Bien que les auteurs ecclésiastiques du ive siècle ne soient pas absolument d’accord entre eux sur le canon du Nouveau et de l’Ancien Testament, et que certains excluent du catalogue des livres inspirés des ouvrages acceptés par d’autres (H.E.3.25), ces auteurs sont unanimes cependant à regarder l’inspiration, là où ils l’admettent, comme une action de Dieu parlant et s’exprimant par les écrivains sacrés. Ces écrivains sont ϑεόπνευστοι, leurs paroles sont les paroles mêmes du Saint-Esprit, τοῦ Πνεύματος τοῦ ἁγίου ῥήματα (Chrysost. In Genesim, hom. XV, 1).
En quoi consiste précisément cette inspiration ? Quand elle atteint son plus haut degré, chez les prophètes par exemple, Théodore de Mopsueste pense qu’elle est un état d’extase dans lequel le prophète, ses sens étant fermés à la terre, reçoit en lui des impressions spirituelles des choses à venir ou cachées. Le prophète traduit ces impressions par les mots voir, entendre, comme si des tableaux sensibles lui étaient présentés ou des paroles sensibles lui étaient dites, mais d’ailleurs tout se passe dans son intelligence. On sait, d’autre part, que le même Théodore n’accordait aux Proverbes et peut-être à l’Ecclésiaste, qu’une inspiration de second ordre, l’esprit de prudence, très différent de l’extase du prophète. Saint Jean Chrysostome, qui a touché le même sujet, semble parfois représenter l’inspiration comme un envahissement total par le Saint-Esprit des facultés de l’écrivain, envahissement qui réduirait celui-ci à un état purement passif ; mais ce n’est pas l’idée qu’il s’en fait d’ordinaire. Il met précisément cette différence entre la prophétie et la divination païenne, que le devin ou la pythonisse sont passifs et hors d’eux-mêmes, tandis que le prophète reste maître de soi et conscient de ce qu’il annonce. Il maintient à l’auteur humain, dans la composition des Livres saints, une part qui explique les différences ou même les divergences que présentent ces livres. Théoriquement, saint Chrysostome semble admettre que ces divergences peuvent être réelles bien que légères ; pratiquement, il s’efforce de montrer qu’elles ne sont qu’apparentes.
Quant à la méthode d’interprétation de l’Écriture, on sait assez que l’école d’Alexandrie inclinait vers celle qui admet largement le sens spirituel ou même purement allégorique, tandis que l’école d’Antioche — nous l’avons dit — tenait avant tout pour le sens littéral et historique. La première est représentée, au ive siècle, surtout par saint Grégoire de Nysse ; la seconde par saint Basile, qui repousse nettement le pur allégorisme ou symbolisme, et principalement par les antiochéniens. Eusèbe rapporte de Dorothée, l’un des premiers maîtres de l’école exégétique d’Antioche, qu’il interprétait l’Écriture μετρίως. L’évêque Eustathe a laissé, sur le sujet de la pythonisse, un petit traité d’un caractère antiallégorique prononcé. Socrate a dit de Diodore de Tarse qu’il s’appliquait uniquement à la lettre des Saintes Écritures, négligeant leur sens spirituel : ψιλῷ τῷ γράμματι τῶν ϑείων προσέχων γραφῶν, τὰς ϑεωρίας αὐτῶν ἐκτρεπόμενος (H.E.6.13). Théodore de Mopsueste est assez connu pour son littéralisme rigide, et quant à saint Jean Chrysostome, s’il est moins exclusif que son ami et, en sa qualité d’orateur et de moraliste, admet une certaine mesure d’allégorie et d’applications figurées, il n’en déclare pas moins préférer, et il pratique en effet une exégèse plus sévère et moins capricieuse : Ἐγὼ δὲ οὔτε ταύτην ἀτιμάζω τὴν ἐξήγησιν (l’exégèse allégorique) καὶ τὴν ἑτέραν ἀληϑεστέραν εἶναι φημι (In Isaïam, cap I, 22).
Cependant, quoi qu’il en soit de ces diverses tendances, tous nos auteurs s’accordent à voir dans l’Écriture la première source où il faut aller puiser la foi. A prendre à la lettre certaines de leurs déclarations, il semblerait même que, à leur gré, c’est assez des Livres saints pour nous enseigner ce que nous devons croire. « Les Écritures saintes et inspirées, dit saint Athanase, suffisent à la définition de la vérité ». Elles sont plus aptes que les autres écrits à édifier la foi, et il faut donc les lire. « N’attends pas un autre maître, déclare saint Chrysostome ; tu possèdes les paroles de Dieu, nul ne t’instruira comme elles ». Et saint Basile expose qu’en effet l’Écriture doit être juge quand il s’agit de trancher entre des coutumes ou des traditions dissemblables. La raison très simple qu’en apporte saint Épiphane est que l’Écriture ne saurait errer : πάντα γὰρ ἀληϑεύει ἡ ϑεία γραφή. Mais on se tromperait si l’on pensait que les Pères grecs du ive siècle excluent par là une autre source d’information plus accessible aux humbles. Ces Pères ont le sentiment un peu confus d’un développement qui s’accomplit à leur époque dans la théologie ecclésiastiquea. Des dogmes sont mis en lumière — celui de la divinité du Saint-Esprit par exemple, — des formules sont adoptées — comme l’ὁμοούσιος — des usages liturgiques et rituels prévalent et se multiplient dont l’Écriture ne fait nulle mention, ou qu’elle n’enseigne que d’une façon incomplète et obscure. Il faut cependant les justifier contre les adversaires, et cette nécessité amène nos auteurs à insister, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à eux, sur un enseignement, une tradition orale distincte de l’Écriture et parvenue des apôtres jusqu’à nous. C’est la παράδοσις ἄγραφος τῶν ἀποστόλων, τῶν πατέρων dont les apôtres et leurs successeurs se sont servis pour nous transmettre ce qu’ils n’ont point confié à l’Écriture. Saint Chrysostome la mentionne comme saint Epiphane, comme les cappadociens. Cette tradition orale offre les mêmes garanties de vérité que l’Écriture. Les hérétiques la rejettent : ils ont tort. Elle est ἀξιόπιστος, déclare saint Chrysostome : παράδοσίς ἐστι, μηδὲν πλέον ζήτει (In II Thess., hom. iv, 2 ; In ad Philipp., hom. iii, 4). Et saint Grégoire de Nysse : « Il suffit, pour démontrer notre affirmation, que nous ayons [en notre faveur] la tradition des Pères parvenue jusqu’à nous comme une sorte d’héritage qui nous a été transmis par les saints successeurs et héritiers des apôtres ».
a – Voyez le passage très explicite de Saint Grégoire de Naz., Orat. XXXI, 20, 27.
Cette tradition orale ne se confond pas encore, pour les Pères grecs du ive siècle, avec le magistère ordinaire de l’Église. Cependant, on trouve déjà dans saint Epiphane une idée qui conduira pratiquement à cette identification. Il remarque que cette tradition, les hérétiques ne l’ont point reçue et ne la conservent point : seule, l’Église l’a reçue et la transmet. Il en conclut que l’enseignement et les décisions de l’Église suffisent à établir la vérité. Si tous nos auteurs ne font pas le même raisonnement, ils en admettent tous au moins la conclusion. Le droit de l’Église à trancher les controverses, à condamner l’erreur, à décider de la foi, son infaillibilité dans l’exercice de ce droit sont pour eux des principes reconnus, indiscutables, et toute l’histoire des controverses et des conciles du ive siècle serait absolument inexplicable si on ne les supposait admis en effet de la généralité des évêques. Saint Cyrille de Jérusalem veut qu’on reçoive de l’Église même le canon des Écritures, et il ajoute que, comme beaucoup de chrétiens se trouvent, par suite de leur ignorance ou de leurs occupations, dans l’impossibilité d’étudier les Écritures pour s’en assimiler la doctrine, cette Église a concentré cette doctrine en un symbole de foi qu’il faut religieusement retenir et conserver, car elle enseigne sans défaillance (ἀνελειπῶς) le dogme qu’il est utile aux hommes de connaître. Saint Chrysostome s’exprime au fond de même sur cette infaillibilité ; et quant à saint Épiphane, c’est avec un vrai lyrisme qu’il célèbre les beautés de cette Église, unique épouse du Fils de Dieu, vierge, sainte, immaculée, qui a gardé absolument pur (ἀχράντως) l’enseignement des apôtres, qui a conservé par sa vérité la foi, l’espérance, le salut, autorité souveraine dont la croyance ancienne suffit à établir ce qu’il faut croire : Οὕτω γὰρ δοξάζει ἡ ἁγία τοῦ ϑεοῦ ἐκκλησία ἀπὸ τῶν ἀνέκαϑεν.
Sur cette question de principe nulle difficulté. Les difficultés commençaient quand on se demandait par quels organes, en dehors des symboles reconnus, s’exprimait cette foi de l’Église, et quelle était, en particulier, la mesure d’autorité que l’on devait accorder aux conciles. La distinction des conciles généraux et des conciles particuliers n’était pas faite en Orient, ou, si le mot d’œcuménique y était connu, on n’avait pas explicitement déterminé quelles conditions étaient requises et suffisantes pour qu’un concile fût réellement tel. Rien n’établit notamment que l’avis du pape Sylvestre ait été pris pour la tenue du concile de Nicée, et quant au concile de Constantinople de 381, le pape n’y fut même pas convoqué. Le nombre et surtout la valeur personnelle des évêques présents décidaient de l’autorité du concile, et si celui de Nicée en conquit très vite une irréfragable et hors de pair, il le dut sans aucun doute à la sainteté et à la science de plusieurs de ses membres, au grand nombre des prélats qui y siégèrent, et aussi à la présence de l’empereur qui en sanctionna les décrets. Saint Basile n’hésite pas à dire que ce n’est pas « sans être mus par le Saint-Esprit » que les 318 Pères ont parlé (Epist. cxiv). Cette expression est très forte ; cependant elle ne précise rien. — Quant à l’autorité des docteurs ou évêques pris isolément, on commence, au ive siècle, à en faire état dans les discussions, et l’on voit saint Athanase et saint Basile invoquer le témoignage d’Origène et de ses successeurs dans les controverses arienne et macédonienne. Ce n’est toutefois qu’au siècle suivant, que l’argument tiré des Pères prit toute sa force et reçut sa définitive consécration.
Reste à examiner quelle attitude les Pères grecs du ive siècle ont observée vis-à-vis de la philosophie, et quelle part ils ont attribuée à cette science dans la mise en œuvre et l’explication des données de la foi. Gardons-nous d’abord de conclure que cette part a été fort grande, de ce fait que les mots entrés dans les formules théologiques, οὐσία, ὑπόστασις, φύσις, etc. sont des mots d’origine philosophique. Ils ont sans doute une origine philosophique ; mais ils étaient, en somme, tombés dans le domaine commun à tous les esprits cultivés, et, en les adoptant, les Pères ne leur ont point donné d’autre sens que celui qui leur était généralement reconnu, ni n’ont prétendu, en aucune façon, légitimer les théories philosophiques auxquelles ils se rattachaient. D’autre part, il est vrai que le souci de présenter la foi chrétienne comme une doctrine cohérente et conforme, bien que les dépassant, aux postulats de la raison, le souci de découvrir le côté rationnel des données chrétiennes est visible dans les traités de jeunesse de saint Athanase et dans les écrits des cappadociens. Saint Chrysostome s’y est aussi appliqué, mais surtout pour montrer comment cette même foi satisfait les besoins du cœur. C’est là, si l’on veut, de la philosophie, mais une philosophie qui ne part point d’un système, et qui se confond avec l’effort de la raison cherchant à comprendre et à mieux pénétrer la foi. De philosophie proprement dite, de métaphysique et de dialectique soutenue, on n’en trouve que dans le traité de saint Basile contre Eunomiusb, et dans saint Grégoire de Nysse qui en abuse un peu partout. Précisément parce que les ariens, les anoméens et les manichéens s’appuyaient sur la philosophie, les orthodoxes s’en défiaient, et saint Grégoire de Nazianze allait jusqu’à dire que son introduction dans l’Église était comparable à une plaie d’Égypte. Mais, d’autre part, il fallait, pour réfuter ces mêmes hérétiques, que les Pères les suivissent sur leur terrain, et détruisissent leurs arguments par des arguments analogues à ceux qu’ils produisaient. C’est ce qu’ils font à l’occasion, sans prétendre par là écrire précisément une métaphysique ou une méthodologie de leurs croyances.
b – Saint Basile a écrit en plus un Sermo de legendis libria gentilium (P. G., XXXI, 564 sqq.), où il recommande la lecture d’Homère et de quelques philosophes.