C’est peut-être une banalité de le rappeler; serviteurs ou servantes du Christ ne sont pas seuls à être intéressés à la pratique du ministère de la libération et à s’y engager. A l’heure actuelle, bien d’autres “ministres” consacrent leur vie et leurs aptitudes à la relation d’aide. Ils portent des noms divers, correspondant souvent à des études faites, à une science acquise, à une profession reconnue et exercée. En les citant, notre intention n’est pas de décrire exactement leur activité, mais sommairement de les situer les uns par rapport aux autres.
Le psychothérapeute est un médecin, formé à la médecine générale, mais orienté occasionnellement, par aptitude, goût ou vocation, vers la psychiatrie.
Le psychanalyste, lui, s’intéresse davantage à la vie psychique et mentale inconsciente. Il pousse ses investigations dans les profondeurs de l’être. Sa science relève d’écoles précises (Freud, Jung, Adler, etc.) et cherche moins à expliquer les mécanismes des comportements de la personne qu’à la guérir des troubles perturbant sa vie mentale, psychique, même physique.
Le psychiatre est un médecin spécialisé dans le traitement des maladies psychiques ou mentales. Parmi celles-ci, il est important de ne pas confondre la névrose (terme général appliqué à des affections telles que l’obsession, l’hystérie, la dépression) avec la psychose, dont le caractère morbide est non seulement plus grave mais encore ignoré par le patient lui-même.
Il est nécessaire enfin de remarquer que, sauf exceptions, la thérapie médicale s’abstient de toute incursion sur le plan spirituel. Si ce n’est pas le lieu de s’interroger sur les raisons de cette abstention, c’est pour le moins l’occasion de répéter notre regret de cette situation. Car, privée de sa dimension spirituelle, la psychothérapie est une science amputée d’une part importante de ses moyens de guérison.
Pourquoi taire une autre désagréable constatation ? Il peut arriver que le thérapeute tourne en dérision la foi du patient ou ne veuille rien savoir d’une culpabilité qui serait œuvre de l’Esprit.
Il faut aussi regretter que cet ostracisme ait trouvé sa réplique chez les chrétiens. Beaucoup d’entre eux ont la pensée que leur foi n’a pas à tenir compte de la psychologie et qu’elle leur interdit tout recours aux médecins psychiatres. Il va sans dire que ce n’est pas là ce que nous recommandons.
De part et d’autre, c’est-à-dire du côté des médecins comme du côté des chrétiens, à l’appui de ce refus de collaborer, il y a les échecs réels réciproquement attribués aux incompétences des uns ou des autres. Est-il juste d’en rester là ?
La science psychiatrique a connu des années fastes, des remèdes miracles, des méthodes bénéfiques. Ses réussites ne sauraient lui voiler l’autre face de la réalité : la fragilité de certaines guérisons, les séquelles de certaines thérapies, et, à l’heure actuelle, un nombre croissant d’insuccès, même d’échecs décevants.
Mais quel chrétien oserait en faire grief à la médecine, en parler avec un esprit de supériorité, voire de jugement ? Quelles guérisons opèrent les ministres de l’Evangile, les proclamateurs de la libération ? N’avons-nous pas aussi, chrétiens, nos incompétences et nos échecs impressionnants ?
Médecins, hommes de science et thérapeutes chrétiens, n’auraient-ils pas à réduire leur prétention, à accepter un juste partage de leur science et de leur foi ? Ils n’y perdraient rien, mais surtout les malades auraient beaucoup à y gagner.
Une dernière précision s’impose : que le psychothérapeute agnostique ou même athée s’abstienne de s’engager sur le terrain de la foi, cela se comprend ; cela est même recommandable s’il veut honnêtement aider son prochain. A condition toutefois de reconnaître ses propres limites, d’être conscient des risques qu’il court et fait courir à ses patients. A son insu — c’est-à-dire à cause de son refus d’entendre le Verbe qui, “en venant dans le monde, illumine tout homme” 1 — il peut être parfois, lui aussi, démoniaque dans ses conseils, ses actions, ou même sa non-intervention.
1 1 Jean 1.9.
La même remarque peut être faite au chrétien imbu de son savoir ou de son expérience. Il fourvoie le patient en l’engageant dans une recherche spirituelle alors que la guérison était d’ordre psychologique.
Aussi serait-il absurde qu’un chrétien engagé dans une relation d’aide ne veuille rien savoir de l’apport de la science. Ce serait de l’étroitesse d’esprit, voire de la bêtise scandaleusement mise au compte de la foi. Ce serait priver son prochain du secours précieux sinon de la psychiatrie à laquelle il n’est pas préparé, pour le moins de la psychologie, entendue ici dans le sens très large d’une véritable aptitude à comprendre l’homme, notre contemporain. En ce domaine aussi, l’aveuglement du chrétien ne profite qu’à l’Ennemi.
Cela dit, nous avons alors à nous poser l’importante question que voici :
Cette interrogation est heureusement entendue aujourd’hui de tous les milieux ecclésiastiques décidés à sortir de leur ghetto. Ce terme ne concerne pas ici uniquement ceux auxquels il est généralement attribué. Que l’Eglise — par souci “de ne pas se conformer au monde”, de ne pas suivre le conseil des méchants ni de se tenir sur la voie des pécheurs” 2 — ait été parfois plus attentive à travailler à son propre salut qu’à l’apporter aux autres, cela est vrai. Mais il faudrait considérer toute la réalité, et non pas seulement celle qu’on se plaît à mettre en lumière.
2 Romains 12.2 ; Psaumes 1.1.
Il est facile de reprocher aux chrétiens de ne pas s’engager à fond dans une libération, fruit des sciences politiques, économiques, sociales, médicales, appliquées aux collectivités. Il est facile aussi de braquer les projecteurs sur les progrès de ces sciences ajoutés aux indéniables réussites de la technique. Mais, en vérité, ces succès ont-ils jamais constitué un apport décisif dans la solution des problèmes fondamentaux de l’existence ?
De fait, le mot de ghetto ne caractérise-t-il pas aussi, à l’heure actuelle, cet humanisme politique, diversement coloré, qui s’obstine à marginaliser l’Evangile, si encore il n’en fait pas l’objet d’une persécution ouverte ou secrète, appliquée dans certains Etats à des millions d’hommes ? Bien sûr, un ministère libérateur authentique ne se laisse pas arrêter par cet ostracisme marqué d’indifférence ou de mépris. Il faut ajouter cependant que si le courage et la volonté de témoignage n’assurent pas nécessairement l’écoute des autres, la surdité de ces derniers peut provenir non de leur refus d’entendre, mais de la manière inadéquate des chrétiens de s’exprimer.
Sommes-nous assurés que nos idées, au sujet de l’homme incrédule, sont conformes à ce que l’Ecriture nous en dit ?
Lors d’une étude sur cette question, le pasteur Jean Anderfuhren rappelait que nous disposons d’un très remarquable document, “La Confession helvétique postérieure” 3 dont les enseignements demeurent absolument valables. Cette base doctrinale souligne l’excellence de la création. Elle rappelle que l’homme a été créé bon. Elle ajoute : Nous condamnons les Manichéens et les Marcionistes 4 qui, d’une manière sacrilège, imaginent deux substances et natures du bien et du mal, ainsi que deux principes et deux dieux différents et contraires l’un à l’autre, à savoir l’un bon, l’autre mauvais. Dans son commentaire de ce texte, le pasteur Anderfuhren dit :
3 Publiée en 1566, elle fut l’œuvre, vers 1562, de J.H. Bullinger. Théodore de Bèze en fit la traduction française. Au synode de la Rochelle, en 1571, les Eglises françaises l’acceptèrent sans pour cela abandonner leur propre confession. Elle fut adoptée par les Eglises d’Ecosse, de Hongrie, de Pologne et par les Vaudois du Piémont.
4 Les Manichéens, 3e siècle, cf. note 2, p. 14.
Marcion (2e siècle) voyait trois autorités à l’œuvre dans la création, à partir de trois sources :
— Un Esprit dominateur de la matière, par le paganisme.
— Un architecte créateur, par le judaïsme.
— Le Dieu suprême et bon, par le christianisme.
Placés dans une société qui conteste la foi chrétienne, nous sommes tentés de transposer nos conflits intérieurs sur l’ensemble de la création, soit aussi sur notre état de créatures faites à l’image de Dieu. Le problème difficile est de savoir ce que le péché affecte en nous. Modifie-t-il notre statut de créature ? A-t-il un pouvoir et produit-il de tels effets que nous cessons par lui d’être vraiment des créatures ? Touche-t-il l’être de l’homme ou bien n’atteint-il que son existence, c’est-à-dire les relations qu’il a avec Dieu, avec les autres hommes et, bien sûr, avec les autres créatures ?
A entendre les uns, seul le jugement de Dieu sur l’homme serait modifié par le péché. Ce qu’on appelle de ce nom tiendrait à l’opinion que Dieu se fait de nous… Conclusion : débarrassons-nous donc de celui qui a cette opinion !…
Beaucoup de nos contemporains ont fait ce pas. Pour eux, le bien et le mal n’ont plus de caractère objectif…
A entendre d’autres, le péché est caractérisé en termes tellement massifs qu’il devient une puissance égale à Dieu, créatrice d’un homme nouveau, déshumanisé… une sorte de sous-homme dont l’être n’a rien à voir avec Dieu…
Et J. Anderfuhren de conclure : Gardons-nous d’accentuer tellement la perversité de l’homme pécheur qu’il cesse d’être une créature de Dieu. Gardons-nous de laisser sous-entendre, même inconsciemment, l’existence d’un autre dieu, capable de transformer l’œuvre de Dieu et de s’en rendre maître. Gare au manichéisme !
On aimerait que cet avertissement soit entendu ! En trop d’occasions, les chrétiens ont été des témoins sincères mais par leur comportement, leur attitude, leurs réactions, leur manière d’écouter, de parler et d’intervenir, ils sont devenus des Manichéens inconscients.
Il faut corriger le manichéisme des chrétiens. Castigat ridendo mores. (Traduction libre : L’humour est un bon correctif.) Faisons-lui place un instant :
Ces trois caricatures du ministère ont, hélas! trouvé leur description et leur application ailleurs que dans l’imagination d’un mauvais plaisant.
C’est pourquoi, en conclusion, il importe de préciser ce que l’Ecriture dit de l’homme vers lequel nous sommes envoyés et auquel nous avons à dire l’amour salutaire de Dieu.
5 Cahier théol. de l’Actualité protestante 5/6, éd. Delachaux Niestlé, 1944, p. 64.
7 Calvin dit : “Nous ne devons pas réputer la nature de l’homme du tout (entièrement) vicieux… Qui est cause que nous rejetons souventes fois nos prochains ? C’est que nous ne considérons pas les grâces de Dieu qu’il a mises sur un chacun. Car si nous les estimions comme il appartient, il est certain qu’il n’y aurait si malotru au monde auquel on ne trouverait je ne sais quoi qui mérite d’être prisé.” J.C. III. 3.
L’Evangile, et la foi en Christ, et le ministère qui en découle, ne contribueront donc jamais à nous déshumaniser, à nous rendre sectaires et fanatiques. Il serait même scandaleux qu’au nom du Christ, nous devenions humainement insensibles et inintelligents.
Les incrédules ne font pas fi de la raison, de l’art, de la technique, du sentiment, du simple bon sens.
Lorsque, devant eux, les chrétiens tiennent des propos ou des raisonnements d’hommes simplistes, bornés, fats, incultes, insensibles, non seulement ils se disqualifient eux-mêmes, mais beaucoup plus gravement, ils disqualifient le message libérateur qu’ils avaient à communiquer et à démontrer.
Certes, le péché pervertit et provoque une rupture de la relation de l’homme avec Dieu, avec le prochain, avec la création, avec lui-même.
Mais en Christ, nous sommes oints pour annoncer une bonne nouvelle :
C’est pourquoi, à cause de Jésus mort et ressuscité, la dominante en ce monde n’est pas le péché, ou Satan ou la mort, mais le Christ.
Ce n’est pas l’aliénation de l’homme et sa perdition, mais le salut par Christ.
Ce n’est pas l’asservissement de l’homme à Satan, mais sa libération par la puissance du Christ.
Cette victoire est acquise. Salut et libération sont accomplis, non pas par nous, mais par le Christ. C’est donc fait et bien fait. La seule image de l’homme que nous ayons donc finalement à véhiculer est celle d’un être aimé de Dieu.
En dépit de vingt siècles d’évangélisation, l’homme l’ignore encore.
Avec tous les médecins à son chevet — car c’est vrai que l’homme est gravement malade, même moribond — notre responsabilité particulière de chrétien est de le lui révéler, et, afin d’être entendu, de le lui démontrer.