Court réunit le premier Synode (21 août 1715). — Sa composition. — Nommé modérateur de l’assemblée, il expose son plan. — Tout est approuvé. — Nomination d’Anciens. — Règlements généraux. — Les prédicants doivent courir le Languedoc. — Jean Vesson. — Huc-Mazel. — Bombonnoux. — Pierre Durand. — Brunel. — Rouvière. — Etienne Arnaud. — Corteiz ; jeunesse de ce dernier ; exilé en Suisse, il revient en 1709 ; en 1713, désespéré, il retourne à Genève ; il revient à Nîmes et se met en rapports avec Court ; sa valeur et son activité. — Il se lie d’amitié avec Court. — L’un complète l’autre. — Court reprend ses courses. — Il convoque un second Synode. — Assemblée de Monoblet. — Le gouverneur d’Alais fait de vives réprimandes. — Antoine Court se rencontre a Nîmes avec Roger accompagné de Brunel. — Roger se rend dans le Dauphiné où il rencontre Corteiz. — Ils se décident à réunir un Synode. — Divers règlements. — Roger continue ses courses. — Courses de Court dans le bas Languedoc. — Maladie de Court. — Court à Anduze. — Il est obligé de quitter Saint-Hippolyte. — Il se dirige sur Nîmes, puis revient dans les Cévennes ou il réunit un nouveau Synode (2 mars 1717). — On nomme deux pasteurs pour administrer la sainte Cène. — Arnaud est fait prisonnier et pendu. — Bétrine remplace Arnaud. — Déposition de Vesson. — Courses dans le haut Languedoc. — Les prédicants sont injuriés et chassés. — Nouveau Synode (3 mai 1718). — Corteiz part pour Genève. — Qu’est-ce que le « Réveil ? » — Le culte de famille. — Manque absolu de livres. — Les réfugiés en envoient. — Passion de lecture. — Jeûnes généraux. — Lettres d’exhortations. — Antoine Court et ses collègues trouvent des auxiliaires. — Duplan. — Court se met en relations avec lui. — Corteiz demande aux pasteurs de Genève l’ordination. — De Genève, il va à Zurich. — Après beaucoup d’efforts, il obtient de se faire consacrer pasteur. — Il fait imprimer un sermon de Court. — Il rentre dans les Cévennes. — Consécration d’Antoine Court. — Cérémonie. — Court reprend ses courses. — Le haut Languedoc est réveillé. — Peste de 1720. — Ferveur et piété. — Corteiz redouble d’activité. — Gaubert et Roux. — Le nombre des églises aug- mente. — Courses de Corteiz et d’Antoine Court. — Les églises de la Lozère sont reconstituées. — Le Vivarais accepte les règlements du Languedoc. — Le réveil en Dauphiné. — Activité de Roger. — On sévit en Dauphiné. — Provence et Comté de Foix. — Guyenne. — Bretagne ; le mouvement y est essentiellement laïque. — Picardie. — Poitou. — Persécutions dans le Poitou. — En 1718, grandes assemblées. — Etat du protestantisme en 1723. — Résultats obtenus. — Rêves et espérances.
Au mois d’août 1715, Louis XIV se mourait à Versailles. Le 21 du même mois, près de Nîmes, dans une carrière abandonnée, Antoine Court convoquait le premier Synode destiné à rétablir la religion proscrite (n° 46).
Trois ou quatre laïques et quelques prédicantsa assistaient à cette réunion ; on n’y comptait que neuf personnes. C’était vers le matin, à l’aube. On se mit en prières. Après avoir invoqué Dieu, Court nommé à la fois « modérateur » et secrétaire de l’assemblée exposa son plan de conduite. Dépeignant à grands traits l’état des choses, il montra la nécessité d’y porter promptement remède. Il conseilla d’établir des « Anciens » dont les principales fonctions seraient de convoquer les assemblées, de collecter pour les pauvres, d’être attentifs aux scandales, de procurer aux prédicants des retraites sûres, et de leur fournir des guides pour les conduire d’un lieu à un autre. — Il proposa des mesures de prudence pour la tenue des assemblées, afin de les mettre à l’abri des recherches des ennemis. Il proposa encore d’abolir l’usage « déshonorant et dangereux » qu’avaient les prédicants d’employer à leurs besoins les deniers collectés en faveur des pauvres. Il s’occupa enfin de l’extinction du « fanatisme » et des moyens dont on pourrait se servir pour réduire au silence les prédicantes et ceux qui parlaient au nom de prétendues révélationsb. — Les membres du Synode, surpris, écoutaient avec étonnement les paroles du jeune homme. Assis autour de lui sur les pierres, ils recevaient silencieusement ces propositions avec des signes d’encouragement.
a – Probablement : Rouvière dit Crotte, Jean Hue, Jean Vesson, Etienne Arnaud et Durand. — Bombonnoux et Corteiz étaient en Suisse.
b – N° 46, cah. II, et n° 37, p. 7. Mémoire aux arbitres.
Tout fut approuvé. On commença par conférer la charge « d’Anciens » aux laïques présents. On dressa des règlements généraux et on ordonna de les répandre dans la province entière.
Nous n’avons pas de copie de ces règlements généraux ; mais six ans plus tard, en 1721, le Vivarais se donna un règlement. (V. Pierre Durand, par L. Meynadier, p. 17. Valence, 1864). Il est très probable que, sauf quelques additions, le Vivarais copia celui du bas Languedoc. Cette seconde édition peut donc au besoin nous suffire.
« Le vingt-sixième juillet mil sept cent vingt-un, assemblés sept proposants et deux anciens en synode provincial, a été résolu ce qui s’ensuit :
- — Que tous les pasteurs, proposants et anciens signeront la confession de foi contenant quarante articles, faite d’un commun accord par les Églises réformées de France, comme vraie et orthodoxe.
- — Que toutes les sociétés se soumettront à garder les règlements qui seront établis suivant la discipline ecclésiastique des Églises réformées de France, autant que le temps et le lieu pourront le permettre, et, pour cet effet, les pasteurs, pour y porter les anciens, promettent de la signer quand ils en seront requis.
- — Tous les pasteurs et proposants se rendront sujets aux puissances supérieures et y porteront le peuple, autant que leurs forces le leur pourront permettre : et, pour cet effet, tous les pasteurs et proposants jurent par la foi qu’ils ont au nom de Jésus-Christ d’obéir au roi de France en toutes choses, sauf aux ordonnances qui pourraient être préjudiciables à la foi et à l’Église. D’ailleurs, la vénérable assemblée a enjoint à tous de faire prières pour le roi et ses conseillers, non seulement aux assemblées, mais aussi dans les familles particulières, et principalement aux pasteurs.
- — Que pour convoquer les assemblées, on usera de toute la prudence possible, pour ne donner aucunes lumières ni porter aucun préjudice, et qu’on ne fera pas traverser les auditeurs d’un mandement à l’autre.
- — Que la parole de Dieu, qui est l’Écriture Sainte comprise au vieux et nouveau Testament, sera tenue pour seule règle de notre foi, comme il est porté par les articles III et V de la Confession de foi.
- — Qu’on lira aux assemblées des chapitres de l’Écriture Sainte et les Commandements compris au vingtième chapitre de l’Exode, avant la prédication, conformément aux Églises de Genève.
- — Que les pasteurs feront répondre le catéchisme aux peuples, tant aux assemblées que dans les maisons particulières, et expliqueront les termes les plus obscurs, et, pour éviter toute confusion, ils se serviront tous du catéchisme de Monsieur Drelincourt, fait en faveur de sa famille.
- — Les pasteurs diront la prière trois fois le jour, et la feront même dire à ceux des maisons où ils seront. Ils reprendront aussi avec soin ce qui s’y passe de mal à propos : comme de jurer le nom de Dieu et la négligence de la dévotion ; et ils feront destiner trois heures du jour du dimanche à la dévotion à tous ceux de la maison ensemble.
- — Qu’il sera nommé des anciens, a la pluralité des voix, pour surveiller sur la conduite du public et sur tout ce qui concerne les affaires de l’Église.
- — Que ceux qui commettront des crimes dignes de censures seront censurés comme s’ensuit : 1° qu’ils seront censurés par un pasteur ou un ancien ; 2° s’ils ne se repentent, on réitérera la censure en présence de trois fidèles ; 3° s’il persévère, il sera encore censuré en présence de trois fidèles ; 4° s’il ne se repent, il sera déclamé à l’assemblée publique, et enfin excommunié.
- — Que ceux qui font baptiser leurs enfants et bénir leurs mariages aux prêtres de l’Église romaine seront suspendus de la communion ; et ceux qui les accompagnent en ces actes seront censurés par un pasteur ou ancien.
- — Qu’on réfutera toutes prétendues révélations auxquelles il n’y a rien digne d’y ajouter foi ; enjoignant aux pasteurs et anciens d’y surveiller avec soin.
- — Que si quelque pasteur ou ancien commet quelque crime scandaleux à la société, il sera démis de sa charge pour le temps qu’il sera jugé à propos, selon la discipline ecclésiastique.
- — Qu’on tiendra un synode tous les ans, et s’il arrivait quelque cas en attendant l’an révolu, on assemblera un colloque de trois pasteurs et six anciens, pour délibérer ce que de droit, attendant le synode général, auquel colloque faut qu’il soit le modérateur du dernier synode ou le secrétaire.
- — Que les anciens payeront aux pasteurs ce qui leur sera nécessaire pour leur couverture et pour leur dépense, et cela d’une manière qui lève tout soupçon.
- — Que les pasteurs ne tiendront le peuple a leurs prédications qu’une heure tout au plus, à cause du danger.
- — Que si quelque pasteur se rend familier avec quelque fille d’une manière malséante, on lui défendra d’aller dans la maison de cette fille. Enjoint au pasteur d’obéir.
- — Que les femmes qui exposaient des prédications aux assemblées seront interdites, vu que ce n’est pas au sexe féminin de porter la main à l’encensoir. Et c’est d’autant que l’apôtre saint Paul le leur défend au quatorzième chapitre de la première aux Corinthiens et en la première à Timothée, chap. 2. Cependant, celles qui ont édifié l’Église par une bonne doctrine et qui voudront visiter les malades, instruire la jeunesse, de maison en maison, elles seront entretenues comme pour le passé, mais la prédication leur est interdite.
- — Qu’on ne recevra aucune personne pour prêcher qui ne soit examinée en vie et mœurs et doctrine par les pasteurs et anciens et les consistoires déjà établis.
Enfin les prédicants furent chargés d’aller « réveiller » les nouveaux convertis.
Les lieux où devaient au début se porter leurs premiers efforts ne comprenaient guère que six diocèses de la province du Languedoc. Quarante lieues de longueur et vingt de largeur en mesuraient l’étendue. C’étaient les diocèses de Mende, d’Alais, de Viviers, d’Uzès, de Nîmes et de Montpellier. Quinze ans auparavant, ils avaient été le théâtre de la guerre des Camisards. Selon le rapport de Bâville, il s’y trouvait en 1698 près de cent soixante-six mille réformés. Mais en 1715, combien la guerre, la fuite et les proscriptions avaient diminué ce nombre !
Là, dans des vallées ignorées, au flanc des collines, sur les montagnes, au milieu des villes ennemies, se cachaient, disséminées et comme honteuses, les huttes, les fermes, les maisons des protestants. C’est d’habitations en habitations, toujours observés, épiés, menacés, que les prédicants devaient aller prêcher, prier, réveiller le zèle. Leur petit nombre rendait la tâche encore plus difficile. Antoine Court n’avait pu réunir que cinq d’entre eux au Synode : Jean Huc, Jean Vesson, Etienne Arnaud, Rouvière et Durand. Brunel non plus que Bombonnoux n’y assistaient. Corteiz se trouvait en Suisse.
Jean Vesson était originaire du Cros, près de Saint-Hippolypte. En 1713, Court le rencontra à Nîmes. Il s’était érigé en prédicant et se disait inspiré. Il prêchait au Désert, tombait en extase et tenait des assemblées que son imprudence faisait souvent surprendre par les soldats. Il avait trente-six ou trente-sept ansc.
c – N° 46, cah. I, p. 16. — V. aussi Histoire des Multipliants, par M, Germain, p. 14. Montpellier. In-4.
Huc-Mazel, dit Mazelet, était presque un vieillard. Il était né à Génolhac. A l’âge de quarante ans, il ne savait encore ni lire ni écrire, mais il était célèbre parmi les Camisards. Rocayrol l’entendit prêcher avec un grand succès devant les soldats de Roland. Après la soumission de ces derniers, il était passé en Suisse et s’était arrêté à Genève, où il avait un peu étudié. Le désir de revoir la France s’étant emparé de lui, il se rendit à Montpellier ; là, des catholiques, on ne sait à la suite de quelles aventures, lui fournirent « son viatique, » et il resta quelque temps dans cette ville. Tout à coup, cédant aux sollicitations d’un Israélite, il se souvint qu’il avait tenu des assemblées, partit pour les Cévennes et recommença à prêcher (N° 17, vol. H, p. 497).
Bombonnouxd, ou Montbonnoux, avait été brigadier dans la troupe de Cavalier ; il avait résolu, après la défection de son chef, de continuer la guerre jusqu’à ce qu’il plût « au Seigneur d’accorder la délivrance à son Église. » Il faillit être pris en 1705. Deux de ses amis furent roués à Montpellier en sa présence et jetés encore vivants dans le bûcher. L’horreur de ce supplice ne l’effraya pas. Il resta en France, courant le pays et convoquant des assemblées. Il se mit en rapport avec les principales prophétesses et les prédicants qui persistaient, malgré la rigueur des édits, à prêcher au Désert. Etienne Arnaud, Corteiz, Abraham Mazel, Claris et les autres furent ses compagnons. C’était un vétéran des anciennes luttes, et plus tard il disait, non sans quelque satisfaction, qu’il avait, pendant douze années et avant le rétablissement de l’ordre, travaillé au réveil de ses coreligionnaires. Antoine Court le connut en 1714.
d – V. ses très intéressants mémoires que M. Frosterus a publiés à la suite de son ouvrage : Les Insurgés protestants sous Louis XIV. Paris. (1866)
Pierre Durand était né au hameau du Bouschet, en 1700. Ses parents devaient être des nouveaux convertis, car on voit qu’il fut baptisé par le curé de Pranles, à l’église paroissiale. Il assista au culte catholique jusqu’à douze ou treize ans. Mais à peine sorti de l’enfance, il s’éprit d’enthousiasme pour la religion proscrite, et, sans abandonner encore la maison paternelle, il se mit à battre le pays, en compagnie probablement d’un prédicant.
[V. sa biographie par Meynadier. — Il ne faut point confondre ce Durand avec celui dont Bâville écrivait en 1710 : « Claris m’a avoué qu’il y a un ministre dans les Cévennes, nommé Durand, venu depuis peu, qui n’est point du pays. Je travaille à découvrir qui il est, et j’espère qu’il sera bientôt pris » V. aussi Les Insurgés, etc., p. 199.]
On sait peu de chose de Pierre Chabrier, dit Brunel, sinon qu’il était fort ignorant et qu’il prêchait depuis le commencement du siècle.
[Il y avait plusieurs prédicants comme Brunel : Monteil, âgé de soixante ans ; Jacques Guillot (soixante-dix ans) ; Jean Bonnard (plus de soixante ans). C’étaient de pauvres laboureurs, qui travaillaient la terre le jour, et prêchaient la nuit. Ils avaient couru mille périls depuis la Révocation et ne cessaient encore de tenir des assemblées. Mais ils étaient vieux et s’étaient cantonnés au village natal : ils n’en sortaient plus (N° 17, vol. H, p. 187). En Poitou, on vit aussi prêcher des travailleurs de terre et des artisans. Dans cette période très obscure de 1705 à 1715, ils furent les sauveurs du protestantisme.]
Les renseignements manquent aussi sur Rouvière dit Crotte. Il était natif de Blaissac, en Vivarais. En 1713, il connut Vesson. En 1719, au mois d’octobre, fait prisonnier, il répondit à ses gardiens « qu’il était enfant de Dieu et prédicateur de l’Évangile du Christ. » Il fut conduit à Montpellier et condamné aux galères. Quelques personnes s’intéressèrent à lui et demandèrent son élargissement. En 1720, La Vrillière proposa à l’intendant du Languedoc de le rendre à la liberté, mais l’intendant prétendit que cette condescendance serait d’un mauvais exemple. Rouvière obtint cependant sa grâce, car en 1724 son nom se retrouve sur une liste de proscription, et plus tard encore on voit qu’il continuait de prêcher dans les Cévennese.
e – N° 17, vol. H, p. 187, et n° 1, t. II, p. 169, etc.
Etienne Arnaud était un tout jeune homme. Il était originaire de Saint-Hippolyte de la Planquette. Ses parents avaient dû se réfugier en Suisse dans les dernières années du dix-septième siècle, ou après la soumission des principaux chefs camisards ; en 1709 en effet, on le trouve établi à Genève. A cette époque, il fut pris du désir d’aller évangéliser ses frères de France, et il partit, sans hésiter, avec un nommé Sabatier et Corteiz. Il arriva en pleine persécution. Les gouverneurs exécutaient les édits avec une rigueur inouïe et les protestants étaient dans la terreur. Il vit périr le premier de ses compagnons de route. Persister à courir le pays, c’était s’exposer lui aussi à une mort certaine. Il le comprit. Après quelque temps de laborieux efforts, il dut reprendre le chemin de Genève. Mais les troupes le surprirent lorsqu’il cherchait à passer le Rhône au Pont-Saint-Esprit, et il fut contraint de s’engager comme soldat. Cela se passait en 1711. Plus tard, croyant sans doute les dangers moindres et les temps plus favorables, il abandonna ses frères d’armes, et revint auprès de ses coreligionnaires de la province. C’est alors qu’Antoine Court fit sa connaissancef.
f – N° 17, vol. H, p. 495. — V. aussi Les Insurgés protestants, p. 145.
Corteiz (Pierre-Carrière) était né au hameau de Nozaret, paroisse de Castanier. [« Taille un peu au-dessus du médiocre, visage long et maigre, bouche bien fendue, le nez aquilin, cheveux châtain obscurci, l’air doux. » Signalement des prédicants.] En 1697, il lui était tombé entre les mains le Bouclier de la foi, le Combat chrétien, dix décades de sermons excellents, ouvrage de M. Pierre Dumoulin, le Dialogue entre un père et son fils pour voir si l’on se peut sauver en allant à la messe pour éviter la persécution, ouvrage des plus convenables pour la situation d’une Église comme la France, et un Catéchisme de controverse de Dumoulin. Un jour, — il avait seize ou dix-sept ans, — il parla par hasard dans une assemblée, et dès lors, jusqu’en 1702, il adressa des exhortations aux fidèles, s’élevant beaucoup contre les prophètes qui couraient le pays, prêchaient la guerre, ordonnaient de tuer les prêtres et de brûler les églises. Mais les passions étaient déchaînées ; on le traita d’incrédule. Il vit la terrible expédition de Julien dans les hautes Cévennes, « cette expédition qui fut, dit Louvreleuil, comme une tempête qui ne laisse rien à ravager dans un champ fertile ; » il vit allumer l’incendie de quatre cent soixante-six bourgs, et l’âme encore émue de ce spectacle, profitant du passe-port que lui fit offrir Villars, il se réfugia en Suisse. A Lausanne, il obtint un emploi de régent. Vers 1709, les réfugiés jetèrent les yeux sur lui pour aller réchauffer la foi des fidèles de France. Il n’hésita pas et partit aussitôt pour le Languedoc. Voilà pourquoi en 1717 il écrivait : « Vous me demandez par quel ordre et qui m’a donné charge de prêcher, environ douze ans, dans le Désert de France ; je répondrai ce que j’ai toujours dit, que c’est par la force et par les lumières du Saint-Esprit qui m’a fourni les connaissances et les dispositions nécessaires pour m’employer dans cette noble et importante charge (N° 17, vol. G., p. 10). » En 1709, Abraham Mazel, ancien officier de cavalerie, courait le Vivarais et poussait les protestants à une nouvelle guerre de Camisards. Il réunit même en peu de jours une centaine d’hommes, enleva les armes d’un château, battit un régiment suisse, et déjà le pays commençait de s’agiter, lorsque le gouverneur envoya des troupes qui dispersèrent facilement la bande de Mazel. Le Vivarais fut mis dans un déplorable état. Corteiz vit Vernoux rempli des cadavres des jeunes gens qu’on avait pendus ou rompus. Aussi, lorsque Mazel, guéri de ses blessures, essaya avec Claris de soulever encore une fois cette malheureuse contrée, s’interposa-t-il pour les forcer à abandonner leur dessein. En 1712, fatigué de soutenir contre les siens et contre l’ennemi une lutte de chaque jour et presque sans succès, il revint à Genève. Là, il se maria avec une tailleuse d’habits du nom d’Isabeau. Mais il ne pouvait se résigner à vivre loin du théâtre où s’était exercée son activité fiévreuse. Il quitta sa femme, revint en France, dans les Cévennes. Il y trouva Bombonnoux, Rouvière, Huc et Vesson. Avec les deux premiers, prêchant, exhortant, convoquant des assemblées, il descendit jusqu’à Nîmes. C’est dans cette ville qu’il entra, par l’intermédiaire de Brunel, en rapport avec Court, et que les cinq prédicants célébrèrent les fêtes de Pâques.
[N° 17, vol. H, p. 491. Relation historique des principaux événements qui sont arrivés à la religion protestante depuis la Révocation jusqu’en 1728. — Corteiz en est l’auteur.]
Tels étaient les ministres auxquels le premier Synode du Languedoc confiait le soin de ranimer le zèle et d’établir quelque ordre dans la province. Tels allaient être dans cette œuvre de restauration les premiers compagnons d’Antoine Court.
Hommes hardis et dévoués, insuffisants toutefois, et non à la hauteur de la tâche. Ce n’était ni le zèle ni le courage qui leur faisaient défaut, mais le savoir, l’intelligence et aussi, il faut le dire, le sacrifice de leur personnalité au triomphe d’un programme rigoureux. Vesson était tonnelier, Huc travailleur de terre ; Arnaud, Durand, Rouvière étaient des enfants. Corteiz, le plus instruit peut-être, écrivant à Court, lui recommandait de prendre garde aux fautes d’orthographe et de les corriger, s’il montrait la lettre à ses amis. Cela pourtant eût été de peu d’importance, s’ils avaient pu comprendre ce qu’on réclamait d’eux. Mais les plus âgés surtout, les Huc, les Brunel, les Vesson appartenaient à un autre temps. Vieux Camisards, aux libres allures, ils subissaient avec peine tout ce qui les pouvait contraindre. Il ne fallut rien moins que la fermeté étonnante d’Antoine Court pour les faire marcher sans trop de colères dans la voie tracée. Encore y eut-il bien des écarts.
Deux hommes seuls avaient de la valeur : Arnaud et Corteiz. Arnaud périt bientôt et avec lui les brillantes espérances qu’il avait fait naître. Restait Corteiz.
Héros inconnu que ce prédicantg ! Il avait vu tour à tour les excès du fanatisme religieux auxquels s’étaient livrés les Camisards et les mesures d’épouvantable rigueur qui avaient frappé les insurgés ; il avait ensuite connu les réfugiés des pays étrangers et il était resté en rapport avec quelques-uns d’entre eux. Une raison saine, le véritable sentiment de l’état des choses, le désir de tracer et de suivre jusqu’au bout un programme clair et méthodique, l’horreur du fanatisme et de l’emploi des moyens violents, — tout faisait de lui un auxiliaire d’un rare mérite. D’un courage éprouvé, jouant depuis son enfance avec la mort, insensible à la fatigue, il parcourait la France, passait en Suisse, franchissant les distances et bravant les dangers avec une insouciance, une sérénité admirable. Son âme était aussi ferme que son corps. Il était huguenot et montagnard. A cela, il joignait une grande douceur. Cet homme rigide et sévère avait des tendresses, des délicatesses exquises. Ses lettres à sa femme, « à son Isabeau, » sont remplies de détails touchants. Il y parle de lui, d’elle, de ses enfants, surtout de ses excursions périlleuses et des progrès « de la religion » comme un père et comme un héros. Point de forfanterie, point d’ostentation ; il écrit comme il pense. A travers cette écriture indécise et qui se traîne bizarrement, en boitant, on croirait lire dans son cœur comme dans les pages ouvertes d’un livre. Il était bien l’homme qui convenait aux protestants ; sa naïve éloquence, la rudesse de son langage, l’austérité de sa vie, tout cela tempéré par une bonté sympathique, devait lui assurer une immense influence.
g – Ses lettres, son journal mériteraient bien d’être publiés !
Aussi, dès qu’Antoine Court l’eût rencontré, enchaîna-t-il sa vie à la sienne. Ce fut une amitié grave et solide, que rien ne put ébranler et qui lia pour toujours ces deux hommes dont la foi s’était proposé le même but. L’un fut la tête qui conçut, l’autre le bras qui exécuta. Non pas que l’un ordonnât et l’autre obéît, — en réalité ils s’interrogeaient mutuellement, et aucune grande détermination ne fut prise qu’ils n’en eussent délibéré en commun, — mais il semble que Court prit plutôt l’initiative des projets, et que Corteiz s’employa davantage à leur accomplissement. Ils se partageaient, sans aucune envie, le champ d’activité, et ce n’est pas sans quelque admiration qu’on voit le plus vieux de ces hommes s’incliner devant la précoce maturité et l’intelligence du plus jeune. Court parlant de son ami : « Une chose essentielle, dit-il, manquait, c’étaient des prédicateurs ; un seul de tous ceux qui existaient alors pouvait me seconder, et il le fit efficacement : il s’appelait Corteiz. Il ne s’était point trouvé à la première assemblée synodale que j’avais convoquée, parce qu’il était alors dans les pays étrangers. A son retour, il n’approuva pas seulement ce que j’avais fait ; il entra aussi dans toutes les vues que je me proposais pour l’avenir, et il fit tout ce qui était en son pouvoir pour le faire réussir. »
Antoine Court, dès que le Synode eut adopté ses propositions, reprit ses courses dans la province. Il se dirigea vers les églises qu’il avait déjà visitées l’année précédente ; il y trouva la piété accrue, les cœurs raffermis. C’étaient celles que baigne l’Hérault. Il encouragea les unes, réveilla celles qui étaient encore engourdies, annonçant partout les heureux événements qui venaient de s’accomplir. A son retour, il convoqua dans les Cévennes un second Synode. Que s’y passa-t-il, et quels en furent les membres ? On ne sait guère. Il est certain cependant qu’on s’y occupa beaucoup du « fanatisme » et que les femmes prédicantes y furent citées pour défendre leur causeh. Des Cévennes il descendit vers Saint-Hippolyte, Sauve, Monoblet, et réunit dans un château bâti sur une hauteur, entre ces trois villes, une des assemblées les plus considérables qu’on eût vues depuis longtemps. Le nombre des fidèles, l’attitude de cette foule étonnée qui revenait, non sans quelque honte peut-être, à ses habitudes délaissées, les récits faits au retour, le bruit dont les protestants entourèrent cette assemblée dans un but politique, attirèrent l’attention des « puissances. » Le gouverneur d’Alais, prévenu, se porta sur les lieux et après de vives remontrances interdit aux nouveaux convertis de renouveler leurs réunions. Vaine interdiction ! Elle ne pouvait arrêter le zèle renaissant. A peine arrivé de Saint-Hippolyte, au mois de mai 1716, Court se rendit à la Roque-d’Aubay, près de Sommières, mais l’assemblée qu’il y convoqua fut surprise. Cette activité d’apôtre commençait d’inquiéter l’intendant qui fit afficher aux portes des églises et sur les places publiques un placard, où il promettait cinquante pistoles à qui lui livrerait le jeune ministre. Celui-ci cependant ne s’effraya point. Chassé de Sommières, il partit aussitôt pour Calvisson, et se dirigea du côté de la Rouvière. Il parvint bientôt à Nîmes. Là, il rencontra Jacques Roger.
h – N° 46, cah. II. (13 janvier 1716)
Jacques Roger, revenu en 1715 en Dauphiné, avait eu hâte de parcourir cette province, et satisfait « du zèle que les fidèles faisaient paraître, surtout en apprenant qu’il avait été reçu ministre, » il avait résolu de descendre en Languedoc. En route il avait couru de grands périls et n’avait dû son salut qu’à son sang-froid. Il venait d’arriver accompagné de Bruneli.
i – N° 17, vol. B. Mémoire sur le Dauphiné par Vouland. Ce curieux mémoire est très exact.
On a peu de détails sur cette entrevue. Ces deux hommes ne s’étaient jamais vus, peut-être même Court ne connaissait-il pas de nom son intrépide interlocuteur. Ils eurent toutefois plusieurs conférences. Le jeune prédicant, avec abandon, avec chaleur, raconta ce qu’il avait fait et ce qu’il espérait faire ; il montra la nécessité de réveiller les protestants et de les discipliner ; il parla du Synode qu’il avait convoqué récemment, des règlements qu’il avait proposés et qu’on avait admis, et il supplia Roger de suivre les mêmes règles de conduite en Dauphiné (N° 36). Roger depuis longtemps était convaincu. A son tour, il communiqua ses pensées, fit part de son programme, raconta sa vie… Mais il fallut s’arracher aux douceurs de cette amitié naissante. L’Église réclamait les soins de ces deux apôtres. Ils se séparèrent.
Roger ne tarda pas à se rendre en Dauphiné. Il y trouva Corteiz qui revenait de Genève et décida avec lui de réunir un Synode. Le Synode se tint le 22 août 1716 : sept prédicants y assistaient. Voici quelques-uns des règlements qui furent arrêtés :
- « Les pères de famille seront exhortés à faire trois fois le jour la prière en commun avec leurs enfants et leurs domestiques.
- On doit destiner au moins deux heures à la dévotion du dimanche, à laquelle tous ceux de la maison doivent se rendre.
- On doit reprendre en public après la première, la deuxième et la troisième admonition, tous ceux qui commettent des crimes noirs et scandaleux.
- Les pasteurs doivent se rassembler de six mois en six mois, pour voir si tous ont eu soin de visiter les malades, d’ordonner les collectes pour les secourir, en un mot, s’ils ont rempli les devoirs de leur charge, sans reproche.
- Les anciens exhorteront les fidèles d’avoir soin de tous les pasteurs que la divine Providence leur enverra tant pour leur sûreté que pour leur entretienj. »
j – V. Coquerel, t. I, p. 33 et 34.
Après la tenue du Synode, Roger continua ses courses, allant de Die à Châtillon, de Châtillon à la vallée de Bourdeaux. Il avait pour compagnon Rouvière. « Par tous les endroits où ils passaient, ils engageaient, autant qu’ils pouvaient, les chefs de famille et les hommes les plus sensés à former des consistoires, et à se soumettre à l’ordre conformément à la conclusion du Synode. » Vers la fin d’octobre, Bombonnoux et Corteiz prirent congé de leurs amis et descendirent en Languedoc. C’est en ce moment qu’un nommé Martel, qui arrivait de Suisse, et le jeune Pierre Durand vinrent trouver Roger et s’éprirent d’une vive admiration pour lui. Durand s’était cantonné dans le Vivarais ; mais il franchit dès lors plusieurs fois le Rhône pour demander à l’expérience de son austère ami des conseils et des encouragementsk.
k – V. Pierre Durand, etc., et n° 17, vol. B.
Antoine Court cependant avait visité les églises qu’il avait fondées sur les bords du Gardon. L’hiver approchait. A Nîmes, il s’était déjà senti souffrant. Une fièvre violente dont les accès duraient jusqu’à trente heures sans intervalle, se déclara tout à coup, et le retint immobile pendant cinq semaines. Dès qu’il se crut guéri, il reprit ses fonctions. Il était encore malade ; parfois il était saisi d’accès terribles, sur la route, en rase campagne. Sa volonté était impuissante à dompter le mal. Il continuait cependant à marcher, s’arrêtant ici et là, par les chemins écartés. Il n’avait point de cheval. Quand il ne pouvait plus avancer, et qu’il succombait sous la fatigue et la maladie, il priait deux hommes d’entre-croiser leurs mains, et il s’asseyait sur ce fauteuil improvisé. Un gîte lui était souvent offert dans une demeure amie. Mais que de fois, à peine s’était-il livré au sommeil, l’alarme était donnée ! Il fallait partir aussitôt. Un soir qu’après un violent accès de fièvre, il commençait à goûter un sommeil réparateur, son hôte aperçut un traître reconnu pour tel, qui rôdait autour de la maison. Il se précipite dans la chambre de Court, et le supplie de s’en aller. Nuit terrible ! Il était déjà tard ; au dehors tombait une pluie fine et pénétrante. Il dut partir, et tout frissonnant errer à travers la campagne à la recherche d’un abri. Après de longues souffrances, une maison hospitalière s’ouvrit enfin, non sans peine, et il put y terminer un sommeil si violemment interrompu et si nécessaire à sa santé (N° 46, cah. II et III).
De village en village, Court arriva à Anduze où il fit un petit séjour. Il y réveilla le zèle, tint des assemblées dans les caves et multiplia « le nombre de ceux qui donnaient gloire à Dieu par une profession moins timide qu’auparavant, plus pure et plus publique de leur foi. » Aux approches des fêtes de Noël, toujours souffrant, il arriva à Saint-Jean-du-Gard.
L’année 1717 le retrouva à Saint-Hippolyte. Cette ville avait accueilli avec joie ses exhortations, et chez quelques amis il rencontrait une hospitalité toujours empressée. Il y revenait avec bonheur. Mais en ce moment, soit que la dernière assemblée, qu’il avait tenue en ce pays avec tant d’éclat, eût redoublé les colères de la cour, soit que son nom, autour duquel se ralliaient de plus en plus les réformés, fût devenu pour l’intendant une sorte d’épouvantail, il ne put y résider longtemps. Dès que le gouverneur, prévenu par les espions, connut son arrivée, il fit informer l’hôte, chez qui le jeune prédicant était descendu, qu’il savait tout et qu’il ferait veiller sur la maison. Court fut obligé de quitter cette demeure ; il frappa à d’autres portes, mais aucune ne s’ouvrit. La peur des galères étouffait les meilleures intentions (N° 46, cah III).
Court quitta la ville, et peu de temps après le canton. Il se dirigea vers Nîmes, parcourut les villages voisins, et convoqua quelques assemblées. Vers la fin du mois de février 1717, il repartit pour les Cévennes où devait se réunir, le 2 mars, un nouveau Synode.
Quelles conférences sérieuses et pleines de grandeur durent alors tenir sur les hommes et sur les choses les quelques prédicants qui avaient assisté à la réunion de 1715 ! Où en était l’œuvre ? Quels obstacles avait-on rencontrés et quels appuis ? Quelles mesures fallait-il prendre ? Pouvait-on espérer ? S’était-on engagé dans une entreprise sans issue ? Mille préoccupations absorbantes, et qui ne laissaient pas même une place aux récits des aventures personnelles. L’accomplissement de l’œuvre commune occupait toutes les pensées. Il paraît toutefois que les renseignements donnés furent bons, et que nul ne se plaignit d’avoir en vain lutté contre une tiédeur invincible, car le Synode, loin de prendre des mesures pour exciter le zèle des nouveaux convertis, en prit plutôt pour le modérerl.
l – Recueil manuscrit des Synodes du dix-huitième siècle. Communiqué par M. le pasteur J.-P. Hugues. — V. aussi Coquerel, t. I p. 35.
Au commencement de l’année en effet, au mois de janvier, Vesson avait tenu une assemblée du côté d’Anduze. Elle avait été surprise, et les troupes avaient fait soixante-douze prisonniers. Cette affaire avait eu un douloureux retentissement. Le Synode, sous le coup de cet événement, décida « qu’on n’accorderait aucun secours dans leurs souffrances à ceux qui se jetteraient aveuglément dans le danger soit en allant, soit en revenant des assemblées religieuses. » Bien plus, et peut-être ceci à l’adresse de Vesson : « S’il arrive, ajouta-t-il, que quelque pasteur, par un zèle précipité et une chaleur inconsidérée, vienne à jeter témérairement ses frères dans le danger, il sera démis de sa charge, jusqu’à ce qu’il donne des preuves de sentiments plus sages, se conduisant selon la prudence chrétienne. — Les pasteurs ne convoqueront les assemblées que de huit jours en huit jours, si ce n’est dans le cas d’une dévotion extraordinaire, comme en un temps de jeune ou de Cène. » — Il semble donc qu’on craignait plus les fâcheux effets d’une piété surexcitée que son affaissement.
Le Synode cependant nomma des prédicants pour administrer la Sainte-Cène. Ayant « réveillé, » il voulut sanctifier les âmes. Depuis de longues années cette cérémonie n’avait pu s’accomplir ; les dangers incessants, la crainte des surprises, l’instabilité d’une passagère sécurité avaient toujours empêché de la célébrer. Beaucoup de religionnaires désiraient participer à cette auguste commémoration. Il choisit donc Durand, Crotte et Court pour administrer la Cène « dans toutes les églises où la prudence le permettrait(V. Coquerel, t. I, p. 35.). » Cette dernière décision prise, il se sépara. — Pour quelques-uns cette séparation devait être éternelle.
Au mois de décembre, Arnaud ayant convoqué près d’Alais une assemblée fut pris au retour par les soldats. On le conduisit à Montpellier, on le jugea, condamna, et le 22 janvier 1718, ce malheureux jeune homme, au milieu d’une grande affluence de monde, fut pendu à Alais. La cour continuait son système de répression. Mais à la silencieuse résignation des protestants et à l’héroïque sérénité du martyr, elle dut s’apercevoir qu’elle devenait, chaque jour, de plus en plus impuissante à arrêter le mouvement qui poussait les religionnaires à la revendication de leurs libertés confisquées.
N° 46. — Voici un fragment d’une complainte sur la mort d’Arnaud. Nous devons à l’obligeance de M. le pasteur Auzière la communication de cette pièce.
Il y a plus de trente années
Qu’il nous faut cacher dans les bois,
Pour voir la parole exposée ;
Encore nous faut tenir cois.
Lorsque nos ennemis nous trouvent
Dans les sacrés lieux assemblés,
Comme des enragés ils crient :
« Il faut qu’ils soient tous massacrés ! »
Cependant, ô mes très chers frères,
Qui l’Évangile annoncez
A tous ces généreux fidèles,
Dans ces temps de calamités,
Ne perdez au combat courage :
Dieu de Jacob vous soutiendra !
Nos épreuves et nos outrages
De son ciel il couronnera ! etc.
Cette mort attrista profondément les protestants, mais ne les découragea point. Quant aux compagnons d’Arnaud, loin de se laisser effrayer, ils redoublèrent d’activité. Court qui avait prévu de tels événements, et qui, fidèle à son programme, ne cessait de chercher à augmenter le nombre des prédicants, avait précisément sous la main un jeune homme insensible à la peur. Son nom était Bétrine. Il l’avait rencontré dans une de ses courses, et le voyant plein d’ardeur, il l’avait décidé à partager ses périls. Il le présenta au Synode du 17 février 1718, le fit examiner et recevoir proposant : Etienne Arnaud était remplacé. Cette même année, Court fit encore nommer un jeune homme « pour proposer la parole de Dieu. » On l’appelait : Pierredon.
Synode du 21 novembre 1718 :
« A été en personne Jacques Pierredon, du mas de Blanas, paroisse de Saint-Jean-du-Pin, lequel s’est présenté à l’assemblée pour recevoir d’icelle l’approbation de proposer la Parole de Dieu. Laquelle, après avoir béni Dieu de son bon zèle et souhaité qu’il le comble de grâces, l’a reçu et lui donne permission de proposer dans toutes les églises on la Providence l’appellera, jusqu’à ce qu’il soit plus amplement examiné et installé dans la charge du saint ministère pour faire toutes les fonctions de cette sainte charge. Ainsi, la compagnie prie et exhorte toutes les églises où il sera appelé de le recevoir pour proposer la Parole de Dieu, et de lui accorder ce dont il aura besoin. Et c’est sur la condition qu’il acceptera les articles de tous nos règlements, et qu’il sera toujours du sentiment unanime de ses frères. »
Signé : Corteiz, pasteur ; — Court, pasteur et secrétaire ; Rouvière, J. Bétrine, J. Bombonnoux.
(Pièce communiquée par M. Auzière).
Mais déjà quelques-uns, soit dépit, soit désir immodéré d’indépendance, abandonnaient l’œuvre entreprise et reprenaient leur ancien genre de vie. Le Synode de 1718 avait été obligé, après une troisième admonition, de « déposer » Vesson comme schismatique et coupable de plusieurs fautes graves. Jean Huc de son côté n’était pas sans inspirer de sérieuses inquiétudes. Heureusement Corteiz venait d’arriver. La présence de cet homme énergique releva le courage d’Antoine Court un peu ébranlé par ces divisions naissantes, et qui se sentait comme isolé au milieu de ses compagnons.
Les Cévennes et le bas Languedoc avaient été déjà parcourus ; deux fois même on avait visité les églises du diocèse de Montpellier. Court fit un pas en avant et s’avança vers le haut Languedoc. Il n’était plus seul ; Corteiz l’accompagnait. Les deux prédicants allèrent à Cournonteral, Cournonsec, Villemane, Montagnac ; ils arrivèrent ainsi jusqu’à Bédarieux, dans le diocèse de Béziers. Depuis longtemps, ces pays n’avaient point entendu de pasteurs, ni vu passer ces hommes que le délire prophétique poussait à travers le Vivarais et les Cévennes ; ils étaient restés en dehors des événements. Quand tout fut accompli, quand les meilleurs d’entre eux eurent été envoyés aux galères ou se furent expatriés, et qu’il parut ne plus rester la moindre place à l’espérance, ces nouveaux convertis avaient désespéré de l’avenir. Ils avaient fréquenté les Églises et envoyé leurs enfants aux écoles ; à peine quelques-uns d’entre eux, les vieillards, avaient-ils conservé dans leur cœur l’amour de la religion proscrite. Cette indifférence ne laissa pas que d’effrayer les deux prédicants. Plus d’une fois les portes auxquelles ils allèrent frapper se fermèrent devant eux, mais ils ne se laissèrent pas rebuter, et quand les maisons leur furent interdites, ils se réfugièrent à la campagne ou dans les cabarets. Un fâcheux incident put seul déterminer leur retour. On leur contestait souvent l’authenticité de leur mission ; on leur demandait qui les avait établis prédicants. Un jour qu’ils abordaient le thème de leurs exhortations, on les pria de montrer leurs lettres de créance. Corteiz étonné montra de vieux papiers que lui avaient donnés des ministres réfugiés, mais Court l’arrêtant montra la Bible, et se prévalut de la mission qu’il tenait du Synode. Quel Synode ? On n’en avait jamais entendu parler. Ils furent injuriés et chassés, Ils quittèrent ces pays et s’acheminèrent tristement vers les Cévennes où devait se tenir, le 3 mai, une nouvelle réunion synodale. En route, comme ils discutaient la valeur des moyens qu’ils pourraient employer pour obtenir des lettres de créance, un parti que Roger leur avait d’ailleurs recommandé s’offrit à leur esprit. Il fallait que l’un d’eux quittât la France et s’allât faire consacrer pasteur dans une Église étrangère. C’était périlleux, mais nécessaire. Le Synode interrogé approuva ce dessein, et Corteiz partit pour Genève chargé de lettres de recommandation pour Pictet et Léger, pasteurs et professeurs dans cette ville. On décida en outre qu’Antoine Court, au retour de son collègue, prendrait le même chemin dans le même but. Corteiz se dirigea donc vers la Suisse, et le jeune prédicant reprit ses courses dans le Languedoc.
Œuvre ardue que de « réveiller » les âmes ! Pour obtenir ce résultat on exhortait, on prêchait au Désert. Ce n’était pas suffisant. Le prêche faisait naître l’espoir, mais encore cet espoir fallait-il l’affermir, l’augmenter. Les prédicants, dans les premiers temps surtout où il n’y avait aucune organisation, ne pouvaient que rarement convoquer les assemblées, et si pathétiques que fussent leurs exhortations, l’impression qu’elles produisaient était bientôt effacée. Quels changements durables pouvaient opérer des sermons prononcés à de si longs intervalles ? Les nouveaux convertis, sous le coup de mille vexations, les oubliaient facilement, et retombaient dans leur premier abattement. C’était une lueur dans leur ciel sombre. D’ailleurs, tous ne pouvaient et n’osaient se rendre aux assemblées. La classe bourgeoise se montrait peu disposée à braver pour le prêche des périls trop certains. Elle restait chez elle, se tenait à l’écart. Seul le pauvre peuple courait aux assemblées. N’ayant rien à perdre sinon la liberté et la vie, il exposait volontiers ces deux biens pour avoir la joie d’écouter ses ministres proscritsm.
m – Antoine Court devait lui rendre plus tard un éclatant hommage.
Voilà pourquoi à côté du culte public qu’ils tinrent toujours en grand honneur les prédicants recommandaient sans cesse aux religionnaires le culte caché et de famille. Lisez vos saints livres, disaient-ils ; la prière est agréable à Dieu.
« Grand Dieu, que les cieux des cieux ne peuvent comprendre, mais qui as promis de te trouver où deux ou trois sont assemblés en ton nom, tu nous vois assemblés dans cette maison pour t’y rendre nos hommages religieux, pour y adorer ta grandeur et pour y implorer tes compassions. Nous gémissons en secret d’être privés de nos exercices publics, et de n’entendre point dans nos temples la voix de tes serviteurs. Mais bien loin de murmurer contre ta Providence, nous reconnaissons que tu pouvais avec justice nous accabler par tes jugements les plus sévères ; ainsi nous admirons ta bonté au milieu de tes châtiments. Nous sommes sans temples ; mais remplis cette maison de ta glorieuse présence ! Nous sommes sans pasteurs ; mais sois toi-même notre pasteur ! Instruis-nous des vérités de ton Évangile. Nous allons lire et méditer ta parole : imprime-la dans nos cœurs ! Fais que nous y apprenions à te bien connaître, et ce que tu es et ce que nous sommes ; ce que tu as fait pour notre salut et ce que nous devons faire pour ton service ; les vertus qui te sont agréables et les vices que tu défends ; les peines dont tu menaces les impénitents, les tièdes, les lâches et les profanes, et la récompense glorieuse que tu promets à ceux qui te seront fidèles. Fais que nous sortions de ce petit exercice plus saints, plus zélés pour ta gloire et pour ta vérité, plus détachés du monde, et plus religieux observateurs de tes commandements. Exauce-nous par ton fils ! » (Les Armes de Sion ou Prières sur l’état présent de l’affliction de l’Église. Rotterdam, (1718.))
Les protestants malheureusement n’avaient plus de livres. Bibles et psaumes avaient été brûlés. On en gardait pieusement sans doute quelques pages détachées, on récitait de mémoire les psaumes les plus connus et des passages entiers de la Bible, mais ces compagnons amis et inséparables qu’on rencontrait jadis les premiers dans la maison, et qui étaient les témoins mystérieux de toutes les peines et de toutes les joies, — ce livre surtout qui avait fait dire au poète :
Tout protestant est pape une bible à la main.
ce livre manquait, et lui manquant, au milieu de cette désolation des choses, l’espérance insensiblement s’évanouissait. A cela s’attachait surtout un grave péril. Les religionnaires étaient des gens du peuple, grossiers, ignorants, sans instruction. Privés de ce livre qu’ils croyaient divinement inspiré et auquel ils en appelaient comme au seul Maître, ils pouvaient en s’abandonnant aux rêveries de leur imagination tomber dans un mysticisme dangereux. Ne conversant plus avec la Bible, il était à redouter qu’ils voulussent converser directement avec Dieu. Crainte nullement chimérique ! Déjà on pouvait entendre exposer de bizarres théories sur l’Inspiration. Les inspirés étaient recherchés, honorés ; ils avaient leurs partisans. De toutes façons il fallait donc remettre les protestants en face de la Bible. « La nécessité des livres est grande, » écrivait un jour Antoine Court ; cette affirmation sous mille formes se reproduit dans ses lettres et dans celles de Corteiz. Mais comment se les procurer ? Le pays était trop pauvre pour les acheter de ses deniers, et la surveillance des ennemis trop active pour les laisser pénétrer librement.
Les réfugiés avaient souvent réussi à faire parvenir à leurs frères quelques ouvrages. On s’adressa encore à leur générosité et on les pria de multiplier leurs dons. La Suisse et la Hollande se firent remarquer par leur empressement à répondre à cet appel. « M. Basnage, écrivait le pasteur Vial, m’a mandé qu’il vous envoie des livres par la voie de Genève et d’autres endroits, aussi bien qu’à nos frères du Poitou. J’ai même su que les Etats de Hollande ont fait un petit fonds pour ce sujet, cela m’a fait soupçonner qu’à l’avenir vous aurez peut-être moins besoin de ceux que nous vous envoyions ci-devant. Cependant nous ferons à cet égard-là tout ce que nous pourrons, et quand vous n’en pourrez pas tirer d’ailleurs, vous n’aurez qu’à m’écrire (N° 1, t. II, p. 158. 1719). » Ces livres étaient des Testaments et des psautiers, — des Testaments surtout, puis des ouvrages de morale, des traités sur la Cène, les catéchismes de Drelincourt, d’Osterwald, de Superville ou de Saurin, le Préservatif contre la corruption ou Traité des sources de la corruption, par Osterwald ; l’Indifférence des religions, par Pictet, ou bien encore la Manne mystique du Désert, la Morale de Pictet et sa Théologie, les Sermons de Claude, l’Exposition des quarante articles de la confession de foin. Quant à faire pénétrer ces ouvrages en France, de hardis colporteurs s’en chargeaient. Les difficultés et les périls étaient grands, mais ils en triomphaient. Avec leurs ballots, un beau jour, ils passaient la frontière, arrivaient, déposaient leur précieux fardeau en lieu sûr et repartaient. Lorsque les prédicants possédaient quelques livres, après le prêche ou dans leurs courses, ils les distribuaient aux fidèles. C’était la « manne divine. » Tous, pour en avoir, se précipitaient, se ruaient ; ils mettaient de la fureur à obtenir une bible, des psautiers, des catéchismes. « Il me serait difficile, écrivait Corteiz, de vous dire où se distribuèrent (ceux) que votre bonté me donna. J’en ai laissé un peu partout, et si j’eusse voulu croire le monde, je les aurais tous laissés à la première paroisse (N° 17, vol. G, p. 1. 1716). » Un sermon d’Antoine Court qui avait été imprimé à Genève, fut distribué le jour de sa consécration ; on se l’arracha. Les livres malgré tous les efforts étaient cependant si rares qu’en aurait-on eu « mille quintaux » on les aurait distribués en moins d’un mois. Dans cette pénurie, on résolut de faire apprendre par cœur le plus court et le plus important de tous ces ouvrages, celui qui résumait les choses de la foi, et paraissait l’asseoir sur des bases solides. Le Synode pria les pasteurs d’interroger les fidèles sur le catéchisme, tant dans les assemblées que dans les maisons particulières. Le catéchisme choisi fut celui de Drelincourt (Ibid., p. 383. 1721).
n – N° 7, t. II, p. 168, et n° 17, vol. G, n° VI.
Un autre moyen pour affermir les religionnaires dans leur foi et exciter leur zèle fut de les rappeler tous, par une même mesure, au sentiment de leurs communs péchés. Si la persécution se déchaînait, croyaient-ils, si leurs ennemis les attaquaient sans trêve ni repos, c’est qu’ils avaient offensé Dieu. Il fallait donc apaiser la divinité, pour échapper aux mains des persécuteurs. Ce fut l’origine des jeûnes généraux. Dans les premiers jours de l’année, et toutes les fois qu’il y avait à déplorer un grand malheur, les religionnaires de la province entière se mettaient en prières et jeûnaient. C’étaient des jours solennels de deuil et de recueillement. Les Synodes fixaient la date de ces grandes et pieuses fêtes. Les prédicants couraient alors le pays et convoquaient le plus grand nombre d’assemblées qu’il leur était possible. Des discours d’exhortations étaient écrits et distribués dans les églises que les ministres n’avaient pu visiter.
« O étrange et impie aveuglement ! écrivait Antoine Court. On ne voit pas de changements, point de réformation. Endurci qu’on est dans le crime, vendu au péché, on persévère, on persiste à offenser l’Etre suprême. Indolent et insensible à ses coups les plus terribles, on ne pense pas à les détourner de dessus ses têtes criminelles, mais plutôt à satisfaire les passions infâmes qui les attirent et qui les irritent ! Quelles larmes, quelles lamentations, quels gémissements ne mérite pas une conduite de cette nature ! Mais quels nouveaux sujets de larmes n’est-ce pas pour nous, M. F., de voir nos Églises, nos sanctuaires dans la poudre, nos assemblées dissipées, nos ministres bannis, nos chandeliers éteints, nos saintes Tables renversées, nos exercices de dévotion condamnés à un éternel silence, nos généreux athlètes enfermés dans d’étroites prisons ou enchaînés sur des galères, et enfin nos lumignons fumants, nos tisons sauvés de la grande incendie menacés du fleuve que le dragon roux fait sortir de la gueule pour submerger l’épouse qui fait sa demeure dans le Désert ! … Prosternons-nous… en présence du Dieu fort, avec les larmes aux yeux, la douleur dans le cœur et les prières dans la bouche ; disons tous d’une voix : « O Dieu ! sois apaisé envers nous qui sommes pécheurs ! Nous le confessons, nous l’avouons, Seigneur, nous avons péché contre toi, nous avons commis l’iniquité, nous avons été rebelles, nous avons fait méchamment, nous nous sommes détournés de ta loi… » Si nous nous humilions, mes C. F., de cette manière, en la présence de Dieu, si nous sommes véritablement repentants de nos fautes, si nous sommes bien résolus de garder désormais les ordres de sa justice, si nous exécutons de bonne foi les résolutions que nous aurons prises, si nous faisons du moins tous nos efforts pour conformer notre vie aux préceptes de l’auteur de notre morale, je ne doute point que Dieu ne se repente, pour me servir de l’expression d’un prophète, du mal qu’il a projeté de nous faire, qu’il ne détourne les jugements dont il nous menace et qui semblent prêts à fondre sur nous, qu’il ne change nos jours d’amertume en des jours de joie et d’allégresse, qu’il nous réjouisse au prix des jours qu’il nous a affligés, et que quand il voudrait bien nous laisser encore, pour des raisons de sagesse, dans l’état où nous sommes et nous rappeler même à la mort par le fléau de la peste, qu’il ne nous donne toute la force nécessaire pour sortir heureusement avec gloire et avec salut de ces terribles épreuves. » (N° 7, t. I, p. 34)
C’est ainsi, par le prêche, par le culte de famille, par le livre, par les jeûnes, qu’Antoine Court et ses collègues arrachaient les nouveaux convertis à leur tiédeur ou à leur abattement. En certains lieux, quelques protestants leur ouvraient les voies et les aidaient dans leur tâche. Il y avait de ces hommes ici et là, dans les Cévennes surtout. Mais ils étaient rares ceux qui, comme Duplan, inaccessibles à la peur et à la faiblesse, abandonnaient le soin de leurs affaires privées pour se consacrer tout entiers à leurs coreligionnaires, — Ce gentilhomme d’Alais, instruit, pieux, un peu mystique, dévoué au protestantisme, avant même qu’Antoine Court eût commencé son œuvre, avait organisé dans sa ville natale une petite Église. Il allait voir ses frères, les consolait et les soutenait ; il priait avec eux, secourait leurs malades, les exhortait, prêchait devant eux. Aussi son nom était-il entouré de respect, et son influence considérable. Duplan entra vers 1715 en relations avec Court. Le jeune prédicant s’inclina sans peine devant l’autorité de cet homme qui avait pour lui le talent, la fortune et la piété. Il écouta ses recommandations, se confia en son expérience, et, comme leurs projets étaient les mêmes, il ne prit aucune détermination qu’il ne l’eût consulté. Duplan de son côté l’encouragea, loua son ardeur, et s’employa tout entier à aplanir devant lui les difficultés. Et à vrai dire, dans cette grande œuvre de restauration religieuse entreprise par Antoine Court avec tant de vaillance et conduite avec tant de fermeté, il ne fallait rien moins que les chaleureuses exhortations de tels hommes, leur appui et leurs conseils, pour réconforter sa volonté qui parfois défaillait devant des difficultés pour tout autre insurmontables.
Corteiz cependant était arrivé à Genève. Il avait remis ses lettres de recommandation, mais les personnes à qui elles étaient adressées n’avaient pu se rendre à ses désirs. Elles avaient craint que l’éclat d’une consécration publique n’excitât contre la petite république les colères du gouvernement français.
[C’avait été cette même crainte qui, en 1712, avait empêché Berne de consacrer Roger. « … On trouvait deux difficultés pour le recevoir ministre pour revenir en France : l’une qu’ayant établi un ordre qui portait qu’on ne pouvait pas recevoir un ministre qui ne possédât pas les termes originaux (les langues) ; l’autre, qu’étant alliés ou voisins d’une puissance aussi redoutable que la France, ils craignaient de s’attirer des affaires en ordonnant des ministres pour y aller prêcher »]
Une conférence secrète avait été tenue, et on y avait résolu d’envoyer Corteiz à Zurich. Les pasteurs de cette ville étaient en effet dévoués à la cause des églises françaises.
Il partit. Les lettres qu’on lui avait remises pour les Messieurs de Zurich étaient pressantes ; elles ne purent toutefois que difficilement vaincre leurs irrésolutions. Pourquoi l’envoyait-on de si loin ? Si on le recevait pasteur, il leur arriverait de tous côtés des jeunes gens pour être reçus ; ils ne voulaient recevoir que ceux qui avaient fait leur « apprentissage » dans leur ville ; les magistrats verraient leur complaisance de mauvais œil ; ils avaient de méchants voisins ; mille autres arguments (N° 1, t. II, p. 25. 1718.). Corteiz finit par triompher de leurs scrupules, et fut enfin examiné. Il dut répondre pendant trois jours aux demandes qu’on lui fit sur les textes les plus importants de l’Écriture, et prêcha avec un grand succès. Ces épreuves terminées, il reçut sa lettre d’ordination. Le but de son voyage était atteint.
Dans cette ville, il avait fait imprimer un sermon d’Antoine Court et sur la première page du livre, en manière de préface, il avait mis une dédicace à la mère de son jeune collègue. Dès qu’il fut de retour à Genève, il le fit mettre en vente, et déjà quelques colporteurs le vendaient dans les rues, lorsque les magistrats, l’ayant appris, en prohibèrent tout à coup la vente. Ce fut pour lui comme une révélation ; il comprit alors combien était illusoire l’indépendance de Genève en face de la France. Il resta néanmoins quelque temps encore dans cette ville, et au mois de novembre 1718, après une absence de cinq mois, il rentra dans les Cévennes.
Le jour de son arrivée fut un jour de grande joie. Un rendez-vous général fut aussitôt donné, et toutes les églises officiellement établies y envoyèrent des députés pour le féliciter de l’heureux succès de son voyage(N° 7, 1. I, p. 235). Court demanda alors un congé. Il voulait, à son tour, comme il avait été convenu, aller en pays étranger demander la consécration. Mais le Synode fit des objections. La saison était avancée ; — il y avait mille périls ; — s’il lui arrivait un accident, quel désastre pour l’Église ! D’ailleurs, Corteiz ne pouvait-il présider cette cérémonie ?
Cette dernière raison parut déterminante. Il fut résolu qu’on ferait consacrer Court par son collègue. Un vieillard, homme distingué par sa piété et ses lumières, Colom, fut adjoint à Corteiz pour interroger le jeune prédicant. L’examen roula sur divers articles de théologie et sur quelques-unes des matières controversées entre protestants et catholiques. Court s’en tira avec honneur et fut admis. Le 21 novembre 1718, eut lieu la consécration (N° 46, cah. IV).
Ce fut une imposante cérémonie. La nuit était tombée ; dans la plaine, les protestants accourus des églises environnantes étaient assis, en prières. Court se leva et fit lui-même un discours sur les devoirs du ministère. « Il y traita de la nécessité et des avantages de la prédication ; il releva la gloire de la Providence qui, touchée enfin des malheurs de l’Église en France, lui suscitait des ministres dans les temps même que ses ennemis étaient le plus acharnés à sa ruine ; il demanda enfin le secours des prières de toute l’assemblée pour obtenir la grâce de remplir avec un nouveau zèle le grade dont il allait être revêtu, et toutes les vertus nécessaires pour le pouvoir faire avec succès. » Paroles touchantes qui faisaient fondre en larmes l’auditoire. Quand il eut achevé son exhortation, il se mit à genoux ; Corteiz s’approcha, puis élevant sur sa tête une bible, au nom de Jésus-Christ et par l’autorité du Synode, il lui donna le pouvoir d’exercer toutes les fonctions du ministère.
[« L’acte qui lui fut délivré par ordre du Synode, portait qu’on l’avait entendu proposer l’espace de trois ans et demi, avec beaucoup d’édification (on voulait dire des Cévennes, où le Synode se tenait) ; qu’on n’avait rien trouvé dans sa conduite et dans ses mœurs qui fût indigne d’un ministre de l’Évangile ; que le Synode, composé d’environ soixante pasteurs, proposants ou anciens, avait souhaité unanimement qu’il fût examiné sur la théologie, et qu’il proposât, dans une assemblée publique, pour être ministre ; que dans cet examen on avait trouvé qu’il avait une doctrine très conforme à l’analogie de la foi et aux règles que la sagesse de Dieu avait établies dans son Église, et que son zèle et son affection pour la religion étaient tout a fait singulières. Ainsi continuait-on dans l’acte : Nous lui avons donné et conféré l’ordination au saint ministère selon la manière de l’imposition des mains ordonnée dans la Parole de Dieu, et pratiquée dans nos Églises réformées, pour prêcher la pure parole de Dieu, administrer les saints sacrements de baptême et de la sainte Cène, et exercer la discipline ecclésiastique et tout ce qui en dépend. Cette imposition des mains, ajoutait-on, est fondée : 1° Sur sa vie édifiante ; 2° Sur la sûreté de sa doctrine ; 3° Sur la manière de bien exposer la Parole de Dieu ; et enfin sur la demande générale qui en a été faite. Ces rares qualités, disait Corteiz, se trouvant en lui, par un commun consentement des préopinants, des anciens et du troupeau, je lui ai imposé les mains et donné la main d’association. On finissait par des vœux qu’il plût à Dieu de le sanctifier par son Saint-Esprit, de le préserver de la main cruelle des ennemis ; de lui être toujours un soleil et un bouclier ; de faire réussir son ministère à la gloire de son grand nom, à l’avancement du règne de son Fils, et au salut des âmes. La souscription faite : Donné en Cévennes, le 21 novembre 1718. L’acte n’était signé que par Pierre Corteiz, ministre ; Jacques Bombonnoux, Jean Rouvière, Betrine et Pierredon, proposants. L’usage n’était point de faire signer les députés des Églises, crainte que si les pièces signées venaient à se perdre ou à tomber entre les mains des ennemis, on ne fît à ces députés des affaires fâcheuses » (N° 46, cah. IV).]
Des cris de joie éclatèrent alors de tous côtés. Ainsi, après tant d’années d’oppression et de souffrances, une religion proscrite se relevait de ses
ruines, et librement, dans la solitude du Désert, consacrait à son service de ses mains défaillantes les hommes qui devaient lui rendre sa prospérité première ! Au milieu de ces transports, Colom s’adressant à l’assemblée, s’écria :« M. F., nous couronnerons une solennité qui met le comble à nos vœux, qui remplit nos âmes d’une joie si vive et si juste, nous la couronnerons par le chant des paroles du psalmiste, tiré du psaume 102. »
En registre sera mise
Une si grande entreprise,
Pour en faire souvenir
A ceux qui sont à venir,
Et la gent à Dieu sacrée,
Comme de nouveau créée,
Lui chantera la louange
De ce bienfait tout étrange.
Peu à peu les derniers chants lentement s’éteignirent, les fidèles se dispersèrent, et la campagne retomba dans le silence de la nuit. Un nouveau pasteur venait de se vouer au service des Églises sous la croix ! (N° 46, cah. V et VI.)
Court presque aussitôt, — c’était vers la fin de l’année 1718, — se mit à parcourir les Cévennes et les églises du Bas-Languedoc. Les premiers mois de l’année suivante furent consacrés à visiter la Lussanenque et les autres églises que Corteiz avait momentanément confiées à ses soins. Il trouva partout le nombre de fidèles accru, partout il vit les religionnaires aguerris, pleins de zèle et de dévouement à la cause commune. (N° 17, vol. G, p. 1.)
Le haut Languedoc de son côté cédait aux efforts des prédicants. Après avoir presque chassé Court et son collègue, il appelait Corteiz et réclamait sa présence. Celui-ci accompagné de Bouvière allait « de foires en foires, » de Montpellier à Montagnac, de Montagnac à Villeneuve ; il poussait même jusqu’à Bédarieux, et parlait d’aller jusqu’à Saint-Affrique.
« Nos affaires, écrivait-il, sont au contentement de tout le monde. » Et, ailleurs : « Toute la montagne donne présentement gloire à Dieu. Quelques livres parsemés ont réveillé un grand nombre d’âmes qui dormaient, tellement que les noises, les discordes, les procès, les querelles commencent à perdre leurs forces ; mais surtout la jeunesse travaille avec empressement à croître leurs lumières et leurs connaissances, tellement que le curé des Plantiers, proche Villeraugues… un jour de dimanche, se prit à pleurer, disant que tout d’un coup son église était devenue déserte, mais que le seigneur évêque en serait informé. Quelques lâches en furent intimidés ; mais la jeunesse bénissait le ciel qui les avait éclairés » (N° 17, vol. G, p. 28. 1719.)
Les livres avaient fait cela, mais aussi la contagion du succès et les exhortations. La double consécration de Court et de Corteiz avait eu un grand retentissement. « Cette imposition des mains que mon collègue et moi avions reçue, dit Court, aida beaucoup à réveiller le zèle des protestants. Nos Églises s’augmentaient et en nombre et en membres. Nos travaux se multipliaient aussi. (N° 46, cah. V et VI) » Ils se multiplièrent tellement et devinrent si absorbants, que les deux hardis prédicants furent obligés de partager la province en deux districts : celui des hautes et celui des basses Cévennes et du bas Languedoc. Corteiz prit le premier pour champ de son activité et Court le second.
Une calamité vint augmenter leurs travaux. En 1720, la peste éclata. Le terrible fléau pénétra avec une incroyable rapidité en Provence et en Languedoc, et fit dans ces contrées d’horribles ravages. En vain prit-on les plus minutieuses mesures pour circonscrire le mal. Les villes furent mises en état de siège, portes fermées et commerce interdit, un cordon sanitaire fut établi et les soldats reçurent l’ordre de fusiller quiconque essayerait de le franchir. Cependant en deux jours, il y eut quinze cents morts à Marseille ; Toulon et, Arles furent ravagées ; Alais et Montpellier comptèrent de nombreuses victimes, et Lyon même ne fut pas à l’abri du fléauo. Les religionnaires du Languedoc firent preuve dans ces terribles mois d’un redoublement de piété. Cette peste n’était-elle pas un châtiment de Dieu ? N’avait-elle pas été envoyée par l’Éternel pour se venger de l’oubli coupable où son peuple l’avait laissé ? « Quand je fais réflexion, s’écriait un protestant, que j’ai employé vingt-trois ans que j’ai passés sur la terre à des choses vaines et inutiles, que mon état est pitoyable ! — Oh ! assistez-moi de vos bonnes et pieuses prières. » (N° 1, t. II, p. 625. 1721.) Les prédicants avaient conseillé de suspendre momentanément la convocation des assemblées ; ils furent obligés de les reprendre. Tel était l’élan de la piété, que tout le monde courait au Désert. « La crainte de la mort, dit Corteiz, que la peste donnait, servait beaucoup à l’augmentation du courage et du zèle de nos peuples. »
o – Ajoutez qu’à Lyon la misère devint telle que les rues se remplirent de mendiants. N° 1, t. II, p. 241. (1721.)
Antoine Court avait momentanément quitté la France (V. plus loin, chap. vii.). Corteiz resté presque seul depuis son départ, ne pouvait plus suffire à la tâchep. « J’ai une pleine poche de lettres, écrivait-il, qui toutes demandent réponse ; d’autre part je suis accablé tous les jours par de nouvelles visites ; j’ai beau demander qu’on ne me fasse voir à personne, ceux chez qui je suis logé ne peuvent résister aux sollicitationsq. » Il se multipliait cependant. Il battait le pays, convoquait les assemblées, organisait les consistoires et célébrait la sainte Cène.
p – De fâcheuses divisions, dont on verra plus loin le détail (chap. iii, et chap. vi), avaient diminué le nombre des prédicants.
q – N° 17, vol. G. Journal de Corteiz. — V. aussi n° 1, t. II.
Heureusement il recruta en ce moment même deux collègues. Au Synode de 1720, un jeune homme, nommé Gaubert, fut reçu proposant, et l’année suivante un autre jeune homme, nommé Roux.
N° 1, t. II, p. 342. — « Le 13 décembre de la dite année, dit aussi Corteiz, M. Jean Gaubert, natif d’Arphy, paroisse d’Aulas en Cévennes, fut reçu en plein Synode, proposant. Après un sérieux examen, il fut admis pour prêcher l’Évangile, comme les autres proposants, sans toucher aux sacrements. »
« Le 22 mai 1721, ledit François Roux, natif de Cavagnac (Caveirac) en Vaunage, se présenta pour être examiné en vie et mœurs et doctrine, afin d’être admis dans le corps des proposants. »
Les gouverneurs ne s’occupaient plus des protestants, et les soldats restaient jour et nuit dans leurs cantonnements : l’œuvre du « réveil » continua avec plus de succès. Les églises de la Lozère, Florac, le Pont-de-Montvert, Saint-Julien-d’Arpaon, Cassagnas, « firent de grands progrès et se relevèrent par une merveilleuse assistance de Dieu. » Les « tièdes » de Saint-Germain reprirent courage. On fut obligé d’augmenter le nombre des anciens des églises de Lasalle, Saumane et Alais. La ville même de Ganges, longtemps indifférente, renaquit à la foi.
« … Sur les bords de l’Hérault, écrit Corteiz, il y a une petite « villette nommée Ganges, habitée depuis la Réformation par des protestants, mais qui s’étaient si fort relâchés dans ces dernières années, qu’on n’avait encore pu réveiller leurs consciences. Mais par le secours céleste, l’année 1721, la prédication y a produit un effet admirable. On y a vu le zèle s’augmenter, le vice se ralentir, les cabarets ne furent plus tant visités, ni les livres de piété tant négligés… » N° 17, vol. H, p. 513. Relation historique, etc.
Pierre Durand vint en Languedoc pour prendre connaissance des règlements qui étaient en vigueur et les appliquer en Vivarais.
En 1722, la communauté de Montaren et les églises de la montagne du Bouquet, près d’Uzès, se réveillèrent à la voix de Corteiz. Ce dernier, infatigable, passa l’année à courir le pays. Il se rendit à Canaules, à Sommières « dont quelques Messieurs blâmaient les assembléesr » à Manoblet, Lasalle, Saint-Jean-du-Gard, à Peirolles, Saint-Roman, Sadorgues, Saint-Martin-de-Saumane, à Saint-André-de-Gabriac, aux Plantiers, à Cassagnas, aux Beaumes, à Saint-Germain, Saint-Julien, Saint-Privat, au Collet de Dèze, à Saint-Hilaire, Saint-Michel, prêchant partout où on l’en priait, dans les bourgs, dans les hameaux, établissant des consistoires et administrant la Cène. Au mois de septembre, il revint à Nîmes, et c’est à Boucoiran, petit village sur la route, qu’il rencontra Antoine Court, de retour de Genève. Il s’arrêta peu de temps avec lui et continua sa course. Il visita Saint-Quentin, Saint-Laurent, Fontamèche, Lussan, Vendras…
r – N’est-ce pas à cette date qu’il faut placer la lettre adressée par les habitants de Sommières ? V. Pièces et documents, n° 4.
« … Quelques résidus des fidèles de la ville de Bagnols, proche Uzès, ayant appris que les fidèles du Pin s’étaient assemblés pour donner gloire à Dieu, m’envoyèrent un exprès pour me dire que leur ville était autrefois une Église considérable, mais qu’à faute de la prédication de l’Évangile ces pierres mystiques s’étaient disjointes, et qu’elles servaient à former une Église idolâtre. On ne voit, me dirent-ils encore que mariages bigarrés, que bénitiers dans les manoirs, qu’empressement à se rendre dans la dévotion romaine. Quel remède à un si grand malheur ? Je leur répondis que je ne voyais pas de remède plus efficace et plus souverain que de leur porter le flambeau de l’Évangile, la lumière de la Parole de Dieu… »
Malheureusement il ne put aller à Bagnols, et il ajoute : « J’ai appris avec douleur qu’ils croupissent encore dans leurs erreurs. » Aux fêtes de Noël, il se rendit enfin à Nîmes qui était comme le rendez-vous général, et donna la Cène « dans une chambre secrète de la ville, à environ quatre-vingts personnes distinguées. »
L’année 1723 s’ouvrit sous les plus favorables auspices. Antoine Court et Corteiz recommencèrent à parcourir le Languedoc avec un succès croissant. Les églises de la Lozère furent définitivement constituées. Le Vivarais accepta les règlements du Languedoc.
« Dans le mois de septembre, dit Corteiz, M. Rouvière et moi nous allâmes en Vivarais. Nous y assemblâmes les prédicateurs avec un nombre considérable de personnes distinguées qui ont du zèle et de la piété ; après avoir imploré le secours de Dieu et représenté la nécessité d’un ordre dans l’Église, et que ces MM. en eurent convenu, nous rangeâmes les paroisses en églises… La mémoire ne me fournit pas combien il y a d’églises dans le Vivarais ; toutefois, il me semble qu’il y en a vingt-quatre… » (V. plus haut, les règlements du Vivarais.)
C’est ainsi que le protestantisme se fortifiait dans la montagne « et que les prêtres perdaient toute espérance de voir jamais la religion protestante rangée dans l’Église romaine. »
Les nouvelles du Dauphiné étaient malheureusement moins satisfaisantes. Roger, cet homme infatigable qui aurait fait « cent lieues par jour sans se lasser, » courait en tous sens les vallées et les montagnes du Dauphiné, réchauffant la piété, rétablissant l’ordre, convoquant des assemblées, cherchant à recruter des ouvriers pour son périlleux labeur. Il allait surtout des frontières du Comtat jusqu’à l’Isère, et depuis Die jusqu’à Valence. Il n’avait d’autre auxiliaire qu’un tout jeune homme qui ne prêchait pas encore et ne devait commencer à prêcher qu’en 1718 ; son nom était Villeveyre. Parfois Brunel, quittant le Vivarais, venait lui offrir son concours, mais rarement et pour un espace de temps plus ou moins court. Roger était seul, isolé ; il ne pouvait suffire à la tâche. En certains endroits cependant, comme dans la vallée de Bourdeaux, il était parvenu à former de florissantes églises. Mais des imprudences qu’il n’avait pu empêcher avaient tout perdu. Aussitôt en effet que les religionnaires apprenaient qu’il était dans leurs quartiers, ce n’étaient plus qu’allées et venues ; ils disaient même hautement qu’ils allaient aux assemblées. Que fit-on ? On écrivit à la cour qu’il se formait de gros attroupements, et que les protestants y venaient en armes. La cour ordonna de sévir et le commandant de la province, le comte de Médavid, envoya à Bourdeaux un bataillon du régiment de Navarre. Le pays fut traité en pays conquis. Les soldats firent mille ravages, maltraitèrent le pauvre peuple, s’installèrent dans les maisons et violèrent les femmes. C’était un souvenir des dragonnades. Lorsque le pays fut ruiné, ils partirent. Dans cette expédition sept maisons avaient été rasées. Roger et Villeveyre, effrayés, avaient dû se retirer dans des lieux écartés et n’osaient plus convoquer des assemblées. La province était dans la terreur. Cela se passait en 1719.
Si tristes qu’eussent été ces événements, il était néanmoins manifeste que le protestantisme redressait la tête, non seulement en Dauphiné, en Languedoc, mais encore dans toutes les provinces du royaume.
[N° 46, cah. 1. Nous retrouverons plus loin Villeveyre. V. tome II, chap. iv. — V. aussi Les Guerres de religion et la Société protestante dans les Hautes-Alpes, par M. Charonnet, p. 507. In-8.
Bien des documents malheureusement nous manquent à l’appui de ce que nous avançons sur la résurgence du protestantisme, le fait n’en est pas moins- certain. Le peu de preuves que nous possédions montre avec évidence que, partout où le protestantisme comptait des adhérents avant la Révocation, les religionnaires, qui étaient restés, persévérèrent dans leur foi et choisirent l’année où Louis XIV mourut pour donner des signes éclatants de leur fidélité.]
Les religionnaires de la Provence, à la voix de Roger, commencèrent à donner des signes non équivoques de leur fidélité à la religion. « Alors, la contagion affligeant la Provence, le zèle des réformés se réveilla, et les assemblées furent plus nombreuses ; on chantait dans les bourgs, et dans les villes et villages hautement les louanges de Dieu. » (N° 17, vol. B.)
En 1722, un jeune prédicant, dont on ne sait que le nom, Chapel, parcourut le comté de Foix. Partout où il passa, il trouva les protestants bien disposés. Les assemblées qu’il réunit comptèrent jusqu’à trois cents personnes, et chaque jour il vit augmenter le nombre des assistants. (N° 1, t. II. juin 1722.)
Dans l’Agenais, après la mort de Louis XIV, la persécution sembla se ralentir. Le culte de famille se célébra avec moins de crainte et quelques petites réunions nocturnes furent même tentées. C’était le prélude des grandes assemblées du Déserts.
s – Chronique des Églises réformées de l’Agenais, par M. A. Lagarde. Toulouse (1870).
En Bretagne, plusieurs nouveaux convertis s’employèrent courageusement « à ramener leurs frères à leurs anciennes convictions, et à les fortifier en secret par des entretiens, des lectures, et une sorte de culte privé, dans une foi qu’ils n’avaient jamais au fond abandonnée. » Chose curieuse ! Ce mouvement fut exclusivement laïque ; ce furent des gentilshommes, des négociants, des artisans, des femmes même qui s’y employèrent. En 1715 déjà, un M. de Touvois, fils du marquis de Crux, fut accusé de prêcher à Saffré dans le château qu’il occupait. « J’ai appris, écrivait-on à l’intendant Ferrand, qu’il lui arrive quelquefois, après le repas, d’appeler dans sa chambre tous les domestiques et de leur faire des prédications. Le fait est notoire, et j’estime qu’il conviendrait que vous preniez la peine, Monsieur, de le mander pour lui défendre de prendre cette liberté. » Quelques années plus tard, en effet, Touvois et d’autres nouveaux convertis furent l’objet de rigoureuses mesures. « Cet exemple, écrivait l’intendant, contiendra les nouveaux convertis qui se donnent trop de licence depuis quelque tempst. »
t – Essai sur l’Histoire des Églises réformées de Bretagne, par M. Vaurigaud. Tome III, p. 195, 198. Paris. (1870.)
En Picardie, depuis la fin de 1714, des réunions se tinrent dans une caverne située près de Templeux-le-Guérard. Pour se mettre à l’abri du froid, disaient les religionnaires. Pour prier Dieu, assuraient les curés. Une nuit du mois de mai, tandis que le village dormait, la maréchaussée accourut, les maisons furent fouillées, et quatre habitants conduits en prisonu.
u – Histoire des protestants de Picardie, particulièrement de ceux du département de la Somme, par M. Rossier. Paris. (1861.)
Dans l’Aisne, il est certain qu’il y avait encore des religionnaires et qu’ils commençaient de s’agiter, car on voit, en 1725, qu’un nombre considérable d’entre eux furent obligés de s’expatrier pour échapper aux rigueurs de l’édit de 1724v.
v – Essai historique sur les Églises réformées du département de l’Aisne, par M. Douen. p. 126. Paris. (1860.)
Lorsque Antoine Court, en 1715, convoquait le premier Synode, de nombreuses assemblées se tenaient déjà dans le Poitou. En vain Chebroux, un des subdélégués de l’intendant faisait peser sur le pays « sa lourde main de fer, » il ne pouvait accabler les Nivet, les Begniers, les Marbœuf, les Berthelot, tant d’autres prédicants qui n’avaient cessé depuis la Révocation de courir le pays.
[C’étaient, comme dans le Languedoc, de simples paysans. Nivet l’était. Jean Marbœuf était un laboureur d’une mémoire prodigieuse, qui avait appris un grand nombre de sermons, et les récitait. Berthelot semblablement.]
Nivet fut pris. « Que fera le petit troupeau, lui dit Chebroux, maintenant que nous tenons son pasteur ? » Mais lui fièrement : « Ne vous mettez pas en peine du petit troupeau, Monsieur, il a un pasteur qui est à couvert de toutes vos recherches et qui ne l’abandonnera pas. » Et comme Chebroux riait : « Vous riez à votre aise, mais il n’en sera pas toujours de même. Un jour nous paraîtrons vous et moi devant un tribunal plus équitable que celui que vous occupez maintenant. Alors s’accompliront ces paroles : Vous êtes bienheureux, vous qui pleurez à présent parce que votre tristesse va se changer en joie ; mais malheur sur vous qui riez maintenant, car votre joie se convertira en deuil. (N° 17, vol. R, p. 193.) » Le subdélégué continua son œuvre de persécution. Berthelot, quoique condamné aux galères par contumace, continuait son ministère. Il se cachait et convoquait des assemblées dans les lieux écartés, il tenait tête à Chebroux, et remplissait si bien la contrée du bruit de son nom qu’on n’appelait plus le protestantisme que « la religion Berthelote. »
Vers 1718w, les religionnaires poussèrent l’audace jusqu’à s’assembler publiquement sur les emplacements des anciens temples démolis. « Cette résolution prise, on jeta d’abord la vue sur l’emplacement du temple de Mougon, parce que ce bourg était presque entièrement de la religion et dix ou douze jours à l’avance on avertit les protestants des environs. Le jour marqué, on s’assembla, sur la place même où avait été le temple, et dont on avait fait un jardin ; l’homme à qui il appartenait voulut s’y opposer ; les autres disaient que c’était leur place et qu’on les en avait privés injustement. La contestation fut de courte durée ; il ne voulut pas ouvrir la porte, mais on l’eut bientôt forcée ; on entra dans le jardin qui était entouré de murs et on commença à faire la lecture en attendant que le monde s’assemblât ; il y eut environ deux mille personnes (V. Bullet., t. IV, p. 230.). » Des assemblées semblables se tinrent à Melle, à Lamothe-Saint-Héraye, à Saint-Maixent ; il y en eut encore à Couché, à Cherveux, à Lusignan, à Saint-Christophe, à Saint-Gelay près Fontenay-le-Comte, à Benet. Berthelot poussa jusqu’à Angoulême. « Il serait à désirer, écrivait Maurepas à l’intendant du Poitou, qu’on pût arrêter le nommé Berthelot, et que ce prédicant qui, après avoir été déjà pris, ose encore se signaler sans mesure et sans considération, pût servir, par préférence, d’exemple à ceux qu’il séduit. Nous comptons bien que vous y donnerez une attention singulière. » Quoi que fît l’intendant, il y eut encore, en 1720, des assemblées à Saint-Maixent et à Niort ; et ce ne fut qu’au mois de septembre que Berthelot fut enfin pris. Mais la capture du prédicant n’empêcha rien. Le mouvement religieux continua de se propager à Benet. Le mouvement religieux se propageait de bourg en bourg, de village en village. C’était comme une résurrection de la religion proscrite.
w – Le Bulletin dit, 1718 ; n° 17, vol. R, p. 193, dit, 1719. Nous adoptons 1718.
Ainsi, quelques années à peine après la mort de Louis XIV, la déclaration de 1715 recevait le plus complet démenti. Du Poitou, un M. de Luques écrivait à l’ambassadeur hollandais : « Les assemblées ont été fort nombreuses, car elles ont passé trois mille personnes (Ibid., p. 238). » Dans le Dauphiné, l’évêque de Gap mandait que les nouveaux convertis de son diocèse « ne gardaient plus de ménagements par rapport à la religionx. » Dans le Languedoc, il y avait une ardeur, une intensité de piété étonnante. Un M. de Massane qui avait été chargé par l’intendant de faire une tournée en fut stupéfait.
x – V. La Société protestante dans les Hautes-Alpes, etc., p. 507.
« J’ai passé, lui écrivait-il, par le Vigan, Aulas, Aumessas, Valleraugue ; ensuite je suis revenu par Montardier, Roquedur, Saint-Julien, Ganges et Lassalle. Il serait inutile, Monsieur, de vous détailler ce qui se passe à chaque endroit, puisqu’on ’peut le faire en général ; c’est-à-dire, Monsieur, qu’on fait partout des assemblées aux champs et dans les maisons ; on entend chanter les psaumes ouvertement, soit à la campagne, soit à la ville. J’ose vous assurer avoir vu et entendu ces derniers plusieurs fois. Tout cela ne discontinue pasy. »
y – Histoire de l’Église réformée de Montpellier, par M. Ph. Corbière, p 353. Montpellier. (1861.)
Il y avait comme une explosion de bonheur autour de cette restauration inattendue. Quelques proscrits, à Genève, toujours hésitants et remplis du souvenir de la patrie absente, au bruit de ces succès, commençaient de revenir en France. Ils préféraient à la paix et à la liberté qu’ils goûtaient à l’étranger les périls de la lutte et les dangers de chaque heure dans la province natale. Des serviteurs même venaient s’offrir spontanément aux églises sous la croix. Des jeunes gens s’enrôlaient parmi les prédicants, et n’était-ce pas l’un d’eux qui, en offrant son dévouement et son courage aux protestants de France, écrivait :
« A vous les pasteurs et anciens, qui êtes les restaurateurs des débris de nos pauvres Églises de France qui, comme par un miracle de la divine Providence et contre l’attente de nos adversaires qui s’imaginaient follement d’en voir une fin totale, il y a encore un petit lumignon qui fume, et dans l’espérance que bientôt cette fumée se changera en une éclatante lumière pour éclairer toute notre atmosphère, — on pourrait ici appliquer les paroles de saint Paul Actes.15.16-17, que quoiqu’il ait laissé marcher toutes les nations dans leurs voies impures, il ne s’est point pourtant laissé sans témoignage en faisant du bien à ses ennemis mêmez. »
z – L’auteur de cette lettre était le proposant Gaubert.
La phrase est laborieuse et paraît obscure ; le sentiment qui l’anime brille de clarté. Un immense espoir, au milieu de toutes les craintes, gonflait les cœurs (V. Pièces et documents, n° 7). Les assemblées devenaient plus fréquentes, la piété plus vive, les pasteurs plus nombreux et la cour même effrayée venait de traiter avec cette puissance naissante. Les religionnaires se livraient à des rêves de restauration, et comme Gaubert, ils se plaisaient à croire, que « le lumignon » se transformerait bientôt en une éclatante lumière.
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