La signification fondamentale du mot dogme, est celle d’un ordre, d’un décret, d’une doctrine qui s’impose. Saint Luc l’emploie pour désigner l’édit d’Auguste relatif au recensement de l’empire (Luc 2.1), et on le trouve avec un sens analogue dans Actes 16.4 ; 17.7 ; Éphésiens 2.15 ; Colossiens 2.14. D’autre part, Cicéron écrit : Sapientiae vero quid futurum est ? Quae neque de seipsa dubitare debet, neque de suis decretis quae philosophi vocant δόγματα, quorum nullum sine scelere prodi poterita. Il s’agit ici de doctrines philosophiques que l’intelligence doit accepter. C’est à cette dernière signification que se rattache l’acception ecclésiastique du mot. Marcel d’Ancyre, vers 335, fera encore entrer dans le dogme les lois de la morale chrétienneb ; mais un peu plus tard, Grégoire de Nysse réservera l’expression pour désigner proprement l’objet de la foi chrétienne : « Le Christ divise en deux [parties] la discipline chrétienne, la partie morale et l’exactitude des dogmesc. »
a – Académiques, liv. ii, 9.
b – Eusèbe, Contra Marcell., i, 4 ; P. G., XXIV, 756, C.
c – Epist. 24 P. G. XLVI, 1089, A : Διαιρεῖ (ὁ Χριστὸς) εἰς δύο τὴν τῶν χριστιανῶν πολιτείαν, εἰς τε τὸ ἠϑικὸν μέρος καὶ εἰς τὴν δογμάτων ἀκρίβειαν.
Ce dernier usage a prévalu. Un dogme est donc une vérité révélée et définie comme telle par l’Église, une vérité dont l’acceptation s’impose à la foi du chrétien. Le dogme ou les dogmes, c’est l’ensemble des vérités ainsi révélées et définies.
A prendre les choses à la rigueur, le dogme chrétien se distingue de la doctrine chrétienne. Le premier suppose une intervention explicite de l’Église se prononçant sur un point déterminé de la doctrine ; la seconde embrasse un champ un peu plus vaste : elle comprend non seulement les dogmes définis, mais de plus les enseignements qui sont d’une prédication ordinaire et courante, avec l’approbation certaine du magistère.
Les dogmes ont la prétention de n’être que la traduction en des formules techniques, en un langage net et précis, des données de la révélation, des enseignements de l’Écriture ou de la Tradition chrétienne primitive. Entre les enseignements de Jésus-Christ ou de saint Paul et ceux du concile de Nicée ou du concile de Trente, il n’y a certes pas ressemblance verbale, mais il y a équivalence, il y a identité de fond. Ceux-ci ne font que reproduire les premiers. C’est ce qu’affirme l’Église catholique. La question se pose néanmoins : comment de l’Évangile et de saint Paul ou de saint Clément est-on venu aux formules de Nicée ou à la profession de foi de Pie IV ? Quelle marche a suivie la pensée chrétienne dans cette évolution qui l’a conduite ainsi des éléments primordiaux de sa doctrine à l’épanouissement de sa théologie ? Quelles ont été ses étapes dans cette voie ? Quels entraînements ou quels arrêts, quelles hésitations y a-t-elle subis ? Quelles circonstances ont menacé de l’en faire dévier, et quelles déviations en effet se sont produites dans certaines parties de la communauté chrétienne ? Par quels hommes et par quels actes ce progrès s’est-il accompli, et quelles idées directrices, quels principes dominants en ont déterminé le cours ? C’est à ces questions que doit répondre l’Histoire des dogmes. L’histoire des dogmes a donc pour objet de nous exposer le travail intime de la pensée chrétienne sur les données primitives de la Révélation, travail par lequel elle en prend une plus complète possession, elle les éclaire, les féconde, les développe, et les coordonne enfin en un système harmonieux et savant, sans en altérer cependant la substance — c’est l’affirmation catholique, — et sans en modifier le fond doctrinal.
Il est aisé de voir par là que l’histoire des dogmes n’est qu’une partie détachée de l’histoire ecclésiastique. Cette histoire en effet doit raconter la vie de l’Église, sa vie intérieure comme sa vie extérieure, la vie de sa croyance et de sa foi par conséquent et les vicissitudes que cette vie a traversées, comme la vie et les vicissitudes de ses institutions, de son culte, comme les progrès de son apostolat et les événements qui ont marqué ses relations avec les puissances humaines. Croire et enseigner la vérité est pour cette Église le premier des biens comme la première des fonctions. Une Histoire de l’Église tant soit peu digne de ce nom ne saurait donc négliger l’histoire de son enseignement et de sa foi, l’histoire de ses dogmes.
Il importe maintenant de distinguer l’histoire des dogmes des sciences théologiques qui offrent avec elle quelque rapport.
On a mis plus haut une différence entre le dogme chrétien et la doctrine chrétienne, celle-ci étant plus étendue que celui-là. Par conséquent, une histoire des dogmes n’est pas tout à fait une histoire de la doctrine chrétienne. En pratique cependant, il faut à peu près les confondre, une histoire de la doctrine chrétienne comprenant nécessairement l’histoire des dogmes, et celle-ci, à son tour, ne pouvant présenter un tableau historique complet des enseignements de l’Église, si l’on en exclut ceux de ces enseignements qui n’ont pas été l’objet de décisions solennelles.
En revanche, il faut nettement distinguer de l’histoire des dogmes l’histoire de la théologie, cette dernière s’appliquant à exposer non seulement le progrès des doctrines définies ou généralement reçues dans l’Église, mais aussi la naissance et le développement des systèmes et des vues propres aux théologiens particuliers. Elle comporte d’ailleurs sur la vie, les œuvres et la méthode de ces théologiens des détails dans lesquels l’histoire des dogmes ne saurait entrer.
On ne confondra pas davantage l’histoire des dogmes avec la Théologie positive non plus qu’avec la Patrologie ou la Patristique. La théologie positive est cette science qui établit la vérité des dogmes chrétiens par les témoignages précis de l’Écriture et de la Tradition, mais sans en suivre d’ailleurs le développement à travers les siècles : la démonstration y tient plus de place que l’histoire. Quant à la patrologie et à la patristique, elles s’occupent uniquement l’une et l’autre de ces écrits qu’on appelle les Pères de l’Église. La première étudie leur vie, catalogue leurs ouvrages, en discute l’authenticité, en mentionne les éditions, en un mot considère ces ouvrages surtout par le dehors ; la patristique en examine et en expose la doctrine, en révèle les trésors. Toutes deux sont, à la vérité, des sciences subsidiaires, des auxiliaires indispensables de l’histoire des dogmes ; mais celle-ci déborde évidemment le cadre où elles s’enferment. A côté des Pères, l’histoire des dogmes consulte d’autres monuments de la croyance chrétienne, symboles, liturgies, décrets des conciles, monuments figurés, etc. Par delà l’époque patristique, elle poursuit jusqu’à nos jours l’évolution de la pensée religieuse. Elle constitue donc bien une science à part, d’un objet bien défini et d’un domaine nettement limité.
Il est aisé, ce semble, grâce à ces distinctions, de se faire une idée juste de ce qu’est l’histoire des dogmes. Il est plus difficile de dire à quel moment précis il la faut faire commencer, et dans quelle mesure elle comprend ou exclut l’histoire de la Révélation elle-même. Les dogmes, en effet, n’étant, suivant l’enseignement catholique, que la révélation réduite en formules, leur origine première, c’est l’acte ou la série des actes révélateurs, et leur substance, leur état premier, ce sont les enseignements de l’Ancien Testament, ceux de Jésus-Christ et des apôtres, c’est la théologie de l’Ancien et du Nouveau Testament. Une histoire complète des dogmes devrait donc comprendre et une histoire de la révélation, et un exposé de cette théologie. Mais c’est là, on le comprend, un champ immense et où des sciences spéciales se sont déjà installées. Le mieux est de n’y point entrer ou d’y entrer le moins possible. C’est le travail de la pensée chrétienne sur les données premières de la révélation et l’intelligence de plus en plus complète qu’elle en a acquise que cette histoire doit surtout exposer. En conséquence, elle se contentera, pour marquer le terminus a quo du processus qu’elle veut décrire, d’un précis des enseignements de Jésus et des apôtres tels qu’ils sont rapportés dans le Nouveau Testament. D’autre part, et afin de noter les conditions subjectives dans lesquelles la pensée chrétienne a commencé et poursuivi son travail, et les influences extérieures qui se sont exercées ou qui ont pu s’exercer sur elle en dehors de la Révélation, l’histoire des dogmes devra donner une idée du milieu religieux, philosophique et moral où ce travail s’est accompli, et signaler les doctrines étrangères professées autour des premiers chrétiens. Cette double introduction suffira pour rattacher l’histoire des dogmes à l’histoire de leur origine, sans préjuger d’ailleurs les problèmes multiples et délicats que soulèvent ces questions, et sauf à recourir, pour plus ample informé, aux ouvrages qui en traitent.
[N’écrivant pas un livre de théologie, je n’exposerai pas ici la théorie du développement des dogmes telle que la conçoivent les catholiques ou les protestants. On peut voir sur ce sujet Vincent de Lérins, Commonitorium, 23, P. L, l, 667-669 ; Newman, An essay on the development of Christian doctrine, 2e édit., Londres, 1878, et sa critique par J.-B. Mozley, Theory of development, a criticism of Dr Newman’s Essay (1879) ; De la Barre, La vie du dogme catholique, Paris, 1838 ; L. Murillo, El progresso en la Revelation christiana, Roma, 1913, et les nombreux articles parus sur ce sujet dans les diverses revues, notamment ceux de M. de Grandmaison dans la Revue pratique d’apologétique, 1908. — Quelques réflexions suffiront pour notre but. L’histoire des dogmes suppose que ces dogmes ont passé par certaines vicissitudes, qu’ils ont été soumis à certains développements ou accroissements, car les choses seules qui vivent et se modifient ont une histoire. L’existence même de ces vicissitudes n’est pas douteuse, et il suffit d’ouvrir les yeux pour les constater. L’important est d’en fixer les caractères et les résultats, d’en marquer les limites, les causes et les lois, en un mot de définir dans quelle mesure la substance des dogmes est atteinte par cette évolution. La question peut se traiter ou par la méthode théorique, a priori, en partant de ce que l’Église enseigne sur l’immutabilité substantielle du dogme, ou a posteriori, par la méthode historique, en recueillant les résultats que révèle une étude attentive des faits. Cette dernière méthode est celle naturellement que suivra l’historien. Les auteurs protestants et rationalistes affirment qu’elle les a conduits à cette conclusion que les données primitives de la Révélation chrétienne n’ont pas seulement été scientifiquement exposées et développées par le dogme ultérieur, mais bien substantiellement altérées et modifiées. Voir, dans ce sens, la déclaration de M. Harnack, Précis de l’histoire des dogmes, Introduction, p. x. Tout autres, on le sait, sont les conclusions auxquelles arriva Newman, encore anglican, à la suite des mêmes recherches historiques, et qu’il a consignées dans son fameux Essay, mentionné plus haut. Les catholiques les ont, en partie, adoptées. J’ajouterai seulement qu’il s’en faut de beaucoup que la théorie du développement des dogmes, bien que très étudiée de nos jours, soit complètement achevée. On s’en est trop tenu généralement à des formules vagues, à de simples comparaisons (l’enfant qui devient homme, le noyau qui devient arbre, etc.) insuffisamment précises. Car la question à laquelle il faut donner une réponse technique et adéquate est celle-ci : Dans quels cas une idée ou une doctrine, rapportée à une autre idée ou à une autre doctrine, n’en est-elle qu’un simple développement, et dans quels cas en est-elle une altération ou une transformation substantielle ? On peut bien apporter, pour la résoudre, des principes généraux ; mais il est évident que chaque cas particulier exige un examen spécial.]