Philadelphe Delord

II.
À Genève

L’étudiant.

A dix-neuf ans, Delord, dont la vocation pastorale s’affirmait chaque jour, prit, en 1888, le chemin de Genève où l’attirait l’enseignement donné à la Facuité libre, dite de l’Oratoire.

Cette école, qu’à Genève on appelait familièrement Tabazan, avait perdu la rigidité doctrinale de ses fondateurs. Les étudiants y recevaient l’enseignement d’un Edouard Barde, l’exégète qui ressuscitait les figures de la Bible et les faisait sortir de la niche des cathédrales : tels Abraham, Joseph, Moïse, qui s’intégraient à notre époque.

Ces « escholiers de la foi » ne grandissaient pas en serre chaude ; au point de vie scientifique, ils ne se sentaient pas plus démunis que leurs condisciples d’autres Facultés de langue française ; l’hébraïsant Antoine Baumgartner, le dogmaticien Aloys Berthoud, l’historien Louis Ruffet, les mettaient au courant des travaux des Schleiermacher, des Reuss, des Wellhausen et, plus près de nous, des Félix Bovet, des Charles Secretan, des Lucien Gautier.

Une école préparatoire, bien dirigée, complétait ces études en ouvrant aux nouveaux arrivants des horizons sur les lettres, la sociologie et les arts.

Delord suivait ces cours avec assiduité.

A la pension du pasteur Durand, à Champel, il passait pour un réveille-matin. A la première heure, en effet, on le voyait déposer un bol de thé chaud dans un coin de chaque chambrette ; les dormeurs invétérés n’avaient alors pour punition qu’un déjeuner refroidi …

Il ne comprenait pas les étudiants aux mœurs bachiques et qui n’allaient qu’au ralenti. Il n’appréciait pas davantage les thunes, longues veilles enfumées, bruyantes, scandées de ritournelles à dormir debout. Pour grouper la jeunesse amicale et studieuse il remit sur pied une ancienne société au ruban noir et rouge, la Théologia, à laquelle fut donné le nom de son animateur : la Philadelphia. Elle connut de beaux jours.

L’unioniste.

Delord a toujours été un réalisateur.

L’art pour l’art, l’étude pour l’étude, ne lui suffisait pas. Il chercha un champ d’activité et le trouva à l’Union chrétienne de jeunes gens à laquelle il s’affilia sans retard.

La phalange genevoise était alors dirigée par des hommes d’action de la valeur d’un Charles Fermaud, d’un Merle d’Aubigné, d’un John Jaques. Les plus jeunes de ses membres attirèrent d’emblée sa sympathie.

« Jeune étudiant, je reçus la visite d’un inconnu1, écrit Delord. Il me proposa une tâche précise : diriger une section cadette. Je soulevai toutes les objections possibles : mon âge, mon inexpérience, ma timidité naturelle …

1 Cet inconnu s’appelait en réalité Henri Crouzet, président de la Commission des Unions Cadettes.

– Mon ami, lui fut-il répondu, va avec la force que tu as. La timidité … tu la vaincras. Vas-y ! »

Il y alla, et c’est dans le quartier populaire, celui dit des Grottes, qu’il s’improvisa dompteur de lions … Pour pénétrer dans cette fosse, il fallait du courage : les cadets se lançaient la Bible à la tête, jetaient leurs recueils de cantiques et leurs casquettes en l’air. Ils miaulaient, vociféraient, rugissaient …

Terribles soirées : « Une bande de fripons battent en brèche ma pauvre autorité. J’ai gardé le souvenir d’un certain soir où, accoudé sur ma table de travail, j’étais terriblement découragé. »

Mais, un autre souvenir le redressa ; il se rappela sa solitude morale dans l’aire provençale, les jeux défendus avec des camarades dégourdis, un certain piétisme à œillères. Comment sa foi a-t-elle résisté à ces gelées printanières ? D’autres cadets parmi les plus turbulents (et peut-être les plus intéressants) ruent dans les brancards et courent les mêmes dangers. Son devoir consistera à vaincre le découragement et à reprendre ces jeunes en main.

Il fit front, sans dureté ni faiblesse ; son attitude était ferme, son regard amical ; sa possession de lui-même conférait l’autorité. Contribuèrent encore à sa réussite, sa barbe naissante qui impressionnait ces blancs-becs, sa voix légèrement chantante à laquelle une pointe d’accent méridional ajoutait du charme, ses yeux noirs très vifs qui allaient droit au but et disaient aux plus turbulents :

– Si vous me manquez, moi je ne vous manquerai pas !

Ils furent matés les uns après les autres. Mieux que cela, leur chef devint leur meilleur ami. Dès ce jour, les Unions cadettes de Genève prirent un nouvel essor.

Fondateur de journal.

Mais Delord pensait également à celles du Midi qu’il connaissait de longue date.

– Pourquoi ne pas les rapprocher au moyen d’une feuille qui leur serait commune ?

L’idée plut à quelques-uns de ses camarades d’études2 et un soir de février 1891 naquit, à la rue Lévrier, 11, le journal des Unions cadettes.

2 Parmi lesquels il est juste de rappeler les noms de feu Henri Châtelain, qui devint son collègue en France, et de Charles Odier.

Poète à ses heures, Delord l’introduisit par cet aimable quatrain :

C’est un oiseau qui vient de naître,
Il vient à vous tout gentiment ;
Vite ouvrez-lui votre fenêtre
Et votre cœur – tout simplement.

De sa plume alerte, il écrivit des articles primesautiers, qui font prévoir un conférencier de talent. Ses récits font tableau : ils ne se perdent pas dans l’abstraction. Delord puise toujours l’inspiration dans la nature et dans les faits divers de la vie quotidienne.

Longtemps encore après ses études et ses premières années de ministère, quand il voguera sur la haute mer, quand il parlera aux Canaques de la Nouvelle-Calédonie, il pensera aux Cadets de Genève, leur enverra des lettres, et ces derniers sauront quelle amitié leur garde celui qui signait simplement : Phil.

Suffragant à Bayonne.

Sa nature expansive exigeait plus que des séances avec les Cadets et des connaissances théologiques aux examens. Il désirait manier des hommes et en trouva l’occasion au cours de ses études. Le pasteur de Bayonne l’appela pour une relève. Bien qu’âgé de vingt ans seulement, il accepte. Le voici devant la porte du presbytère, il frappe, on ouvre : le jeune homme décline noms et qualités. Abasourdie, la servante crie dans l’escalier :

– On s’est trompé ; on avait demandé un pasteur de Genève et on nous envoie un enfant !

Delord resta cloué sur place.

Après avoir présenté son frais visage dans ces conditions, comment présentera-t-il son premier sermon ? Après un accueil aussi réfrigérant, qui pourrait lui redonner confiance ?

Il ne tardera pas à l’apprendre.

Message d’une croix.

Le dimanche matin, il aperçut une croix sur la façade du temple. Le lierre commençait à l’envahir, mais elle demeurait encore visible. Le suffragant leva les yeux vers elle, et l’interrogea ; elle lui répondit :

– S’agit-il de toi, de l’effet que tu vas produire, ou s’agit-il de l’œuvre et de la personne du Crucifié ? Quand tu oublieras ta réussite personnelle pour ne penser qu’à ton Maître, tu seras fort …

Il comprit, monta en chaire dans ces dispositions et prêcha librement.

A l’issue du service, des conseillers presbytéraux le congratulèrent.

– Toutes nos félicitations, jeune ami, vous ne manquez pas de souffle.

Gêné, Delord se rendit à la sacristie, ferma la porte et se mit à genoux.

Le pasteur titulaire l’attendait sur le seuil du temple. Quand il revit son suffragant, il lui dit :

– Vous avez peut-être remarqué cette croix, là-haut, sur la porte du temple ? Depuis des années, je fais mon possible pour que la verdure la cache … Nous y arrivons ! mon lierre avance ; on ne la verra bientôt plus. Des croix, il n’en faut pas ; c’est catholique ! …

Faire disparaître cette croix, dont la vue et le message venaient d’être si secourables ! Le suffragant garda le silence. Mais, à travers tout son ministère, il rappellera la nécessité et la beauté de ce symbole. Il ne confondait pas « la croix » avec un objet de piété, avec un ornement, une amulette destinée à conjurer les mauvais esprits.

A une époque où l’on ne distinguait pas une croix d’un crucifix, Delord fut l’un des premiers à faire de ce signe le centre de ralliement de tous les chrétiens et à la remettre à sa place d’honneur dans les temples protestants.

A Moncoutant (hommage filial).

Ses études achevées, Delord fit un stage à Moncoutant, dans les Deux-Sèvres.

Il voulut d’abord remercier ceux qui l’avaient mené jusque-là et particulièrement son père qu’avec les années il comprenait mieux. Hier, il en craignait la contrainte, aujourd’hui il en subissait l’ascendant. L’ancien instituteur de Beauvoisin avait vu sa carrière pédagogique brisée et, penché sur la charrue, avait fait son possible pour assurer le pain quotidien à sa famille. Rompant avec un christianisme banal qui n’exige aucun engagement sérieux, il avait donné l’exemple d’une vie disciplinée, conforme à ses principes. Sa sévérité même était devenue une sauvegarde pour ses enfants.

Philadelphe s’inclinait maintenant devant la personnalité de son père et sentait le besoin de lui témoigner en personne sa gratitude et son affection.

Il fallait, pour cela, entreprendre un long voyage … et sans tarder.

Il se dirigea vers la gare. Mais, chemin faisant, la réalité s’imposa : le ministre de la Parole de Dieu n’avait rien de commun avec celui des finances ! Il avait beau tourner et retourner ses poches, il n’y trouvait aucun pécule. On ne lui avait pas versé son premier trimestre ; il allait bientôt se trouver devant le guichet du receveur, complètement démuni. Que faire ?

Remettre ce voyage ? Il préféra attendre … un événement imprévu qui se produisit bel et bien :

A l’heure même où le train était annoncé, on vit accourir essoufflé, une enveloppe à la main, le trésorier de l’Eglise de Moncoutant. Il venait directement du presbytère de son pasteur lui présenter ses excuses pour le retard du règlement des comptes.

Nouvelle suffragance et mariage.

Un malheur, un bonheur, arrivent rarement seuls.

Le jeune pasteur de Moncoutant fut appelé, en octobre 1891, à l’Eglise française de Bâle comme suffragant du pasteur Cousin.

Bâle, la cité d’Erasme, d’Œcolompade, d’Holbein, d’Euler ; celle d’où l’imprimeur Frobenius envoya à François 1er le premier exemplaire de l’Institution chrétienne de Calvin. Bâle, centre religieux, scientifique, artistique où la cathédrale retentissait des Oratorios de Haendel et des Passions de Bach. Vivre dans ce milieu, quelle aubaine pour Delord !

Reçu au foyer pastoral, il fit la connaissance de Madeleine Cousin, sa future épouse.

Lorsque Vinet a dépeint une vraie femme de pasteur, peut-être s’est-il rappelé telle personnalité rencontrée durant son ministère au bord du Rhin et dont les traits se retrouvent en Mme Philadelphe Delord.

« Quand cette femme est ce qu’elle doit être, écrit-il, j’y trouve un modèle offert à la paroisse et au monde. Elle a épousé le pasteur et non seulement l’homme. Elle est sa première prosélyte et sa première aide, une double force.

« Son mari trouve en elle pénétration plus vive et plus exquise, fermeté plus douce, persévérance plus tranquille. »

A ceux qui plus tard demanderont à l’ancien suffragant ce qu’il avait donné à l’Eglise de Bâle, Delord répondra :

– Ne renversons pas les rôles. J’ai tout reçu de cette paroisse, puisqu’elle m’a donné celle qui a accompagné chacun de mes pas, inspiré chacun de mes actes, et doublé mon ministère3.

3 Quand la femme et Dieu s’unissent pour travailler un homme dans les profondeurs de son âme, sa nature se transforme et grandit dans le miracle de cette double grâce. Ce bienfait avait été accordé par Charlotte de Laval à Gaspard de Coligny.

La suffragance bâloise ne dura que sept mois. Un appel était venu de France ; Delord l’avait accepté.

Il se maria au printemps de 1892 et prit le chemin du pays natal ou plus exactement des Cévennes, vieux bastion de la foi huguenote.

Lettre de voyage

De ce voyage de retour, Phil a laissé une « Lettre à son frère cadet », petit instantané qui révèle à la fois son genre littéraire et son souci des jeunes.

« je venais de te quitter depuis quelques heures à peine. La vapeur m’emportait bien loin, bien loin, et déjà mon regard disait adieu à un beau pays que je ne reverrai pas de longtemps.

« Nous côtoyions les bords du lac de Neuchâtel ; le train s’arrêtait à tout instant auprès de petits villages délicieusement blottis contre les flancs du Jura.

« Tu connais sans doute cette région avec ses maisons blanches, perdues dans les vignes, et, là-haut, très sévères, les sapins qui recouvrent la montagne. Dans le lointain, à travers une brume légère, se dessinait la rive ; quelques clochers faisant miroiter leur flèche au soleil ; je les aime ces « lointains » du lac, par un beau jour transparent !

« A l’une des stations, comme je regardais, indifférent, les voyageurs qui se disposaient à monter, je fus tiré de mes rêveries par un petit incident sans grande importance il est vrai, mais que je vais te raconter.

« Il y avait là, parmi les voyageurs attendant le départ, une mère et son fils. Je compris, à quelques mots, que c’était une séparation. La mère avait amené là son fils et maintenant elle allait le laisser seul. Etait-ce pour un apprentissage, était-ce pour sa santé ? … je l’ignore.

« Le train siffla ; à travers ses larmes, la mère essaya de sourire et je saisis ces mots :

« – Paul, bon courage !… »

« Et tandis que le train s’éloignait, elle lui adressait encore de la main un adieu.

« J’avoue qu’après cela les petites maisons blanches cachées dans les vignes, les clochers là-bas n’attirèrent plus autant mon attention ; mes pensées étaient ailleurs. Je songeais à tous ces garçons que leurs mères accompagnent au collège, à l’apprentissage, à l’étranger, qui restent seuls ; et auxquels une mère laisse en partant cet adieu :

« – Paul, Alfred, Louis … bon courage ! »

« Les tentations sont nombreuses loin de la mère, loin du foyer ; le travail est dur, le soir on se sent très isolé …

« Toi, mon frère cadet, tu iras peut-être bientôt comme l’inconnu dont je t’ai parlé, tu iras loin de ceux qui t’aiment ; cherche alors autour de toi ceux qui, comme toi, sont loin de leur famille. Invite-les chez toi… une ou deux fois par semaine le soir … Ainsi, tout naturellement, sans y penser, tu leur diras comme leur mère : Bon courage ! »

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