Dans tout le cours de cette étude, nous nous tiendrons le plus près possible de l’Écriture, parce que c’est dans l’Écriture que se trouvent pour l’Église chrétienne, de même que pour la Dogmatique chrétienne, ces principes, ces données constitutives, dont les faits s’écartent tantôt dans un sens tantôt dans l’autre, mais qu’il importe de replacer sans cesse à leur rang. Nous nous efforcerons de réunir, sur chaque article, l’ensemble des enseignements divins et de les coordonner, non en les absorbant de force les uns dans les autres au profit d’un système, mais en leur conservant à tous leur place respective, et en laissant même subsister des énantiophanies, plutôt que de violenter un ordre de déclarations bien constatées. Les divers éléments de la doctrine scripturaire doivent se contrôler et se compléter réciproquement ; en méconnaître un seul, ou le restreindre arbitrairement, ou le pousser au détriment des autres, c’est rompre l’équilibre normal, altérer la vérité et entrer dans la voie de l’erreur.
En nous appuyant essentiellement sur les données scripturaires, il importe de noter qu’en ce qui concerne l’Église et son organisation, le Nouveau Testament n’est pas aussi explicite qu’en ce qui tient au dogme ou à la morale et intéresse directement la foi et la vie. Sous l’Ancienne Alliance, Dieu avait donné une législation complète où, jusqu’aux moindres détails, tout était arrêté et imposé. Il n’a pas fait de même sous la Nouvelle. Ici, nous n’avons guère que les grands traits, les principes généraux, les directions fondamentales, et, pour ainsi parler, l’esprit de la législation. L’Église a sa charte dans le Nouveau Testament, elle n’y a pas son code : sans doute parce que la constitution ecclésiastique, malgré son importance relative, n’est pourtant que secondaire auprès de la doctrine du salut ; ou encore parce que la Providence, qui veille sur les destinées de l’ Évangile éternel, a voulu laisser dans les formes d’organisation et de culte quelque chose d’indéterminé, de flexible, qui se prêtât aux besoins des siècles et des peuples.
Ce fait a de la valeur. Il a été tantôt méconnu, tantôt exagéré et faussé. Les uns ont voulu modeler l’Église de tous les temps et de tous les lieux sur l’Église apostolique, érigeant en lois immuables des formes souvent occasionnelles et transitoires (dissidents). Les autres ont changé la retenue du Nouveau Testament en une prétention absolue, pour en conclure que l’Église n’y est pas l’objet d’un enseignement direct, et qu’elle reste absolument libre et maîtresse d’elle-même, sous la direction de l’esprit chrétien (écoles nouvelles). Il y a erreur des deux parts. Les apôtres, il est vrai, n’ont pas donné des règlements, ou n’en ont donné que fort peu, mais ils ont posé des principes ; et c’est ce fond constitutif que nous sommes tenus de maintenir. A l’égard de l’Église et de la discipline, comme à l’égard de la doctrine et du culte, l’Évangile est esprit et vie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait rien de positif et d’éternellement obligatoire.
Cette observation, importante à toutes les époques, l’est spécialement de nos jours, où s’opère dans l’état général du monde une de ces grandes évolutions (pression de l’Europe sur le reste du globe : multiplicité et rapidité des communications qui rendent les peuples solidaires, etc.,) à laquelle doit correspondre quelque transformation analogue dans l’Église. Jamais peut-être le mot de Leibnitz : « Le temps présent est gros de l’avenir », n’eut plus de vérité et de portée. Nous nous préoccuperons donc des faits de révélation plus que des théories de la science ; nous nous attacherons, par-dessus tout, à ce qui est essentiel et par là même éternel ; c’est-à-dire aux points fondamentaux, aux articles constitutifs, et nous prendrons les textes tels quels, dans la norme divine, sans y ajouter ni en retrancher, s’il est possible, plus soucieux de constater que de systématiser ; contemplant, avec une humble et respectueuse admiration, ce plan providentiel qu’avait jalonné la prophétie, que déroule graduellement l’histoire et qui embrasse l’éternité.
Mais ce principe, qu’il suffisait d’énoncer autrefois, est aujourd’hui si contesté ; ceux qu’on lui oppose jettent la pensée chrétienne dans de telles divergences et dans un tel désarroi ; les dissidences sont, en particulier, si nombreuses et si profondes sur la question de l’Église, dès qu’on cherche à pénétrer jusqu’à la notion de son essence constitutive, que nous devons, avant d’aller plus loin, donner quelques explications complémentaires sur notre méthode, et sur son usage en ecclésiologie dans des temps tels que le nôtre.
Nous sommes à une de ces époques critiques où tout se trouble et s’ébranle, parce que tout est remis en question, parce qu’on demande à tout ce qui est de quel droit et à quel titre il est, parce qu’en toute chose on veut remonter aux origines ou aux bases premières, et voir par delà ces données naturelles ou surnaturelles qu’il faudrait admettre simplement, telles que les fournissent la conscience ou la révélation, et en les couvrant des respects de la foi. Il en est de ces données constitutionnelles comme de la lumière du soleil, qui nous conduit sûrement quand nous nous bornons à nous en servir, et qui nous éblouit et nous aveugle quand nous voulons en découvrir la nature et la source. A force de creuser sous les fondements et sous le fondement des fondements, on perd terre et l’on va toucher au vide. Rien d’étonnant que l’Église soit soumise, comme tout le reste, à cette recherche inquisitive qui fait table rase des croyances et des institutions du passé, à cette analyse dissolvante qui, se portant sur tout, faits et principes, finit par réduire tout en poussière. Nous n’avons déjà plus, ou presque plus, de ces idées communes, de ces notions générales, de ces convictions natives proclamées et reçues comme certaines, et qui, dans les diverses sphères de la pensée et de la vie, servaient de point de ralliement aux autres âges. Le vieil édifice, incessamment scruté et remué, gît presque tout entier sur le sol ; chacun en relève, comme il l’entend, les pierres dispersées, et les replace comme il lui convient.
Si l’autorité des grandes traditions ecclésiastiques, ou du moins celle des Saintes-Écritures, était demeurée ferme ; d’accord sur les fondements du Temple spirituel, sur les éléments constitutifs, on pourrait espérer de s’accorder aussi, par quelques concessions réciproques, sur la forme nouvelle que notre temps semble devoir lui imprimer ; car la destruction annonce et prépare une reconstruction. Les disciples de l’Évangile éternel ne sauraient en douter. Mais les incertitudes, les divergences, les oppositions, sont les mêmes relativement aux bases et aux doctrines de la foi que relativement à la nature et à la constitution de la communauté religieuse. Si vous demandez : « Qu’est le Christianisme ? qu’est la Bible ? » vous ne rencontrez pas plus d’unité que lorsque vous demandez : « Qu’est l’Église ? » A vrai dire, on ne s’entend si peu sur la notion de l’Église, que parce qu’on ne s’entend plus sur le fond divin du Christianisme et sur la réalité ou l’autorité de la révélation biblique.
Là même où l’on déclare retenir l’Écriture comme norme souveraine de l’Église et de la théologie, on pose des principes d’interprétation tellement libres qu’ils permettent de rayer des Livres saints tout ce qui gêne, et d’y trouver tout ce qu’on veut. Rencontre-t-on, dans les Épîtres, quelque détermination ecclésiastique ou dogmatique qui répugne, et qui n’existe qu’enveloppée dans les Évangiles, on passe par-dessus en disant : « Cela ne vient pas du Seigneur ; cela n’appartient pas à l’essence du Christianisme ; cela ne saurait lier la conscience, ni la science » : c’est-à-dire qu’on a recours à l’un des vieux subterfuges du socinianisme et du rationalisme vulgaire, tombé, semblait-il, avec ses inventeurs. Ou bien, adoptant un procédé plus expéditif encore, on établit, en principe, que tout ce que le Nouveau Testament renferme de positivisme au sujet de l’Église, de sa constitution, de ses ministres, de même qu’au sujet de tel ou tel point de doctrine, est un reste du judéo-christianisme des écrivains sacrés, et qu’à ce titre, il doit être éliminé du Christianisme réel. Il règne sur la question ecclésiastique comme sur les autres, une sorte de latitudinarisme critique, exégétique, dogmatique, dont tout s’imprègne plus ou moins, et qui ne reçoit les enseignements et les récits des Livres saints que sous bénéfice d’inventaire. En bien des cas, la foi elle-même fait ses réserves, et craint d’aller jusqu’à un plein abandon d’esprit et de cœur.
Le radicalisme de nos jours fait pour l’Église ce que le rationalisme, cette sorte de radicalisme dogmatique, a fait constamment pour la doctrine. Sous ombre de dégager l’esprit de la lettre, le fond de la forme, il ne veut voir dans le Nouveau Testament que ce qui concorde avec son idée propre, et il arrive à n’y voir, en effet, que cela. Quand l’entraînement actuel aura cessé, on dira, n’en doutons point, de l’ecclésiologie ou des ecclésiologies qu’il inspire, ce que tout le monde dit maintenant de la théologie rationnelle ou raisonnable du xviiie siècle, ce théisme moral, si longtemps célébré comme l’interprétation définitive de l’Évangile, dont il changeait tout le contenu réel en en faisant évaporer les mystères et les miracles.
Du reste, quelle que soit la raison, et quel que doive être le terme de la crise où nous sommes, elle existe ; de toutes parts, le terrain est bouleversé ou miné ; tout doit être repris en sous-œuvre parce que tout a été mis en question. Dès lors, il faut renoncer à élever une doctrine ecclésiastique tant soit peu complète ; il faut s’attacher essentiellement à constater les principes, à établir ou à rétablir les faits. C’est un tort de vouloir réaliser immédiatement la théorie qu’on croit vraie et parce qu’on la croit vraie ; c’est méconnaître le temps où nous vivons et le travail interne qui agite la Chrétienté. La restauration pure et simple d’une constitution ancienne est impossible ; et les éléments d’une organisation nouvelle ne sont pas encore suffisamment dégagés. Le mieux est d’attendre, en se tenant provisoirement à ce qui est, en s’appliquant par-dessus tout à ranimer l’esprit chrétien dans ces masses indifférentes, mais pourtant ouvertes à la parole évangélique. Si jamais la condescendance fut de mise, c’est certes aujourd’hui, en tant, bien entendu, qu’elle ne lie point la fidélité.
Dans ce feu croisé des opinions et des directions les plus contraires, nous ne pouvons avancer qu’avec un principe positif, qui nous serve d’appui, de critère et de facteur. Il faut un principe, soit pour restaurer, soit pour instituer. Il le faut dans la question ecclésiastique, comme dans la question dogmatique. On peut fonder l’Église avec le principe catholique ; on le peut avec le principe protestant, franchement et pleinement admis, parce que l’un et l’autre contiennent et donnent ce qu’on cherche ; mais, sans l’un ni l’autre de ces principes formels, ou sans un principe nouveau qui les remplace, il est impossible de rien construire de solide et de durable. De l’autonomie absolue qu’on célèbre sort l’antinomie ou l’antinomisme, et, par suite, l’anarchie dans les choses comme dans les idées. De l’individualisme le nihilisme ; de la foi personnelle, telle qu’on l’entend, l’Église personnelle, si l’on veut nous passer le non-sens de cette épithète, qui dit tout à elle seule. Ce qu’élève la fantaisie est sans durée, parce qu’il est sans base. Chacun ayant sa notion spéciale de l’Église, comme sa conception propre du Christianisme, et s’attribuant le droit et le devoir de la faire triompher en détruisant autant qu’il est en lui tout ce qui la gêne, institutions et traditions, pratiques et croyances, il ne se fait en réalité qu’une œuvre de démolition. Tout ce qui va à l’édification avorte, dans une telle disposition des esprits, tandis que ce qui va au renversement a aussitôt un retentissement immense. Les directions conservatrices n’obtiennent quelque faveur qu’en entrant, à un degré ou à l’autre, dans le mouvement général, et en ayant soin de ne laisser voir ce qu’elles maintiennent ou relèvent qu’à travers ce qu’elles sapent.
Encore une fois, pour trouver ce qu’est l’Église ou ce qu’elle doit être, il faut savoir ce qu’est le Christianisme lui-même. Or, au point de vue protestant, le Christianisme, dispensation du Ciel, ne peut être réellement connu que par le Livre des révélations. Là est la source supérieure de lumière et de certitude, pour l’ecclésiologie comme pour la théologie. L’Église est le Royaume de Dieu ici-bas, et nous n’en saurions déterminer sûrement la constitution, les lois et les fins que par la Parole de Dieu.
La question ecclésiastique est donc plus profondément engagée qu’il ne le semble, au premier abord, dans la question théologique, telle qu’elle se pose de nos jours. Cette dernière question atteint tout, directement ou indirectement, par cela seul qu’elle porte, non plus seulement sur telles ou telles déterminations doctrinales, mais sur la source même et la règle de la foi et de la vie. La notion du Christianisme est tout autre, selon qu’on se tient au « principe d’autorité » que fonde la révélation biblique, ou qu’on se livre au « principe d’autonomie » qui ne laisse debout, en définitive, que les données de la conscience, c’est-à-dire de la métaphysique ou de la mystique qu’on pare de ce nom ; et la notion qu’on se fait de l’Église suit, nécessairement, celle qu’on se forme du Christianisme. Quand, par exemple, le surnaturel proprement dit disparaît du Christianisme, il ne saurait se maintenir dans l’Église. La tendance qui ne reconnaît que ce qu’elle nomme l’« Évangile de l’Esprit », en opposition avec celui de la tradition et de l’Écriture, ne pourrait, sans se renier, voir dans la communauté religieuse autre chose qu’un produit spontané de la foi, par conséquent qu’une libre et simple association. Elle n’en peut laisser subsister logiquement, et elle n’en laisse subsister finalement, que la face humaine, la genèse psychologique ou historique, quelles que soient les teintes bibliques dont elle la recouvre.
Mais ce n’est pas le seul rationalisme qui mène là. Toute la direction actuelle y incline par son principe même. Cette direction a pour caractère fondamental de faire prédominer un christianisme essentiellement subjectif, soit métaphysique, soit mystique ; c’est le trait constitutif de son apologétique et de sa dogmatique ; c’est par là qu’elle se glorifie de rompre avec l’ancienne théologie, accusée d’avoir méconnu le rapport organique de l’Évangile du dehors avec celui du dedans. Or, le subjectivisme théologique engendre l’indépendantisme, ou l’individualisme ecclésiastique ; il n’en est, à vrai dire, qu’un autre nom. Subjectivisme et individualisme sont choses fort semblables, on le voit du premier coup d’œil ; elles se touchent jusqu’à se confondre.
Le subjectivisme est l’individualisme d’opinion ou de sentiment, d’où sort de lui-même l’individualisme de direction ou d’action.
Ce terme d’« individualisme », désignant la disposition à faire de la conscience, ou du sens privé, le point d’appui de la croyance et de la vie chrétienne dans toutes leurs sphères, ce terme, dont toute l’école nouvelle aime à se parer, révélerait à lui seul les défauts et les excès de son principe : car, s’il y a quelque chose de positif, c’est que rien n’est moins individualiste que l’Évangile ; il n’est pas plus individualiste que socialiste. Sans doute, il relève l’individualité pour assurer la responsabilité ; — aucune philosophie, aucune religion ne le fait comme lui ; — mais l’individualité n’est pas l’individualisme ; elle en est à bien des égards le contre-pied. L’individualisme est en fait de l’égotisme ; et qu’y a-t-il de plus contraire à l’esprit évangélique, le sacrifice du moi étant le premier pas pour aller à Christ ? (Luc.9.23). Le Nouveau Testament pose l’objet de la foi comme une donnée divine, que nous devons, en quelque manière, faire pénétrer en nous, afin de nous en approprier la vertu céleste, mais qui est pourtant hors de nous, où nous devons, par conséquent, la chercher, par l’ordre de moyens qui la dévoilent et la certifient.
Pour légitimer notre marche, ou seulement pour l’expliquer, il importe donc de rappeler notre principe théologique.
Nous avons constatéd chez les promulgateurs de l’Évangile une intervention divine immédiate, exceptionnelle, miraculeuse, dominant leur libre activité et la réglant sans la comprimer ; nous avons constaté en eux, à côté de l’individualité, l’inspiration : double fait ou, si l’on veut, double aspect des faits, qui ressort partout du fond historique et dogmatique du Nouveau Testament. En reconnaissant dans sa plénitude le premier de ces faits ou de ces aspects, contre l’ancienne dogmatique qui le laissait trop à l’écart, nous maintenons le second contre les théories actuelles qui l’effacent ou l’altèrent. Malgré tout ce qu’ont de personnel, d’humain, les écrits apostoliques, ils sont pour nous, comme ils l’ont été pendant dix-huit siècles pour la Chrétienté tout entière, la Parole de Dieu, par conséquent la règle de la vérité, la base de l’ecclésiologie aussi bien que de la théologie. Nous tenant simplement aux faits, nous n’acceptons la solidarité d’aucune des systématisations qui ne concilient les deux ordres de données scripturaires qu’en les absorbant l’un dans l’autre ; et nous nous étonnons fort peu, pour notre part, de cette dualité qui gît au cœur du principe chrétien et contre laquelle s’insurge la science. L’antinomie de fond est partout dans la sphère religieuse, car partout se rencontrent l’homme et Dieu.
d – Introd. à la Dogm., ch. « Inspiration ».