L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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De la doctrine de la vérité

Qu’heureux est le mortel que la vérité même
Conduit de sa main propre au chemin qui lui plaît !
Qu’heureux est qui la voit dans sa beauté suprême,
                Sans voile et sans emblème,
                Et telle enfin qu’elle est !
Nos sens sont des trompeurs dont les fausses images
A notre entendement n’offrent rien d’assuré,
Et ne lui font rien voir qu’à travers cent nuages
                Qui jettent mille ombrages
                Dans l’œil mal éclairé.
De quoi sert une longue et subtile dispute
Sur des obscurités où l’esprit est déçu ?
De quoi sert qu’à l’envi chacun s’en persécute,
                Si Dieu jamais n’impute
                De n’en avoir rien su ?
Grande perte de temps et plus grande faiblesse
De s’aveugler soi-même et quitter le vrai bien
Pour consumer sa vie à pointiller sans cesse
                Sur le genre et l’espèce,
                Qui ne servent à rien.
Touche, Verbe éternel, ces âmes curieuses ;
Celui que ta parole une fois a frappé,
De tant d’opinions vaines, ambitieuses,
                Et souvent dangereuses,
                Est bien développé.
Ce Verbe donne seul l’être à toutes les causes ;
Il nous parle de tout, tout nous parle de lui ;
Il tient de tout en soi les natures encloses ;
                Il est de toutes choses
                Le principe et l’appui.
Aucun sans son secours ne saurait se défendre
D’un million d’erreurs qui courent l’assiéger ;
Et depuis qu’un esprit refuse de l’entendre,
                Quoi qu’il pense comprendre,
                Il n’en peut bien juger.
Mais qui rapporte tout à ce Verbe immuable,
Qui voit tout en lui seul, en lui seul aime tout,
A la plus rude attaque il est inébranlable,
                Et sa paix ferme et stable
                En vient soudain à bout !
O Dieu de vérité, pour qui seul je soupire,
Unis-moi donc à toi par de forts et doux nœuds !
Je me lasse d’ouïr, je me lasse de lire,
                Mais non pas de te dire :
                C’est toi seul que je veux.
Parle seul à mon âme, et qu’aucune prudence,
Qu’aucun autre docteur ne m’explique tes lois ;
Que toute créature à ta sainte présence
                S’impose le silence,
                Et laisse agir ta voix.
Plus l’esprit se fait simple et plus il se ramène
Dans un intérieur dégagé des objets.
Plus lors sa connaissance est diffuse et certaine,
                Et s’élève sans peine
                Jusqu’aux plus hauts sujets.
Oui, Dieu prodigue alors ses grâces plus entières,
Et, portant notre idée au-dessus de nos sens,
Il nous donne d’en haut d’autant plus de lumières,
                Qui percent les matières
                Par des traits plus puissants.
Cet esprit simple, uni, stable, pur, pacifique,
En mille soins divers n’est jamais dissipé,
Et l’honneur de son Dieu, dans tout ce qu’il pratique
                Est le projet unique
                Qui le tient occupé.
Il est toujours en soi détaché de soi-même ;
Il ne sait point agir quand il se faut chercher,
Et, fût-il dans l’éclat de la grandeur suprême,
                Son propre diadème
                Ne l’y peut attacher.
Il ne croit trouble égal à celui que se cause
Un cœur qui s’abandonne à ses propres transports,
Et, maître de soi-même, en soi-même il dispose
                Tout ce qu’il se propose
                De produire au dehors.
Bien loin d’être emporté par le courant rapide
Des flots impétueux de ses bouillants désirs,
Il les dompte, il les rompt, il les tourne, il les guide,
                Et donne ainsi pour bride
                La raison aux plaisirs.
Mais pour se vaincre ainsi qu’il faut d’art et de force !
Qu’il faut pour ce combat préparer de vigueur !
Et qu’il est malaisé de faire un plein divorce
                Avec la douce amorce
                Que chacun porte au cœur !
Ce devrait être aussi notre unique pensée
De nous fortifier chaque jour contre nous,
Pour en déraciner cette amour empressée
                Où l’âme intéressée
                Trouve un poison si doux.
Les soins que cette amour nous donne en cette vie
Ne peuvent aussi bien nous élever si haut,
Que la perfection la plus digne d’envie
                N’y soit toujours suivie
                Des hontes d’un défaut.
Nos spéculations ne sont jamais si pures
Qu’on ne sente un peu d’ombre y régner à son tour ;
Nos plus vives clartés ont des couleurs obscures,
                Et cent fausses peintures
                Naissent d’un seul faux jour.
Mais n’avoir que mépris pour soi-même et que haine
Ouvre et fait vers le ciel un chemin plus certain,
Que le plus haut effort de la science humaine,
                Qui rend l’âme plus vaine,
                Et l’égare soudain.
Ce n’est pas que de Dieu ne vienne la science ;
D’elle-même elle est bonne, et n’a rien à blâmer :
Mais il faut préférer la bonne conscience
                A cette impatience
                De se faire estimer.
Cependant, sans souci de régler sa conduite,
On veut être savant, on en cherche le bruit ;
Et cette ambition par qui l’âme est séduite
                Souvent traîne à sa suite
                Mille erreurs pour tout fruit.
Ah ! si l’on se donnait la même diligence,
Pour extirper le vice et planter la vertu,
Que pour subtiliser sa propre intelligence
                Et tirer la science
                Hors du chemin battu !
De tant de questions les dangereux mystères
Produiraient moins de trouble et de renversement,
Et ne couleraient pas dans les règles austères
                Des plus saints monastères
                Tant de relâchement.
Un jour, un jour viendra qu’il faudra rendre compte,
Non de ce qu’on a lu, mais de ce qu’on a fait ;
Et l’orgueilleux savoir, à quelque point qu’il monte,
                N’aura lors que la honte
                De son mauvais effet.
Où sont tous ces docteurs qu’une foule si grande
Rendait à tes yeux même autrefois si fameux ?
Un autre tient leur place, un autre a leur prébende,
                Sans qu’aucun te demande
                Un souvenir pour eux.
Tant qu’a duré leur vie ils semblaient quelque chose ;
Il semble après leur mort qu’ils n’ont jamais été :
Leur mémoire avec eux sous leur tombe est enclose ;
                Avec eux y repose
                Toute leur vanité.
Ainsi passe la gloire où le savant aspiré,
S’il n’a mis son étude à se justifier ;
C’est là le seul emploi qui laisse lieu d’en dire
                Qu’il avait su bien lire
                Et bien étudier.
Mais, au lieu d’aimer Dieu, d’agir pour son service,
L’éclat d’un vain savoir à toute heure éblouit,
Et fait suivre à toute heure un brillant artifice
                Qui mène au précipice,
                Et là s’évanouit.
Du seul désir d’honneur notre âme est enflammée ;
Nous voulons être grands plutôt qu’humbles de cœur ;
Et tout ce bruit flatteur de notre renommée,
                Comme il n’est que fumée
                Se dissipe en vapeur.
La grandeur véritable est d’une autre nature ;
C’est en vain qu’on la cherche avec la vanité ;
Celle d’un vrai chrétien, d’une âme toute pure,
                Jamais ne se mesure
                Que sur sa charité.
Vraiment grand est celui qui dans soi se ravale,
Qui rentre en son néant pour s’y connaître bien,
Qui de tous les honneurs que l’univers étale
                Craint la pompe fatale,
                Et ne l’estime rien.
Vraiment sage est celui dont la vertu resserre
Autour du vrai bonheur l’essor de son esprit,
Qui prend pour du fumier les choses de la terre,
                Et qui se fait la guerre
                Pour gagner Jésus-Christ.
Et vraiment docte enfin est celui qui préfère
A son propre vouloir le vouloir de son Dieu,
Qui cherche en tout, partout, à l’apprendre, à le faire,
                Et jamais ne diffère
                Ni pour temps ni pour lieu.

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