Le dualisme que nous avons déjà constaté dans l’organisation ecclésiastique, et qui y sépare la chrétienté en deux camps distincts et inégaux, les prêtres qui gouvernent et les laïques qui obéissent, ce dualisme nous le retrouvons dans le domaine de la pensée, au sein de la scolastique et des discussions sur la foi et la science. Le dogme ecclésiastique, qui prétend à une autorité absolue et infaillible, refuse de reconnaître, même dans la mesure la plus restreinte, les droits et les scrupules de l’étude et de la conviction individuelles. Le sujet, c’est-à-dire le chrétien en tant qu’individu, doit se soumettre aveuglément au dogme ecclésiastique comme à une loi immuable ; il ne peut rechercher et exiger pour sa foi d’autre base, d’autre garantie que l’autorité divine de l’Église. Dès lors il y a opposition et lutte entre l’esprit qui perçoit la vérité et qui a soif de certitude et l’autorité obscure et mystérieuse de la tradition. La soumission aveugle reçut le nom de foi, et se montra incapable d’inspirer la conviction aux âmes et de devenir le principe d’une véritable rénovation spirituelle. La scolastique chercha, au début, à surmonter et plus tard à voiler ce dualisme irréductible, jusqu’au jour où elle eut l’audace de l’affirmer ouvertement, et de proclamer l’ignorance absolue comme la base de la foi de l’Église.
Anselme de Cantorbéry avait conservé à la base de sa théologie la foi, c’est-à-dire l’acceptation de la doctrine de l’Église, comme le commencement de l’action chrétienne dans l’âme, action qui devait être suivie de la conséquence et du fruit de la foi, la connaissance, résultat de l’expérience personnelle. Tel est le sens de son fameux axiome : Fides quærens intellectum. Non intelligo, ut credam, sed credo, ut intelligent. Il semble ignorer qu’il puisse exister une contradiction entre la connaissance et la foi, et il ne dit pas si la foi prévenante est un acte de volonté intelligente ou de soumission aveugle. Il se borne, en effet, à se placer au point de vue d’une foi demeurée sans obscurités et sans nuages, d’une piété enfantine qui n’a jamais connu les angoisses du doute, d’un chrétien éternellement mineur et constamment fidèle, sans songer aux cas pourtant nombreux dans lesquels cette piété est absente, comme chez le païen, ou disparue, comme chez le sceptique. Il a eu, néanmoins, le grand mérite de montrer que la foi historique doit devenir une certitude intime par le travail de l’expérience personnelle, et de reconnaître que la foi objective, tout en s’imposant par la voie de l’autorité, possède assez de puissance intrinsèque pour convaincre et toucher les âmes. Abélard, au contraire, met l’accent sur la connaissance et sur la science ; pour lui, ce qui importe, c’est que l’esprit contrôle et examine l’objet de la foi. Dans son savant ouvrage Sic et non, publié pour la première fois par Victor Cousin, il montre que, sur bien des points, la doctrine de l’Église est flottante et incertaine, parfois même contradictoire ; pour lui, il ne veut croire que ce qu’il a reconnu comme vrai. Il substitue à la formule d’Anselme : Je crois, en vue de comprendre, la formule hardie du rationalisme : Je comprends pour croire. Mais la foi qui se borne à accepter les démonstrations incontestables n’est plus que le sentiment de l’évidence, de la certitude, résultat et couronnement du travail scientifique ; elle n’a plus rien de commun avec la vie et la foi religieuses. Anselme veut rattacher le sentiment de la certitude et de l’évidence à l’expérience religieuse et morale, Abélard la fait dépendre du travail de l’intelligence. Au point de vue d’Abélard, qui réduit le christianisme à une simple évolution de l’intelligence, l’évidence morale, c’est-à-dire le développement vigoureux de toutes les puissances morales de l’être, cesse de jouer un rôle dans l’enfantement des convictions personnelles. Il voudrait que la religion vint présenter ses arguments et ses preuves au tribunal de la raison ; dès lors, le christianisme, confondu avec la raison universelle cesserait d’être logiquement nécessaire et ne serait plus qu’un brillant, mais relatif auxiliaire de la philosophie. Si cette théorie nous fait comprendre que l’Église l’ait condamné comme hérétique, nous sommes forcés de remarquer aussi que cette condamnation n’a, en aucune façon, résolu le difficile problème, qui est de savoir comment et pourquoi des êtres intelligents et libres peuvent se soumettre aveuglément aux dogmes de la tradition, en n’ayant pour base de leur soumission et de leur confiance que l’autorité de l’Église. La scolastique plus tard sembla avoir complètement oublié le grand et salutaire principe professé par Anselme, que l’expérience de la vie religieuse doit rendre personnelle et vivante pour l’âme la foi, à laquelle elle s’est aveuglément soumise. L’Église interdit à la raison le droit d’examiner ses enseignements et de se les assimiler par l’étude et par la prière, craignant les attaques de la critique, du doute de la simple incertitude.
Nous ne devons plus alors être surpris que la scolastique ait abdiqué de plus en plus ses droits entre les mains de l’Église reconnue par elle la seule souveraine de l’âme, et se soit contentée, comme Thomas d’Aquin, d’expliquer et de définir quelques points de la dogmatique officielle. La scolastique, à l’apogée de sa puissance, fut pénétrée d’un sentiment si vif de son parfait accord avec l’Église, qu’elle devint son interprète officiel et autorisé, profond, quelquefois sublime, mais impersonnel et par cela même infécond. Les docteurs enseignèrent dans les écoles que la théologie est la seule science infaillible, investie de dons et de pouvoirs surnaturels, la maîtresse des esprits, et qu’elle a sous ses ordres la philosophie son humble servante. En comprimant l’essor de la raison dans les limites étroites de l’explication de ses dogmes, l’Église exposa la vérité aux dangers les plus sérieux. L’abus de la dialectique fit tomber l’école dans les subtilités les plus puériles et les plus absurdes, et l’on vit des esprits aussi froids que frivoles traiter quelquefois les questions les plus saintes avec une grossièreté qui scandalise, et une indifférence qui peine. La vie intellectuelle du moyen âge divorça presque complètement avec la scolastique, et tantôt tomba dans les écarts d’un panthéisme mystique, tantôt s’abandonna au nihilisme de la négation et du scepticisme. Duns Scot est le dernier qui ait cherché à défendre la foi officielle dans un ouvrage systématique et complet, et à établir le principe d’autorité sur la toute-puissance et la liberté absolue de Dieu, en affirmant qu’il n’existe peut-être ici-bas rien de vrai et de bon en soi. La seule vérité, le seul bien se trouve dans les révélations et les enseignements directs de Dieu, dont l’Église est seule dépositaire, et l’homme doit d’autant plus se soumettre aveuglément à son autorité, qu’il n’existe pour lui aucun autre chemin pour arriver à la certitude. Mais établir pour unique base de la foi d’autorité l’arbitraire comme principe essentiel et constitutif, n’est-ce pas affirmer, par cela même, que le scepticisme est, en dernière analyse, notre ressource et notre règle ? Poser avec Duns Scot en principe le doute absolu et la négation de toute certitude, c’est reconnaître qu’il n’y a ni unité ni harmonie entre l’esprit humain et l’Église, dont l’enseignement demeure étranger aux aspirations et aux besoins de l’intelligence. Phénomène en apparence contradictoire, et cependant bien explicable, l’âme humaine, en se soumettant servilement aux enseignements du clergé, sent insensiblement se développer en elle tout un monde d’idées et d’aspirations étrangères et même hostiles à l’Église.
Grâce à l’impuissance dans laquelle se trouva l’Église de diriger à son avantage ces premières effervescences de spontanéité et d’indépendance, grâce aussi à l’absence de toute certitude dans son enseignement, ses membres tombèrent insensiblement dans l’indifférence la plus absolue en matière de foi, indifférence bien explicable, cependant, puisqu’il s’agissait bien moins de savoir si les dogmes avaient en eux-mêmes dans leur valeur religieuse et morale, le don de convaincre et de toucher les âmes, que de constater simplement s’ils étaient enseignés par l’Église. D’un autre côté le doute fit d’effrayants progrès dans les esprits. La science, dit Occam ; ne peut constater que les phénomènes et tout ce qui s’élève au-dessus du monde sensible rentre dans le domaine de la foi. Il n’existe pas, et il ne saurait pas exister de philosophie religieuse ; la théologie, qui seule a le droit de s’occuper des questions métaphysiques, n’a de valeur qu’en tant qu’elle repose sur l’autorité de l’Église. La théologie elle-même n’a ni nécessité ni unité intrinsèque. Tous les commandements de Dieu reposent sur l’arbitraire, même le commandement suprême : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Occam semble avoir pris plaisir à séparer en Dieu la liberté de la toute-puissance, de la sagesse et de l’amour, et à sacrifier à l’idée absolue d’une toute-puissance arbitraire, tout principe, toute idée scientifique. Il tombe dans les excès les plus étranges de la frivolité, des subtilités raffinées, des théories contre nature. Dans son exposition de l’enseignement de l’Église sur la communication des attributs divins à l’humanité de Jésus-Christ, il estime vraisemblable que la tête de Jésus est aussi sa main, sa main son œil, etc. Il est impossible de décider si, en tirant de la dogmatique officielle ces conséquences extrêmes et absurdes, il a voulu se montrer le fils soumis de l’Église, ou plutôt déguiser, sous le voile d’une orthodoxie rigide, l’ironie et le doute de sa libre pensée. Quoi qu’il en soit, l’école d’Occam est unanime à transformer la certitude de l’existence de Dieu en une simple probabilité. Cette théorie énervante pour les âmes s’étend même sur toute la vie morale. Cette décadence rapide et profonde de la science nous révèle le mal organique qui minait les forces et l’élan de l’Église. Divisée dans sa doctrine et sa morale, elle ne pouvait être régénérée que par une nouvelle source de connaissance, par une autorité supérieure capable de concilier les droits respectifs de la raison et de la foi. Comprimée dans son essor par le développement incomplet de la théologie et de la morale, auxquelles elle avait eu le tort de vouloir imprimer par un coup d’autorité un caractère définitif, l’Église se trouvait acculée sur un point qui ne permettait ni retour en arrière ni progrès possible dans l’avenir. L’attrait irrésistible de la nouveauté, dit Henri Ritter, joint à l’impuissance de lui assigner un but et une forme arrêtés, poussait, comme par une force aveugle, tous les partis aux extrêmes. Les dernières années du moyen âge nous révèlent dans quel état profond de décrépitude étaient tombés la papauté, le clergé, le monachisme, la vie morale et intellectuelle. Le dualisme irréductible, que nous avons constaté dès le principe entre le dogme officiel de l’Église d’autorité et l’esprit humain, antagonisme longtemps méconnu, comprimé et voilé par l’Église victorieuse, mais jamais entièrement vaincu par elle, se manifestait maintenant au grand jour et sous les formes les plus variées, comme un feu couvant sourdement sous les cendres, et qui, éclatant à l’improviste avec une violence inattendue, embrase en un instant tout l’édifice. En Italie, dans le pays le plus soumis à la papauté, au centre du catholicisme officiel, nous voyons le paganisme antique, favorisé par l’amour inné des Italiens pour la beauté plastique, reprendre possession des esprits de la renaissance comme éblouis et enivrés par la vie nouvelle, que développent les découvertes de l’art grec, l’étude de Platon et de Porphyre, et jeter un regard de dédain sur le christianisme, qui n’est plus pour les cardinaux de la cour de Léon X qu’une fable absurde et bonne pour le vulgaire.
Nous pouvons déjà reconnaître, grâce à cette étude générale, de quel principe nouveau et fécond on pouvait attendre la rénovation de la vie spirituelle et morale. L’Évangile, dans sa simplicité et son inspiration divine, l’Évangile, dont l’esprit avait été, à l’origine, assez puissant, assez vivifiant pour arracher le monde antique décrépit à ses superstitions et à ses vices monstrueux, devait recouvrer son empire sur les âmes, et pénétrer, pour ainsi dire, dans le sang et dans la moelle des peuples. La théologie devait conserver aux vérités fondamentales du salut la place d’honneur dans ses écoles, retrouver à la source même, en y puisant l’eau qui jaillit jusque dans la vie éternelle, sa beauté, sa jeunesse, sa puissance première, et dissiper, par le pur éclat de ses rayons, reflet de la vérité primitive, les impuretés et les erreurs d’une dialectique devenue indifférente et sceptique, parce qu’elle avait divorcé avec la vie religieuse et morale. Les grandes doctrines de la rédemption ne devaient plus chercher désormais l’appui d’une autorité extérieure, hiérarchique, artificielle, mais se frayer directement le chemin des intelligences et des cœurs. L’âme individuelle, arrachée à sa torpeur et reprenant conscience d’elle-même, devait chercher dans l’Évangile la satisfaction de ses besoins, la paix du cœur et de l’intelligence, et, après avoir recouvré la santé par la certitude du pardon, s’élever jusqu’à la liberté supérieure et joyeuse des enfants de Dieu.
Cette présupposition générale, que nous avons obtenue, que l’Évangile était seul capable de rétablir l’autorité du christianisme fortement ébranlée par la scolastique, et de prévenir une ruine imminente, se transformera pour nous en une certitude absolue, quand nous aurons étudié en elle-même la doctrine de l’Église, quand nous aurons pénétré au cœur même de l’édifice dogmatique élevé par le moyen âge dans le cours de neuf siècles, et qu’une étude attentive dépouille du prestige dont il semblait revêtu. Bien qu’il ne voulût point porter atteinte à l’autorité absolue de Dieu, le moyen âge, par le seul fait qu’il professait la doctrine de l’autorité divine des successeurs de saint Pierre, le premier vicaire de Jésus-Christ, adopta un point de vue dont l’homme était le centre et l’unique moteur, transforma l’Église en une entité morale et vivante, et sacrifia à l’ambition sacerdotale les droits incontestables de Dieu aussi bien que les privilèges de l’âme immortelle.
La dogmatique du moyen âge mérite, à juste titre, le reproche d’être tombée dans le dualisme, que nous avons déjà signalé dans ces institutions, car elle s’est également attachée à une conception magique, et à un point de vue pélagien des relations entre la grâce et la liberté, entre Dieu et l’homme, et dans ces deux théories opposées elle a substitué à une harmonie intime et vivante et à une pénétration réciproque et spontanée de la terre et du ciel, des rapports extérieurs, superficiels et sans vie. Ne le voyons-nous pas déjà dans sa théorie de l’autorité hiérarchique ? L’Église comme corps est infaillible, en possession inamissible des grâces et des faveurs du Saint-Esprit, tandis qu’aucun de ses membres, envisagé dans son individualité morale, et en dehors de ses fonctions, ne peut aspirer à les posséder et à les saisir pour lui-même. Chaque croyant se voit fermée l’entrée du royaume des cieux, interdite la perception immédiate et intime de la vérité fatalement attachée aux institutions du sacerdoce.
Le dogme officiel de l’état de l’homme dans le paradis, nie que la justice et la sainteté fassent partie intégrante de l’âme en tant que créée à l’image de Dieu, et appelée à posséder la vie éternelle. L’Église catholique considère la justice, chez l’homme, comme un don postérieur de la grâce. (Thomas d’Aquin, quest. 95, art. 3.) C’était enseigner que la perfection morale n’est pas le couronnement, l’épanouissement normal de l’être créé par Dieu et la réalisation parfaite de sa nature ainsi que de la mission qui lui est assignée, mais un attribut nouveau, étranger à sa nature première et ne s’y rattachant pas logiquement, un don arbitraire de Dieu qui lui est accordé par un acte magique et en dehors de son œuvre providentielle. Dès lors l’âme humaine dans son essence est indifférente au bien comme au mal, et n’est point atteinte profondément par le péché ; il n’est pas nécessaire que l’œuvre de la rédemption s’adresse, pour le relever, à ce qui a surnagé de bien en l’homme dans le grand naufrage de la vie morale ; elle peut lui être simplement communiquée du dehors, et par un acte magique, comme dans le baptême, de même que la justice originelle avait été arbitrairement ajoutée à sa vie spirituelle.
Le dogme officiel du péché originel n’envisageait pas non plus l’homme comme mauvais en soi, enclin au mal, et incapable par lui-même de faire le bien. Le péché n’était plus un mal organique et intérieur de l’être moral, mais une maladie accidentelle qui n’atteignait que la surface. Les désirs impurs de la convoitise, qui trahissent la profonde corruption de l’homme, cessent d’être considérés comme un mal haïssable, et ne sont plus qu’une faiblesse réparable, puisque nous avons hérité du péché d’Adam, et que notre volonté n’a été qu’affaiblie. Le mal dont Jésus-Christ est venu nous délivrer n’est plus qu’une souillure extérieure, un fardeau pesant qui paralyse nos forces, sans pourtant porter une atteinte profonde à notre liberté morale. Les descendants d’Adam se voient punis par l’infliction arbitraire d’une peine extérieure du péché de leur ancêtre, qui a perdu par sa faute la grâce extérieure qui lui avait été arbitrairement accordée. Puisque le mal, qui atteint la nature humaine, lui est pour ainsi dire étranger, et ne détruit pas son libre arbitre, sa guérison peut s’accomplir sans son concours et d’une manière magique, et il n’est pas, dès lors, nécessaire que tout son être soit remué et transformé dans ses profondeurs les plus intimes. L’enfant, au moment du baptême, et en vertu du sacrement, est délivré non seulement de la coulpe, mais du péché (concile de Trente, sess. 6, canon 13), et rendu capable avec le concours de l’Église, d’exercer sans obstacle sa liberté morale. Il est vrai que toutes ces grâces disparaissent aussitôt après le baptême, et que le péché reprend bientôt tous ses droits, comme si l’enfant n’avait pas été baptisé. Il n’est plus aussi facile à l’homme fait de se racheter de la peine du péché ; il ne lui est plus possible de recevoir passivement, comme le fait l’enfant dans le baptême, les grâces de l’Église ; il doit se soumettre à la confession auriculaire, et recevoir humblement le sacrement de la pénitence. Nous nous retrouvons en face du dualisme, cette plaie de Rome, et de sa théorie magique et pélagienne. Pélagienne, en effet, car elle impose à l’homme des œuvres cérémonielles, qui non seulement détournent de sa tête coupable les peines que ses fautes lui ont attirées, mais encore lui concilient des grâces nouvelles. Elle est de plus magique, puisqu’elle communique au fidèle les grâces dont l’Église dispose, sans qu’il se soit nécessairement préparé à recevoir ces grâces, sans aucun travail intérieur de son âme, puisqu’elle réduit la foi à n’être plus qu’une confiance aveugle et servile, une foi historique et morte.
Nous nous trouvons, par ces considérations, amenés à aborder l’élément essentiel du débat, et à nous demander quels rapports peuvent exister entre la grâce divine et la liberté humaine. L’Église romaine donne de la grâce une définition qui tend à faire disparaître la liberté humaine dans la mesure de son action, et elle accorde une telle place à la liberté, que, toutes les fois qu’elle entre en scène, les œuvres méritoires ex congruo et ex condigno se substituent entièrement à la grâce. Mais une grâce qui enchaîne, ou exclut dans la mesure de son action, toute intervention de la liberté, au lieu de se révéler à l’homme par son moyen, ne peut être que magique ; une liberté, par contre, qui peut se passer de la grâce, et ne compte que sur elle-même, ressemble à la liberté qu’enseignait Pélage. Conçues toutes deux à ce point exclusif et absolu, elles ne peuvent que se combattre et s’entre-détruire ; mais la chute de la grâce entraînerait, comme conséquence, la disparition de tout sentiment religieux de l’âme humaine ; la négation de la liberté aboutirait, en dernière analyse, à la négation de la morale. Aussi l’Église est-elle de bonne heure entrée dans la voie difficile des compromis et des à peu près. Comme d’après les définitions qu’elle en donne, elle ne les peut concevoir comme agissant de concert sur l’âme, elle leur donne à chacune un rôle dans l’œuvre de la rédemption, comme si la personne aussi bien que l’œuvre de Jésus-Christ n’aboutissaient pas à l’union de l’homme et de Dieu, comme si la grâce n’appelait pas l’action de la liberté, et ne répondait pas à ses secrets désirs, comme si ce n’était pas pour la liberté elle-même une grande source de faiblesse et de déception, que d’être réduite à ses propres forces et à son isolement, au lieu de puiser ses inspirations les plus puissantes et ses joies les plus pures dans la communion vivante et intime de son Dieu. Les Sommes célèbres de Thomas d’Aquin et de Duns Scot, dont l’influence s’est fait sentir dans le monde de la pensée et de l’Église du quatorzième au seizième siècle, reposent sur une double tentative de conciliation de la liberté et de la grâce : celle-ci domine chez saint Thomas, celle-là chez Duns Scot. Nous ne pouvons poursuivre dans cet ouvrage spécial cette étude si intéressante. Elle nous permettrait de constater que le système de saint Thomas, tout en mettant l’accent sur la grâce, la rattache si étroitement à l’autorité et aux cérémonies de l’Église, qu’il en vient à la proclamer l’unique représentant de Dieu, et à transformer la grâce en une humble servante de la hiérarchie ; conception qui, comme Pélage, exagère l’indépendance de la liberté humaine en face de son Créateur. Nous verrions que, de son côté, Duns Scot, tout en prenant pour point de départ la liberté humaine, accorde à la magie une large place, quand il assigne à la véritable humanité, l’Église, toute l’indépendance que le péché a fait perdre à l’individu, quand il enseigne que Dieu a abdiqué entre ses mains l’autorité, qu’il possède par essence, et lui a remis le pouvoir d’ouvrir ou de fermer à son gré les portes du ciel, et de le faire intervenir à son commandement dans le saint sacrifice de la messe, l’absolution et les indulgences. Bien que Duns Scot n’ait pas osé professer que l’homme peut se sauver par lui-même, et qu’il ne soit pas tombé dans l’erreur pélagienne historique que les conciles avaient condamnée depuis des siècles, parce qu’elle portait un coup mortel au christianisme, il n’en a pas moins enseigné un pélagianisme objectif, c’est-à-dire la puissance que possède l’humanité dans son sens collectif, qui est l’Église, d’accomplir par elle-même l’œuvre de son salut. Et comme cette apothéose de l’Église et des saints contribuait à rehausser aux yeux de la foule ses mérites et son autorité, Duns Scot se vit proclamé le premier docteur de l’Église universelle ; son audacieuse tentative de reléguer dans l’ombre Dieu et Jésus-Christ, et de substituer à la communion des âmes avec Dieu la communion des saints dans le sens catholique romain, fut envisagée par l’Église comme une doctrine supérieure à la croyance vulgaire, à la piété mystique, que le culte enthousiaste et passionné de la Vierge et des saints ne pouvait pas satisfaire.
Nous voyons, il est vrai, cette autorité de l’Église terrestre habilement voilée par sa communion avec les anges, les saints et la Vierge, reine des cieux, qui composent l’Église céleste. Mais celle-ci se rattache si étroitement à celle-là, elle constitue avec elle sous une forme si intime et si harmonique le corps mystique de Christ, que la hiérarchie terrestre peut au moyen de ses prières d’intercession et de ses sacrifices exercer une grande influence sur la Vierge et sur les saints, qui, à leur tour, sont tout-puissants auprès du Père et du Fils. Cette déification de l’Église a été pour elle le résultat patiemment attendu de longs et persévérants efforts ; elle a été réalisée grâce à un mélange habile de pélagianisme et de magie, d’incrédulité et de superstition. Il nous est facile de justifier cette épithète, en apparence sévère et injuste, d’incrédulité. Le cœur humain est naturellement enclin, dans sa condition présente de corruption et de misère spirituelle, à secouer le joug et l’autorité de Dieu, à éviter d’entrer en communion intime et vivante avec Jésus-Christ et de puiser de nouvelles forces et de nouvelles inspirations à la source céleste, en Dieu, en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être. Sa conscience religieuse, obscurcie par le péché, se laisse séduire et entraîner par l’orgueil du cœur naturel, qui aspire à se concentrer en lui-même, et mérite le reproche adressé par l’Esprit à l’ange de l’Église de Laodicée. « Tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi, je n’ai besoin de rien, et tu ne sais pas que tu es misérable, digne de pitié, pauvre, aveugle et nu. » (Apocalypse 3.17) Cet orgueil de la vie est la racine de tout pélagianisme et de toute incrédulité, de l’erreur si multiple et revêtant au sein de l’humanité les formes les plus variées, que l’homme possède assez d’énergie et de grandeur pour ne pas avoir à se soumettre à l’action de la grâce et de la volonté divine.
Mais, comme nous l’avons déjà observé, cet orgueil de l’homme naturel, insondable comme le cœur lui-même, véritable Protée, sait prendre toutes les formes, et se cache même sous les apparences les plus contradictoires. Au moyen âge l’incrédulité pélagienne prend le masque de la superstition. L’Église s’attache, en effet, à paralyser le besoin inné qu’éprouve l’âme humaine de se sentir en communion avec Dieu, et cherche à le faire passer pour un enthousiasme malsain et pour un besoin factice, et elle affirme, pour le combattre, que Dieu a communiqué par un acte irrécusable et sans réserve de sa toute-puissance le trésor inépuisable de ses grâces à l’Église catholique romaine. Elle affirme, en outre, que ces grâces sont exclusivement unies au sacerdoce, et aux cérémonies qu’il accomplit et qu’il impose. L’Église peut, dès lors, faire apparaître Dieu à son gré au moyen de certaines formules qui possèdent une valeur intrinsèque et magique, et se substituer entièrement à lui en prenant dans l’âme des fidèles la place de Dieu. Aucun chrétien ne peut espérer entrer en communion avec lui qu’en se soumettant humblement à l’autorité de l’Église, et en recevant d’elle seule les grâces dont elle dispose arbitrairement. Les fidèles sont donc enclins à la considérer comme une véritable divinité, d’autant plus que Jésus-Christ, rentré dans le ciel à l’ascension et laissant la direction de son œuvre à ses représentants, semble perdu pour nous dans la gloire mystérieuse de sa divinité, et ne reparaîtra qu’au dernier jour pour juger les vivants et les morts. Les docteurs du moyen âge affirment, il est vrai, que c’est par une inspiration de son inépuisable amour que Dieu a voulu rendre ses grâces sensibles et accessibles à l’homme par le canal de l’Église. Mais l’amour véritable aspire bien moins à la possession des grâces impersonnelles qu’à la communion intime et vivante avec l’objet de son affection ; celui qui aime véritablement s’offre lui-même à celui qu’il préfère, comme le don le plus précieux et le seul désirable. Si vraiment Dieu avait accordé d’une manière exclusive à l’Église les biens dont il est la source et le premier principe, il aurait en réalité témoigné son déplaisir au monde, prouvé qu’il voulait se tenir éloigné de lui, ne lui accorder qu’une forme inférieure et secondaire de la religion, en ne se rattachant à lui que par des intermédiaires terrestres. S’il est vrai, et l’Église romaine n’a jamais osé le nier ouvertement, s’il est vrai que, dans la vie éternelle, l’organisation hiérarchique de la terre n’aura plus de valeur et de puissance, et si, par cela même, le dogme fondamental de l’Église visible n’a qu’une valeur temporaire, on serait tenté d’en conclure que la vie éternelle nous révélera une vie nouvelle supérieure à la révélation chrétienne, telle qu’elle nous est transmise par la papauté, que le christianisme ne peut plus être considéré comme la religion absolue et définitive, puisqu’ici-bas nous ne pouvons point réaliser la communion parfaite et idéale avec Dieu, et que nous devons donner notre adhésion à une forme religieuse essentiellement passagère, puisque ses bases sont toutes terrestres.
La superstition, qui a méconnu la véritable source de la vie religieuse dans l’âme, se voit réduite ici-bas à substituer à l’élément divin qui lui manque des équivalents, des à peu près, et à revêtir arbitrairement d’un caractère religieux et infaillible des signes sensibles, des symboles périssables et des hommes pécheurs. Elle mérite le reproche sévère de l’apôtre saint Paul (Voir Romains 1.18-20), elle qui dépouille l’homme de ce qui constitue essentiellement la vie religieuse, pour ne lui offrir en compensation que de vains fantômes, fruits d’une imagination égarée. La véritable religion, qui est Christ, la lumière qui éclaire toute âme d’homme venant au monde, conserve sa spiritualité et son universalité objectives, tout en se communiquant historiquement au monde par la parole et par les sacrements. Les grâces divines, dont l’Église catholique officielle du moyen âge s’attribue le monopole exclusif, sont enchaînées d’une manière indissoluble au sacerdoce et aux actes de son ministère, sont passives entre les mains des prêtres, qui les dispensent selon leur bon plaisir, qui règlent, comme des juges infaillibles, s’ils accorderont et à quelles conditions ils accorderont l’absolution aux pécheurs, qui font comparaître, quand il leur plaît, Jésus-Christ dans l’hostie, et renouvellent chaque jour par la vertu magique de la formule de consécration le sacrifice du Calvaire. Christ cesse d’être présent en esprit, partout où se fait entendre la prédication de l’Évangile (Romains 10.17), mais se voit enchaîné et retenu en un point matériel de l’espace, et, en dernière analyse, au siège épiscopal du pape, d’un homme pêcheur pour lequel il s’est offert en sacrifice. Bien loin de se sentir l’humble instrument et la servante docile du Fils éternel de Dieu, l’Église prend insolemment sa place, et semble vouloir se tourner contre lui, puisqu’elle usurpe ses pouvoirs. Il en résulte, conséquence déplorable ! que l’asservissement de la plupart des hommes sous le joug de quelques-uns de leurs frères doit leur tenir lieu de la communion vivante avec Dieu qui leur est interdite. Le prêtre lui-même ne peut que communiquer magiquement, et sans l’intervention de sa personnalité spirituelle, des grâces qu’il ne possède qu’en vertu d’un pouvoir arbitraire. L’intelligence et la volonté, ces deux facultés intellectuelles qui facilitent et assurent les relations des hommes entre eux, en leur qualité d’êtres intelligents et libres, s’effacent et disparaissent devant l’action magique de la grâce. Les charismes de l’Église, bien loin de régénérer l’âme, portent les plus graves atteintes à sa personnalité. Les sacrements agissent ex opere operato, en vertu d’une puissance qui leur est propre, et n’exigent qu’un minimum de liberté, l’absence d’opposition de la part de l’homme. La messe basse agit au loin sur l’âme à l’intention de laquelle elle est dite, sans que cette âme en sache rien ; elle conserve sa vertu même sur les âmes de ceux qui ont quitté la terre. L’Église est assez puissante pour prendre, auprès de Dieu, la place de tous ceux qui lui confiés, même des morts. Quels bienfaits est-on dès lors en droit d’attendre de la grâce ? Assurément, aucune transformation individuelle des âmes à l’image de Dieu, par l’action directe et vivante de son Esprit. Si l’Église a le pouvoir de comprimer momentanément les mauvais instincts de l’homme, elle ne peut aspirer qu’à effleurer légèrement la surface de l’âme humaine, à nettoyer les dehors de la coupe et du plat, en en laissant l’intérieur plein de corruption et de souillure.
Au fond elle a entièrement méconnu l’élément moral dans sa notion de Dieu. Sa théorie de la grâce présuppose une conception physique de la Divinité, car seule une force matérielle peut contribuer au développement des principes impersonnels, sans tenir aucun compte de l’individu moral. Une grâce hostile à la liberté, une grâce qui comprime l’essor spontané de l’être ne saurait être une inspiration du véritable amour, qui favorise par excellence la personnalité et la liberté de ceux auxquels elle se donne. Cette théorie physique se révèle encore par la conception matérialiste de l’influence sanctifiante d’objets sensibles. A ce point de vue les privilèges religieux peuvent émaner, comme le parfum se dégage de la fleur, de certains lieux sacrés, de telle fontaine miraculeuse ou de telle madone descendue du ciel. Cette dernière doctrine est éminemment païenne. Si le bien, conçu sous une forme si peu morale, est étroitement rattaché à l’Église, celle-ci parle beaucoup de la transcendance et de la majesté de Dieu. Elle le proclame inaccessible ; elle le compare à un feu dévorant qui consume les pécheurs. Christ lui-même n’est plus pour elle le bon berger, l’Agneau de Dieu, mais le juge sévère et inflexible ; l’humanité de Christ a été entièrement absorbée par sa divinité. L’Église dans ses représentants visibles, la papauté et le clergé, et surtout dans ses membres glorifiés la Vierge et les saints, possède seule l’amour capable d’apaiser la colère du Père et du Fils. Il n’est plus désormais possible pour l’homme d’entrer en communion de pensée et de vie avec un Dieu aussi redoutable, car ce Dieu, comme la divinité des gnostiques, ne semble connaître ni la miséricorde, ni l’amour, puisqu’il ne peut être touché que par l’intercession de la Vierge et des saints. Sa justice et sa clémence ne s’unissent jamais dans l’amour, et la grâce même qu’il accorde aux fidèles par l’intercession de Marie n’est, en réalité, que la faveur de l’arbitraire et du caprice.
[Bernard de Clairvaux, le célèbre adversaire d’Abélard, parle en ces termes de la Vierge : « Les habitants du ciel et de l’enfer ont également leurs regards tournés vers Marie ; les anges trouvent en elle leur plaisir, les saints reçoivent d’elle la grâce, et les pécheurs le pardon pour l’éternité. — O homme, dit-il ailleurs dans son sermon sur la nativité de la bienheureuse Marie, redoutes-tu en Jésus-Christ sa divinité, qu’il a conservée malgré son incarnation ? Veux-tu avoir un avocat auprès de lui ? Réfugie-toi auprès de Marie, ce type complet et pur de l’humanité. Le Fils exaucera sa mère, le Père son Fils. » (Voir Herzog, Realencyclopædie. Article Maria, Mutter des Herrn, IX, p. 85.) (A. P.)]