Il en est des erreurs historiques comme des préjugés littéraires. Une fois avancées par une autorité regardée comme compétente, elles passent d’un livre à l’autre sans examen ultérieur, et finissent souvent par devenir des axiomes aux yeux mêmes des savants. Nous avons un exemple frappant de ce fait dans la solution donnée par un grand nombre d’auteurs à la question concernant la langue, dans laquelle avait été publiée la première édition de l’Institution, et la date de cette publication. On sait que c’est une opinion très répandue en France, et qui a même trouvé des partisans à l’étranger, que la première édition latine de 1536 aurait été précédée d’une édition française, publiée dès 1535, laquelle serait ainsi à considérer comme l’original de cet ouvrage devenu bientôt si important et si célèbre. Nous avons déjà discuté cette question dans les Prolégomènes du Tome premier des Œuvres de Calvin ; cependant nous croyons devoir y revenir ici, tant pour la commodité des lecteurs, qui aimeraient mieux consulter un mémoire rédigé dans le langage de nos jours, que parce que nous sommes dans le cas de donner de nouveaux développements à notre examen critique de cette question.
On se demande naturellement comment certains auteurs ont pu arriver à admettre l’existence d’une édition française antérieure à la première latine, sans en avoir jamais vu un seul exemplaire, et sans que jamais personne n’ait pu produire une seule feuille de ce livre purement imaginaire ?
Une des considérations principales que les partisans de la priorité du texte français font valoir en faveur de leur hypothèse est remarquable par sa naïveté même. Comment, s’est-on demandé, un auteur qui allait adresser une apologie ou confession de foi, et surtout une épître dédicatoire, au roi de France, aurait-il seulement pu avoir l’idée d’écrire en latin ? Il voulait agir sur l’esprit d’un souverain prévenu et irrité, le faire revenir à un jugement plus juste à l’égard des hommes et de leur doctrine, et il aurait cru atteindre son but en se servant du langage des érudits ? Non, il faut que Calvin ait écrit en français d’abord, et que le texte latin soit une traduction plus récente. Nous répondrons que c’est là un raisonnement fondé sur une connaissance très imparfaite du siècle de la renaissance et de l’histoire des lettres à cette époque. Du temps de François premier la langue latine était la langue universelle, internationale, diplomatique, la langue par excellence, non seulement des savants de profession, mais bien aussi des classes instruites, la langue que tout homme bien élevé était censé comprendre, lors même qu’il ne la parlait pas. Le fondateur du Collège des trois langues (plus tard Collège de France) était très certainement de ce nombre, et son amour-propre aurait pu se sentir profondément blessé par la supposition qu’il n’était pas assez lettré pour recevoir et lire une dédicace écrite en latin. Il y aurait de quoi remplir bien des pages, si l’on voulait énumérer tous les livres latins qui lui ont été dédiés, ainsi qu’aux autres souverains de son temps, qui n’étaient pas de plus grands humanistes que lui. Bien plus tard encore, Casaubon et de Thou n’ont pas hésité à dédier à Henri IV, l’un son édition de Polybe, l’autre son Histoire universelle, dans deux préfaces latines qui forment avec celle de Calvin la triade des préfaces les plus célèbres dans la littérature. Et certes Henri IV n’était pas plus grand latiniste que son illustre prédécesseur. Il est bien entendu, après cela, que Calvin, en écrivant sa dédicace, ne s’est pas fait illusion sur ses chances de réussite. Il n’a pas pu croire que son livre pénétrerait jusque dans le cabinet d’un prince uniquement occupé de son ambition et de ses plaisirs. Mais la question n’est pas là. A moins de fermer les yeux à l’évidence, on comprendra que cette dédicace même est un élément d’une grande puissance rhétorique, dans cette apologie adressée au monde chrétien entier, à l’opinion publique de l’Europe ; que par cela même elle devait être écrite dans la langue la plus universellement connue à cette époque, et que l’instruction des compatriotes non lettrés, et la propagation des nouvelles idées au sein des populations françaises, ne se plaçaient qu’en seconde ligne, au moment de la première publication de l’ouvrage.
Nous sommes en mesure de prouver la justesse de cette assertion par un texte de Calvin lui-même. Dans la préface placée en tête du Commentaire sur les Psaumes, après avoir parlé de sa conversion et de ses études théologiques, il continue en ces termes : Laissant le pays de France, ie m’en veins en Allemaigne de propos délibéré, afin que là ie peusse vivre à requoy en quelque coin incognu, comme i’avoye tousiours désiré : mais voyci pource que, cependant que ie demeuroye à Basle, estant là comme caché et cognu de peu de gens, on brusla en France plusieurs fidèles et saincts personnages, et que le bruit en estant venu aux nations estranges, ces bruslemens furent trouvez fort mauvais par une grand’ partie des Allemans, tellement qu’ils conceurent un despit contre les autheurs de telle tyrannie : pour l’appaiser on feit courir certains petits livres mal-heureux et pleins de mensonges, qu’on ne traittoit ainsi cruellement autres qu’Anabaptistes et gens séditieux, qui par leurs resveries et fausses opinions renversoyent non seulement la religion, mais aussi tout ordre politique. Lors moy voyant que ces prattiqueurs de Cour, par leurs desguisemens taschoyent de faire non seulement que l’indignité de ceste effusion du sang innocent demeurast ensevelie, par les faux blasmes et calomnies desquels ils chargeoyent les saincts Martyrs après leur mort, mais aussi que par après il y eust moyen de procéder à toute extrémité, de meurtrir les povres fidèles, sans que personne en peust avoir compassion, il me sembla que sinon que ie m’y opposasse vertueusement, en tant qu’en moy estait, ie ne pouvais m’excuser, qu’en me taisant ie ne fusse trouvé lasche et desloyal. Et ce fut la cause qui m’incita à publier mon Institution de la religion Chrestienne : premièrement afin de respondre à ces meschans blasmes que les autres semoyent, et en purger mes frères, desquels la mort estait précieuse en la présence du Seigneur : puis après afin que d’autant que les mesmes cruautés pouvoyent bientost après estre exercées contre beaucoup d’autres povres personnes, les nations estranges fussent pour le moins touchées de quelque compassion et solicitude pour iceux. Car ie ne mis pas lors en lumière le livre tel qu’il est maintenant copieux et de grand labeur, mais c’estoit seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières : et non à autre intention, sinon afin qu’on fust adverti quelle foy tenoyent ceux lesquels ie voyoye, que ces meschans et desloyaux flatteurs diffamoyent vileinement et malheureusement. … En présence de déclarations aussi positives il est impossible désormais de soutenir que la première édition de l’Institution a dû être rédigée en français. Mais nous avons mieux à donner, en faveur de notre opinion, que des raisonnements ou des déductions dialectiques. En effet, s’il devait rester le moindre doute dans l’esprit de l’un ou de l’autre de nos lecteurs, nous espérons le dissiper pleinement en mettant sous ses yeux le titre même et la préface des plus anciennes éditions françaises de l’Institution, dans lesquelles Calvin s’exprime, au sujet du rapport de dépendance existant entre les deux rédactions, d’une manière tellement claire, que nous nous repentons presque de n’avoir pas borné toute cette discussion à la simple copie d’un texte, inconnu à nos devanciers, à ce qu’il paraît, mais qui ne leur permettra plus sans doute, de revenir sur une question désormais décidée. Nous avons devant nous une série d’éditions françaises, toutes antérieures à la rédaction de 1559 et parmi elles la plus ancienne de toutes, celle de 1541. Sur le titre on lit ces mots : Institution de la religion Chrestienne composée en latin par Iean Calvin et translatée en françois par luymesme. Et la préface dit textuellement : Voyant donc que c’estoit une chose tant nécessaire que d’ayder en ceste façon ceux qui désirent d’estre instruicts en la doctrine de salut, ie me suis efforcé, selon la faculté que le Seigneur m’a donnée, de m’employer à ce faire : et à ceste fin i’ay composé ce présent livre. Et premièrement i’ay mis en latin, à ce qu’il peust servir à toutes gens d’estude, de quelque nation qu’ils feussent : puis après désirant de communiquer ce qui en povoit venir de fruict à nostre Nation Françoise I’ay aussi translaté en nostre langue…
Nous estimons que les savants que nous combattons se tiendront satisfaits par ce témoignage authentique qui prime tous les autres. Cependant pour ne pas avoir l’air d’éluder les difficultés par un dédaigneux silence, nous voulons encore une fois examiner un second argument principal, que les défenseurs de l’hypothèse de l’original français aiment à faire valoir de préférence.