Dieu les a tous renfermés dans la rébellion, afin de faire miséricorde à tous.(Romains 11.32)
Nous nous représentons avec raison la vie des justes dans le monde à venir comme une vie parfaitement heureuse. Nous savons que toute larme sera essuyée de leurs yeux ; qu’il n’y aura pour eux, dans ce séjour paisible, ni deuil, ni cri, ni travail, et que la bonté de Dieu leur réserve des rassasiements de joie à sa droite pour jamais. Mais il y a dans leur félicité une circonstance à laquelle nous pensons moins, et qui devrait, ce semble, nous intéresser beaucoup : c’est la vie des justes entre eux, c’est la beauté et la douceur de la société qu’ils formeront ensemble, et son immense supériorité sur la société des hommes dans cette vie de passage et d’épreuve qui se termine à la mort. L’espérance d’une société si parfaite, exempte de tous les troubles qui affligent notre société terrestre, une telle espérance devrait nous faire tressaillir, et suffire toute seule à former dans notre cœur cette exclamation du prophète : Quand entrerai-je, et me présenterai-je devant la face de Dieu ?[b] En effet, cette société d’ici-bas, hors de laquelle nous ne pouvons pas vivre, sans qui nous ne pourrions subsister, et à laquelle sans doute nous devons beaucoup de biens, elle est pour nous aussi la source de beaucoup de maux ; il semble quelquefois qu’on n’y saurait durer ; on est tenté de la fuir ; on n’y reste, ce semble, que par nécessité. Il est vrai que, quand nous nous demandons pourquoi la société civile n’est pas ce que nous voudrions qu’elle fût, nous trouvons que c’est uniquement parce que nous ne sommes pas ce que nous devrions être ; car enfin, cette société, c’est nous-mêmes, et elle ne peut être que ce que nous sommes. Mais nous ne faisons pas à l’ordinaire cette réflexion, et quand nous la ferions, elle ne nous consolerait pas. Ainsi nous continuons à nous plaindre ; nous disons que le monde est bien méchant, qu’on ne sait à qui se fier, et qu’autant presque vaudrait vivre au désert que parmi les hommes.
[b] Psaume 42.3
Qui n’a pas, une fois du moins, tenu ce langage ? Qui n’a pas, une fois du moins, trouvé que cette chaîne était bien pesante ? Or, que les hommes perdus de mœurs et couverts de crimes maudissent la société, eux qui sont les ennemis de toute subordination et de toute loi, rien de plus naturel ; mais les plus honnêtes gens parlent quelquefois ainsi, et quelquefois précisément parce qu’ils sont plus honnêtes. Ce n’est pas contre toute société qu’ils protestent, mais contre la société telle qu’elle est. Ils ne la voudraient pas abolie ; ils la voudraient seulement meilleure. Et entre autres choses qui les choquent, il en est une dont ils se plaignent plus vivement : c’est qu’il n’y a point d’égalité entre les hommes, et que le principe même de cette égalité n’est ni reconnu ni respecté. D’autres, qui ne sont pas moins honnêtes, se plaignent de voir toute espèce de supériorité devenir un objet d’envie et de haine, celui qui possède menacé incessamment par celui qui ne possède pas, et les droits les mieux acquis contestés et insultés au nom même du droit.
Pour savoir jusqu’à quel point ces idées ont troublé et troublent encore la société humaine, il ne faut que de la mémoire et des yeux. Que d’agitations, que de déchirements, que de sang répandu, que de ruines entassées pour la défense des inégalités, pour le triomphe de l’égalité ! Vous étonnerez-vous si des hommes de paix, dont la conversation, comme dit l’Apôtre[c], est déjà dans le ciel, tournent vers le ciel des yeux suppliants, et soupirent après cette société des élus, pleine de paix et d’harmonie ? Mais quoi ! n’y aura-t-il plus lieu dans le ciel à des comparaisons d’homme à homme ? plus d’inégalités ? point de degrés de bonheur et de gloire ? Ils ne le prétendent pas ; mais ils savent que le sentiment que ces inégalités produisent ici-bas n’existera pas dans le ciel ; ils savent qu’un même vœu, un même amour remplissant tous les cœurs, Dieu étant le suprême objet de toutes les pensées, sa gloire, la seule gloire désirée, il n’y aura plus lieu, dans la société des élus, ni à l’ambition ni à l’envie. Ils savent que, bien loin d’aspirer entre eux à des distinctions, ou de se souhaiter mutuellement des humiliations, le mouvement unanime des élus, leur disposition habituelle est de jeter leurs couronnes (car c’est un peuple de rois) devant le trône de Dieu et de l’Agneau. Ils savent que, tous rois, tous heureux, tous égaux, puisqu’ils sont tous sauvés, le bonheur des uns ne gêne et ne limite en rien le bonheur des autres, et que la joie inexprimable et inépuisable du salut, sans cesse entretenue, sans cesse augmentée par la vue immédiate de leur Dieu, ne laisse dans leur cœur aucune place pour le chagrin et surtout pour la haine. Ils forment une société, oui, sans doute ; non pas pour se partager, après se l’être disputée, quelque proie mondaine, mais pour s’entretenir des perfections de Dieu et de la beauté de son sanctuaire, pour s’encourager à le louer et à le servir, pour s’aider les uns les autres à exécuter les œuvres qu’il leur confie, pour nourrir dans le cœur les uns des autres, par de saintes effusions, la flamme d’un amour qui ne peut qu’augmenter sans cesse. Voilà quels sont les rapports, voilà quelle est la société des élus. Comment ne serait-elle pas l’objet de notre envie ? et comment nos regards, fatigués des scènes d’une société que le péché a corrompue, ne se porteraient-ils pas avec toute la vivacité du désir, vers cette colonie du ciel, vers cette immortelle cité, dont les murailles s’appellent salut et les portes louange ![d]
[c] Philippiens 3.20
[d] Esaïe 60.18
Il faut néanmoins, il faut que nos regards redescendent sur la terre, et s’abaissent de la société des élus vers la société des hommes mortels. Il nous faut connaître notre mal. Mais n’allons pas nous y tromper et le chercher où il n’est pas. Notre mal, ce n’est pas qu’il y ait dans le monde des supérieurs et des inférieurs, des maîtres et des serviteurs, des riches et des pauvres, des grands et des petits, en un mot, des inégalités. Ces inégalités sont l’œuvre de Dieu, soit qu’il les ait voulues de tout temps, soit qu’il les ait ordonnées depuis la chute de nos premiers parents. Ce que je veux dire et ce que vous reconnaîtrez sans doute, c’est que le péché qui les rend funestes, je l’avoue, et qui peut-être les exagère, n’en est pourtant pas le principe. Dès qu’un homme naît avec plus de talents ou dans des circonstances plus favorables qu’un autre (et ceci dépend de la volonté de Dieu), cet homme a les moyens de devancer ou de surpasser les autres. De là des inégalités de tout genre. Puisqu’elles sont l’œuvre de Dieu, il ne nous appartient pas de les blâmer, et il est impossible qu’elles soient mauvaises. Elles peuvent à la vérité le devenir, mais de notre fait, non du fait de Dieu ; de notre fait, parce que nous y faisons entrer ce qui n’y était pas, l’amertume et le venin du péché. Car, prenons ces inégalités telles que Dieu les a faites, et ôtons-en le péché : que restera-t-il ? Pour les plus heureux (si vous voulez les appeler ainsi), une occasion d’exercer la bienfaisance et l’humilité ; pour les moins heureux, un sujet de résignation et de confiance ; pour tous ensemble, des liens plus étroits que si, tous étant égaux, ils n’avaient nul besoin les uns des autres ; enfin pour la société, un moyen de se développer et de se perfectionner ; car si rien n’obligeait personne à faire une chose plutôt qu’une autre, tout le monde, j’en conviens, se suffirait à soi-même ; mais la plupart et les meilleures de nos facultés, restant sans emploi, s’engourdiraient, et nous les aurions reçues en vain, ce qu’il n’est pas permis de supposer. Au lieu que, de la façon dont il a plu à Dieu d’arranger les choses, le riche, le grand est le tuteur naturel, la providence visible du pauvre et du petit, et celui-ci, dirigé et soutenu par le premier, devient pour la société une force dont rien n’est perdu ou mal appliqué. La société tout entière est comme une armée qui a ses capitaines, ses officiers et ses soldats. Il y a moins encore inégalité que diversité de fonctions et partage de travail. Tous attachés à la même œuvre, tous soumis au même chef, concourent au même résultat, mais chacun à sa manière et selon ses forces. Chacun fait ce qu’il peut, et change de place à mesure que son pouvoir augmente ou diminue. Les premiers quelquefois deviennent les derniers, et les derniers prennent la place des premiers. Une roue sans cesse en mouvement élève au sommet, puis redescend, puis remonte encore les diverses familles des enfants des hommes. Ainsi s’accomplit doucement et sans secousse la loi de la Providence ; ou, plutôt, ainsi s’accomplirait-elle, si les passions des hommes pouvaient être d’accord avec les vues de Celui en qui rien n’est passion, en qui tout est sagesse.
Je viens de dire ce qui se passerait dans une société réglée selon les vues de Dieu. Mais dire ce qui s’y passerait, n’est-ce pas dire tout d’un temps ce qu’on y penserait, ce qu’on y sentirait ? Ai-je besoin d’ajouter que l’égalité y serait sincèrement respectée ; que les supérieurs respecteraient dans les inférieurs leurs égaux et leurs frères ; et que, sans cesse, en leur communiquant leurs richesses, leurs lumières, en se communiquant eux-mêmes par un commerce plein d’affabilité, ils les élèveraient jusqu’à eux autant que cela peut se faire ? Ai-je besoin de dire que l’inférieur, sentant sa dignité comme homme et comme responsable à Dieu, ne pourrait avoir dans sa conduite et dans ses sentiments rien d’abject et de rampant, mais que, d’un autre côté, soumis à la Providence de Dieu, il consentirait de bon cœur à la supériorité des autres, et ne ressentirait jamais les avilissantes douleurs de l’envie ? Ainsi tout se trouverait concilié ; ainsi l’ordre et la vie naîtraient de la distribution des talents et des travaux ; ainsi la bienveillance mutuelle se fortifierait du besoin que tous ont de tous ; ainsi chacun étant nécessaire à tous, obligé envers tous, il y aurait, d’homme à homme, un respect mutuel ; ainsi l’égalité triompherait dans l’inégalité même ; ainsi Dieu serait le médiateur entre les conditions diverses, et le vrai lien de la société.
Mais que fais-je en cet instant ? je remonte, sans m’en apercevoir, au point d’où je suis parti ; je décris une seconde fois la société des justes ; je transporte sur la terre l’ordre et l’économie du ciel ! Mais pourquoi non ? Et comment ne le ferais-je pas ? Me direz-vous que tout cela est bon pour le ciel ? Mais sachez-le : cet ordre de choses, cette société ne serait pas possible dans le ciel si elle n’était pas, jusqu’à un certain point, possible sur la terre. Ces justes, dont nous parlons, n’auront-ils commencé d’être justes que dans l’autre monde ? Ne l’étaient-ils pas dans celui-ci ? Et n’est-ce pas parce qu’ils formaient une heureuse société sur la terre, qu’ils en forment une plus heureuse dans le ciel ? Qu’est-ce donc que ce système qui ajournerait à l’autre monde tous les caractères de la véritable vie ? Qu’est-ce que cette erreur grossière qui ne verrait pas que si la véritable vie ne commence pas dès ici-bas sur la terre, elle ne commencera jamais, et que ne vouloir point de ciel sur la terre, c’est ne vouloir également point de ciel dans le ciel ?
Mais soyons justes et vrais : il y a si loin de ce que l’on voit communément sur la terre à ce que nous avons décrit, que vous avez pu croire que nous retournions, sans y prendre garde, à nos premiers tableaux, à la description de la société du ciel. S’il y a sur la terre une société pareille à celle que nous avons décrite, elle se cache bien. La supériorité sans orgueil et sans égoïsme, l’infériorité sans envie et sans abjection, en un mot, le triomphe, comme nous le disions tout à l’heure, de l’égalité dans l’inégalité même, où le trouver, où le montrer ? Il aurait peu réfléchi, il aurait mal observé celui qui m’interromprait ici pour me dire : « Vous cherchez l’égalité ? Mais êtes-vous aveugle ? êtes-vous sourd ? Quand est-ce que ce principe a été plus hautement reconnu et proclamé par plus de bouches ? Quand est-ce que les hommes et les lois ont fait plus de grandes choses en faveur de l’égalité ? Quand est-ce, en un mot, que ce principe a été plus près de son triomphe ? » Je ne voudrais pas, lui répondrais-je, troubler votre joie. Au fait, elle n’est pas sans fondement ; moi-même je la partage, et je me réjouis avec vous de voir tomber devant la raison publique certaines barrières qui arrêtaient l’essor de certaines classes de la société. Si vous bénissez la Providence, qui, à travers les siècles, a conduit l’humanité vers ce résultat, en forçant tout le monde, amis et adversaires, à y concourir avec elle, je me joins à vous de bon cœur pour bénir la Providence. Mais c’est elle seule que je veux bénir, c’est de sa seule bonté que je veux me réjouir ; quant aux hommes, s’ils trouvent à propos de se bénir eux-mêmes et de se glorifier, je les laisserai faire. Restons ensemble en présence de Dieu et au point de vue de l’éternité. A ce point de vue, ce qu’il importe de savoir, ce n’est pas si l’égalité triomphe dans l’opinion et dans les lois, mais si elle triomphe dans les cœurs ; si elle est aimée pour sa vérité et pour sa sainteté ; si elle est aimée d’un amour religieux et pur. Voilà, mon cher auditeur, le progrès dont je voudrais avoir des nouvelles. Ou, si vous voulez (car tout peut se renfermer en deux mots), croit-on à l’égalité, et l’aime-t-on ? Vous-même, mon cher frère, y croyez-vous et l’aimez-vous ?
Comment n’y croirais-je pas ? dites-vous. Au milieu de mille inégalités superficielles, quelle profonde égalité entre les hommes ! Tous pourvus des mêmes organes, tous bornés par les mêmes limites, tous sujets aux mêmes douleurs, tous dépendants de la fortune, tous ignorants de l’avenir, tous soumis à la nécessité de mourir, et finalement confondus dans la même poussière, qui peut s’empêcher de reconnaître qu’à les prendre au fond et dans l’essentiel, tous les hommes sont égaux ?
C’est fort bien ; mais cela n’empêche pas ces hommes pourvus des mêmes facultés d’en faire un usage très inégal ; ces hommes arrêtés par les mêmes limites d’en approcher, les uns beaucoup plus, et les autres beaucoup moins ; ces hommes sujets aux mêmes vicissitudes, d’en subir plus ou moins l’empire ; ces hommes, égaux dans la mort, d’être inégaux dans la vie ; en sorte que, s’ils se ressemblent tous par une condition générale, à laquelle on fait fort peu d’attention, ils se distinguent les uns des autres par des circonstances qui frappent tout le monde, qui imposent à tout le monde, et auprès desquelles tout le reste semble sans intérêt.
Vous aurez beau faire, l’homme éclairé n’est pas l’égal du sauvage, ni l’honnête homme l’égal du fourbe. Le puissant, tant qu’il est puissant, vous inspirera du respect, encore qu’à tout moment vous vous répétiez que cet homme puissant est mortel. A ces inégalités qui frappent votre vue, qui vous touchent par les endroits les plus sensibles, vous opposez je ne sais quelle idée d’égalité qui parle bien moins vivement à votre esprit que la vue de l’inégalité qui est dans le monde ne parle à vos yeux ; et quant à la mort, comme vous ne pourriez penser à celle d’autrui sans penser à la vôtre, et que c’est, de toutes les pensées, celle que vous écartez avec le plus de soin, il n’est pas probable qu’elle soit d’un grand secours pour entretenir toujours présente dans votre esprit l’idée de l’égalité.
Et quand vous l’auriez, cette idée, qu’auriez-vous ? Peu de chose. De savoir qu’il y a au-dessus de nous une force quelconque plus forte que chacun, plus forte que tous, et qui nous fait passer indistinctement sous le même joug, à quoi cela sert-il ? qu’est-ce que notre âme y peut gagner ? de quoi sommes-nous plus riches quand nous savons cela ? Cela peut consoler l’orgueil humilié, et pour un moment égayer l’envie ; mais il n’y a rien là qui ait la force d’un motif rien qui règle la vie, rien qui rende meilleur. Jointe à d’autres considérations, celle-ci peut avoir de l’utilité ; toute seule, c’est du poison. Elevons-nous donc plus haut et cherchons une base plus morale à l’égalité humaine. Vous produisez celle du droit. Vous dites : Tout homme a pour le moins le droit d’être homme ; et en cela tout homme est l’égal d’un autre ; si l’on ne reconnaissait pas ce droit, il n’y aurait point de droit ; et les grands et les riches ne pourraient en invoquer aucun en faveur de leur richesse et de leur grandeur ; en sorte que la base de l’inégalité tombe avec celle de l’égalité.
Voilà, je vous l’avoue, une raison faite pour toucher. Mais qui touchera-t-elle véritablement ? ceux pour qui le droit est un objet de respect. J’entends, non pas leur droit à eux, mais le droit en général, le droit d’autrui comme le leur. Or, pour être touché du droit d’autrui comme du mien, il est nécessaire que je sois pénétré du respect pour la loi qui a établi l’un et l’autre, pour la loi du juste ; il faut que je sois au moins aussi touché de mon devoir envers les autres que de leur devoir envers moi ; il faut que j’aime l’égalité dans leur intérêt comme dans le mien. C’est sans doute quelque chose que d’avoir reconnu l’égalité comme un droit, quand même d’abord je n’aurais pensé qu’à mon droit ; car je ne puis pas en faire mon droit sans en faire aussi le droit de tous les autres hommes. C’est quelque chose, c’est beaucoup ; et puis, peut-être, si vous y regardez de près, ce n’est rien. Ce n’est rien, si cette vérité que ma conscience et ma raison n’ont pas pu s’empêcher de reconnaître, n’a pas pénétré dans mon cœur. Ce n’est rien si je ne l’aime pas. Ce n’est rien, moins que rien, si je n’aime de cette vérité que ce qui flatte mon égoïsme et mon orgueil. Ce n’est rien, moins que rien, si, toujours prêt à l’invoquer contre les autres, je ne l’invoque jamais contre moi-même. Il y a deux manières si différentes de recevoir la doctrine de l’égalité, que selon l’une, c’est bien l’égalité que vous voulez et que vous cherchez, et que selon l’autre, c’est au contraire l’inégalité. Ainsi, quand vous parlez de l’égalité comme d’un droit, vous dites bien ; mais, au fond, tout le monde dit de même ; tout le monde a toujours pensé comme vous : et qu’est-ce que l’égalité a gagné à cet accord universel ?
C’est ici qu’il faut écarter toute illusion. Aimons-nous l’égalité comme notre droit seulement, ou aussi comme le droit d’autrui ? Toute la question est là : car si nous ne l’aimons que de la première façon, il est très certain que nous ne l’aimons point. Or, qu’il y ait des hommes qui l’aiment dans ses deux applications, pour eux et contre eux, et qui soient attachés, non à leur droit seulement, mais à la loi suprême et impartiale qui l’établit pour tous, je ne veux pas le nier ; mais ces hommes font exception. La masse de ceux qui proclament l’égalité a de tout autres dispositions et de tout autres vues. L’égalité est trop généralement le cri de l’infériorité humiliée et de l’ambition refoulée. C’est un cri puissant, parce qu’il retentit dans toutes les consciences ; il peut même d’abord être parti de la conscience ; mais ce sont les passions, c’est l’égoïsme qui le répètent et qui lui donnent le vaste et redoutable écho qui frappe vos oreilles. Vous aimeriez à croire le contraire ? Eh bien ! supposons un moment le contraire. Cette multitude qui proclame l’égalité, ce peuple qui l’inscrit dans ses lois, c’est l’amour du principe, c’est une affection morale qui l’anime. S’il en est ainsi, nous allons retrouver ce principe dans la vie de ce peuple, il se fera jour dans tous les détails de son existence, il percera à travers toutes les inégalités, et non pas, je l’espère, l’inégalité à travers toutes les égalités.
Je veux bien que le savant recherche le savant, l’homme d’esprit son semblable, l’homme de loisir celui qui a du loisir ; je veux bien que des intérêts et des occupations communes rapprochent certains individus et forment des classes. Egalité n’est pas confusion. Mais il n’y aura, n’est-il pas vrai, aucune barrière insurmontable entre une classe et une autre ? mais à la plus grande distance de culture ou de fortune, on se souviendra qu’on est homme, et que c’est là la plus profonde des ressemblances ? mais le riche ne prétendra pas au respect des pauvres pour son or, pour son champ, pour sa vigne, pour son équipage ? mais on ne rougira pas d’être vu en compagnie de telle ou telle personne, pourvu qu’elle soit honnête ? mais on n’aura pas honte d’un parent sans culture ou d’un ami d’enfance au langage et à l’habit grossiers ? mais on ne sera pas, avec les honnêtes gens de bas étage, affable seulement et condescendant, mais civil et affectueux ? mais on n’abusera pas de sa supériorité d’esprit pour flétrir et ridiculiser la simplicité, ni de son éloquence pour la déconcerter ? mais on ne regardera pas comme gens qui ne comptent pas ceux qui ont le désavantage de penser peu, ou le malheur de raisonner mal ? mais on ne sera pas tyran dans sa maison et avec ses entours après avoir proscrit la tyrannie dans l’Etat ? mais on aura plus volontiers de la pitié que du mépris pour ceux qui ont failli ? mais la qualité d’homme l’emportera sur toutes les autres, et assurera toujours à celui qui en est revêtu un accueil cordial ou compatissant ? Que vous dirai-je ? on sera toujours disposé, toujours prêt à se faire pauvre en esprit, à devenir simplement homme avec ceux qui ne sont guère que cela, à respecter en eux cette qualité d’homme qui est si grande et dont rien n’a pu les dépouiller, à rendre, en un mot, selon la recommandation de saint Pierre, l’honneur à tout le monde[e].
[e] 1 Pierre 1.17
C’est à vous à nous dire si, sous tous ces rapports, nos cœurs ont gagné autant que nos lois. Nommez-nous une constitution qui déracine l’orgueil ; prouvez-nous que, dans l’ordre social dont vous vous félicitez, il y a moins de place pour l’orgueil ; prouvez-nous qu’il y a dans les institutions quelque moyen de rendre l’orgueil plus traitable et moins avide de victimes ; en un mot, prouvez-nous qu’une révolution politique peut donner à l’homme un autre cœur, et que, pour chacun des individus qui la subissent, elle renferme la régénération ; alors vous aurez raison, et nous, qu’aurons-nous à faire que d’enfermer dans une arche, sous l’aile étendue des chérubins, ces tables nouvelles, plus précieuses et plus puissantes que les tables de Sinaï ? Non, non, la reconnaissance involontaire du droit ici ne suffit pas. Le respect de l’égalité veut être rattaché plus haut.
Vous voulez que, dans l’homme, je respecte l’homme créé du même sang que moi-même, animé du même souffle de vie par le même Créateur, formé comme moi à l’image de Dieu. Mais comment voulez-vous que j’honore dans un autre une image que je n’honore pas en moi ? comment voulez-vous même que je la reconnaisse, cette image, lorsqu’elle est effacée en moi ? Je dois, dites-vous, respecter la créature immortelle. Ah ! vous avez raison ; mais avant tout, il faudrait me souvenir que je suis immortel. Je dois respecter la créature de Dieu : sans doute par suite et en vertu de mon respect pour Dieu ? Mais si malheureusement j’ai cessé de respecter Dieu, à quel titre voulez-vous que je respecte sa créature ? Il me faudrait le craindre beaucoup pour rendre seulement un peu d’honneur à son ouvrage ; et voici que vous m’ordonnez d’honorer beaucoup l’ouvrage à cause de l’ouvrier que j’honore très peu ! Si vous voulez que la dignité humaine me soit chère et sacrée, rendez-moi d’abord cher et sacré Celui de qui elle procède ; mais tant que Dieu n’est pas respecté, il est injuste d’exiger que l’homme respecte l’homme, et cette exigence même est un outrage à Dieu.
Dans l’absence ou dans le mépris de la religion, il ne reste, pour protéger la dignité humaine et le principe de l’égalité, qu’un instinct trop vague et un sentiment trop faible pour tenir tête à un orgueil qui devient féroce lorsqu’il n’est pas dominé. Si vous vous examinez vous-mêmes, vous trouverez que vous avez mille fois plus d’inclination à vous élever qu’à vous abaisser ; vous vous rappellerez mille occasions où le sentiment de votre supériorité réelle ou prétendue vous a tentés au dédain et à l’insolence ; vous ne trouverez pas que cette grande qualité d’homme vous ait beaucoup imposé dans les faibles et dans les chétifs ; vous vous rappellerez que bien souvent vous ne vous êtes senti avec eux aucune communauté qui vous les rendît respectables. Et d’une autre part (car vous avez des supérieurs comme vous avez des subordonnés, et il n’y a guère, en toute société, qu’un homme qui n’ait personne au-dessus de soi, et qu’un homme qui n’ait point d’inférieur), d’une autre part, vous n’avez guère, dans vos rapports avec de plus grands et de plus puissants, respecté en vous-mêmes cette dignité d’homme ; du même fond d’orgueil dont vous vous éleviez, vous vous êtes abaissés pour plaire et pour parvenir, et souvent même, chose étonnante ! sans but et sans intérêt. Si quelque chose vous a préservés de cet avilissement, c’est encore l’orgueil agissant dans un autre sens, et non pas le respect auquel vous vous sentiez obligés envers l’image de Dieu que vous portez en vous. Peu d’hommes tiennent le milieu entre ces deux extrêmes ; les uns ne respectent pas leurs semblables, les autres ne se respectent pas eux-mêmes : peu d’hommes du moins dans un esprit religieux ; et combien d’hommes qui n’ont de respect ni pour les autres ni pour eux-mêmes !
Tel est l’effet qu’aura partout et malgré tous les efforts l’affaiblissement de la religion, l’abolition de la présence de Dieu dans les cœurs. Le sentiment de l’égalité humaine est toujours dans une exacte proportion avec le sentiment de la présence de Dieu ; parce qu’il faut une base au respect de l’homme pour l’homme, et que cette base ne peut être que Dieu ; et parce qu’il n’est pas possible, parce qu’il n’est pas juste de continuer à respecter l’homme quand on a cessé de respecter Dieu. Or, comme Dieu ne peut être révélé au cœur de l’homme que par Dieu même, c’est de lui aussi que procèdent toutes les vérités qui dépendent de la première des vérités, et tous les sentiments qui dépendent du plus juste des sentiments. C’est à Dieu qu’il appartient de restaurer dans l’âme humaine le principe et l’amour de l’égalité humaine.
Aussitôt que Dieu se communiquera directement à l’âme, il lui dira cela avec tout le reste ; et c’est pourquoi tout homme, en devenant chrétien, ne peut manquer de rendre hommage au principe de l’égalité. Mais je ne puis m’empêcher de tourner votre attention sur une des plus intéressantes merveilles de l’Evangile, et de vous montrer comment, d’une manière toute particulière, l’Evangile a prêché l’égalité.
L’égalité, avons-nous vu, c’est le respect de l’homme pour l’homme. Mais ce qui nous empêche de respecter l’homme, c’est que nous ne le voyons pas. Ce qui nous le cache et ce que nous voyons, ce sont mille accessoires de force ou de faiblesse, de richesse ou de pauvreté, de savoir ou d’ignorance, de petitesse ou de grandeur, qui l’entourent et que nous prenons pour lui. Parce que nous sommes vains et charnels, nous voyons l’homme riche ou pauvre, l’homme instruit ou ignorant, l’homme d’esprit ou l’homme borné, et jamais l’homme. Et même quand nous le considérons sous un point de vue plus élevé, celui de la moralité, nous ne voyons encore dans la vertu de l’homme vertueux qu’un don qu’il s’est fait à lui-même, non une chose que Dieu a mise en lui ; en sorte qu’ici encore ce qui obtient notre respect, c’est tel ou tel homme et non l’homme.
Il semble que le moyen de rétablir le principe de l’égalité et de le faire triompher, c’était de revêtir tous les hommes à la fois d’une telle dignité qu’elle fît disparaître toutes les distinctions, et d’une gloire qui engloutît toutes les gloires. Mais je vous demande à quel titre l’homme pécheur eût obtenu, en tant qu’homme, l’éclatante faveur que nous supposons. Un autre moyen restait. Ah ! ce n’était pas un moyen ; c’était d’abord l’inévitable accomplissement des menaces de la loi ; c’était d’abord le juste salaire de notre iniquité ; mais enfin, à ne considérer que le sujet qui nous occupe, nous pouvons l’appeler moyen : ce moyen, c’était, non de nous revêtir tous, mais de nous dépouiller tous ; de nous dépouiller, non comme individus, mais comme hommes ; de nous dépouiller intérieurement ; de nous dépouiller tellement à fond que tout ce qui pouvait nous rester en fait de distinctions et de décorations temporelles, que cette pourpre, que cette renommée, que cette puissance, que cette sagesse, que cette vertu même dont nous nous attribuons le mérite, ne parût plus autour de notre personne, autour de l’homme, que comme de sales et misérables haillons. Le moyen, c’était de nous déclarer tous ensemble, et au même titre, au même degré, condamnés et perdus ; c’était de nous envelopper tous ensemble dans la rébellion !
Quand le prince de la paix, tout plein d’une gloire intérieure, et salué du haut des cieux par l’alléluia des anges, sortit du prétoire, couvert d’un manteau d’ignominie, abandonné de tous et de ses disciples mêmes, un mot de Pilate le désigna à la multitude : Voilà l’homme !1 Et nous, après avoir vraiment cherché l’homme sous tant de déguisements divers, l’homme véritable, l’homme seulement homme, nous l’avons trouvé, dépouillé de toute gloire intérieure, haïssable à Dieu, haïssable à lui-même, un objet de pitié pour les- anges et d’effroi pour la création. A notre tour nous disons : Voilà l’homme ! oui, voilà l’homme[f] ; mais vous voilà vous-même aussi, homme ébloui de votre propre éclat ou de l’éclat d’autrui ; vous voilà tous, ô hommes ! jugez s’il y a parmi vous un être dont vous puissiez faire votre idole ; jugez s’il en est un dont vous puissiez faire votre adorateur !
[f] Jean 19.5
Une si profonde infortune, subie en commun, rétablit sans doute, d’une manière redoutable, la primitive égalité. Toutes les distinctions, toutes les gloires s’abîment dans cet opprobre. La mort elle-même ne nous égalise pas si bien, car elle laisse à la vanité humaine le temps de jouir de ses avantages ; elle les enlève, elle ne les nie pas. On a beau se représenter un cadavre sur ce trône, un squelette sous cette pourpre. Jeux funèbres et vains de l’imagination : la vie est plus forte. La mort est plus loin, très loin. On s’applique à vivre avant de mourir. On se prolonge dans l’avenir par mille ingénieuses précautions. On ajoute à sa vie la vie de ses descendants. Mais la conviction du péché est une mort avant la mort, une mort suprême. Elle éteint par avance le flambeau de la vie. Elle ne permet aucune compensation. On peut donner le change à la mort, à elle jamais. Tout s’efface, tout se décolore, toute prétention devient ridicule, toute gloire semble une parodie ; et l’âme qu’avait soutenue jusqu’alors la fièvre de l’ambition ou l’ivresse du succès, s’affaisse en elle-même et s’ensevelit dans son deuil.
Mais je ne vois sortir de cette mort que des fruits de mort. Surtout je ne la vois pas introduire dans les âmes et dans le monde le principe que nous cherchons. Je veux croire que l’homme qui se sent frappé au cœur par la sentence du Dieu juste, songe peu, dans son angoisse, à jouir de la confusion de ses compagnons d’infortune, et de les voir précipités de leur gloire imaginaire ; mais c’est un bien petit effet d’une bien grande cause. Allons plus loin ; sortons de ces ténèbres, connaissons toute la vérité, et réjouissons-nous à sa lumière.
Il les a tous enfermés dans la rébellion pour faire miséricorde à tous. Voilà la vérité, voilà la vie. Nous ne considérons pas aujourd’hui cette vérité par ses plus grands côtés, qui sont la bonté et la justice de Dieu, le salut du pécheur, sa naissance à une nouvelle vie, sa sanctification progressive ; nous ne voulons voir cette vérité que dans son rapport avec notre sujet. Avons-nous, cette fois, trouvé le grand principe de l’égalité ?
Nous pourrions ici invoquer à la fois le témoignage de l’incrédule et celui du croyant, et appeler à la raison du premier comme à l’expérience du second. La raison du premier lui dira que la doctrine que nous prêchons ne peut manquer de créer, chez ceux qui l’acceptent, un vif sentiment de l’égalité humaine. Mais nous aimons mieux laisser parler l’expérience du second. Peut-être que dans son cœur il nous a déjà prévenus, pour nous dire : « Vous me faites l’égal des autres hommes : c’est à peine si j’ose accepter ce titre ; car je me sens, en rentrant en moi-même, le premier des pécheurs. Je ne puis me figurer qu’aucun autre ait abusé autant que moi de la bonté de Dieu. Jugez si j’ai lieu de demander ma place au-dessus d’aucun autre. Quant aux distinctions de ce monde, comment pourraient-elles m’empêcher de voir dans les hommes autre chose que des égaux ? Mes supérieurs ? leur état de condamnation les abaisse jusqu’à moi ; mes inférieurs ? la grâce qu’ils ont reçue les élève jusqu’à moi. Tous enfermés dans la même rébellion, nous avons tous été embrassés par la même miséricorde. L’heure solennelle approche où toute distinction s’effacera dans une communauté de paix et de gloire : qu’importe qu’en attendant l’un de nous porte un manteau de pourpre et l’autre un manteau de bure, que l’un commande et que l’autre obéisse, que l’un soit compté pour rien dans le monde et l’autre pour quelque chose ? Nous serons tous à la fois dépouillés et revêtus à jamais. Dès ici-bas, que le frère qui est dans la bassesse se glorifie dans son élévation, que le riche s’humilie dans sa bassesse, et que tous deux se réjouissent de leur salut. Je les honorerai tous deux puisque Dieu les a tous deux honorés ; et quant à l’inégalité extérieure qui est entre eux, j’y consentirai comme à une volonté de Dieu, toujours sage et toujours bonne. Dieu veut qu’il y ait des pauvres et des riches : je le veux avec lui ; mais je sais aussi, grâce à lui, que le pauvre et le riche s’entre-rencontrent sur la terre et dans le ciel, et que c’est Lui qui les a faits. »
Tels sont les sentiments du chrétien, parce qu’il juge toutes choses au point de vue de l’éternité, et parce que le bonheur dont il jouit le met au-dessus de toutes les vicissitudes, et lui fait voir du même œil les situations les plus diverses. Il consent à l’inégalité, mais l’égalité lui est sacrée. Il va plus loin, dans ce sens, que n’irait l’homme du monde le plus zélé pour l’égalité. Car s’il honore dans ceux qui ont reçu plus de grâces que lui des monuments remarquables de la puissance de Dieu, il s’humilie vis-à-vis de ceux qu’il a devancés, en se disant : Qu’ai-je donc que je ne l’aie reçu, et si je l’ai reçu, pourquoi m’en glorifier comme si je ne l’avais pas reçu ? Il ne se croit volontiers au-dessus de personne ; il trouve dans les moins avancés, dans les plus faibles, de quoi s’humilier en lui-même. Sachant ce qu’il eût pu devenir, si la main de Dieu se fût retirée de lui, il ne méprise personne ; il se garde de briser le roseau froissé ; il a le sentiment de l’égalité à l’égard même de ceux que la justice humaine a flétris ; sa justice, plus délicate et toute spirituelle, les replace dans la communauté humaine, et il tarde à sa charité de les voir introduits dans la communauté chrétienne.
Jugez si l’égalité peut recevoir des atteintes dans une société où chacun, regardant les autres par humilité comme plus excellents que lui-même, ne se croit digne que de la dernière place, et la réclame, comme dans la société mondaine on réclame la première. Car c’est là, vous le savez, l’esprit de l’Evangile, et l’objet le plus fréquent des recommandations du Sauveur et de ses apôtres. On n’est pas chrétien, on n’a pas compris le christianisme, si l’on est dans d’autres dispositions ; car on oublie que Jésus-Christ est venu dans le monde pour servir et non pour être servi ; qu’il a lavé les pieds de ses disciples, et qu’il a voulu que nous fissions tous de même. L’Evangile est tellement plein de ces idées, tout son contenu est tellement opposé aux prétentions de la vanité, il nous oblige tellement à ne point aspirer aux choses élevées, mais à marcher avec les humbles ; en un mot, il est tellement à l’extrême opposé de notre orgueil, qu’il n’a pas même songé à nous dire que nous sommes égaux les uns des autres ; si bien qu’en prêchant aujourd’hui sur l’égalité, je prêche sur un sujet que l’Evangile n’a point indiqué. C’est que, du premier coup et d’un seul élan, il va bien au delà. Il passe, sans y regarder, à côté du dogme de l’égalité pour arriver à celui de la fraternité. Sa méthode est d’absorber le médiocre dans l’excellent, et l’humain dans le divin. Nulle part, il ne nous dit que les hommes sont égaux ; vérité que sans doute il ne nie pas, mais qu’il ignore pour ainsi dire, tant elle est au-dessous du point de vue et de l’esprit de Jésus-Christ. Mais il nous dit que nous sommes membres d’un même corps, tous acceptés, tous nécessaires, tous subordonnés au même chef en qui se trouve le principe de notre vie à tous. Nous sommes membres les uns des autres, tellement unis que la souffrance ou la santé d’un membre devient la souffrance ou la santé de tous les autres. Nous sommes frères, en un mot ; et qui va songer, entre des frères, entre les enfants d’un même père et d’une même mère, à chercher des inégalités ? Ces frères, du moins, ne se regardent pas comme inégaux entre eux, ils en sont si loin qu’ils ne s’avisent pas même de remarquer qu’ils sont égaux ; leur fraternité ne leur permet pas même cette pensée. Pareillement les chrétiens ne sont pas égaux d’abord, puis frères ensuite ; ils sont frères d’abord, et parce qu’ils sont frères, ils sont égaux. Dès lors, toutes les différences que la naissance, la fortune, l’éducation peuvent avoir mises entre eux, ces différences, visibles pour leurs yeux, sont invisibles pour les cœurs ; la qualité de frères efface tout ; elle égalise les conditions sans les effacer ; elle élève doucement le pauvre vers le riche, abaisse doucement le riche vers le pauvre ; elle fait de leurs inégalités mêmes des moyens de rapprochement, des liens ; elle tourne au profit de leur union ce qui semblait devoir être une cause d’éloignement et de séparation ; et elle s’applaudit d’une inégalité de partage sans laquelle les frères auraient moins d’occasions de se chercher et de se toucher.
Que le christianisme fasse des hommes autant de membres les uns des autres, autant de frères, c’est ce que le chrétien seul peut bien comprendre, parce que lui seul aussi comprend bien que Dieu puisse être appelé Père. Il n’est pas seul cependant à employer ces expressions, qui sont devenues usuelles dans la chrétienté. Mais quel autre que lui en sent la force, la douceur, la vérité ? Ce n’est pas le raisonnement, c’est l’expérience qui lui en a donné le secret. Il ne sait pas seulement, il sent que les hommes sont ses frères. Il ne peut pas lui venir à la pensée de les voir sous un autre aspect. Il croirait faire injure à l’Evangile et à la croix de son Sauveur ; et, du moment qu’il sentirait s’affaiblir dans son cœur la fraternité humaine, il saurait et s’apercevrait que la paternité de Dieu, que l’esprit d’adoption a souffert dans son cœur dans la même mesure. Faut-il, après cela, vous dire qu’il regarde ses frères comme ses égaux ? que l’égalité humaine n’a pas d’asile plus assuré que le cœur du chrétien ? que personne ne peut rendre à ce principe un hommage plus entier, plus absolu ? que les doctrines et les inclinations les plus libérales n’approchent point, à cet égard, des sentiments d’un vrai chrétien ? que la société chrétienne, je dis la société des deux premiers venus d’entre les chrétiens, est, sous ce rapport, le modèle et l’idéal de la société civile ? et enfin que la société civile n’approchera de son but, ou de ses différents buts, ordre et liberté, égalité et paix, qu’à proportion qu’elle sera chrétienne ?
Ah ! mes frères, je crois que vous en êtes convaincus, et que vous le désirez. Hâtez donc ce progrès par vos vœux, par vos prières, par vos efforts ; soyez chrétiens, pour que la société soit chrétienne ; enseignez l’égalité par la fraternité ; montrez dans le racheté de Jésus-Christ l’image et le modèle du bon citoyen ; faites voir que toutes les vertus civiques découlent de cette même source, et que l’union des âmes en Dieu est le seul gage du bon ordre de la société ; transportez à votre patrie terrestre et passagère les caractères de votre patrie céleste et immortelle ; obtenez de Dieu, par de constantes prières, d’être, selon la parole de son Fils, une ville bâtie sur une montagne, que tous voient, que tous envient, et dont toutes les cités soient jalouses de réfléchir la gloire et de reproduire la félicité.