Nous touchons, et non sans tremblement, au cœur de notre sujet. Dirons-nous ce qui nous soutient, au moment où, en essayant, dans un langage si indigne de lui, de rendre ce qu’était Jésus, nous allons, sans doute, pour notre faible part, ajouter quelque chose à l’abaissement qu’il a déjà subi parmi nous ? — C’est la pensée qu’en entrant dans les conditions de notre vie, il n’a pas dédaigné non plus d’entrer dans les conditions de notre pauvre langage. C’est l’espoir qu’il en sera de nos paroles impuissantes comme de ces haillons qui ne servent qu’à mieux faire ressortir la noblesse de celui qui les a revêtus pour un jour.
Nous suivrons, dans notre court essai, la méthode la plus naturelle ; celle qu’aurait suivie, aux jours de Jésus, tout observateur sérieux et impartial de sa vie, qui, attaché à ses pas, l’écoutant, le voyant à l’œuvre, aurait cherché à se rendre compte de ce qu’il était. Cet observateur eût été frappé d’abord, tout naturellement, de ce qu’il y avait en lui de plus extérieur, de ce qu’il y avait de particulier dans la mission qu’il s’attribuait, comme dans toute son attitude ; puis il eût pénétré, peu à peu, plus près du mobile intérieur de sa vie et serait enfin arrivé au centre. C’est ce que nous voudrions essayer ici.
Il est impossible, pour peu qu’on approche de Jésus, de ne pas être frappé de ce que nous pourrions appeler la couleur de sa personnalité, couleur toute morale et religieuse. La vie de Jésus a été avant tout, disons mieux, exclusivement, religieuse et morale ; et, notons-le bien, ces deux termes, que nous séparons ici par pure indigence de langage, ne devraient proprement en former qu’un seul. Jésus ne veut connaître, pour lui comme pour l’humanité, qu’un seul intérêt, l’intérêt religieux, qui est en même temps l’intérêt moral ; « sa nourriture, dit-il, est de faire la volonté de son père qui est au ciel » (Jean 4.34) ; sa vocation gît tout entière dans la réconciliation des hommes avec Dieu, et par là même, des hommes entre eux. Non pas qu’il ait, à l’égard des relations particulières qui existent entre les hommes et de leurs vocations terrestres, la moindre indifférence, ni surtout le moindre mépris. Il a été fils aimant (Jean 19.26), ami fidèle (Jean 11.5 ; 13.23). Il est probable aussi qu’il travailla pendant un temps dans l’atelier de Joseph. Il permet à Pierre de retourner à sa barque de pêcheur, après le premier appel qu’il lui a adressé, et reconnaît même par un bienfait éclatant la sainteté de la vocation terrestre de son disciple (Luc 5.1-11. cf. Jean 1.42). Mais on sent bien que la plus sainte des relations comme la plus pure des vocations terrestres, n’est pour lui quelque chose qu’autant qu’elle est, nous ne dirons pas seulement dominée, mais pénétrée par une relation et une vocation supérieures. Ses vrais amis sont ceux qui font tout ce qu’il commande (Jean 15.14). Sa mère et ses frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique (Luc 8.21). Sa vraie, sa seule vocation est sa vocation de Sauveur (Jean 12.27 ; 18.37). Quelques traits particuliers rendront plus sensible cette couleur générale de son caractère. Nous avons vu à quel point les pieux héros de l’histoire d’Israël et ses contemporains lui étaient familiers. Quelles observations pleines de profondeur et de finesse n’eût-il pas pu faire à leur sujet ; quels lumineux rapprochements n’eût-il pas pu tirer de la connaissance qu’il en avait, — sans toucher pour cela au domaine religieux ! Nous ne voyons pourtant pas que jamais il s’y laisse aller. Lorsqu’il met l’homme en scène, c’est toujours devant Dieu qu’il le place.
Nous verrons également quelle puissante et riche imagination nous devrons lui attribuer. — Eh bien ! cette imagination, jamais il ne l’emploie pour elle-même, et, encore aujourd’hui, en présence de la plus poétique de ses paraboles, nous sentons bien que, lorsque nous nous sommes écrié : Que c’est beau ! il nous reste encore tout à dire.
Nous savons au sein de quelles patriotiques aspirations vivait Jésus ; nous ne dirons pas qu’il y fût lui-même insensible (Luc 13.34-35). Mais à coup sûr il ne les partagea point sous leur forme courante et surtout ne fit rien pour les exciter. Il rêvait, lui aussi, l’indépendance d’Israël ; mais, pour lui, le véritable ennemi d’Israël, ce n’était point César.
Tout, autour de lui, et les préoccupations courantes du peuple, et l’indicible malaise qu’il apportait à des consciences qui ne demandaient qu’à se distraire d’elles-mêmes (Luc 12.13), — tout conspirait à lui faire abandonner ce centre religieux et moral où il se plaçait pour juger toutes choses. Il s’y tint avec une indomptable persistance. Et n’est-ce point pour cela qu’il nous appartient aussi bien qu’aux Juifs de son temps ? N’est-ce point, comme on l’a dit, la « vocation humaine par excellencea ! » que celle qu’il avait choisie ? Jésus ne pouvait-il pas dire avec plus de raison mille fois que le poète latin : « Rien d’humain ne m’est étranger ? » — Il y a longtemps qu’a disparu, et de la Judée, et de la Galilée, le dernier soldat de César ; nous sommes bien loin des bords sévères du Jourdain et des coteaux plus hospitaliers du pays de Nazareth ; et cependant il n’est aucun de nous qui, mis en présence de la première page venue de l’Évangile, ose déclarer qu’il n’y a rien de commun entre cette page et lui.
a – Sainteté parfaite de Jésus-Christ, par Ullmann (trad. par Th. Bost), p. 53.
Faisons un pas de plus. Quelle est l’aspiration morale et religieuse de Jésus ?
Cette aspiration est immense. Nous pouvons dire, sans crainte d’être démenti, que, dans aucun domaine, il n’en a jamais surgi de semblable. Pour ne point sortir du domaine de l’esprit, où va l’ambition d’un Bouddha ? A donner pour consolation, à l’humanité éprouvée de mille maux, sur la terre une indifférence qui ne change rien à sa misère même, et, après cette vie, le Nirvana, c’est-à-dire le néant. Et encore tous ne peuvent-ils pas espérer de parvenir à ces biens ; le Bouddha ne veut pas se faire illusion : il sait d’avance qu’un tiers de l’humanité est irrévocablement condamné à l’erreurb. — Où va l’ambition d’un Socrate ? A renverser de tout l’effort de sa conscience les divinités de l’Olympe, divinités contradictoires et souillées d’ailleurs de toutes les passions des hommes, et à leur substituer ce Dieu unique et juste qu’il semble avoir entrevuc ? En aucune manière. Jamais Socrate n’eût osé concevoir une pareille révolution. Il continuera de s’entretenir avec ce démon mystérieux qui l’avertit secrètement de la route qu’il doit suivre, il donnera aux jeunes gens qui se presseront pour l’entendre sur la place publique des préceptes de vertu où brillera une science, jusqu’alors inconnue, de l’homme, de ses devoirs et de ses faiblesses, et, lorsqu’il paraîtra devant ses juges, il pourra alléguer, pour sa défense, qu’il n’a jamais cessé de sacrifier aux dieux de la républiqued. Où va, demanderons-nous enfin, l’ambition d’un Sénèque ? A « se retirer de la corruption du monde, à vivre avec soi-même et à prendre ce principe comme règle de conduite : Admettre dans sa compagnie ceux qui peuvent vous rendre meilleur et ceux qu’on peut rendre meilleurse. » — Pâles espérances, ambitions mesquines, si je les compare à l’espérance, à l’ambition que, dès le début, annonça le Christ !
b – Barthélémy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion, p. 32.
c – Xénophon, Choses mémorables, livre IV.
d – Xénophon, livre Ier.
e – C. Martha, les Moralistes sous l’Empire romain, p. 35.
Ce que le Christ promet à l’homme, c’est le Ciel ; le Ciel, disons-nous, et non le Nirvana ; le Ciel et non l’Elysée, triste séjour de ces ombres dont la meilleure joie est de s’entretenir entre elles du souvenir à demi effacé de leur séjour sur la terre ; le Ciel, et non cette abstraite immortalité qui faisait dire à Socrate quittant ses juges : « Nous allons nous séparer, moi pour mourir, vous pour vivre : nul ne sait qui de nous a le meilleur sort ; » le Ciel, c’est-à-dire une vie dont la vie actuelle n’est qu’une ombre pâle et souillée, c’est-à-dire la communion de toute l’âme avec un Dieu qui est la sainteté et l’amour même. Mais Jésus ne se borne pas à diriger nos pensées vers ces hauteurs inaccessibles à l’œil de l’homme ; ce royaume céleste qu’il rêve est, pour lui, le couronnement d’un royaume qu’il est venu fonder sur la terre et qui, invisible dans son principe, ne le sera point par ses fruits. Ce royaume, ou, si l’on veut, cette famille, se composera de tous les hommes qui, reconnaissant leur état de misère, auront reçu de lui le pardon de leurs péchés et mis à son service leur conscience et leur vie. Les commencements de ce royaume seront humbles : la persécution ne lui manquera pas ; mais bientôt de la petite semence surgira un grand arbre, qui étendra ses branches sur toute la terre. Le conquérant, le roi de cette nation nouvelle ce sera lui, le Fils unique de Dieu ; il mourra, mais ce sera pour revivre, et les œuvres qu’il accomplit, sur la terre, durant son premier séjour, ne sont que peu de chose auprès de celles qu’il y accomplira, invisible, par l’organe de ministres faibles et ignorants, — jusqu’au jour où, la puissance des ténèbres vaincue, les barrières qui séparent les hommes entre eux et de leur Père céleste abattues pour jamais, le royaume terrestre de Dieu réuni à son royaume céleste, il n’y aura, selon la parole même de Jésus, « qu’un seul troupeau et un seul berger, » et la création sera arrivée au but que Dieu lui avait assigné avant les siècles.
Telle est l’aspiration de Jésus, telle est la délivrance qu’il veut apporter au monde ; et l’union que n’avait osé concevoir, entre les hommes, ni le favori du peuple le plus cultivé, ni le conseiller de l’empereur le plus puissant, il l’entreprendra (et avec quelle confiance !) lui, citoyen obscur de la province la plus méprisée d’une nation tributaire, nation qui ne devait quelque renommée qu’au sombre isolement dont elle affectait de s’entourer.
Nous sommes portés naturellement à chercher en Jésus une attitude à nos yeux proportionnée à la grandeur unique du but qu’il se propose et de la dignité qu’il s’attribue. Nous ne serions point étonnés de le voir débuter par quelque action d’éclat et nous devons nous attendre, n’est-il pas vrai, à trouver ses paroles, ses actes, comme aussi l’ensemble de sa vie, marqués à l’empreinte d’une singulière solennité ?
Rien de pareil. Son début est la simplicité même. La première fois qu’il nous apparaît, c’est mêlé au rang des pénitents qui viennent recevoir du Précurseur le baptême de repentance ; et la première fois qu’il élève sa voix au milieu de la foule accourue de toutes parts pour entendre le nouveau prophète, c’est pour célébrer, dans un langage qui n’a rien de pompeux, le bonheur des humbles et des affligés. Cette simplicité, qui nous frappe en lui dès son apparition publique, ne se dément pas un moment dans le cours de son ministère. Jamais il ne vise à l’éclat. Quel soin bien au contraire il prend à l’éviter ! Jamais non plus sa parole ni son action ne trahissent le moindre effort. Jamais il ne laisse à ceux qui le voient à l’œuvre l’impression d’un plan qu’il chercherait à tout prix à réaliser. Toujours semblable à lui-même, il attend des événements l’indication de ce qu’il doit faire, et jamais ces événements ne le prennent au dépourvu. Avec quel sublime à-propos il répond aux questions droites (Matthieu 11.3-5) ou insidieuses (Matthieu 22.17-21), qui lui sont posées, et prend du moindre incident l’occasion de faire son œuvre. Un jour quelques pharisiens murmurent devant lui de ce qu’il reçoit les péagers et les gens de mauvaise vie ; — nous devons à ce murmure les paraboles de la brebis perdue, de la drachme et de l’enfant prodigue. Une autre fois, en Samarie, il demande à boire à une femme qui vient puiser de l’eau au puits auprès duquel il se repose ; — on sait quel entretien nous valut cette demande. Et c’est de pareils incidents que se compose toute sa vie ! Nous dirions volontiers : Quelle incohérence ! — si nous n’étions pas contraints, par l’évidence, de nous écrier : quelle harmonie !
Quelle mesure aussi dans cette simplicité ! On admire la sérénité d’un Socrate, se rendant contre son habitude au théâtre, tout exprès pour s’y voir en butte à l’impitoyable raillerie d’un Aristophane, se tenant debout pour mieux se laisser voir et déclarant à ses amis qu’il se figure être à un grand festin où l’on se raille agréablement de lui. On admire, dans un autre ordre, le renoncement de ces riches stoïciens de Rome qui réservaient au sein de leur maison somptueusement meublée, une chambre de misérable apparence qu’ils appelaient la chambre du pauvre et où ils passaient de temps à autre quelques heures, et souvent la nuit, sur un grabat, afin de s’y étudier à l’indigence. On reste confondu en présence du sombre ascétisme d’un Çakya-Mouni, qui ne veut point d’autre manteau qu’un linceul qu’il va lui-même demander à la tombe et qu’il façonnera de ses propres mainsf. — Il n’est pas un de ces traits qui ne déparât l’Évangile et qui ne soit propre à en faire ressortir la merveilleuse simplicité. Jésus ne va point chercher l’injure, il ne la brave point, il la subit, et l’on sait avec quelle patience, lorsqu’elle vient à l’atteindre. Jésus n’est point, comme on pourrait le dire de Sénèque, un amateur de pauvretég, il est pauvre et il ne dédaigne pas pour cela de voir dans le riche un frère et de s’asseoir à sa table lorsqu’il y est convié.
f – Barthélémy Saint-Hilaire, p. 26.
g – Martha, p. 193
Comment nier qu’il y ait mille fois plus de grandeur et de force dans cette simplicité et dans cette mesure, que dans les recherches et les excès de la morale la plus austère et la plus sombre ? Comment ne pas admirer tant de simplicité unie à tant d’ambition et ne point se sentir porté déjà à la confiance envers celui qui soutient aussi naturellement le rôle unique qu’il s’attribue ?
Sans vouloir pénétrer encore jusqu’à la cause profonde de cette sublime simplicité, de cette mesure admirable qui marque l’action de Jésus, observons qu’elle dénote un singulier équilibre intérieur, une singulière harmonie de ce que nous appelons au sens restreint et spécial du mot, le caractère. Si l’on nous demandait quel caractère, ou, s’il nous était permis d’employer une pareille expression, quel tempérament il faut attribuer à Jésus, en vérité nous ne saurions que répondre. Dirons-nous que ce qui distinguait Jésus, c’était une ferme et virile possession de soi-même ? Sans doute, mais ce qui le distinguait tout aussi bien, c’était l’entier abandon avec lequel il se livrait à son entourage. Dirons-nous qu’il fut grave ? A coup sûr, le récit évangélique ne dit même pas qu’il ait jamais ri ; — toutefois, l’impression totale que nous laisse la personne du Christ est tout aussi bien celle de la joie que celle d’une austère gravité (Matthieu 9.14-15 ; Jean 17.13). Parlerons-nous de la sérénité qu’il gardait en présence du plus grand danger, comme aussi du plus ardent enthousiasme ? Nous n’aurions pas tout dit, car il nous faudrait parler encore de cette sensibilité profonde qui parfois se trahissait par des larmes et des frémissements. Dirons-nous qu’il fut naturellement sans inquiétude ? Nous le pourrions. « A chaque jour, disait-il, suffit sa peine, » et, dans les petites comme dans les grandes choses, il appliqua toute sa vie cette parole ; mais comment pourrions-nous oublier à quelles angoisses il ouvrait son âme et ne point ajouter aussitôt qu’il connut l’anxiété ? Dirons-nous qu’il aimait le danger et le recherchait ? « Après ces choses, lisons-nous, Jésus demeura en Galilée, car il ne voulait point demeurer en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le faire mourir » (Jean 7.1). — Dirons-nous au contraire qu’il l’évitait ? « Or il arriva, lisons-nous ailleurs, comme les jours de son élévation s’accomplissaient, qu’il se mit en chemin pour aller à Jérusalem » (Luc 9.51). Dirons-nous qu’il excellait à imposer sa supériorité à son entourage ? Il lava les pieds à ses apôtres sans en excepter Judas qui déjà l’avait trahi. « Apprenez de moi, dit-il, car je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. Mon joug est aisé, mon fardeau léger » (Matthieu 11.29-30). — Dirons-nous au contraire qu’il s’attachait à faire oublier cette supériorité ? « Quiconque, dit-il, d’entre vous, qui ne renonce pas à tout ce qu’il a, ne peut être mon disciple » (Luc 14.33). Dirons-nous qu’il fut indulgent ? Voyez comme il traite les Pharisiens ! — Dirons-nous qu’il fut sévère ? Voyez comme il reçoit la femme coupable !
Arrêtons-nous icih et reconnaissons dès à présent notre impuissance à renfermer le caractère de Jésus en une définition. On a dit que le caractère du Christ était de ne point en avoir. Juste, mais pauvre expression pour rendre tant de richesse ! En Jésus l’imagination la plus poétique, la plus féconde, n’enlève rien à la plus claire intelligence, ni le sentiment le plus profond et le plus tendre au sens moral le plus sérieux et le plus puissant. Chez lui nous trouvons réunis en une vivante harmonie et dominés par une unité supérieure des éléments qui, chez d’autres, ne se trouvent qu’épars et, loin de s’enrichir, se limitent d’ordinaire réciproquement. Ce sera le couronnement de notre travail que de marquer où se trouve le centre de cette merveilleuse harmonie ; alors seulement nous pourrons indiquer quel fut le caractère du Christ. Nous disons le caractère au sens le plus élevé de ce mot, celui qui, appliqué à Jésus, exprime à la fois et ce qui l’unit à nous et ce qui l’en distingue, en un mot la place qui lui revient au sein de l’humanité.
h – Voir Ullmann, p. 57. H. Martensen, Die christliche Dogmatik, § 141, p. 240, Buschnell, the Caracter of Jesus (extrait de l’ouvrage intitulé Nature and the supernatural, p, 125 et suiv., et surtout Dorner, Christi sündlose Volkommenheit (trad. du Supplément théologique de la Revue chrétienne, 1861 et 1862). Nous devons beaucoup à ce dernier travail.
Poursuivons pas à pas notre route, et après avoir entendu de la bouche de Jésus quelle est l’œuvre à laquelle il veut mettre la main, après avoir considéré d’une manière générale son attitude, demandons-lui de quelle nature sont les moyens qu’il veut employer.
Le caractère général de ces moyens est le reflet fidèle de la simplicité que nous avons relevée dans toute l’attitude de Jésus-Christ. Leur grandeur est bien plus intérieure qu’apparente. Il accomplit, il est vrai, des actes merveilleux : il nourrit avec quelques pains des multitudes, il guérit des malades, il ressuscite des morts ; mais on sent bien que ce qu’il y a de plus grand pour lui dans ces actes, ce n’est point le pouvoir extraordinaire qu’ils révèlent, c’est la miséricorde qui en fait le fond, c’est l’image que chacun de ces actes nous offre de celui qui les a accomplis, c’est le fait spirituel et permanent dont ils ne sont que la manifestation passagère. Quelques exemples rendront mieux notre pensée. Quelle réponse estime-t-on que Jésus eût faite à un disciple qui lui eut demandé le sens de la résurrection de Lazare ? Pense-t on qu’il se fût appliqué surtout à le rendre attentif au fait que lui, par sa seule parole, avait rappelé la vie en un cadavre qui offrait déjà les premiers signes de la corruption ? Une pareille réponse étonnerait tout l’Évangile, si, par impossible, l’Évangile la contenait. Non, là ne se borne pas l’éloquence du tombeau au bord duquel Jésus pleura. Ce que dit ce tombeau, avant toute chose, c’est que Jésus est « la résurrection et la vie et que quiconque croit en lui vivra quand même il serait mort » (Jean 11.25). Que Lazare ressuscite trois jours après sa mort, ou qu’il ressuscite « à la résurrection au dernier jour, » c’est là, pour Marthe, une poignante alternative (Jean 11.24), mais non pour Jésus qui, de la hauteur où il est placé, voit d’avance dans la froide dépouille la créature incorruptible et glorieuse. — Il en est de même de tous les miracles de Jésus-Christ, le merveilleux n’en est que la forme. Que rappelle-t-il à la multitude qu’il a rassasiée, lorsqu’il la retrouve au lendemain du miracle et qu’il veut lui reprocher son incrédulité ? Le prodige dont elle a été l’objet ? En aucune manière. « Travaillez, lui dit-il, non point pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui est permanente jusque dans la vie éternelle et que le Fils de l’homme vous donnera » (Jean 6.27). — Un jour on présente à Jésus un paralytique. Jésus abaissant son regard sur cet homme qu’on lui a amené péniblement, voit en lui une maladie plus grave que celle pour laquelle il est venu chercher la guérison ; ému de compassion il veut le guérir de ce mal plus grand, de ce mal central de son être. « Voyant leur foi, lisons-nous, il dit au paralytique : Tes péchés te sont pardonnés. » Cette parole excite des murmures. « Lequel, dit alors Jésus, est le plus aisé, de dire : Tes péchés te sont pardonnés, — ou de dire : Lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Lève-toi, charge ton petit lit et t’en va en ta maison » (Luc 5.17-25). Nous avons dans ce trait tout le sens des guérisons de Jésus. Dans ses guérisons Jésus se révèle, d’une manière générale, comme celui qui guérit, comme le Sauveur. Les misères du corps excitent sa compassion, parce qu’il voit en elles, avant tout, un symbole et une conséquence de misères intérieures bien autrement funestes, et en guérissant celles-là, il se manifeste comme celui qui est venu pour guérir l’homme tout entier.
Rappellerons nous, après cela, avec quel soin Jésus évita toujours que ses miracles ne devinssent l’occasion de quelque éclat (Luc 8.51) ; combien de fois il défendit à ceux qui en avaient été les objets d’en répandre le bruit (Matthieu 9.30 ; 12.16) ; avec quelle fermeté il en refusa toujours à ceux qui n’étaient poussés à lui en demander que par une curiosité vaine (Matthieu 16.1,4 ; Marc 8.11-12 ; Luc 11.16 ; Jean 6.30) et qui n’en eussent pas saisi la vraie portée ? Nous nous recueillerons bien plutôt devant cette grandeur singulière qui sait se passer aussi aisément de l’admiration des hommes, et qui impose avant toute autre obligation à ceux qui l’envisagent avec sérieux celle de regarder à eux-mêmes.
Nous retrouvons dans l’enseignement de Jésus le même caractère, le même éloignement pour ce qui paraît, le même éclat intérieur.
Il n’annonce jamais qu’il va parler ; il parle, et le plus souvent, nous l’avons déjà remarqué, par occasion. L’occasion de son discours est d’ordinaire de la plus petite apparence. C’est l’objection d’un adversaire, la prière d’un misérable, la vue ou la simple pensée d’une de ces merveilles de la nature qui le plus souvent passent inaperçues. Mais quel parti il sait en tirer ! De quel vol royal il s’élève de la plaine aux plus sublimes hauteursi ! Avec quelle autorité merveilleuse il oblige ses auditeurs à regarder à eux-mêmes, alors qu’ils eussent volontiers regardé ailleurs ! (Luc 12.13-21) Comme il excelle à jeter au fond d’une conscience telle parole pleine de mystère qui, — semblable à l’un de ces projectiles qui sous leur apparence inoffensive cachent une flamme intérieure et préparent à leurs alentours les plus terribles effets, — n’éclatera que plus tard, mais pour couvrir celui qui l’aura reçue de confusion et de lumière. Est-il besoin de rappeler, pour ce qui concerne les synoptiques, les paraboles, et, pour saint Jean, les entretiens de Jésus avec Nicodème et la Samaritaine ? Comme il sait aussi éclairer la nature d’une lumière nouvelle et y retrouver, sans effort, un symbole admirablement simple du monde moral. On l’a très bien dit : « C’est avec la liberté d’un fils dans la maison de son père qu’il considère la naturej. » On dirait que, placé sur la limite des deux mondes, du monde invisible et du monde qui ne l’est point, ou mieux à leur centre commun, il nous nomme pour la première fois les choses par leur nom et nous signale les rapports nécessaires que, selon la pensée du Créateur, elles ont entre elles. Il tire le même parti du spectacle de la société des hommes. C’est au point de vue de l’idéal qu’il se place pour traiter de toutes choses. Nous sera-t-il permis de le dire : quelle poésie en Jésus ! Oui, Jésus est le poète par excellence. Avec quelle puissance il étreint la réalité, comme il sait aussi en faire jaillir la somme d’idéal qu’elle contient, et l’empourprer d’un rayon venu d’en haut ! Il possède au plus haut degré, et ce sens des choses sans lequel la poésie n’a pas de corps, et ce sens de l’idéal sans lequel elle manque d’âme. Quelle fraîcheur candide et à la fois quelle religieuse sublimité dans la parabole du lis des champs ! Quelle grandeur tragique tantôt sombre, tantôt étincelante d’une merveilleuse lumière dans la parabole de l’enfant prodigue ! Mais nulle part Jésus n’empreint sa parole d’une poésie plus grande que lorsqu’il est en présence de la mort. Nul ne pourrait dire, à coup sûr, que la vue de la mort n’éveille pas profondément sa sensibilité : son tressaillement au tombeau de Lazare, sa propre angoisse alors qu’il sent la mort approcher pour lui-même nous prouvent, au contraire, qu’il en pénètre bien toute l’horreur. Le voici auprès de la dépouille inanimée de la fille de Jaïrus ; il nous semble le voir attacher un long et douloureux regard sur le visage blême de la jeune morte : c’est bien là, n’est-il pas vrai, la réalité dans ce qu’elle a de plus implacable ? Eh bien ! Jésus pénètre jusqu’au fond de cette réalité, il semble qu’il s’en empare, puis il relève la tête, et, tournant vers les parents de la jeune fille un visage illuminé d’un rayonnement inconnu, il s’écrie : « Elle n’est pas morte, mais elle dort ! » Hardiesse sublime par laquelle Jésus va demander à la mort même une image pour rendre ce qui est la vie ! Royale négation de la mort en présence même du cadavre ! Aussi, nous est-il dit, les assistants se riaient-ils de Jésus « sachant bien qu’elle était morte ». Ils se trompaient. Ici c’était le poète qui avait raison contre les hommes pratiques, car ici le poète était en même temps le Sauveur, celui qui parlait de la vie était celui qui avait « la vie en lui-même ». N’avons-nous pas là le triomphe même de l’idéal, c’est-à-dire d’une réalité supérieure, car, pour Jésus, le sommeil, c’est-à-dire la vie de la jeune fille, est la plus évidente, la plus définitive des réalités.
i – Nous avons consulté avec fruit, sur ce point et sur d’autres, le très remarquable ouvrage de J.-G. Müller, Vom Glauben der Christen, t. I, chapitre intitulé : Versuch einer Schilderung des Characters Jesu (Winterlhur, 1823).
j – Dorner, Supplément théologique, 1862, p. 11.
Comment ne retrouverions-nous pas dans la personne même de Jésus, nous voulons dire ici dans son apparence physique, l’empreinte de cette haute spiritualité qui marque ses actes et ses paroles ? L’absence à peu près complète de données positives commande sur ce sujet une grande sobriété, mais non le silence. Nous trouvons dans l’Écriture comme dans l’Église, et notamment dans la peinture religieuse, deux conceptions distinctes de l’apparence extérieure du Christ. Il y a le Christ du psaume 45, « le plus beau d’entre les fils des hommes ; » le Christ de l’Évangile de l’enfance, dans saint Luc, qui croît tous les jours en « stature et en grâce ; » celui dont l’aspect fait tomber la face contre terre, ceux qui se présentent pour l’arrêter (Jean 18.6), et qui est aussi, à bien peu d’exceptions près, celui qui sert de type à la peinture moderne. Et puis il y a le Christ du 53e chapitre d’Esaïe, défait de visage et sans apparence ; celui que, dans le jardin de Joseph d’Arimathée, Marie-Madelaine prend pour le jardinier ; qui n’est point reconnu par les disciples d’Emmaüs (Luc 24.15-16), non plus que par les apôtres lors de sa dernière apparition au bord du lac de Génésareth (Jean 21.4). Ce Christ est celui auquel Clément d’Alexandrie et Origène, évidemment inspirés d’ailleurs par Esaïe, n’hésitent pas à attribuer la laideur physique et que nous retrouvons enfin navré, nous dirons presque souffreteux sur les toiles et dans les vieilles sculptures du moyen âge. Ces deux conceptions sont-elles opposées ? Nous ne le croyons pas ; et voici, pour autant que nous pouvons conclure en cette matière, où nous paraît être la vérité.
La question n’est point ici de savoir si Jésus était beau ; un corps qui est le temple d’une pareille âme est beau, qu’elle qu’en soit la forme. Mais de quelle beauté ? Jésus avait-il dans ses traits cette beauté plastique qui a sa valeur en elle-même et que l’art grec a rendue avec une perfection qui n’a point été dépassée ? Rien ne nous porte à le croire. Une pareille beauté eût produit par elle-même une impression qui eût laissé dans l’Évangile au moins quelques traces, et si Jésus l’eût possédée, quels que fussent les changements que sa résurrection eût opérés en lui, il eût été reconnu aussitôt, et par Marie-Madelaine, et par les disciples d’Emmaüs, et par les apôtres au bord du lac Génésareth. Faut-il attribuer au contraire à Jésus une apparence tout opposée et le rechercher de préférence dans ces images d’un ascétisme parfois si spirituel, mais en même temps si maladif, que nous a laissées de lui le moyen âge ? Nous ne le pensons pas non plus. Jésus supporte des fatigues qui excluent l’idée d’une pareille faiblesse, et s’il eût eu un extérieur particulièrement chétif, croit-on que ses adversaires ne le lui eussent pas reproché au nom même de l’idée charnelle qu’ils se faisaient du roi messianique qui devait venirk ? Jésus était beau, mais beau comme ses miracles et ses paraboles, c’est-à-dire d’une beauté intérieure que l’on ne pouvait méconnaître, mais qui se révélait toute entière à celui qui savait la chercher avec son âme ; d’une beauté qui était la splendeur à la fois majestueuse et simple de la sérénité profonde de son être intérieur, comme aussi de son amour douloureusement sympathique. Si nous voulions chercher une pâle analogie à cette beauté singulière, nous irions la demander peut-être à celle de ces vierges pures que nous devons au pinceau de Raphaël, de ces vierges auxquelles on serait tenté au premier abord d’appliquer le mot du prophète : « Il n’y a rien en elles qui les fasse regarder, » tant leur religieuse candeur et leur maternelle tendresse nous apparaissent voilées d’humilité, mais qui, à mesure que nous les considérons, nous apparaissent plus pénétrées d’une éclatante lumière ; ou bien nous la demanderions, cette analogie, au pinceau d’un Léonard de Vinci ou d’un Rembrandt. C’est à ce dernier surtout, au peintre par excellence de la lumière, qu’il appartenait de nous rendre ce reflet venu de l’intérieur, qui est le trait le plus authentique de la beauté du Christ. Peut-être quelques-uns de nos lecteurs ont-ils remarqué, au Musée du Louvre, parmi les toiles trop peu nombreuses que nous possédons du grand peintre, celle où il a voulu nous représenter le Christ reconnu par les disciples d’Emmaüs. Nous sommes transportés au moment où Jésus rompt le pain et rend grâces. Nous n’avons à parler ici ni des teintes sombres de la salle voûtée qu’éclaire seul un rayon du soleil couchant venant tomber sur la place qu’occupe le Christ, ni de l’attitude des disciples dont l’un semble suivre avec recueillement la prière et dont l’autre, le plus âgé, les yeux fixés sur Jésus, s’étonne et déjà reconnaît son Maître ; ni de l’attitude indifférente de celui qui sert, attitude qui forme le plus parfait contraste avec celle des trois convives. Le Christ seul nous occupe ici. On ne saurait dire si la forme du visage est belle, l’on sent en vérité que cela importe peu ; mais ce qui frappe et confond c’est la profonde spiritualité de chacun de ces traits et surtout de ces yeux pleins de lumière, qui semblent fixés sur l’objet, bien prochain, on le sent, de l’action de grâces ; c’est la sympathie qui pénètre tout le visage, c’est l’expression de tristesse, mais aussi de calme confiance, qui marque toute cette attitude. On le sent profondément en présence de ce tableau ; avec Jésus est apparu le type d’une beauté nouvelle, beauté qui marque à sa manière le triomphe de l’esprit sur la chair, et qui, dédaignant de parler aux yeux, ne se rend sensible qu’à l’âme.
k – Les adversaires de Paul ne manquaient pas de lui reprocher sa chétive apparence. « La présence de son corps est faible, » disaient-ils (2 Corinthiens 10.10). Voir Lévitique, ch. 21, les conditions physiques exigées du souverain sacrificateur.
Il est naturel qu’après avoir essayé de retracer d’une manière générale le caractère des actes comme des paroles de Jésus et de retrouver dans toute sa personne le reflet de ce caractère, nous fassions un pas de plus et nous envisagions Jésus dans ses rapports avec l’objet de toute son action, nous voulons dire avec l’homme.
Nous avons eu l’occasion de remarquer combien est profonde la connaissance que Jésus a de l’homme et avec quelle sûreté, nous dirions implacable, si elle ne s’alliait pas à tant de miséricorde, il sait démêler les inclinations des cœurs ; nous en avons donné des exemples. Ce qui nous frappe le plus dans cette merveilleuse connaissance de l’homme qu’avait Jésus, c’est sa souveraine impartialité. Que Jésus sache traîner au grand jour les mobiles cachés de ses adversaires et en montrer toute la bassesse, nous pourrions encore n’en point être trop étonné, car nous savons à quel point nos yeux sont naturellement ouverts sur les fautes de ceux qui nous veulent du mal ; mais ce qui nous confond, c’est de voir Jésus appliquer, et avec une égale intensité, cette même clairvoyance à ceux qui lui sont favorables, car nous savons à quel point l’affection et surtout l’enthousiasme que nos amis éprouvent à notre égard, sont propres à nous voiler leurs défauts. Oui, ce qui nous confond c’est de le voir se tourner vers la foule qu’il a nourrie et qui revient à lui au lendemain du miracle, et, loin de s’émouvoir d’un pareil hommage, d’entendre sortir de ses lèvres ces paroles : « Vous me cherchez non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés » (Jean 6.26). Ce qui nous confond, c’est de voir Jésus, au moment où il va être abandonné de tous et avoir plus que jamais, semble-t-il, besoin de ceux qui l’entourent, bien loin d’encourager ou même d’accueillir l’expression exagérée, mais sincère, du dévouement du plus ardent de ses apôtres, n’en prendre occasion que pour montrer à Pierre combien il se connaît mal (Jean 13.37-38) !
Oui, Jésus sait ce que pèse l’enthousiasme d’un ami ou d’une multitude, même quand c’est sur lui que cet enthousiasme se porte. Il connaît l’humanité, il sait quelle somme de versatilité, d’égoïsme, de bassesse elle contient, il ne se fait aucune illusion sur elle et voici : il ne la méprise pas ! Sa bouche a laissé échapper des paroles sévères, jamais une parole de mépris. Il ne méprise pas les grands, son attitude vis-à-vis d’eux est toujours digne. Est-il besoin de montrer qu’il ne méprise pas les petits ? Il ne méprise ni ses amis ni ses adversaires, il ne désespère d’aucun homme, il ne cesse pas de voir, jusque dans la créature la plus aveuglée et la plus avilie, le temple vide peut-être, et à demi ruiné, mais encore le temple de Dieu, et, pour résumer en un seul trait tous ceux que nous pourrions citer : il lave les pieds de Judas.
Que nous sommes loin du stoïcisme et de l’aristocratique dédain qu’il se flattait de vouer au vulgaire ; que nous sommes loin de Socrate qui, frappé rudement sur la place publique, disait à ses amis qui s’étonnaient de sa patience : « Voudriez-vous que si un cheval m’eût frappé je lui fisse un procès ? » Que nous sommes loin de Napoléon, qui prétendait se connaître en hommes, et qui, dans une discussion célèbrel, s’écriait en parlant d’eux : « C’est avec des hochets qu’on les mène !… » Ici quel mépris profond, là quel respect, et, chose étrange, c’est celui qui connaît le mieux l’humanité et, pouvons-nous ajouter, en a le plus souffert, qui est aussi celui qui la respecte le plus.
l – Discussion au conseil d’Etat du projet de loi relatif à la création d’une Légion d’honneur.
Il est aussi, nous l’avons vu plus haut, (et qui ne l’admirerait ?) celui qui en attend davantage. Jésus place les hommes en face de l’absolu. Ce qu’il leur demande, ce n’est pas de faire un pas vers la réalisation de leur propre nature, c’est de la réaliser tout entière. « Soyez parfaits, dit-il, comme votre père céleste est parfait » (Matthieu 5.48), et nous ne voyons pas que l’insuccès diminue rien de son exigence ; loin de là, ceux de ses discours où nous trouvons exposée de la manière la plus complète, la plus absolue, cette immense réconciliation de tout l’homme avec Dieu et de l’humanité avec elle-même qu’il est venu accomplir, sont les derniers qu’il prononce, d’abord dans la chambre haute où il vient de prendre, avec ses disciples, un dernier repas, poignant symbole de sa mort prochaine, puis la nuit, alors qu’il traverse les rues sombres de Jérusalem, muets témoins de tant de bienfaits et de tant d’ingratitude, pour se rendre au delà du torrent de Cédron, dans ce jardin où l’attendent la plus terrible agonie morale, le baiser d’un Judas, et l’abandon de ses amis.
Mais pénétrons plus avant dans le rapport de Jésus avec les hommes, et remarquons la parfaite indépendance qu’il garde toujours vis-à-vis d’eux.
Cette indépendance se traduit, au premier coup d’œil, par une liberté d’allure qui frapperait davantage si elle n’était alliée à une absence complète de toute recherchem. Jésus ne fait rien pour choquer les usages de son peuple, non plus que ses lois, qu’il observen (Matthieu 8.4) ; il reconnaît même l’autorité de l’étranger (Matthieu 17.27 ; 22.20-21), et se garde surtout de jamais offrir au faible la moindre occasion de scandale. A part cela, son genre de vie n’en est pas moins marqué au coin de la plus entière liberté. Il n’est astreint à aucune demeure fixe, il va là où il pense pouvoir faire son œuvre. Il ne se met point en peine pour sa subsistance, il sait que son Père céleste, pour lequel il travaille, ne le laissera manquer de rien, et il n’est pas trompé dans son attente (Luc 4.39 ; 5.29 ; 7.36 ; 8.2-3). Il s’assied indifféremment à la table du pharisien (Luc 7.36) et à celle du péager (Luc 5.29). Il sait être, comme Paul, « dans l’abondance, il sait aussi être dans la disette. » Il enseigne aussi bien sur les places publiques et en pleine nature, que dans les synagogues. Il admet à ses bienfaits le païen, aussi bien que l’Israélite (Matthieu 8.5-7 ; Marc 7.25,29). Et ce qu’il y a de plus remarquable dans cette indépendance pour les choses extérieures, c’est qu’elle s’allie bien évidemment, en Jésus, à la discipline intérieure la plus puissante que jamais homme ait exercée sur lui-même. La vie de Jésus ne produira jamais sur personne l’impression d’un trop facile abandon ; là, plus qu’ailleurs encore, la liberté nous apparaît comme le fruit de l’obéissance.
m – Dorner, Supplément théologique, 1862, p. 11 et 12.
n – Jésus n’a jamais violé le sabbat. Lorsqu’il guérit les jours de sabbat, il ne choque qu’une interprétation grossière de la loi, non la loi elle-même. Il ferme, sur ce point, victorieusement la bouche à ses adversaires (Luc 6.9-10).
Nous n’avons point encore à nous demander quel était l’objet suprême de l’obéissance de Jésus, bornons-nous à constater ici que ce n’est point en bas qu’il convient de chercher cet objet.
Aucun homme ne fut son maître. Nous voulons dire par là que Jésus, une fois parvenu à l’âge de la pleine liberté, n’a jamais accepté, ni subi la moindre dépendance morale. Et qui donc, demanderons-nous, eût été le maître de Jésus ? Sa personnalité domine et envahit à tel point tout l’Évangile, qu’il serait, en vérité, dérisoire que nous nous missions à le rechercher. Jésus s’est servi des hommes ; il a certainement, nous l’avons vu, appris d’eux ; mais la recherche même que nous avons faite des éléments humains qui ont dû contribuer pour leur part au développement de Jésus nous fournit la preuve de l’impuissance où nous sommes de mesurer Jésus-Christ à aucun de ces éléments.
Nous avons d’ailleurs sur cette matière, un témoignage à nos yeux décisif : c’est celui de Jésus lui-même, de Jésus qui n’a jamais reconnu l’autorité d’aucun homme, qui s’est déclaré bien au contraire en mainte occasion digne de l’obéissance de tous, et qui, ne fût-ce que par l’humilité profonde dont il laisse l’impression à quiconque s’approche de lui, a mérité qu’on l’écoutât lorsqu’il en viendrait à réclamer ce qui lui appartiendrait.
Envisageons brièvement l’indépendance de Jésus sous ses diverses faces.
Il se montre indépendant, non seulement de tout individu, mais de toute multitude. Il régnait, au sein de la multitude qui le suivait, en Galilée, un type messianique bien défini, et que l’on connaît. Quelle concession a-t-il jamais faite à ce type ? Quand a-t-il essayé un instant d’atténuer seulement devant le peuple le rôle de Messie humilié et souffrant qu’il avait accepté ? Il semble, au contraire, qu’il ait à tâche de l’accuser davantage et il va jusqu’au paradoxe, afin de dissiper entre lui et cette multitude tout vestige de malentendu. « De grandes troupes, lisons-nous dans l’évangile de Saint Luc, allaient avec lui, et lui, se tournant, leur dit : Si quelqu’un veut venir après moi, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14.26). Sur laquelle des passions de cette foule a-t-il jamais tenté de s’appuyer, quand il lui eût suffi pourtant, à tel moment donné, d’un mot pour la soulever tout entière ? Quelle dure vérité lui a-t-il jamais ménagée ? Lorsqu’il apprend que cette foule veut l’enlever pour le proclamer roi, que fait-il ? Il refuse ? C’eût été peu, car ce refus même eût augmenté peut-être sa popularité, — il se retire, seul, sur une montagne.
Jésus n’est pas moins indépendant de ses disciples. Et d’abord, voyez comme il accueille ceux qui aspirent à se joindre à lui. Avec quel soin il écarte un hommage dont celui qui le rend ne comprend pas la portéeo ! (Matthieu 19.17) Avec quelle absence de ménagement il fait à ceux qui veulent le suivre le tableau de tout ce qu’ils auront à laisser derrière eux, et de tous les sacrifices dont se composera leur vie une fois qu’ils se seront attachés à lui (Luc 9.57-62 ; 14.20,33). Etrange manière de les attirer ! — Voyez aussi comme il ménage peu ceux qui sont devenus ses disciples ! Au moment de traverser la crise suprême, au moment où il va se séparer de ses apôtres, au moment ou ces hommes, si faibles encore, vont voir leur attachement à leur Maître et à sa cause mis à la plus rude des épreuves qu’il ait encore traversées, il fait entendre des paroles telles que celles-ci : « Ils vous chasseront des synagogues, même le temps vient que quiconque vous fera mourir croira rendre service à Dieu » (Jean 16.2). Etrange manière de les rassurer ! — On ne saurait refuser à ces hommes, malgré leurs chutes, une certaine force de caractère, une certaine puissance naturelle d’agir sur autrui. Pierre et les fils de Zébédée, que Jésus lui-même appelait Fils du tonnerre, ne nous apparaissent point comme des hommes pusillanimes. Quelle action déterminante ces hommes exercèrent-ils jamais sur Jésus ? à quel moment de la vie de leur Maître pouvons-nous saisir la moindre trace d’une pareille influence ? Jésus est-il ébranlé par l’émotion douloureuse de Pierre, lorsqu’il annonce pour la première fois ouvertement sa mort à ses disciples ? (Marc 8.31-33) Et lorsque ceux-ci l’ont abandonné, en est-il moins fort vis-à-vis de ses adversaires ?
o – Voir, pour la réfutation des objections tirées de ce fait contre la sainteté de Jésus-Christ, le travail cité de Dorner.
Nous venons de nommer ses adversaires ; est-il besoin de rappeler qu’eux surtout ne purent rien obtenir de lui ? Ce qui nous frappe le plus dans les longs et pénibles entretiens qu’eut à soutenir Jésus avec les Juifs, à Jérusalem (Jean ch. 7 à 9), ce n’est point l’inébranlable fermeté avec laquelle Jésus ne cesse pas un instant de maintenir son titre devant ces hommes qui l’accusent de blasphémer (Jean 8.25) ; ce n’est pas même la sévérité avec laquelle il traite des adversaires qu’il sait si puissants (Jean 8.44) ; c’est la calme sérénité, l’inaltérable patience qu’il sait garder au milieu de ces contradicteurs dont la vérité était le dernier souci, de ces émissaires de bas étage, qui ne cherchaient qu’à lui tendre embûches sur embûches. Qui niera, en effet, que la patience ne soit un attribut, non de la faiblesse et de la servitude, mais de la force et de la liberté ? Plus tard, à mesure que l’orage gronde autour de Jésus, à mesure que s’accentue chez ses adversaires le dessein de le faire mourir, à mesure aussi il semble leur échapper davantage. On ne saurait s’étonner qu’il ne se soit point livré à eux dès que leur inimitié se fut déclarée, c’eût été là une manière indirecte d’en dépendre. Il attend son heure sans impatience ; il ne l’attend pas même de ses ennemis, il l’attend de son Père céleste ; et lorsque cette heure est venue, qu’elle est pleine de dignité, de puissance et de calme l’attitude qu’il garde devant ses juges ! Il ne les brave point, fût-ce avec le calme d’un Socratep. Caïphe et Pilate en eussent sans doute éprouvé quelque soulagement, tandis que ses réponses simples et calmes, comme le silence qu’il garde par moment en face d’une question indigne de toute autre réponse, jette une plus éclatante lumière sur leurs honteux motifs. Mais ce qui devait les surprendre plus encore, c’était de voir qu’ils ne pouvaient rien sur lui et que, bien loin d’être ébranlé par leur triomphe, jamais Jésus n’avait cru davantage au sien propre qu’au moment où tout devait lui sembler perdu. « Es-tu le Christ, le Fils de Dieu ? lui demande le Juif Caïphe. — Tu le dis, répond Jésus, et de plus je vous déclare que désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel ! » (Matthieu 26.63-64) « Es-tu roi ? lui demande le Romain Pilate. — Tu le dis, répond Jésus, je suis roi, je suis né pour celaq » (Jean 18.37).
p – Socrate, condamné à mort, invité selon l’usage, par ses juges, à désigner lui-même de quelle manière il désirait voir sa peine commuée : « Je me condamne, dit-il, à être nourri le reste de mes jours dans le Prytanée aux dépens de la république, pour les grands services que je vous ai rendus. »
q – Bretschneider a prétendu que le Christ de saint Jean ne se donne pas pour le Messie. Ce passage répond à Bretschneider. Voir aussi Jean 4.25-26. On peut trouver dans la Nouvelle Vie de Jésus de Strauss, vol. I, p. 114 (de la traduction française), un court résumé des vues de Bretschneider sur le Christ de saint Jean.
Comment terminer ce qui concerne l’indépendance absolue de Jésus vis-à-vis des hommes, sans remarquer combien cette indépendance est simple et dénuée d’effort ? Jésus ne fait rien pour sauvegarder, aux yeux des autres, cette indépendance ; il ne la proclame point, il ne recule même pas devant des actes qui eussent été de nature à en faire douter. Voyez son attitude vis-à-vis de Jean-Baptiste ; voyez-le, lavant les pieds de ses disciples ! Il est bien libre celui qui ne craint pas de prendre, pour faire le bien, les apparences de l’esclave !
Nous n’avons envisagé, jusqu’ici, que le côté négatif des rapports de Jésus avec les hommes ; il est temps que nous en venions à l’action positive qu’il exerça sur eux.
Nous dirons d’abord que Jésus se présente aux hommes comme ayant sur eux une autorité absolue. Tout en lui, d’ailleurs, respire cette autorité ; — ses discours : « il leur parlait avec autorité, » dit saint Matthieu (Matthieu 7.29), et les gardes envoyés par les sacrificateurs n’osent pas se saisir de lui : « jamais homme, disent-ils à leurs chefs, n’a parlé comme cet homme ! » (Jean 7.46) ; — sa personne même : Jésus chasse les vendeurs du temple sans autre arme qu’un fouet de cordes, sans autre mandat que celui qu’il tient de sa sainte indignation, — et les soldats conduits par Judas reculent et tombent à terre lorsqu’il se présente devant eux et leur dit : « C’est moi. »
Les relations de Jésus avec ses disciples nous offrent, sous une autre forme, le même caractère. On ne saurait nier, à coup sûr, que la plus entière familiarité ne marquât ces rapports. Avec quel abandon Jésus laisse lire à ses disciples le fond de son âme, ne craignant pas de leur livrer l’expression de l’angoisse profonde que lui cause l’approche de son suprême sacrifice (Matthieu 26.38), ainsi que le cri de triomphe que lui arrache la certitude de sa victoire (Luc 10.18). — Eh bien, jamais cette familiarité n’exclut, de la part de ses disciples, un respect profond ; à l’inverse même de ce qui arrive le plus souvent, le respect dont Jésus est l’objet de la part des siens ne fait que grandir à mesure que ceux-ci pénètrent davantage dans son intimitér. Le même Jésus, sur le sein duquel, au dernier souper, était couché saint Jean, est celui devant lequel Pierre n’ose paraître sans se ceindre avec respect (Jean 21.7), et, — s’il est permis d’associer deux traits d’un éclat si différent, — auquel il suffit d’un regard pour ramener ce disciple à lui-même et lui faire verser les larmes de la plus douloureuse repentance. — Mais ce n’est là que ce que nous pourrions appeler le reflet de l’autorité de Jésus ; considérons maintenant cette autorité dans sa manifestation la plus directe.
r – Cette idée est développée, d’une manière intéressante, spécialement en ce qui touche les rapports de Jésus avec Pierre, par Buschnell (Character of Jesus, p. 120).
Jésus envisage les hommes comme lui appartenant de plein droit ; comme lui ayant été donnés par son père afin qu’il leur donnât à son tour la vie éternelle (Jean 17.2) et qu’il régnât éternellement sur eux. Aussi voyez comment il en dispose : « Suis-moi, » dit-il à Philippe ; « Suis-moi, » dit-il à Lévi ; « Suivez-moi, » dit-il aux fils de Zébédée, et ces hommes quittant tout, le suivent. C’est ainsi que Jésus entend, en principe, sa royauté. Nous disons « en principe, » car il ne demande pas à tous de le suivre sous cette forme ; il permet, par exemple, à Lazare de demeurer avec les siens ; mais une chose est certaine, c’est qu’il demande à tous de considérer, non seulement leur âme, mais leurs biens, leur vie toute entière comme voués à Celui qui veut s’appeler leur Sauveurs. Jésus ne souffre aucun rival entre lui et son disciple, qui doit lui subordonner et devrait, s’il le fallait, lui sacrifier, jusqu’à l’affection la plus sainte. Tel est le sens du passage que nous avons cité plus haut (Luc 14.26), et dont nous avons déjà relevé la forme évidemment paradoxale. En réalité, Jésus n’a jamais demandé à aucun de ses disciples de haïr à cause de lui son père ou sa mère. Quitter les siens, même par une mort volontaire, quand c’est la mort du martyre, ce n’est point les haïr, c’est bien souvent, au contraire, les aimer d’un amour supérieur.
s – Matthieu 19.21 ; Marc 10.29-30 ; Luc 19.30, etc.
Comment ne retrouverions-nous pas dans cette royauté que Jésus a toujours revendiquée sur les siens et que les siens ont acceptée le caractère de profonde spiritualité que nous avons eu l’occasion de signaler en lui ? Jésus ne veut régner que sur des âmes. S’il veut la vie, c’est à cause de l’âme, qui en est le centre. Sans préjuger en rien de l’avenir, il ne songe pas un instant à donner à ceux qui le suivent et qu’il va laisser seuls le moindre vestige d’une organisation extérieuret Son indifférence à cet égard est absolue. Qui ne s’en étonnerait ? Quel moment, enfin, choisit-il pour accepter de la foule un hommage qu’il a jusqu’alors écarté ? celui où il se rend à Jérusalem pour y mourir, et, même alors, singulier triomphe que le sien, singulier mélange, dans son attitude, de celle du roi et de celle du serviteur !
t – On ne peut considérer des passages tels que Luc 10.1-10 (envoi des 70 disciples) comme offrant un pareil vestige.
La royauté à laquelle prétend Jésus est peut-être le trait de son caractère, ou, si l’on veut, le dogme le mieux établi de l’Évangile. Nous ne concevrions pas que l’on pût sérieusement le contester. Chose digne de remarque, ce sont les évangiles synoptiques, ces évangiles que l’on cherche à nous représenter, par opposition à l’évangile de Jean, comme contraires à l’idée d’une divinité réelle de Jésus, qui mettent dans la bouche du Christ les affirmations les plus absolues, les plus inouïes (Luc 14.26) de la royauté qu’il veut exercer sur les hommes. Or cette royauté des âmes serait-elle autre chose, demandons nous, que la divinité ? Ne serait-il à mes yeux qu’un homme, celui qui me demande mon âme, et auquel je la donne, moi, si prompt à proclamer qu’elle n’appartient qu’à Dieu ? Et quelle différence reste-il après cela, sur ce point, entre les trois premiers évangiles et le dernier, sinon que celui-ci insiste peut-être davantage sur le titre qui revient au Christ, tandis que ceux-là nous parlent de préférence de ses droits ?
Mais n’anticipons pas, et après avoir parlé de la royauté à laquelle prétend Jésus, faisons un pas de plus et parlons de son amour.
C’est à peine si l’on peut dire que la charité soit un trait du caractère de Jésus, tant elle le pénètre tout entier, tant elle est près d’en être le centre. Ici, moins qu’ailleurs, nous avons à craindre de trop accentuer le trait que nous indiquons, de peur de laisser dans l’ombre quelque trait opposé dont il faudrait tenir compte. Et quel serait donc, en Jésus, le trait qui ferait équilibre à sa charité ? Jésus était tout charité. Il n’est pas un acte de sa vie qui ne soit déterminé par son amour. On conçoit que nous ne puissions nous arrêter à en faire la preuve ; ce serait à ceux qui nierait cette harmonie qu’il appartiendrait de nous montrer dans l’histoire de Jésus quelque trait qui leur parût en contradiction avec elle. En vain voudrait-on dire que les éléments nous manquent pour trancher une pareille question, que nous ne connaissons pas tous les détails de la vie de Jésus. Ce que nous connaissons de sa vie nous suffit, car d’une part, comme déjà nous l’avons indiqué, les documents que nous possédons sont, par leur incohérence même, éminemment propres à nous faire comme saisir Jésus à l’improviste dans toutes les circonstances possibles de la vie ; et d’autre part, les Évangiles nous font assister aux moments les plus décisifs de la vie de Jésus, aux moments qui sont, de toute évidence, ceux où la charité de Jésus eût failli si elle eût dû faillir. Relevons quelques traits de cette charité.
Et d’abord son côté plutôt passif. On sait tout ce que Jésus eut à souffrir des hommes, de leur légèreté, de leur ingratitude, de leur haine. On peut dire, je crois, que Jésus a été l’homme le plus méconnu, le plus haï de ce mondeu. Eh bien ! jamais une parole irritante ne sort de ses lèvres, jamais il n’appelle sur ses adversaires la moindre malédiction (Luc 9.54-55) ; jamais, ce qu’un autre à sa place eût fait cent fois sans que nous songeassions à en être étonnés, jamais il ne se détourne avec dégoût de ces hommes qui mettent, et pour les motifs les plus bas, autant d’obstination à se dérober à lui, qu’il en met, lui, à vouloir les sauver. Il prononce au sujet des scribes et des Pharisiens des paroles pleines de menaces, nous le savons, mais quel est, demandons-nous, le sentiment qui perce sous ces paroles ? Est-ce celui d’une personnalité blessée ? Jamais. « Malheur à vous, s’écrie-t-il, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le royaume des cieux, car vous-mêmes n’y entrez pas, et vous ne souffrez pas que ceux qui veulent y entrer y entrent » (Matthieu 23.13). N’est-ce pas là la sainte colère de la charité même ? Et d’ailleurs ce qu’il hait chez le pharisien, est-ce l’homme ? Non, c’est le pharisien, et rien de moins subtil que cette distinction. Qu’on essaye, en effet, de nous montrer un seul de ces hommes qu’il ait jamais poursuivi de quelque animosité et auquel il ait refusé sa miséricorde ? On ne le pourra pas, et nous, nous pouvons montrer un homme que Jésus a accueilli, traité comme un disciple chéri, supporté longtemps, — un homme qui, pour prix de tant de bienfaits a vendu son maître, et que ce maître qui a lutté avec lui à force de miséricorde et d’une miséricorde aussi profonde que délicate, ne repoussera même pas lorsqu’il en recevra le baiser du traître (Luc 22.21, 22 ; Jean 13.3-5, 21, 26). Nous avons la mesure du support de Jésus. Est-il besoin de rappeler, après cet exemple, un autre trait, à peine plus sublime, nous voulons parler de la prière que Jésus adresse de sa croix au Père, pour ceux qui l’y ont cloué ? « Père, dit-il, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »
u – Comme aussi le plus aimé.
Mais la charité de Jésus n’est pas seulement celle qui supporte, elle est celle qui agit. C’est en face de la souffrance que se montre surtout le côté actif de la charité de Jésus. Une chose nous frappe tout d’abord, c’est que, loin de nier la souffrance, Jésus ne cherche même pas à l’atténuer aux yeux de celui qui souffre. Bien au contraire, il semble que sa présence la fasse ressortir. Il ne cherche point à persuader au lépreux que sa lèpre soit peu de chose ; il ne lui conseille pas, comme eût fait à sa place un Sénèque, un Epictète ou un Marc-Aurèle, de s’élever au-dessus de sa maladie, et de puiser des consolations ineffables dans la liberté intérieure de son âme. Il sait ce que vaut la liberté d’un lépreux, d’un lépreux, c’est à-dire d’un homme condamné à l’isolement et au dégoût de soi-même. Il le regarde, et à sa vue : « il est ému de compassion, » c’est-à-dire, au sens littéral, qu’il souffre avec lui de sa lèpre ; et puis, « il touche » celui que nul n’osait toucher, c’est-à-dire que, dans sa compassion pour cet homme, il se confond à tel point avec lui qu’il brave le hideux contact de sa maladie, et il le guérit (Marc 1.40-42). Si nous avons choisi cet exemple, c’est qu’il nous a paru rendre complètement ce qui caractérise la charité active de Jésus, savoir, sa compassion. C’est bien ainsi, d’ailleurs, que l’entend l’Évangile. « Et le soir étant venu dit saint Matthieu,… il guérit leurs malades, » et l’évangéliste ajoute : « afin que fût accompli ce dont il avait été parlé par Esaïe, le prophète, en ces mots : Il a pris nos langueurs, et il a porté nos maladies » (Matthieu 8.16-17). Oui, Jésus regarde en face la souffrance humaine, il l’appelle de son véritable nom, il en tressaille, il l’étreint, il s’en laisse étreindre, il guérit le misérable qui en gémissait, et comme il a guéri le lépreux, il veut guérir, se livrant à l’humiliation suprême, l’humanité de son plus implacable ennemi, nous voulons dire de la mort.
En nommant l’humanité, nous avons nommé l’objet même de la charité de Jésus. C’est l’humanité tout entière qu’il déclare vouloir étreindre de sa miséricorde (Jean 3.16 ; 10.16), et lui, qui nourrit un pareil dessein, nous le voyons ému par la plus obscure des souffrances ! Oui, la misère du plus ignoré parle aussi haut à son cœur que celle d’une multitude ; l’Évangile applique un même terme à ce que ressent Jésus en présence de chacune de ces misères : « il fut ému de compassion (Matthieu 9.36 ; Marc 1.40), » et celui qui est venu pour sauver le monde a voulu se dépeindre sous les traits de ce berger qui, ayant perdu une seule brebis, laisse tout, va à sa recherche jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée, et la rapporte bien joyeux (Luc 15.5).
Si Jésus, ainsi que nous l’avons vu, envisage avec une horreur profonde les misères de ce monde, parmi ces misères il en est une qui est, pour lui, la misère même, celle qu’il retrouve au fond de toutes les autres, et qui excite aussi sa plus douloureuse compassion. Cette misère est le mal moral. Il l’annonce clairement, c’est au péché qu’il en veut (Matthieu 9.2 ; Jean 5.14), au péché et à la profonde inquiétude qui l’accompagne (Matthieu 11.28-29), au péché et au fruit fatal qu’il porte dans son sein : à la mort (Jean 8.21,24). A cette mort il oppose la vie, et la vie, pour lui, c’est la communion avec Dieu, hors de laquelle il ne reste plus à l’humanité qu’à mourir.
Qui pourrait nier qu’il ne rattache d’une manière absolue, nécessaire, à lui-même, la vie de l’humanité ? C’est lui qui est la vie de l’homme : nul ne vient au Père que par lui. « C’est ici, dit-il, la volonté de Celui qui m’a envoyé, que quiconque contemple le Fils et croit en lui ait la vie éternelle ; c’est pourquoi je le ressusciterai au dernier jour (Jean 6.40). Mais pour qu’il devienne, pour l’homme, la source de la vie, il faut qu’il meure, il faut qu’il laisse sa vie propre (Jean 10.17-18), il faut qu’il passe par l’amertume, le dépouillement, l’humiliation suprême de la mort. C’est pour cette heure, surtout, qu’il est venu (Jean 12.27) ; c’est à cette heure aussi qu’éclate toute sa miséricorde (Jean 10.15-18 ; 15.13), car c’est alors qu’elle passe victorieuse par la plus terrible des épreuves.
« La mort de Socrate, dit Rousseau, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de Jésus, expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate, prenant la coupe empoisonnée, bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Ce sont là d’inimitables paroles, mais qui sont bien loin de suffire à nous expliquer les angoisses de la mort de Jésus. Ces angoisses, d’ailleurs, Rousseau les ignore. « Où est l’homme, dit-il, où est le sage, qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation ? » — On raconte que Voltaire écrivit, en regard de ces mots, sur la marge de l’Emile : « Sans faiblesse ? Et sa sueur de sangv ? » Eh bien ! ce jour-là du moins, le philosophe de Ferney ne réussit pas à blasphémer. Bien malgré lui, sans doute, il disait vrai. Non, la mort de Jésus ne fut point exempte de ce qu’on a coutume d’appeler faiblesse en pareil cas. En vain chercherions-nous en lui, au moment de sa mort, l’aimable sérénité d’un Socrate, la sombre fierté d’un Brutus ou le calme puissant d’un Caton d’Utique. Pour lui, on le voit bien, la mort est pleine d’horreur ; elle n’est, avant tout, ni un triomphe, ni une délivrance, mais un ténébreux passage qu’il voudrait éviter, — et, lorsqu’elle arrive, il l’accepte, mais il ne la brave pas. Et pourtant nous sentons bien qu’il y a, au fond de tant de faiblesse, un héroïsme que nous n’avons rencontré nulle part ailleurs. Nous comprenons que Jésus, tel que nous l’avons connu, tremblant devant la mort, serait la plus inconcevable, la plus monstrueuse des contradictions, si la mort n’était pour lui que ce qu’elle était pour Socrate, Brutus ou Caton, — et que, pour qu’il ait passé par l’agonie morale de Gethsémané, il faut qu’il ait savouré dans la mort une amertume que ces héros de l’antiquité païenne ne soupçonnaient pas.
v – Je trouve cette annotation de Voltaire relevée dans le livre de M. Gaberel, sur Rousseau et les Genevois, p. 71.
C’est là que nous voulions en venir. Jésus ne cherche pas plus à s’élever au-dessus de la mort lorsqu’elle vient à le frapper lui-même, qu’il n’avait cherché à distraire le lépreux de sa lèpre. Il voit en elle le sinistre résumé de toutes les douleurs de l’humanité, il y voit la peine amère et sordide du péché, l’humiliation absolue infligée au révolté, et, dans la plénitude de sa liberté et de la conscience de sa justice, il fait de cette humiliation la sienne propre. De là ces tressaillements douloureux, de là ce visage abattu, de là cette « sueur de sang » dont triomphe Voltaire et dont triomphent à leur tour, depuis dix-huit siècles, tous les misérables qui ont su y reconnaître la lutte comme aussi la victoire suprême de l’amour rédempteur.
Nous avons dit que la charité de Jésus pénétrait sa vie tout entière. Elle n’en est point, pourtant, encore le dernier mot, elle n’en est point le centre, le foyer même. Il est, si nous pouvons encore appliquer une expression aussi petite à quelque chose de si grand, il est un trait qui domine en Jésus sa charité même ; nous voulons parler de l’union de Jésus avec Dieu.
On comprendra que nous soyons obligé, sur ce sujet, à une grande sobriété. Nous ne sommes ici, on voudra bien s’en souvenir, que simple observateur ; à ce titre, nous ne pouvons parler que de ce que nous voyons. Or, si le lien qui unit Jésus à Dieu est le trait central de son caractère, il est, par là même, celui qui échappe le plus à toute description.
Une chose nous frappe, dès l’abord, lorsque nous considérons Jésus dans ses rapports avec Dieu ; c’est qu’il ne se donne jamais à nous comme ayant besoin du pardon de son Père. Lui, si prompt à flétrir chez les autres tout sentiment de propre justice, et à repousser toute prétention à la piété qui ne repose pas sur la repentance ; lui qui ne voit de salut pour l’humanité que dans un retour à Dieu, jamais il ne fait monter au Père une requête qui respire le moindre remords personnel ; jamais il ne parle de péchés qu’il aurait commis, jamais il n’exprime la moindre inquiétude au sujet du salut de son âme, jamais cette âme n’est troublée que par la misère d’autrui. Bien plus, il déclare « qu’il fait toujours la volonté de son père » (Jean 8.29), il défie ceux qui s’opposent à lui de le convaincre de péchéw (Jean 8.46), il se présente constamment, comme en possession de la vie éternelle. Etrange illusion ! dirions-nous, si nous ne le savions pas si clairvoyant en face du péché d’autrui ; orgueil inouï ! si nous ne le savions pas si humble.
w – Ce défi resta sans réponse de la part d’adversaires qui pourtant l’épiaient avec toute la perspicacité que donne la haine sur les défauts de l’ennemi. (Voir Dorner, Supplément théologique, 1862, p. 10.)
Si humble, disons-nous, et, en effet, la forme sous laquelle nous apparaît en lui son union avec Dieu est celle de la plus absolue dépendance. C’est dans l’évangile de Jean que nous trouvons les plus humbles déclarations de Jésus au sujet de ses rapports avec le Père ; c’est surtout dans les trois premiers évangiles que nous voyons cette dépendance se traduire dans les faits. Jésus le déclare, il n’est pas venu de lui-même, c’est le Père qui l’a envoyé (Jean 8.42), le Père qui est avec lui, car il fait en tout temps sa volonté (Jean 8.29), le Père dont il tient tout ce qu’il a (Jean 5.20), tout ce qu’il dit (Jean 8.16), tout ce qu’il fait (Jean 8.28), le Père dont il recherche en tout temps, en toute occasion la gloire (Jean 7.18). Nous ne nous arrêterons pas à faire remarquer combien cette humilité profonde de Jésus, humilité qui le portait à détourner de lui-même toute la gloire que pouvaient lui attirer de la part des hommes ses promesses et ses actes de miséricorde, est souverainement propre à appeler sur lui la confiance. Il invoque lui-même cette autorité : « Celui, dit-il, qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est digne de foi, il n’y a point d’injustice en lui » (Jean 7.18).
L’humilité de Jésus ne se borne pas à des déclarations, elle passe dans les faits et s’appelle l’obéissance. Cette obéissance de Jésus à son Père se révèle à nous, toujours égale à elle-même, dans les petites comme dans les grandes occasions ; dans la douce patience qu’il met à accepter les épreuves journalières que lui apporte la condition matérielle et sociale qui lui est faite, aussi bien que dans l’indomptable courage avec lequel il traverse les grandes heures de la lutte ; dans le filial abandon avec lequel il attend de son Père le plan, en apparence si incohérent, de chacune de ses journées, aussi bien que dans la soumission entière qu’il montre en marchant au devant du sacrifice suprême. « Ma nourriture, dit-il, est de faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. » Qui oserait le démentir ? Nous ne reviendrons pas sur les moments où l’obéissance de Jésus ressort avec le plus d’évidence ; nous ne rappellerons pas Gethsémané. Nous avons envisagé, au point de vue de l’amour de Jésus, les luttes qu’il eut à soutenir ; nous pourrions les reprendre à celui de son obéissance. Son triomphe est aussi bien celui de l’absolue piété que celui de la miséricorde absolue ; nous nous trompons, il serait plutôt encore celui de l’absolue piété. « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils au monde, » dit Jésus en mettant la main à la charrue, et au soir de sa journée, il s’écrie encore : « Que ta volonté soit faite, et non la mienne ! » Ce n’est pas la charité de Jésus qui détermine son obéissance, c’est son obéissance qui détermine sa charité. Ce n’est point parce qu’il aime ses frères qu’il est un avec Dieu, c’est parce qu’il est un avec Dieu qu’il aime ceux que Dieu lui a donnés : « Comme le Père m’a aimé, dit-il, ainsi je vous ai aimés. » D’ailleurs, à quoi bon distinguer ? Ici nous sommes au centre, ou, si l’on veut, au sommet commun où toutes les lignes se rencontrent. Obéir à Dieu et se donner au hommes, c’est une seule et même chose, l’absolue piété est en même temps l’absolue charité. Dire que Jésus est le vrai Fils de Dieu, vivant parmi les hommes, et dire qu’il est, par son amour absolu, le sauveur de l’humanité, c’est rendre, en un pléonasme sublime, tout le caractère de Jésus.
Mais ce n’est pas seulement par le côté de la dépendance que Jésus nous présente son union avec Dieu. Cette union est réelle ; Jésus n’est point le serviteur, il est le Fils de Dieu. Il dit, en parlant de Dieu, mon Père, dans un sens évidemment spécial (Matthieu 11.27 ; Luc 10.22) ; il se déclare un avec Dieu (Jean 10.30) ; il ose dire nous, en parlant de Dieu et de lui (Jean 14.23), et cette parole inouïe, qui de la part de tout autre nous choquerait comme un épouvantable blasphème, nous semble si naturelle dans sa bouche, que nous songeons à peine à la relever : « Tout ce qui est à moi est à toi, » dit-il à son Père, et il ne craint pas d’ajouter : « Tout ce qui est à toi est à moi » (Jean 17.10). A lui appartient, à ce titre, et le droit de grâce (Luc 5.20), et le jugement sur les hommes (Matthieu 25.31), et la vie (Jean 5.26), et la royauté sur la nature (Marc 4.41), et cette royauté éternelle des âmes, plus glorieuse encore, et qui est, peut-être, la manifestation la plus authentique de sa réelle divinité.