-nous de relever les traits les plus saillants de cette lutte mémorable.
L’Église chercha dès le début à s’émanciper du joug de l’État. Tel est le sens et telle est la portée de la querelle des investitures, de l’avènement de Grégoire VII à la mort de Henri V d’Allemagne. L’égalité des attributions et des droits ne pouvait ni rapprocher, ni satisfaire ces ambitions rivales. L’altière maison des Hohenstaufen n’aspirait à rien moins qu’à hériter du pouvoir et de l’autorité de l’empire sous Charlemagne et Othon Ier, et se sentait assez de génie et de puissance pour mener à bonne fin cette gigantesque entreprise. L’esprit dominateur d’Hildebrand, qui rêvait l’établissement de la monarchie universelle de l’Église, ne pouvait considérer le dualisme des deux pouvoirs que comme un misérable compromis, indigne de Rome et de sa mission. Innocent III sut graver si profondément dans la mémoire des peuples les prétendus droits de la papauté sur tous les royaumes de la terre, que sa pensée lui survécut pendant plusieurs siècles, et fut sur le point de devenir un article de foi. Selon lui, Dieu a établi dans le monde deux pouvoirs : le plus respectable, le premier quant à la préséance et à l’autorité, gouverne les âmes, le second, inférieur en essence, et subordonné en attributions, gouverne les corps ; il en est de la papauté et de l’empire, comme du soleil, source de la vie, et de la lune, qui reçoit directement de lui sa lumière. Pierre est vicaire et représentant du Christ, le Fils éternel de Dieu, dont il est dit dans les saints oracles : « Voici, à l’Éternel, ton Dieu, appartiennent les cieux, et les cieux des cieux, la terre, et tout ce qu’elle renferme. » (Deutéronome 10.14). Christ a confié à saint Pierre non seulement son Église, mais encore tout l’univers habitable. Et ce n’est pas seulement son origine divine, qui assure à la papauté son prestige. L’origine du pouvoir séculier n’est-elle pas le plus souvent indigne et grossière ? Elle n’a dû sa naissance au sein du peuple juif qu’à l’endurcissement du peuple aveuglé, (1 Samuel 8) ; la fraude, la violence, le crime sont les marchepieds de ses pieds ; seule l’Église peut le sanctifier, le purifier, lui imprimer le sceau ineffaçable de la consécration divine. Il ne saurait y avoir qu’un souverain sur la terre, comme il n’y a qu’un Dieu dans le ciel. L’Église, qui a reçu directement de Jésus-Christ son autorité sur le monde, ne peut être soumise une seconde fois à une autorité supérieure par celui qui reste le même hier, aujourd’hui et éternellement. Si saint Pierre n’a pas exercé au début les pouvoirs qu’il avait reçus, il les possédait virtuellement, et ils se sont simplement développés et réalisés dans le cours des âges. Aussi heureuse dans l’action qu’audacieuse dans ses prétentions, la papauté du treizième siècle réussit à faire périr sur l’échafaud ou sur la terre d’exil les derniers représentants de l’illustre race des Hohenstaufen, et à leur substituer la famille docile et vassale des Habsbourg.
Parvenue enfin au sommet éblouissant d’une puissance presque surhumaine, la papauté, saisie de vertige, ne put pas longtemps s’y maintenir, et sa décadence suivit de près son apogée. Sa victoire sur l’empire imprima à ses actes un caractère exclusif d’ambition mondaine, exposée par sa nature même à toutes les passions et à toutes les luttes de la puissance humaine.
Philippe IV le Bel de France réussit, en s’appuyant habilement sur le tiers état qui commençait à s’élever à l’horizon social et politique, à secouer le joug altier du pape Boniface VIII, à l’humilier, et à contraindre la papauté à quitter Rome, et à s’établir à Avignon sous, le protectorat de la France. La conséquence de cette révolution fut l’établissement des libertés de l’Église gallicane, chef-d’œuvre de sagesse et de prudence. La captivité de Babylone, pendant l’exil de la papauté à Avignon (1309-1377), rendit à jamais suspecte aux peuples l’autorité politique du saint-siège, qui avait consenti à servir les intérêts d’une nation à l’exclusion de toutes les autres. Quand la France s’opposa aux tentatives de retour de Grégoire XI, et voulut le contraindre à favoriser ses prétentions à l’empire, la captivité donna naissance en 1378 au schisme. Cette double papauté dissipa toute illusion et tout prestige, jeta de l’incertitude sur le siège de l’autorité, et rendit insensiblement tous les esprits favorables à l’idée d’un concile œcuménique. Le quinzième siècle revint aux traditions d’un passé depuis longtemps disparu, et compromit l’œuvre de trois siècles. Le gallicanisme en particulier chercha à rétablir l’unité de l’Église par la convocation d’assemblées législatives du corps épiscopal de chaque pays. Les conciles généraux de Pise (1409), de Constance (1414), de Bâle (1431) ne purent aboutir à aucun résultat sérieux, et durent se proclamer impuissants en présence de la double et contradictoire tâche qu’ils s’étaient imposée de constituer l’Église en une hiérarchie, et de supprimer le couronnement de l’édifice hiérarchique, qui est la papauté, en lui enlevant le pouvoir absolu. Comment pouvait-on, en effet, affirmer tout à la fois, qu’un concile temporaire possède une autorité supérieure à celle du pape, et reconnaître néanmoins l’autorité permanente de la royauté ? Les conciles sacrifièrent surtout l’idée de la réforme religieuse à une préoccupation exclusive pour les questions d’autorité et de discipline. Les pères des trois grands conciles du quinzième siècle tombèrent dans l’inconséquence la plus grave en témoignant une horreur extrême pour toute idée de réforme dans l’enseignement dogmatique, et ne surent pas reconnaître que plusieurs des erreurs doctrinales de l’Église avaient contribué en grande partie à la naissance et au développement, dans la discipline de ces abus, contre lesquels ils élevaient les plaintes les plus amères. Les conciles soi-disant réformateurs n’ont fait, en réalité, qu’éveiller au sein des esprits un plus ardent désir de reforme, sans parvenir par eux-mêmes à le satisfaire. L’Église romaine du quinzième siècle sortit victorieuse de sa lutte contre l’Église universelle, grâce à son unité, son énergie, la netteté de son point de vue et de sa défense. Rendue plus audacieuse encore par sa victoire, elle persévéra sans pudeur dans son régime d’oppression et d’iniquité, et ne tint aucun compte des besoins religieux et moraux des peuples. Æneas Sylvius, qui avait mené pendant sa jeunesse une vie orageuse, rétracta, lors de son élévation à la papauté sous le nom de Pie II (1458-1465), les opinions aussi bien que les erreurs de son passé, et travailla à miner et à détruire les libertés des Églises d’Allemagne et de France. « Dans l’Église militante, dit-il, qui se considère déjà comme triomphante ici-bas, le vicaire de Jésus-Christ est le seul modérateur et arbitre de l’Église, d’où procède, comme de la tête, et se répand dans les divers membres le pouvoir qu’il a reçu sans intermédiaires de Christ notre Seigneur et notre Dieu. » Ce vicaire est le représentant de Christ. L’engrenage de cette immense et artificielle machine devint si dangereux, qu’il entraîna après lui et engloutit les hommes les plus pieux et les mieux disposés. Nous ne saurions passer enfin sous silence le scandaleux abus que firent de leur pouvoir, dans les dernières années du quinzième siècle, une succession de papes ambitieux, libertins et rapaces, abus qui provoqua l’indignation et le dégoût de la chrétienté tout entière. Il suffît de nommer un Alexandre VI Borgia. Les écrivains catholiques eux-mêmes reconnaissent que le trône de saint Pierre a été, avant l’ère de la Réformation, occupé par plusieurs papes que l’enfer a engloutis à leur mort dans ses abîmes de perdition.