Les Prolégomènes de la dogmatique comprennent quatre sections intitulées comme suit :
- Définition de la dogmatique.
- Déterminations particulières de la dogmatique.
- Division de la dogmatique.
- Histoire de la dogmatique.
La dogmatique est la discipline théologique dont le but est d’exposer dans un ordre systématique les faits accomplis par Dieu en vue du salut de l’humanité déchue, et les doctrines originales se rapportant à ces faits.
remarque i
La signification du mot δόγμα dont la racine δοκεῖν se prêtait à des acceptions diverses, a varié au cours des temps et selon la nature des milieux où il a trouvé son emploi. Il est clair que quand c’est le souverain d’un état ou le chef incontesté d’une école qui dit : δοκεῖ μοι, l’expression de sa pensée revêt aussitôt un caractère d’autorité qui s’impose aux opinions individuelles et en tout cas l’en sépare. Dans son sens primitif de décret, nous rencontrons le mot δόγμα déjà dans les LXX, Daniel 2.13 ; 6.8, 9, 15 ; et deux fois dans le N.T., sous la plume de Luc, Luc 2.1 ; Actes 17.7. Selon un emploi voisin du précédent, mais qui nous transporte déjà de la sphère civile dans l’ordre religieux, le mot δόγματα désigne dans deux passages du N. T. les statuts et ordonnances judaïques : Éphésiens 2.15 ; Colossiens 2.14 ; mais jamais, ni chez saint Paul, ni dans le reste du N. T., il ne s’entend des doctrines chrétiennes. C’est de l’usage des stoïciens et autres philosophes rappelé par Cicéron, et non du langage apostolique que le dogme, c’est-à-dire une décision doctrinale individuelle ou collective, faisant autorité pour la raison ou la conscience des disciples ou adeptes, a passé dès le IVe siècle dans la langue et le droit ecclésiastiques. Si toutefois l’on voulait chercher dans le N. T. lui-même le point de départ de ce qui est devenu le dogme ecclésiastique, on le trouverait sans doute dans la formule de décret du premier concile : ἔδοξεν τῷ ἁγίῳ πνεύματι καὶ ἡμῖν (Actes 15.28), mais où la mention et la présence réelle du Saint-Esprit créait une garantie d’infaillibilité dont furent dépourvues la plupart des décisions ecclésiastiques ultérieuresc.
c – Sur l’étymologie du mot dogmatique, comp. entre autres l’article de Köstlin dans la Realencyclopädie de Herzog et Plitt. tome III, page 640.
Il résulte de ce qui précède que le terme dogmatique, considéré dans son acception étymologique, est affecté, comme d’ailleurs ceux de Morale ou d’éthique, d’une impropriété qui en fausserait la définition, si elle n’était corrigée par l’usage. En effet, la dogmatique, telle que nous l’avons définie, a pour objet principal non pas des doctrines mais des faits, et moins encore des décisions humaines, de quelque autorité qu’elles soient revêtues, mais des révélations divines, actuelles et verbales.
Il est vrai que ces révélations ont en elles-mêmes une autorité inconditionnelle ; mais il ne l’est pas moins que toute formule dans laquelle l’Eglise ou le théologien s’efforce de les traduire, n’a qu’une valeur relative, la plupart du temps locale et passagère, souvent purement subjective, et c’est sous ces réserves que nous appelons dogmes les éléments de la science appelée dogmatique.
Aussi bien la dénomination de dogmatique est-elle de date relativement récente. Encore inconnue à l’époque de la Réformation, ce ne fut que dans la seconde moitié du XVIIe siècle que l’expression Theologica dogmatica fut introduite chez les luthériens par Reinhard dans sa Synopsis theologiæ dogmaticæ (1659), et par Buddeus de Jéna, auteur des Institutiones theologiæ dogmaticæ (1723) ; et ce fut seulement un siècle plus tard encore que cette même appellation fut adoptée par les théologiens réformés, en Allemagne d’abord, puis en France. Les termes employés dans l’ancienne théologie pour désigner l’exposé des connaissances révélées dans l’Ecriture, étaient : Theologia theoretica, thetica, positiva, et peut-être ces deux dernières désignations paraîtront-elles plus heureuses que le terme qui les a définitivement remplacéesd.
d – Voir sur l’emploi du lerme dogmatique : Al. Schweizer, Die christliche Glaubenslehre, pages 23 et sq. ; Ritschl. Rechtf. und Versöhn. Tome II, page 2. Comp. Chenevière, Dogmatique, Introd. pages 4 et 5.
Dans l’ancienne théologie protestante, le dogme particulier se nommait : articulus fidei, et on le définissait : Pars doctrinæ verbo Dei scripto revelatæ, de Deo et relus divinis peccatori salvando ad credendum propositis (Hollace, † 1713).
Nous n’aurions rien à objecter à cette définition, si, suivant les habitudes de l’époque, elle ne fût devenue le point de départ d’une série de divisions et de subdivisions ou oiseuses, ou positivement fallacieuses. C’est ainsi que les articles de foi furent distingués, comme les scolastiques l’avaient déjà fait, en puri et mixti : les premiers, absolument supérieurs aux lumières de la raison naturelle, et susceptibles d’être connus exclusivement par révélation divine : les seconds, connaissables en partie par le moyen des lumières naturelles et en partie par le secours surnaturel de la révélation ; par exemple : les articles de l’existence et des perfections de Dieu (Hollace). On voit que les articuli mixti sortaient déjà de la définition générale de l’articulus fidei (pars doctrinæ verbo Dei scripto rerelatæ), qu’on nous donnait comme l’expression d’une des parties de la révélation particulière. Il est évident surtout que la dogmatique chrétienne ne saurait être composée de pièces rapportées et issues de diverses origines, et que les données même qu’elle peut paraître avoir empruntées à la révélation naturelle, sont marquées par la révélation chrétienne et doivent l’être par la science chrétienne, d’une empreinte originale et créatrice qui les rend, comme toutes choses en Christ, toutes nouvelles.
Emportée par la manie de la subdivision, la théologie du temps pratiqua sur l’articulus fidei de nouvelles dissections, qui n’avaient plus aucune raison de finir.
Quant à leur importance, les articles de foi furent distingués en fondamentaux et non fondamentaux ; les fondamentaux eux-mêmes, en primarii et secundarii ; les primarii, en constituentes, antecedentes et consequentes. Les primarii se distinguaient des secundarii, en ce que la connaissance des uns et des autres étant nécessaire au salut, c’était la négation des secundarii et déjà l’ignorance des primarii qui était réputée cause de perdition.
La définition des articles non fondamentaux qui s’opposaient aux précédents et achevaient la symétrie, révélait mieux encore le péril caché dans ces jeux d’esprit : c’étaient les parties de la doctrine chrétienne qui pouvaient être à la fois ignorées et niées sans danger pour le salut : « quæ citra jacturam salutis ignorari et negari possunt ». On opérait par là dans l’ordre des doctrines une distinction toute semblable à celle que l’Eglise catholique avait faite entre péchés véniels et péchés mortels, et ces deux erreurs étaient parentes : là, on évaluait la gravité morale de l’acte d’après ses accidents extérieure ; ici, de même, on transportait le péril de la négation ou de l’ignorance dans l’objet doctrinal, au lieu de le chercher dans l’état moral du sujet lui-même.
Mais à ce point, la dogmatique ne tardait pas à se départir en quelque sorte de la gravité qui lui convient. Au nombre des articles non fondamentaux, on rangeait le point de savoir si le monde avait été créé au printemps ou en automne ; si la chute des anges avait été causée par l’envie ou par l’orgueil ; si la fin dernière du monde sera substantielle ou accidentelle.
remarque ii
D’après notre conception générale de l’objet de la théologie, exposée dans notre premier tome, la notion complète de la révélation du salut consommé dans la personne et dans l’œuvre de Jésus-Christ, comprend deux éléments nécessaires l’un à l’autre, bien que l’un soit le principal, l’autre l’accessoire : un fait et une doctrine se rapportant à ce fait ; en deux mots : des révélations actuelles ou historiques et des révélations verbales.
Ici se présentent à nous deux erreurs opposées que nous avons à écarter toutes ensemble : l’ancienne conception intellectualiste de la révélation chrétienne, commune aux deux adversaires du temps, le rationalisme et le supranaturalisme, et consistant à réduire la révélation tout entière à une doctrine, que les uns déclaraient communiquée par Dieu directement à l’intelligence humaine, tandis que leurs adversaires prétendaient n’y voir qu’une découverte de la raison humaine laissée à ses seuls efforts.
L’erreur moderne et opposée à la première qui se répand dans le domaine de la théologie sous l’influence de l’école de Ritschl, est la conception que nous appellerons positiviste de la révélation. Elle consiste à réduire la donnée chrétienne à ce que nous pourrions appeler sa charpente historique, aux faits pour ainsi dire bruts, dépouillés de toute idée à eux inhérente, en abandonnant l’interprétation de ces faits aux efforts plus ou moins réussis ou avortés de la pensée chrétienne depuis l’époque de fondation du christianisme jusqu’à aujourd’hui.
Nous avons déjà réfuté la conception intellectualiste de la révélation chrétienne, en faisant appel à cette révélation elle-même. Le même procédé nous servira contre la forme opposée, la conception positiviste. Dès la première apparition de l’Eglise chrétienne, la doctrine des apôtres figure comme l’accompagnement nécessaire des faits rédempteurs dans la foi des chrétiens (Actes 2.42).
Et nous ajoutons au nom du bon sens que les faits historiques de la vie terrestre de Christ, sa mort et sa résurrection, par exemple, isolés des commentaires qui en ont été donnés par leurs premiers témoins, cesseraient de devenir des objets de foi et même de connaissance pour se transformer en simples spectacles offerts à la curiosité des hommes.
Ainsi se justifie l’énoncé des deux objets que nous attribuons à l’étude dogmatique : des faits et des doctrines se rapportant à ces faits.
remarque iii
Enfin, dans notre définition de la dogmatique, nous avons désigné au nombre des objets de cette discipline, les faits divins accomplis en vue du salut et les doctrines originales se rapportant à ces faits.
Etant donné, en effet, le christianisme comme une révélation surnaturelle et divine, nous pourrions être tentés, à la suite d’un grand nombre de théologiens, d’attribuer à la dogmatique comme objets obligatoires de cette discipline, toutes les manifestations avérées du fait chrétien au cours des âges, depuis ses origines jusqu’à l’heure actuelle. Le fait chrétien, en effet, considéré dans sa réalisation totale, comprend une apparition primitive et créatrice en la personne de Jésus-Christ et de ses premiers témoins, et un développement de dix-huit siècles issu de ces origines. Nous distinguons en d’autres termes dans l’événement complet qui se nomme la religion chrétienne, le christianisme d’origine et le christianisme dans l’histoire.
Or on s’est habitué depuis Schleiermacher à faire rentrer ce second objet de la connaissance chrétienne et scientifique : le christianisme dans l’histoire, à titre égal ou peut-être même supérieur au premier : le christianisme d’origine, dans la tâche normale de la dogmatique chrétienne.
Cette extension donnée à la matière de la dogmatique peut se présenter sous deux formes distinctes, quoique apparentées l’une à l’autre, selon que l’on considère comme objets légitimes de cette discipline, les dogmes de l’Eglise ou d’une Eglise particulière exprimés dans ses confessions de foi, et l’expérience chrétienne, soit individuelle, soit collectivee.
e – Nous avons, dans notre premier tome, réuni ces diverses variétés d’opinions et de méthodes sous le qualificatif de subjectivistes.
La première de ces alternatives comprend elle-même deux variantes. Tantôt, en effet, on a attribué aux dogmes de l’Eglise universelle ou d’une Eglise particulière, une autorité dogmatique égale à celle qui est reconnue à l’Eglise primitive : c’est le traditionalisme, dont l’Eglise catholique romaine et certaines Eglises protestantes sont les illustrations. Ou bien, sans attribuer aux dogmes ecclésiastiques cette autorité absolue, on n’en a pas moins fait de ces dogmes les objets des articles de la dogmatique chrétienne, transformée par là en une discipline historique, en un chapitre de la symbolique. Schleiermacher et Rothe sont les représentants les plus illustres de ce second point de vue, devenu régnant aujourd’huif.
f – On peut citer parmi les auteurs qui ont voulu la dogmatique affranchie du caractère confessionnel, Beck, Reiff, Köstlin, ce dernier dans son article Dogmatik, Realencyclopädie, tome III, page 644.
Nous pouvons rattacher encore à cette première variante du subjectivisme M. Scherer, à l’époque où il composa les Prolégomènes d’une dogmatique de l’Eglise réformée (1843) ; car après avoir défini la dogmatique chrétienne : La science des dogmes du christianisme, il restreint immédiatement cette première définition dans la formule suivante : La dogmatique est la science des dogmes professés par une Eglise chrétienne, et dans le cas particulier, par l’Eglise réformée.
L’auteur ne s’arrête pas là cependant, et considérant que la formule du dogme fournie par l’Eglise à la dogmatique n’a point comme telle une autorité immédiate et absolue, et doit être soumise à une appréciation critique, il revient après un circuit au point de vue qui est le nôtre, en déclarant que « c’est dans l’Ecriture que la science doit chercher la norme de cette critique elle-même. »
« Pur et absolu, continue-t-il, mais élémentaire et abstrait dans l’Ecriture, concret et développé, mais relatif et exposé à l’altération dans l’Eglise, le dogme ainsi considéré dans le rapport de ces deux principes entre eux, paraîtra comme l’Eglise elle-même, sous sa double face et dans la réunion de ses éléments, empirique et idéal, réel et normatif. »
Parmi les représentants de la seconde des variantes du subjectivisme, nous citerons ici MM. Bouvier et Lipsius.
Dans l’article Dogmatique de l’Encyclopédie des sciences religieusesg, M. Bouvier définit la dogmatique : Une science qui a pour objet le christianisme en soi, et rien, a priori, ne nous empêcherait de souscrire à cette définition, car tout dépend ici de ce que l’on entend par le christianisme en soi. Mais les déterminations ultérieures de l’auteur nous prouvent que c’est : christianisme en nous qu’il aurait dû dire. Après avoir, en effet, écarté d’une façon trop absolue peut-être, les deux définitions du christianisme comme d’une règle et d’une idée — car le christianisme renferme incontestablement l’une et l’autre — l’auteur finit par l’identifier avec cette réalité vivante qui se nomme l’expérience :
g – Tome IV
« Le christianisme se présente comme la manifestation d’un grand fait, l’action intime et continue de Dieu dans l’histoire, sensible surtout dans la personne du Christ et dans son œuvre au sein de l’humanité. Cette réalité est une vie qui se produit au dehors et au-dedans de nous, à la fois générale et individuelle, historique et spirituelle. Le chrétien qui l’a contemplée dans l’Evangile, la sent établie en lui ; il doit l’étudier par la voie de l’expérience. »
Plus loin, l’auteur précise la définition de la dogmatique donnée plus haut en l’appelant : « La science de la vie divine, telle qu’elle est excellemment manifestée dans le Christ, et communiquée par lui à son Eglise. »
Nous constatons, en passant, que par les déterminations précédentes, toutes les alternatives ne sont pas épuisées ; car le christianisme en soi pourrait bien désigner un fait historique et originel renfermant une règle et une idée, antérieur et transcendant à toute tradition ecclésiastique aussi bien qu’à toute expérience subjective, et, comme tel, devenir raisonnablement l’objet d’une discipline particulière appelée dogmatique, sans préjudice des études vouées au christianisme dans l’histoire et dans la conscience et l’expérience modernes.
La définition que Lipsius donne de la dogmatique chrétienne : L’exposé scientifique de la foi chrétienne, peut être qualifiée de subjectiviste comme la précédente, en ce qu’elle attribue pour objet à la dogmatique un fait subjectif, la foi chrétienne, comprise encore dans l’expérience commune et individuelle.
« La dogmatique, lisons-nous dans le Lehrbuch der ev. prot. Dogmatik, est l’élaboration scientifique du dogme, ou le développement scientifique de la doctrine reconnue dans l’Eglise chrétienne, comme l’expression à chaque fois la plus adéquate de sa foi commune », et plus loin : « La dogmatique déduit le principe religieux du christianisme de l’expérience commune et individuelle ».
Ritschl a fait de ce point de vue de Lipsius une critique juste, en contestant au théologien le pouvoir de faire de toutes ces expériences individuelles, la plupart secrètes et discrètes, un total authentique, et il prévoit avec raison que cette expérience collective ne tardera pas à se réduire à n’être qu’un instrument purement individuel de connaissancesh.
h – Voir : Die christl. Lehre von der Rerhtfertigung und Versöhnung, tome II. page 8.
J’ajoute en réponse aux deux auteurs que je viens de citer que l’expérience chrétienne, soit individuelle, soit collective, est un facteur trop mélangé en même temps que trop variable, à supposer même qu’il fût reconnaissable quelque part et à un moment donné sous une forme authentique et suffisamment accréditée, pour que le dogmaticien pût en user autrement que comme d’une forme auxiliaire dans l’élaboration d’un objet de connaissance générale et scientifique.
Mais si aucun élément du christianisme dans l’histoire ne peut être placé de pair à coté de la source originelle, pour servir de donnée à la connaissance chrétienne et devenir l’objet authentique de la dogmatique chrétienne, on ne saurait non plus, et à plus forte raison, tirer soit de la tradition historique, soit de la conscience chrétienne, individuelle ou collective, une norme pour cette discipline. En d’autres termes : si ce n’est point au christianisme dans l’histoire à nous fournir la matière de l’élaboration dogmatique, ce ne sera non plus ni à quelque facteur du développement historique du christianisme, ni à quelque organe subjectif, fût-ce la raison ou la conscience dite chrétienne, que nous irons emprunter le critère des données à conserver sous le titre du christianisme authentique ou à éliminer du champ de la dogmatique chrétienne ; car ce serait bien ici que la contrariété des sentences particulières interdirait toute décision d’une valeur définitive et générale. Accorder à la raison ou à la conscience moderne le droit de frapper de discrédit telle donnée originale et authentique du christianisme, ce serait ou bien supposer l’existence d’une raison ou d’une conscience générale autorisée à trancher sans appel entre des opinions rivales et jusqu’ici prétendues égales en droit et en autorité ; remplacer ainsi l’ancienne autorité par une nouvelle ; ou accorder qu’il pût y avoir autant de vérités chrétiennes qu’il y a de raisons et de consciences individuelles.