Le jour vint enfin pour Guillaume de quitter ses montagnes et de se lancer dans le vaste monde ; c'était un vrai campagnard, jeune et simple, qui, dans sa tranquille demeure, avait été tenu à l'abri de la corruption des grandes villes. Il nous raconte que lorsqu'il arriva en vue de Lyon et qu'il entendit les cloches sans nombre des églises, son cœur tressaillit de joie, en pensant à tous les gens pieux et saints qui devaient vivre près de ces cloches qui résonnaient nuit et jour. « Hélas ajouta-t-il, j'en vis assez, rien qu'en passant, pour m'étonner de ce que la terre ne s'ouvrait point et n'engloutissait pas une cité si corrompue. » Il devait s'étonner encore plus de ce qu'il verrait à Paris.
Cette ville était, depuis longtemps déjà, le rendez-vous des savants et de tous ceux qui désiraient s'instruire. Les étudiants accouraient de toutes les parties de l'Europe, se logeant en chambres garnies ou dans les nombreux collèges qui existaient alors. La faculté de théologie portait le nom de Sorbonne en souvenir de Robert Sorbon, qui l'avait fondée vers le milieu du treizième siècle. Une portion considérable de la ville s'appelait l'Université ; il y avait des cours, des conférences, des professeurs en nombre suffisant pour satisfaire le jeune homme le plus avide de science. Guillaume put apprendre le latin à son aise, car nous lisons que dans les maisons des grands imprimeurs, les femmes, les enfants et même les domestiques parlaient toujours latin, afin de pouvoir converser avec les étrangers qui arrivaient à Paris. L'un des souhaits de Guillaume put donc recevoir son accomplissement, mais il lui restait encore à découvrir des hommes sincèrement dévoués à Dieu et aux saints. Ce désir là semblait plus loin que jamais d'être exaucé. Les étudiants parisiens étaient célèbres dans l'Europe entière pour leur désordre et leur turbulence ; ils ne se souciaient point de la religion et n'y pensaient qu'à l'époque de trois grandes fêtes : Noël, la fête des fous et la foire du Lendit. Dans ces occasions-là, ils jouaient avec grand zèle leur rôle qui consistait à se déguiser à l'aide des habits les plus bouffons, à boire, à chanter et à se quereller dans les églises, les rues, les auberges, partout enfin...
La foire du Lendit était le plus grand jour de l'année pour eux ; ils se réunissaient hors de la ville, dans une plaine, appelée le Pré aux Clercs ; deux cérémonies avaient lieu dans cet endroit. D'abord on exhibait un morceau de la vraie croix, ensuite le recteur de l'Université achetait la provision de parchemin dont l'Université avait besoin pour l'année. Après cela les étudiants banquetaient, buvaient, tapageaient et finissaient dans leur excitation par des batailles rangées. Cette foire ne se terminait jamais, disait-on, sans qu'il y eût du sang répandu, aussi fut-elle abolie plus tard pour ce motif ; d'ailleurs le papier ayant remplacé le parchemin, cette fête n'avait plus de raison d'être. Bientôt on dut aussi mettre fin aux folies de Noël à cause des scènes inconvenantes qui se passaient dans les églises. Peu à peu les étudiants remplacèrent leurs fêtes par des représentations théâtrales dans lesquelles ils paraissaient comme acteurs. La mort du Sauveur était le sujet des pièces qu'ils jouaient le plus fréquemment avec d'autres scènes de la Bible dans lesquelles des jeunes gens impies jouaient les rôles de Moïse Paul ou David. Beaucoup d'entre eux blasphémaient ouvertement le nom de Dieu, et quant à la Bible, ils la connaissaient très peu et la traitaient comme un recueil de fables.
Dans la nuit Guillaume était souvent réveillé par ses camarades, qui parcouraient les rues en troublant le sommeil des citoyens paisibles par leurs cris et leurs chants. Un de leurs amusements favoris était de se saisir des agents de police qui les poursuivaient et de les jeter dans la Seine.
Ce fut en vain que Farel chercha parmi ces tapageurs l'homme qu'il désirait, mais un beau jour lui était réservé. Il n'avait pas été longtemps à Paris lorsqu'il remarqua dans les églises où il allait souvent, un petit vieillard d'apparence chétive. « Sur ceci, dit Farel, Dieu dans sa sage et grande patience, voyant un si grand pécheur et si infâme idolâtre ; fit que j'en trouve un qui passait tous les autres, car jamais je n'avais vu chanteur de messe qui la tînt en plus grande révérence, quoique partout je les aie cherché, jusqu'au plus profond des chartreux. Celui-ci s'appelait maître Faber[1]. Il faisait aux images plus grandes révérences qu'aucun autre personnage que j'aie jamais connu, demeurant à genoux et disant ses heures devant icelles, à quoi souvent je lui ai tenu compagnie, fort joyeux d'avoir accès à un tel homme. »
Guillaume avait facilement trouvé moyen de faire la connaissance de Faber ; il apprit à sa grande joie que c'était un des professeurs les plus savants de Paris, où il jouissait de l'estime et du respect universels. Il était docteur en théologie, avait étudié les classiques païens et les écrits soi-disant chrétiens ; de plus, il avait voyagé, à la recherche de la science, non seulement en Europe, mais en Asie et en Afrique. D'après Érasme, c'était le premier des savants de France. « Vous ne trouverez pas, disait-il, un Faber sur mille. » Son talent pour l'enseignement était aussi remarquable que son érudition, et ce fut bientôt un des plus grands plaisirs de Farel que de suivre ses cours. de causer avec lui et de l'accompagner d'église en église pour adorer à ses côtés. C'est ainsi que Farel trouva dans l'amitié de Faber l'accomplissement de tous ses souhaits. Ce vieillard était d'ailleurs un excellent compagnon, bienveillant, sympathique et parfois même très gai.
Mais il avait des heures de tristesse ; souvent Guillaume et lui allaient ensemble déposer des roses, des muguets et des boutons d'or sur l'autel de Notre-Dame, puis ils s'agenouillaient côte à côte pendant longtemps et priaient avec ferveur. Mais en retournant chez eux, Faber disait à Farel que Dieu renouvellerait le monde et que lui, Guillaume, le verrait, car « il était impossible que le monde demeurât en sa méchanceté ».
Oui, il était nécessaire que Dieu renouvelât tout, même maître Faber ; mais celui-ci ne se doutait pas encore qu'il tût avoir sa part de la réforme. Il voyait avec indignation l'hypocrisie de ceux qui l'entouraient : « Que c'est inconvenant, disait-il, de voir un évêque inviter des amis à venir boire, jouer aux cartes et aux dés avec lui, ou bien passer son temps au milieu des chiens et des faucons, à la chasse et dans les mauvaises compagnies ! »
Maître Faber discernait la paille dans l'œil de son prochain, mais il était complètement aveugle quant à la poutre qui se trouvait dans le sien, je veux dire sa terrible idolâtrie. Loin d'avoir la moindre hésitation à cet égard, Faber était précisément occupé à faire un recueil de légendes de saints ; il rassemblait soigneusement ces innombrables histoires, les classait par ordre d'après le calendrier. C'était un travail long et laborieux mais le pauvre homme croyait employer utilement son temps, car il pensait rendre service à Dieu !
Pendant ce temps, Farel étudiait avec zèle ; il lut d'abord les classiques païens, comme maître Faber l'avait fait avant lui, espérant en retirer quelque bien pour son âme, car on lui avait dit que les philosophes de l'antiquité étaient des hommes d'un savoir et d'une sagesse extraordinaires. Mais il ne trouva pas dans leurs livres ce qu'il cherchait ; il y avait dans son âme des besoins que ces écrits païens ne pouvaient satisfaire, car Farel voulait la paix avec Dieu. « Je m'efforçais de devenir chrétien avec le secours d'Aristote, écrivait-il, cher chant le bon fruit sur un mauvais arbre. » Guillaume se mit ensuite à lire plus soigneusement que jamais les légendes des saints, « qui me rendirent, dit-il, encore plus insensé que je ne l'étais. » Il s'étonnait fort de se sentir, malgré tout son zèle à prier, lire et adorer, toujours plus effrayé à la pensée de Dieu et de l'éternité. À ce moment-là, le pape Jules II, celui qu'on nommait « un prodige de vice », donna la permission d'appeler l'Ancien et le Nouveau Testament « la Sainte Bible ». Farel, en apprenant cela, conçut pour les Saintes Ecritures un respect qu'il n'avait jamais éprouvé jusqu'alors et il commença à les lire.
Voici ce qu'il nous dit lui-même à ce sujet : « J'eusse été perdu sans cela, car tout était tellement retiré de la doctrine de Dieu, que rien n'était demeuré sain, sauf la Bible. Mais quoiqu'ayant lu la Bible et me trouvant fort ébahi en voyant que tout sur la terre lui était con traire en vie et doctrine, et que tout était autrement que ne le porte la Sainte Ecriture... tant s'en faut, pour cela que je me sois retiré, je suis demeuré autant séduit et abusé qu'auparavant... car soudain Satan est survenu de peur de perdre sa possession et a travaillé en moi selon sa coutume... car auparavant j'obéissais à ses commandements de grand cœur et sans m'enquérir si je faisais mal, croyant sans aucun doute que ses commandements et ce qu'il avait dit par la bouche du pape était chose bonne et parfaite... Maintenant cet ennemi, dans sa malice, me bailla (donna) toute sorte de craintes et de doutes, alors que j'aurais dû croire à la parole de Dieu, assuré qu'elle ne peut mentir et qu'en la suivant on ne peut faire mal... Au lieu de cela, Satan me persuadait que je ne prenais et n'entendais pas bien ces choses... que je devais bien me garder de suivre mon propre jugement et avis, mais qu'il fallait me tenir à l'ordonnance de l'Église, c'est-à-dire de l'Église papiste, car je n'en connaissais point d'autre. Ayant ainsi oui prêcher Satan et les siens, je me tins, tout comme auparavant, coi sous la tyrannie du diable et de son premier-né, chef de toute iniquité, le pape. »
Guillaume rencontra à la même époque un docteur qui le blâma sévèrement d'avoir lu les Ecritures, lui disant qu'il ne fallait jamais le faire sans avoir d'abord étudié la philosophie. Guillaume obéit et mit de côté sa Bible, mais il en avait lu assez pour être profondément malheureux. La Parole avait atteint sa conscience, et sa fausse paix avait disparu pour toujours. « J'étais le plus misérable des hommes, nous dit-il, fermant les yeux de peur de voir trop clair. » Faber ne pouvait lui être d'aucun secours. « Il demeurait, dit Farel, en sa vieillesse papale (ses anciennes erreurs), et faisait que j'y fusse toujours plus enragé. »
Quelques personnes riches, qui vivaient à Paris, crurent bien faire d'employer Guillaume à distribuer de l'argent aux pauvres. Il accepta cette offre avec empressement, comme un moyen de tranquilliser son esprit. Mais tous ses efforts échouaient les uns après les autres et la paix ne venait pas, quoiqu'il eût auprès de Dieu « des sauveurs et des avocats sans nombre », c'est-à-dire les saints, qu'il adorait main tenant plus dévotement que jamais. Il y avait près de Paris un couvent de chartreux dans lequel Guillaume se retira pour un temps, afin de se soumettre à leurs jeûnes et à leurs pénitences.
Les règles de ce monastère étaient fort sévères ; il n'était presque jamais permis de parler, et même les personnes qui s'y retiraient pour quelque temps, comme Farel, ne pouvaient parler qu'au confessionnal. On ne mangeait qu'une fois par jour et l'on ne se rencontrait qu'à l'office divin. Il n'est donc pas étonnant si Farel nous dit qu'après avoir été insensé, il devenait fou ».
Fort heureusement, il ne resta pas longtemps chez les chartreux peut-être soupirait-il après la société de son cher vieux professeur. « Je n'ai jamais trouvé nulle part, dit-il, le pareil de maître Faber »[2].
[1] Connu sous le nom de Lefèvre d'Etaples.
[2] Remarquons en passant que tous les réformateurs ont été amenés de la même manière à la découverte de la vérité. Les doutes de Farel, sa conscience troublée, ses lectures dans la Bible, lectures qui le frappent sans produire d'abord de résultat sensible, sans le détacher de longtemps encore des croyances de ses pères, tout cela se remarque chez Zwingli et surtout chez Luther.